LA MARQUISE DE VERNEUIL ET LA MORT D'HENRI IV

DEUXIÈME PARTIE. — LE GRAND DESSEIN. - LA MORT DU ROI ET LA RÉGENCE DE MARIE DE MÉDICIS

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Le dernier amour d'Henri IV. — Charlotte de Montmorency. — Son mariage avec Condé. — Intrigues du roi. — Condé enlève sa femme et se retire en Flandre.

 

Henriette d'Entragues aurait pu garder longtemps encore sa place dans le cœur du roi, car malgré tout il y était attaché, si le hasard ne lui avait pas donné une rivale, et cette fois fort sérieuse. C'est vers cette époque en effet (1608) que fit son entrée à la Cour Charlotte-Marguerite de Montmorency, toute jeune encore, — elle était de 1593 et allait avoir seize ans, — d'une grande vivacité d'esprit et, paraît-il, fort jolie. C'était une fille de Louise de Budos, qui avait été elle-même une femme adorable, ayant épousé sur le tard le connétable de Montmorency, et dont la mort avait été étrange et mystérieuse. Selon une chronique du temps, le diable dont elle tenait sa surprenante et dangereuse beauté l'aurait étranglée[1]. Charlotte de Montmorency passait de même pour ensorcelée et pour avoir la puissance d'ensorceler comme sa mère. Dès qu'elle eut quatre ans, dit Tallemant des Réaux, on vit bien que ce serait une beauté accomplie. De fait, elle avait les cheveux blonds, la taille riche, le visage accompli ; elle était merveilleusement blanche, ajoute le cardinal Bentivoglio, et possédait dans les yeux et le visage des grâces incomparables[2]. Elle fut de suite entourée, et distingua, assure-t-on, le hardi et brillant Bassompierre ; mais Henri IV ne fut pas le dernier à se mettre sur les rangs[3]. Le mariage était arrêté toutefois ; le roi y avait consenti et devait faire de Bassompierre le premier gentilhomme de sa chambre. Mais un accès de goutte du connétable retarda les épousailles ; le duc de Bouillon, oncle de la jeune fille et titulaire de la charge, eut le temps de se mettre en travers de ces projets ; il parla au roi de Condé, qui était en âge d'être marié, — à qui ce parti conviendrait fort, — et finit par le faire entrer dans ses vues et lui donner l'espoir d'une nouvelle aventure.

Condé était un fils posthume d'Henri de Bourbon, mort en 1588 et empoisonné, selon les bruits du temps, par la princesse Charlotte-Catherine de la Trémouille, sa seconde femme, avec la complicité d'un page nommé Belcastel et de divers gredins subalternes. On avait emprisonné la princesse à Saint-Jean-d'Angély, et le petit prince était venu au monde (1er septembre 1588) pendant la détention de sa mère, qui dura sept ans. Le fait d'empoisonnement ne fut d'ailleurs pas prouvé, les médecins n'ayant pu se mettre d'accord[4] ; mais le roi, quand même, refusa d'abord de reconnaître l'enfant comme prince de Condé ; de fait il était à peu près tenu pour bâtard[5]. En 1595, pourtant, Henri IV qui n'avait pas encore d'héritier légitime, se décida à l'accepter ; il le fit élever, selon une promesse faite au pape, comme un prince catholique et l'établit pour être son successeur[6]. La liberté de Charlotte de la Trémouille se trouva décidée du fait ; mais la situation de son fils changea lorsque le roi eut épousé Marie de Médicis et lorsque naquit Louis XIII. Condé, qui s'était vu l'héritier éventuel du trône, se trouva dès lors, n'être plus qu'un prince du sang la reconnaissance de ses droits, dit le duc d'Aumale, n'avait été pour Henri IV qu'un expédient politique, sur lequel il lui coûtait peu de revenir ; il n'avait guère d'affection pour le jeune homme, pt lorsqu'il fut sorti de l'enfance, il le retint auprès de sa personne, surtout pour le soustraire aux influences extérieures[7].

Henri IV souffrait lui aussi d'un accès de goutte qui le retenait à la chambre lorsque le duc de Bouillon lui parla. Les dames le venaient voir souvent pour le divertir ; on lisait l'Astrée, cet insipide roman alors à la mode ; parmi les visiteuses se trouvait Mme d'Angoulême, tante de Mlle de Montmorency, qu'accompagnait sa jolie nièce, et le monarque qui ne demandait qu'à s'attacher de nouveau, la trouvant décidément charmante, résolut de se l'approprier. Une fois remis de sa goutte et la première fois qu'il la rencontra :

— Est-ce que vous épousez bientôt Bassompierre ? demanda-t-il.

La jeune fille ayant répondu affirmativement :

— Si vous éprouviez quelque répugnance à ce mariage, avouez-le-moi ; je puis vous aider à le faire rompre...

— Aucune, reprit-elle ; mes parents le désirent, je leur obéirai.

Mais, ajoute M. de La Ferrière après avoir donné ce récit, ses yeux ne disaient que trop le goût qu'elle avait pour cette union. Le lendemain, comme Bassompierre était de service près de lui, le roi le fit mettre à genoux à côté de son lit, — c'était paraît-il son habitude, — et commença la conversation. Il lui annonça après un court préambule qu'il voulait lui faire épouser Mlle d'Aumale, et rétablir le duché en sa faveur[8]. Vous voulez donc me donner deux femmes, fit Bassompierre en songeant qu'il était déjà engagé. Écoute, reprit le roi, je suis devenu non seulement amoureux, mais outré et furieux de Mlle de Montmorency. Si tu l'épouses et qu'elle t'aime, je te haïrai ; si elle m'aimait, tu me haïrais[9]. Il annonça ensuite qu'il voulait la marier au prince de Condé, qu'il espérait trouver de bonne composition. Il n'a que vingt ans, ajoutait-il, et il aime mieux la chasse que les femmes. Elle sera la consolation et l'entretien de la vieillesse où je vais entrer, et je ne veux autre grâce d'elle que son affection. — Bassompierre fut peiné de cette confidence ; mais il ne tenait pas à être cornard, malgré les protestations du roi, que chacun savait peu platonique ; il était bon courtisan d'abord et comprit qu'il devait céder sa place ; un instant il feignit d'être malade de chagrin, mais se consola vite, si nous en croyons du moins ses Mémoires : L'étoile de Vénus est bien ascendant sur moi. Pour ne demeurer oisif, je me raccommodai avec trois dames que j'avais quittées, l'une desquelles fut Marie d'Entragues, que je revis chez Mme de Senteny, et les autres par rencontre, sans y penser, et m'y rembarquai. Mais Condé, lorsqu'on le consulta, commença par refuser net ; il était timide, sans expérience, gauche même et de peu de galanterie ; petit de taille, et figure en somme insignifiante qui n'a guère dans l'histoire d'autre intérêt que d'être le père du vainqueur de Rocroi. Il avait de plus le visage assez maussade et se rendait justice ; mais on lui força la main. Henri IV parla net, et il dut accepter d'être l'époux d'une coquette précoce, qui n'attendait que l'heure et l'occasion. Le roi, avait dit Mme de Verneuil, veut rabattre le cœur de M. le prince et rehausser sa tête. Les fiançailles furent célébrées au Louvre (décembre 1608) ; le connétable donna 100.000 écus à son gendre, — qui était fort pauvre, n'ayant guère que 10.000 livres de rentes, — et s'entendit avec son frère Danville pour assurer à la mariée un petit revenu de 5.000 livres. Henri IV accorda une augmentation de pension et une gratification de 150.000 livres ; Charlotte de Montmorency reçut en outre un présent magnifique de pierreries et dix mille livres pour son trousseau. Des lettres arrivèrent de Rome apportant la dispense du pape, qu'on avait demandée pour le degré de parenté (avril 1609)[10] et le mariage fut célébré à Chantilly le 17 mai, sans du reste grand fracas. Au nombre des rares invités figurait l'écuyer Pluvinel, que le roi avait envoyé à ces noces pour en connaître le détail. Lui-même ne se sentait pas assez maître de lui et était resté à Fontainebleau, d'où il comptait aller passer l'hiver à Blois.

Mais, ce fut bien le détail curieux de cette aventure, il ne sut pas suffisamment cacher son sentiment ; il avait désiré ardemment la jeune femme et entendait l'avoir. La passion qu'il ressentait éclata brusquement, à la grande risée de la Cour, et ensuite de Paris. Ce fut, dit l'Estoile, le sujet de nouveaux discours aux curieux et méchants, qui sans cela ne parlaient que trop licencieusement de Sa Majesté et des vilenies et corruptions de sa cour. — Henri IV, si négligé dans sa tenue, avait d'ailleurs transformé son personnage ; il était soigné, faisait le jeune homme, avait changé la coupe de sa barbe en même temps que ses habits, et se montrait si échauffé à la recherche de cette belle proie qu'était la nouvelle princesse de Condé que pour elle, ajoute le vieux chroniqueur, il mettait tout le monde en besogne, et jusqu'à la mère du marié[11]. Charlotte de Montmorency, pour les beaux yeux de laquelle se faisait tout ce remue-ménage[12], pouvait être flattée ; Condé, d'autre part en acceptant le parti qui lui avait été offert, n'avait pas paru s'effaroucher des prétentions du roi, et quelques allusions qui lui avaient été faites permettaient d'espérer sa tolérance. Henri IV, en somme, imaginait toujours qu'on devait, lui tenir la chandelle. Mais cette fois il n'avait pas affaire à Jacqueline de Beuil et à M. de Césy comme époux in partibus. Le prince garda sa femme et s'entoura de multiples précautions. Bien mieux, après quelques jours, il résolut de quitter la cour et d'emmener la princesse. — Du reste, lorsqu'il se présenta devant le roi pour lui faire part de cette décision, il fut assez mal reçu et le monarque furieux en vint aux menaces et injures, tant que Condé ayant répliqué assez vivement et parlé même de tyrannie, Henri IV le releva avec aigreur ; il dit qu'il n'avait fait acte de tyran dans sa vie que lorsqu'il l'avait fait reconnaître pour ce qu'il n'était pas, et que, quand il voudrait, il lui montrerait son père à Paris[13]. La dispute ainsi s'échauffa, et le prince étant bien averti que le roi se servait de sa mère comme d'un instrument propre à corrompre sa femme, entra en grandes paroles avec elle, lui reprochant de n'avoir point la honte sur le front ; lui dit pouilles, l'appela même maquerelle[14], ou d'autres noms qui ne valaient pas mieux[15]. Il finit par enlever sa femme qu'il conduisit en croupe à son château de Valéry, près de Sens, à la grande colère du roi[16], qui fit défendre à Sully de solder le terme échu de sa pension et même de continuer à payer ses dettes[17]. — Après quelques jours cependant, soit qu'il eût été effrayé de ces menaces, ou qu'il espérât quelque changement dans l'humeur du monarque, — peut-être seulement pour faire acte de présence, — il revint afin d'assister aux noces du duc de Vendôme, fils naturel d'Henri IV, et de Mlle de Mercœur (7 juillet). Il avait ramené la princesse et le vieux galant crut tenir enfin l'objet de ses rêves. A ces noces magnifiques et triomphantes, qui furent célébrées à Fontainebleau, le roi, dit l'Estoile, parut sur tous les autres comme un soleil entre les étoiles, et tout brillant de perles et pierreries de valeur inestimable, avec un habillement fort riche et accoutré, disait-on, en amoureux ; courant la bague et l'emportant presque toujours[18], n'ayant que lui et M. le prince, au dire de la Cour, qui donnassent bien dedans[19]. D'avoir lu l'Astrée, le Vert-Galant avait pris au sérieux le rôle de Céladon. La princesse, par espièglerie, peut-être, ou plutôt heureuse de ce rôle de coquette, affectait de rire d'une telle comédie et disait en souriant : Oh ! mon Dieu, que le roi est fou. Mais elle recevait en cachette ses billets ; elle se laissait peindre par Ferdinand. Elle, l'artiste alors à la mode[20], et encourageait les galantes audaces d'Henri IV[21]. — Mais la joie de ce dernier fut assez courte ; Condé après une vive altercation repartit avec sa femme[22], et de Valéry la conduisit à Muret, à sept ou huit lieues de Soissons. On allait entrer dans la saison de la chasse, et il en prit prétexte pour changer nombre de fois de résidence. M. de Traigny, gouverneur d'Amiens, l'invita à venir fêter la Saint-Hubert dans son château, aux environs de Breteuil, et il s'y rendit au commencement de novembre. Un matin qu'il allait à la chasse, la princesse, montant en carrosse pour gagner un château voisin, appartenant à M. de Plainville, jeta les yeux sur un fauconnier qui attendait dans la cour, son oiseau sur le poing, et se rejeta dans la voiture en poussant un cri ; sa belle-mère, qui l'accompagnait, fit partir le carrosse aussitôt ; mais au retour, au coin d'un bois, la même figure reparut sous le costume d'un valet de chiens, conduisant un limier. C'était le roi[23] ; averti par Traigny, il avait quitté la capitale avec deux ou trois confidents et venait d'arriver à Breteuil à franc étrier[24]. Se voyant découvert, affirme le duc d'Aumale, il repartit aussitôt, et le prince retourna à Muret, assez perplexe et las de toutes ces aventures[25]. Mais Tallemant des Réaux donne une version quelque peu différente : M. le prince, dit-il, eut avis de l'arrivée du roi et remit la partie (la chasse). Peu après M. de Traigny, sur l'invitation du roi, le convia à dîner ; le roi se cacha derrière une tapisserie, d'où il pouvait voir Mme la princesse par un trou tout à son aise. Elle savait l'affaire et l'a avoué depuis à Mme de Rambouillet. — Condé, toujours est-il, allait être obligé de rentrer à Paris pour de nouvelles couches de la reine qui étaient proches, et le roi prit soin de lui en écrire lui-même. Mais en époux toujours défiant, le prince laissa sa femme derrière lui, à Breteuil. A peine venait-il d'arriver que Marie de Médicis le fit appeler, le priant de mander la jeune femme et se chargeant de veiller sur elle, au besoin de la garder dans sa chambre. Condé ne sut que donner des excuses vagues, et se retira, en somme, sans répondre. Avec le roi, dit encore le duc d'Aumale, il n'y eut pas d'explications ; mais Henri IV fit appeler Virey, secrétaire du prince, et le chargea de dire à son maître qu'il ne s'opposait pas an projet dont il l'avait entretenu. — Après une querelle bien antérieure, en effet, rencontrant Villeroy sur l'escalier en quittant le monarque, Condé lui avait dit, très troublé, que plutôt que de consentir à son déshonneur ou de s'exposer à la colère du roi, il se ferait démarier[26]. Villeroy avait rapporté le propos, peut-être sans autre intention ; mais Henri IV, pressé d'en finir, avait vu de suite une perspective de divorce qui lui agréait assez. Virey apporta d'ailleurs, le lendemain, une réponse écrite du prince, qui ne désavouait pas ce qu'il avait pu dire à Villeroy, affirmait même qu'il était prêt à profiter de la permission que le roi lui donnait, mais le priait de lui accorder tels conseils qu'il voudrait pour l'assister, et en attendant le priait de trouver bon que sa femme ne sortît pas de chez lui. Le coup en somme était habile, et Henri IV vit de suite que c'était l'ouvrage d'un jurisconsulte, — probablement de Thou, qui était le conseil du prince, — si bien qu'il ne put s'empêcher de dire : Voilà une réponse de droit canon qui sent son président. Mais il n'avait rien à répliquer, si son plan était rompu ; il ne put que s'en prendre à Virey, homme droit et docte, qui du reste répliqua vivement. Le roi parlait avec indignation, comme s'il eût été convaincu, des mauvais traitements que Condé, prétendait-il, faisait subir à sa femme, et s'emporta jusqu'à dire que s'il n'eût été encore que roi de Navarre, il se fût fait le chevalier de la princesse et se fût battu pour elle contre son neveu. Devenu roi de France, il restait toujours un peu le capitaine de bandes qu'il avait été dans sa jeunesse. D'autres menaces suivirent d'ailleurs, tant que le prince sembla faiblir, et demanda congé pour aller prendre la jolie Charlotte et l'amener à la cour. Sully seul se hasarda de dire qu'on se trompait sur ses intentions ; Condé lui avait fait une visite et dans son langage, Rosny avait cru démêler des projets qu'on était loin de soupçonner. On le savait toutefois mal disposé pour le jeune homme, auquel il ne pardonnait pas diverses plaisanteries, et l'on n'attacha pas d'autre importance à son opinion[27]. — Le prince partit le 25 novembre[28]. Mais quelques jours après, le roi étant au jeu, le chevalier du Guet vint subitement l'avertir que le matin même (30 novembre), son neveu avait quitté Muret, emmenant sa femme dans un carrosse à six chevaux, et la conduisant, disait-il, à une chasse au sanglier. Il avait pris la route des Pays-Bas, ayant avec lui deux de ses gentilshommes, Louis d'Aloigny marquis de Rochefort, et le jeune Toiras ; Virey et deux filles d'honneur de la princesse, Mlles de Certeaux et de Château-Vert, que suivaient trois domestiques. Arrivé à Crécy il avait fait monter sa femme en croupe du marquis de Rochefort et était parti à bride abattue pour gagner la frontière. Le guide, un garde-chasse nommé Laperrière, effrayé des conséquences possibles de cette escapade, rencontrant par hasard son fils, qui était archer de la garde du corps, l'avait dépêché en poste pour tout raconter à Paris. — La nouvelle de la fuite de Condé fut ainsi apportée au Louvre sur les six heures du soir. D'Elbène, qui en fut averti le premier, informa le chevalier du Guet ; Henri IV se leva précipitamment, très troublé à cette nouvelle et s'adressant à Bassompierre, qui jouait à côté de lui : Je suis perdu si cet homme a emmené sa femme, pour la tuer peut-être ou la mettre hors de France. Prends garde à mon argent pendant que je vais aller aux nouvelles. Il réunit ensuite diverses personnes dont il espérait prendre l'avis : le président Jeannin, Lefèvre qui avait été précepteur du prince, des ministres et des confidents. Le roi se promenait la tête basse, les mains croisées derrière lui, à grands pas dans sa chambre, interrogeant chacun. Il envoya des ordres à Balagny, gouverneur de Marie ; à du Perché, gouverneur de Guise, pour arrêter les fugitifs ; il expédia ensuite La Chaussée, exempt des gardes, qui devait suivre le prince au delà de la frontière et requérir les magistrats pour lui mettre la main au corps. D'autres encore, Rodelle, d'Elbène, furent dépêchés ; le président Jeannin, du reste, était pour les moyens violents, mais Sully, qu'on avait été réveiller à son grand déplaisir et qui arriva maugréant, conseilla surtout de ne rien faire ; le lendemain, on s'occuperait d'adresser une réclamation officielle aux Archiducs, qui gouvernaient les Pays-Bas[29]. Ce fut Praslin, capitaine des gardes, qu'on chargea de la porter. — Condé avait déjà passé la frontière. Exténuée par la rapidité de cette course, sa femme lui avait demandé quelques instants de repos ; il n'osa pas refuser et s'arrêta deux heures à Catillon. Le surlendemain matin, à sept heures, il atteignait Landrecies[30]. Le carrosse qui portait les dames avait dû s'arrêter sur les bords de la Somme ; la pluie n'avait pas cessé de tomber et tous étaient épuisés. — Condé dut leur laisser un peu de répit ; mais le lendemain, comme il pensait se remettre en route, il trouva les portes fermées. Le roi, en effet, la tête trop montée pour en rester aux petits moyens, avait fait partir presque en même temps le chevalier du Guet, Testu ; La Chaussée, exempt aux gardes du corps, et Balagny avec l'ordre de se saisir du prince partout où ils le trouveraient ; M. de Vaubecourt fut envoyé encore à Verdun et M. de Saint-Chamans, gouverneur de Guise, eut commission d'arrêter Condé s'il passait par la ville. — Ce fut La Chaussée qui retrouva ses traces. En arrivant à Landrecies, il exhiba la patente dont il était muni aux magistrats municipaux, — le gouverneur étant absent, — et réclama leur concours pour arrêter les fugitifs. Il avait été du reste rejoint par le chevalier du Guet, Balagny, quelques archers et des cavaliers. — Les magistrats hésitèrent et voulurent en référer aux Archiducs ; ils promirent de ne pas permettre à Condé de quitter la ville, mais songeant que son départ arrangerait tout, ils lui laissèrent toutes facilités de partir. Ils permirent aussi à Rochefort, comme gentilhomme du prince, de se rendre auprès de Leurs Altesses pour leur demander asile et protection. Les Archiducs, aussi bien, ennuyés de cette affaire, non seulement ne voulurent pas recevoir Rochefort, mais refusèrent de même une lettre qu'il apportait de la part de son maître. Trois jours se passèrent en pourparlers et courses ; il fallait cependant se résoudre, car Praslin venait d'arriver à Bruxelles et se montrait pressant. Landrecies se remplissait d'officiers et de soldats français ; un coup de force était possible ; Balagny, le chevalier du Guet, d'autres agents du roi de France sollicitaient les magistrats, menaçant, s'adressant même au prince pour l'engager à se soumettre. Condé commençait à laisser percer quelque inquiétude, et il lui échappa de dire, paraît-il, qu'il s'était embarqué sans biscuit. Enfin, la nuit du 2 au 3 décembre, Rochefort apporta l'autorisation demandée. Charlotte de Montmorency devait se rendre à Bruxelles auprès de la princesse d'Orange, qui était sa belle-sœur[31], et Condé avait ordre de quitter les Pays-Bas sous trois jours. Les Archiducs espéraient ainsi témoigner de leur déférence pour Henri IV, tout en faisant respecter le droit des gens. — Le prince, sur le conseil des magistrats de Landrecies, n'en attendit pas davantage. Dès quatre heures du matin, il se mit à cheval, y fit remonter également sa femme, et reprit sa route, escorté par quelques arquebusiers que le gouverneur lui avait donnés pour guides. Après quelques lieues, il fit prendre à la princesse la route de Mons, et lui-même gagna Namur, puis Liège, Juliers et enfin Cologne (8 décembre), où les magistrats le prirent sous leur sauvegarde[32].

 

 

 



[1] On a indiqué également qu'Henri IV avait eu un commencement de passion pour Louise de Budos qui ne fit que paraître à la cour ; elle fut mariée vers 1592 et mourut à Chantilly en 1598. — Mais ne serait-ce pas le cas de dire une fois de plus qu'on ne prête qu'aux riches ?

[2] Relation du cardinal Bentivoglio, trad. Fazardi. Paris, 1642, in-4°, p. 513.

[3] Elle avait figuré dans un ballet donné par Marie de Médicis, et représenté une nymphe levant un javelot ; dont le roi ouvrant la porte de l'appartement dit qu'il en fut blessé au cœur et pensa s'évanouir. (TALLEMANT DES RÉAUX.)

[4] Archives nationales, U. 800. Procédures et autres actes intervenus en la poursuite criminelle contre dame Charlotte-Catherine de la Trémouille, princesse de Condé (1595-1596). — U. 785. Arrêt du Parlement (26 avril 1596) qui casse et annule toutes les procédures faites contre la princesse de Condé. — Arrêt (28 mai) supprimant toutes les procédures. — Arrêt (13 juillet) pour procéder au jugement définitif. — Arrêt du Parlement déclaratif de l'innocence de la princesse de Condé (f° 272-276).

[5] D'AUBIGNÉ, Histoire universelle, anno 1588.

[6] Il le fit amener du Poitou à Saint-Germain et lui donna pour gouverneur le marquis de Pizani (1595). C'est à propos du petit prince de Condé, âgé de six ans et alors à la Rochelle, qu'il répondit aux députés de la ville lui présentant une requête à l'effet d'obtenir 60.000 écus pour dresser sa maison que c'était beaucoup pour avoir de la bouillie à un enfant. (L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 289.)

[7] Duc D'AUMALE, Histoire des princes de Condé, t. II, p. 248-252.

[8] Le duché d'Aumale avait été confisqué sur le duc Charles, second fils de Claude, marquis de Mayenne, qui s'était mis du parti espagnol et après les sièges de Paris et de Rouen s'était réfugié à Bruxelles.

[9] Cette nouvelle passion, a-t-on dit, lui avait été prédite, et bien avant qu'il n'eût rencontré Charlotte de Montmorency : Marie de Médicis étant accouchée du futur duc d'Orléans (25 avril 1608), il eut la fantaisie d'en faire tirer l'horoscope et envoya chercher Cosme Ruggieri, si célèbre au temps de Charles IX et de Catherine de Médicis, et depuis tombé dans l'oubli. On a conservé la réponse donnée par le vieux nécromancien interprétant les signes de nativité : Il sera d'une moyenne et fort belle stature, de corps assez beau et de bonne grâce, un peu brusque en visage, mais néanmoins de belle majesté. Outre qu'il sera naturellement doué de belles et gracieuses manières, aura les yeux grands et noirs, les cheveux aucunement frisés, et sa complexion sera humide et chaude. Sera marié à une princesse veuve, ou attendra longtemps avant de se marier, et ainsi plein de raisonnable âge, épousera une fille ; au reste sera extrêmement paillard, et adonné aux changements en matière d'amour, et sera fort heureux, étant beau, grand et libéral en ses plaisirs. Cette nativité, sire, augmente l'heur de vos plaisirs, mais plus avec jeunesse puérile qu'avec autres, car comme vous ai écrit plusieurs fois, il y a quelque menée de femmes entièrement contraire au bien et repos de l'État. Je crois aussi, par cette nativité, que bientôt aurez quelque nouvelle amour qui vous fera oublier ou laisser toute ancienne affection. (Bibl. nat. Mss Dupuy, 89, p. 280.) La nouvelle amour fut la fille du connétable de Montmorency, et l'enfant dont c'était l'horoscope devint le triste Gaston d'Orléans, l'oncle de Louis XIV.

[10] Cf. Lettre du roi à M. de Brèves, ambassadeur à Rome, pour obtenir dispense pour le mariage du prince de Condé et de Mlle de Montmorency. (Bibl. nat. Mss Fontanieu 454-455.)

[11] L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 514, 522. — L'intervention de la princesse douairière de Condé peut sembler au moins douteuse, si dépourvus de sens moral qu'aient été le milieu et l'époque où elle vivait, car elle devait garder rancune à Henri IV des sept années qu'elle avait été tenue en prison après la mort de son mari. Mais peut-être pourrait-on soutenir qu'elle espérait alors se faire bien venir du roi en lui facilitant cette intrigue. La princesse douairière, bien que d'humeur assez accommodante pour les caprices du roi, dit d'autre part le duc d'Aumale, continuait à être fort mal en cour. Brouillée avec Mme de Verneuil, elle avait espéré relever sa fortune par le crédit de la comtesse de Moret, qu'elle avait élevée ; mais Jacqueline de Beuil n'accorda pas à son ancienne protectrice l'appui qu'elle sollicitait ; les deux femmes en vinrent bientôt aux hostilités, et Henri IV, toujours faible pour ses maîtresses, toujours d'ailleurs rempli des mêmes préventions à l'égard de Mme de Condé, saisit cette occasion pour lui défendre de paraître devant lui ou devant la reine. Ce fut le prince qui eut la désagréable mission de signifier à sa mère cette espèce d'exil. (Histoire des princes de Condé, t. II, p. 253.)

[12] Jamais les époux ne se témoignèrent de tendresse ; ils s'étaient mariés par devoir. Condé n'était pas d'humeur très aimable ; il était jaloux et si la princesse n'avait rien fait pour encourager la passion du roi, du moins est-il permis de croire qu'elle n'y était pas insensible. C'est une sorte d'hommage auquel une femme n'est jamais complètement indifférente. Longtemps après, dans sa vieillesse, retirée à Chantilly, elle évoquait ce souvenir et en parlait avec orgueil et émotion. (Ibid., p. 284.)

[13] L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 515.

[14] L'époque avait si peu de retenue que le même mot se retrouve dans la bouche de Marie de Médicis, et justement à propos des aventures du roi et de la princesse de Condé. Je sais, disait la reine, que pour ce beau marché, il y a trente maquerelles en besogne, et si je m'en mêle une fois, je ferai la trente et unième. (L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 517.)

[15] L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 515.

[16] Le samedi 29 du mois d'août, le prince de Condé ne pouvant douter de l'amour du roi pour sa femme, l'a enlevée lui-même, la portant en croupe, sans savoir encore où il la conduirait. Le roi est fort en colère de cette évasion. (L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 530.)

[17] Lettre du 12 juin 1609. Mon neveu et votre gendre, écrit-il le même jour au connétable, fait ici bien le diable. Et s'adressant à Sully, il ajoute : Vous seriez en colère et vous auriez honte de ce qu'il dit de moi. Enfin la patience m'échappera. (Lettres-Missives, t. VII.)

[18] Il courait la bague avec un collet de senteurs, des manches en satin de la Chine. (TALLEMANT.)

[19] L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 522.

[20] Le roi obtint qu'elle se montrerait un soir tout échevelée sur un balcon, avec deux flambeaux à ses côtés. Il fut prêt à s'évanouir, et elle dit : Jésus ! qu'il est fou ! Elle se laissa peindre en cachette, et ce fut Ferdinand Elle, de Malines, qui fit le portrait. Bassompierre l'emporta vite, après qu'on l'eut frotté de beurre frais, de crainte qu'il ne s'effaçât, car il fallait le porter en le roulant. Quelques années après, Mme la princesse, croyant que le peintre avait oublié l'incident, lui demanda quel portrait de ceux qu'il avait faits lui avait semblé le plus beau. C'est, dit-il, un qu'il fallut frotter de beurre frais. Cela la fit rougir. (TALLEMANT.)

[21] C'est une telle folie, écrivait le duc de Mantoue, qui tient tous les sens du roi si embarrassés que quasi il n'est capable d'autres affaires que de celles qui concernent cette affection. (Armand BASCHET, les Comédiens italiens.)

[22] En ce mois, M. le prince ayant été malmené du roi, jusques à l'avoir appelé bougre (selon le bruit commun de la Cour), se retira fort piqué et mal content en sa maison, n'ayant été possible à Sa Majesté de retarder son partement seulement d'un jour. Les courtisans faisaient le roi plus amoureux que jamais de la princesse sa femme, et que de là procédaient toutes ces querelles et disgrâces. (L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 537.)

[23] Henri IV aimait la chasse avec passion et passait pour le premier veneur de son temps. On rapporte qu'au moment même des guerres civiles il y allait avec ses plus grands ennemis les Ligueurs.

[24] Duc D'AUMALE, Histoire des princes de Condé, t. II, p. 263. — En ce mois, rapporte encore l'Estoile, le roi continuant ses amours avec la princesse de Condé, pendant que M. le prince est empêché à la chasse en Picardie, en dresse une autre pour pouvoir parler à elle dans sa maison de Breteuil où il l'avait laissée ; et pour cet effet, part déguisé avec cinq ou six seulement, déguisés comme lui et portant de fausses barbes ; lesquels passant au bac de Saint-Leu, on prend pour voleurs, et envoie-t-on un prévôt des maréchaux après, qui, étant averti que c'était le roi, tourne bride et s'en retourne sans faire semblant de rien. Si Sa Majesté parla à ladite princesse, poursuit le narrateur, c'est chose qu'on ne dit point, assurément ; mais, bien que le prince en fût averti, de la venue duquel le roi ayant eu nouvelle, reprit son chemin vers Paris tout aussitôt, où il ne se parlait d'autre chose, mais secrètement et à l'oreille, etc. (Édit. Michaud, t. II, p. 546.)

[25] Comme la princesse partait avec sa belle-mère, le roi, pour la voir en passant, se déguisa en postillon, et avec M. de Beneux, qui feignait d'aller voir sa belle-sœur dans ce quartier-là, passa auprès du carrosse, où M. de Beneux fut quelque temps à parler. Le roi avait un grand emplâtre sur la moitié du visage, mais fut pourtant reconnu. Mme la princesse et sa belle-mère furent quinze jours à Roussy, où la comtesse de Roussy, parente de M. le prince, leur prêta 4.000 écus pour le voyage, et depuis, quand Charlotte de la Trémouille fut revenue de Flandre, elle la défraya à Paris. (TALLEMANT.) Selon le récit que donne M. H. de La Ferrière (Henri IV), la princesse, en traversant la forêt, rencontra une meute et des piqueurs qui partaient en chasse. Elle appela l'un des veneurs et lui demanda à qui était l'équipage. A l'un des capitaines de la vénerie royale, répondit-il. Durant le colloque le roi, déguisé, se tenait sur le bord de la route, un large emplâtre sur l'œil. Au château de Traigny, la princesse se mit au balcon et retrouva le même veneur en face d'elle, lui envoyant des baisers. Elle eut l'imprudence de dire à sa belle-mère : Le roi est céans ! Et ce fut Charlotte de la Trémouille qui, au retour, informa son fils. Ce détail, et d'autres qui sont précédemment indiqués, ne concordent nullement avec le rôle de complaisante ou d'entremetteuse qu'on a voulu faire jouer à la princesse douairière, que l'on a comptée d'autre part au nombre des maîtresses du Béarnais, lorsqu'il n'était encore que roi de Navarre. (Cf. Notice sur la Vie d'Henri le Grand, dans les Amours du grand Alcandre, par Mlle DE GUISE, t. II, p. 209, édit. Didot, 1786.)

[26] On disait que le prince était tellement las de cette poursuite qu'il consentait à demi la dissolution de son mariage qu'il savait le roi tenter par tous moyens. (L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 537.)

[27] Pour arranger les choses, il aurait même proposé de mettre Condé à la Bastille. (Cf. Mémoires, t. II. p. 307-311.)

[28] Duc D'AUMALE, op. cit., t. II, p. 265-269.

[29] L'archiduc Albert, frère de l'empereur Rodolphe, qui avait été d'abord cardinal d'Autriche, puis avait renoncé à l'Eglise pour épouser Isabelle, fille de Philippe II. Albert et Isabelle gouvernaient les Pays-Bas à titre de fief réversible ; les principaux souverains de l'Europe, l'empereur, le pape, roi de France avaient des ambassadeurs à la cour de Bruxelles, et les contemporains désignent toujours ces princes en disant : les Archiducs. (Duc D'AUMALE, op. cit., t. II, p. 273, note.)

[30] L'Estoile dit qu'il avait dû, en route, coucher dans un moulin, où il n'y avait ni commodité ni vivres, ni lit, ni feu, et que la princesse était tellement fatiguée que, sans y penser, elle mangeait avec ses gants, lesquels d'ailleurs étaient tellement mouillés qu'elle ne pouvait les retirer sans s'écorcher les mains. (Édit. Michaud, t. II, p. 547.)

[31] Honore de Bourbon, princesse d'Orange, était la sœur aînée de Condé.

[32] Cf. HALPHEN, l'Enlèvement innocent, ou la retraite clandestine de M. le prince et Mme la princesse sa femme hors de France (1609-1610), vers-itinéraires faits en chemin par Claude Enoch Virey, Paris, 1859, in-8°.