Les Romains sous l’Empire[1]

 

 

 

La tâche que s’est proposée M. Merivale est immense ; il a entrepris d’écrire l’histoire des Romains, c’est-à-dire l’histoire du monde antique, depuis la chute des institutions républicaines jusqu’à l’époque où le siége de l’empire fut transféré de Rome à Constantinople. Trois volumes ont déjà paru : les deux premiers, dont je vais rendre compte, et qui ne sont qu’une introduction à ce vaste sujet, sont remplis tout entiers par le récit de la lutte entre Jules César et les champions du parti oligarchique. Le second tome finit à la mort du dictateur. D’après l’étendue de cette introduction, un mathématicien devinerait probablement le numéro du dernier volume, et, en France, il y a des lecteurs que ce chiffre pourrait effrayer ; mais les Anglais sont gens de résolution, qui ne craignent pas les ouvrages de longue haleine, voire les plus sérieux. Pour moi, je pense que si M. Merivale continue comme il a commencé, ni ses lecteurs ni son éditeur n’auront lieu de se plaindre ; un livre n’est jamais long s’il est instructif et intéressant.

Il est vrai que des écrivains excellents ont déjà traité le même sujet, mais la mine est riche encore, et plus d’un filon précieux reste à exploiter. Les recherches ingénieuses de l’érudition, les progrès de la critique moderne, surtout notre récente expérience des révolutions, nous ont rajeuni, pour ainsi parler, l’histoire romaine. Nous comprenons mieux aujourd’hui peut-être qu’il y a un siècle les mœurs, les passions, le mouvement politique de l’antiquité, et nous commençons à nous apercevoir que nous n’avons pas tout appris sur son compte dans nos années de collège. D’ailleurs, le système des études historiques a bien changé depuis quelque temps : maintenant on veut rattacher tous les événements à une idée générale qui les domine et les expliqué. Un auteur doit donner à son lecteur un fil qui le dirige au milieu du labyrinthe des faits où les causes et les résultats se confondent ; en un mot, ce qu’on demande aujourd’hui à un historien, c’est qu’il devine le secret de la Providence. Je n’ai pas à examiner si la chose est possible, si un tel système offre des inconvénients ou des avantages ; à mon avis, pour juger une œuvre d’art, il vaut mieux se mettre d’abord au point de vue de l’auteur. Observons seulement si le désir d’apporter des arguments à son système ne l’entraîne pas quelquefois hors dés règles d’une saine critique.

Dès le début de son livre, M. Merivale expose son plan et fait ressortir l’idée qui doit présider à tout son travail. Dans les quatre siècles de révolutions dont il va tracer le tableau, il est frappé surtout de la lutte des classes privilégiées contre le reste des hommes. Au moment où commence son récit, deux grandes victoires ont été obtenues déjà sur l’oligarchie romaine ; les patriciens ont été obligés d’élever les plébéiens à leur niveau et de les associer à leur domination sur le reste du monde ; puis les Italiotes, à leur tour, ont réclamé le partage de la gloire et des avantages attachés au droit de cité romaine. Après de longs combats, il a fallu les admettre au rang de citoyens. Ronge est demeurée la reine du monde ; mais, à présent, Rome c’est toute l’Italie. On sent que l’exemple sera contagieux ; les provinces voudront être adoptées par la Ville éternelle comme l’on été les petites nations de la Péninsule. Cette : cité, si exclusive autrefois, sera contrainte, un jour, d’ouvrir ses portes au monde antique, et le christianisme achèvera de consacrer l’égalité de tous les vassaux de l’empire. Pour M. Merivale, l’établissement du christianisme sur les ruines des religions païennes, c’est la conquête de Rome par ses propres sujets.

On peut contester, à cette vue générale, le mérite de la nouveauté, mais ce n’est pas une raison pour qu’elle soit moins juste. Il y a longtemps, en effet, qu’on l’a remarqué, la grande révolution opérée dans le monde par la diffusion du christianisme a été préparée par la réunion des peuples sous l’empire des Césars. Lorsque le monde était encore partagé entre des nations rivales, obstinément attachées à leurs institutions propres, la communication et l’échange des idées civilisatrices étaient bien difficiles. La guerre, la guerre divine, comme l’appelle M. de Maistre, détruisait seule les barrières élevées entre les peuples. L’unité de gouvernement, suite de la conquête romaine, amena l’unité de nationalité pour tous les sujets de l’empire, et cette dernière était indispensable pour fonder une religion dont la morale est demeurée universelle.

A ce grand et incontestable mouvement vers l’unité opéré dans le monde romain, M. Merivale rattache le commencement et les progrès de l’influence des classes moyennes. Excitées, et pour ainsi dire créées par des ambitions en guerre contre des oligarchies usées, les classes moyennes ont profité lentement, mais sûrement, des révolutions qui ont dépouillé les classes privilégiées. Quel que soit le champion qu’elles aient adopté, quel que soit le résultat immédiat de ses efforts, les classes, moyennes en ont recueilli les fruits, et chaque révolution a vu s’accroître leur importance politique. Telle est, si je ne me trompe, la thèse que M. Merivale doit développer dans son ouvrage, et qu’il discute déjà dans son exposition.

Je ne prétends point nier que si l’on embrasse dans mie vue générale toutes les révolutions de l’empire romain, si l’on en examine toutes les conséquences, il ne soit possible d’y reconnaître cette marche de, la civilisation et ce développement continu, mais très lent, des classes moyennes. Seulement, l’auteur me parait un peu prompt à signaler leur influence dés l’époque qu’il a prise pour son point de départ. A Rome, dans les dernières années de la République, existait-il quelque chose comme un tiers état, des classes moyennes ? j’avoue que je les cherche en vain. Si, par ce mot tout moderne, on entend les citoyens d’un État que leur position met à l’abri de la corruption ou de la violence, sur lesquels la persuasion agit surtout, et dont l’opinion donne une force morale immense à celui qui devient leur représentant, où les trouvera-t-on au septième siècle de Rome ? je n’y vois que des patrons et des clients. D’un côté, un petit nombre d’hommes possesseurs d’immenses richesses et d’un pouvoir presque sans bornes ; d’un autre côté, une masse avide, corrompue, passionnée, changeant sans cesse de parti et de maître. Aujourd’hui, enthousiaste du consul qui a fait mourir sous ses yeux mille gladiateurs dans le cirque, elle traînera demain ses statues aux Gémonies, si un rival, plus riche, sait faire couler plus de sang pour l’amuser, ou lui dresse des banquets plus splendides.

L’agriculture, le commerce, l’industrie, les arts font les classes moyennes dans nos sociétés, modernes, parce qu’elles donnent l’indépendance à ceux qui s’y adonnent avec quelque succès. Dans la Rome antique, toutes ces professions étaient le monopole des riches qui les faisaient exercer par leurs esclaves et par leurs affranchis. Le citoyen romain qui ne possédait que quelques arpents de terre, ou bien une industrie quelconque, se trouvait dans une position très désavantageuse vis-à-vis du sénateur, son voisin, maître de milliers d’esclaves. Le blé qu’un descendant de Cincinnatus aurait récolté à la sueur de son front, à qui l’eût-il vendu ? Un candidat au consulat transportait à Rome les moissons de la Sicile ou de l’Afrique, et les distribuait au peuple pour acheter ses suffrages. Quelle profession, d’ailleurs, pouvait exercer un homme exposé sans cesse à être enrôlé dans une légion et envoyé en Asie ou dans les Gaules ? Quelques familles privilégiées possédaient l’argent et les terres ; seules elles avaient les moyens, et presque le droit de s’enrichir. A cette époque, deux chemins principaux menaient à la fortune : les charges publiques, qui donnaient à l’élu des comices le pillage d’une province, et l’usure, que personne n’avait honte d’exercer. Tous les ans les charges publiques étaient mises à l’enchère, et les plus lucratives appartenaient aux plus riches, et quelquefois aux plus hardis. Faut-il s’étonner qu’elles fussent le partage d’un petit nombre de familles ? le reste des citoyens n’existait que sous leur protection. On sait que des villes et des nations entières étaient heureuses d’avoir un patron à Rome ; il en fallait à quiconque voulait faire fortune, ou même conserver son patrimoine, et l’on n’obtenait guère une existence médiocre qu’en se faisant le complaisant et le séide d’un homme en passe de prétendre aux honneurs. Toutefois, il restait à Rome un métier facile et encouragé, c’était celui de mendiant. Pour la populace urbaine il y avait toujours du pain et des spectacles, et une fois par an le plaisir de voir les sénateurs les plus fiers, transformés en humbles candidats, mendier à leur tour, ou plutôt acheter ses suffrages à force d’or et de bassesses. Dans une telle société on aurait peine, je pense, à découvrir les éléments d’une classe moyenne.

Tiberius Gracchus, vers l’an de Rome 617, rêva la création, ou, à ce qu’il croyait, le rétablissement d’une classe moyenne ; il voulut changer les mendiants de Rome en petits propriétaires ; personne n’ignore le résultat de sa tentative. Cinquante ou soixante ans plus tard l’entreprise était devenue encore plus difficile : Sylla ne réussit pas mieux lorsqu’il partagea à ses vétérans le Samnium et l’Étrurie dépeuplés par son glaive ; il ne pût faire des agriculteurs de ses soldats. Les uns devinrent des bandits, d’autres ayant vendu ou joué leurs champs, allèrent à Rome grossir ce peuple de mendiants dont je parlais tout à l’heure.

Selon M. Merivale, l’ordre équestre constituait la classe moyenne à Rome, à l’époque dont nous nous occupons ; mais la définition qu’il donne des éléments qui le composaient ne me semble guère correspondre à l’idée que nous attachons aujourd’hui au mot de classe moyenne. Parmi les chevaliers romains, dit-il, les uns s’attachaient aux grandes familles et dépendaient de leur patronage ; d’autres s’appliquaient au commerce ; d’autres enfin occupaient des emplois subalternes dans le gouvernement, et formaient un corps de fonctionnaires dont l’importance ne tarda pas à être considérable. Dans tout cela, où est l’indépendance sans laquelle ne peut exister une classe moyenne influente dans l’État ? Pour obtenir un emploi public, ou pour commercer, ne fallait-il pas l’appui, le patronage d’un magistrat, c’est-à-dire d’un membre des familles privilégiées ? On petit lire, dans les lettres de Cicéron et ailleurs, à quelles conditions trafiquaient les chevaliers romains et par quels moyens ils obtenaient la protection d’un proconsul. Aujourd’hui les classes moyennes échappent à plus d’une cause de corruption, qui souvent atteint les classes supérieures. A Rome, au contraire, l’ordre équestre était intimement associé à la corruption des grands. A dire vrai, je ne vois guère qu’un trait de ressemblance entre les chevaliers romains et le tiers état de nos sociétés modernes, c’est le goût et le besoin de la tranquillité qui les éloignaient des révolutions et les attachaient aux personnages dont le caractère et les ressources leur garantissaient un gouvernement stable et régulier. C’est ainsi qu’on voit l’ordre équestre soutenir Pompée dans sa lutte contre le parti rétrograde du sénat, entourer Cicéron et lui servir de garde contre les complices de Catilina, enfin se donner à César lorsque César parut le seul homme capable de mettre fin à l’anarchie qui désolait la République[2].

Sylla avait rendu aux sénateurs l’administration de la justice en matière politique. En vertu des lois cornéliennes, les concussionnaires et les candidats accusés de corruption électorale furent jugés par leurs pairs, c’est-à-dire par des hommes aussi coupables qu’eux. En l’an de Rome 684, l’organisation de ces tribunaux fut notablement modifiée, et environ les deux tiers des juges durent être choisis parmi l’ordre équestre. Dans ce changement M. Merivale voit une des plus importantes conquêtes des classes moyennes, et il en attribue l’honneur à Pompée. Le fait n’est pas tout à fait exact. La loi qui retira aux sénateurs le droit de juger leurs égaux fut portée par le préteur L. Aurelius Cotta, oncle maternel de César, sous le consulat de Pompée et de Crassus, c’est-à-dire pendant le premier triumvirat dont César faisait partie. Sans doute ce fut une mesure politique, mais tout l’honneur en revient à César, et je pense que ce fut surtout une satisfaction accordée au peuple, ému par le scandale de quelques jugements. Enfin on remarquera que ce changement dans l’ordre judiciaire rétablissait une loi portée par les Gracques, dont César s’annonçait en quelque sorte comme le successeur. D’ailleurs, je doute fort que l’ordre équestre y ait gagné quelque importance. Ce qu’il y a de certain, et M. Merivale en fait lui-même la remarque, c’est que les chevaliers ne se montrèrent pas plus dignes de leur mission que les sénateurs. La corruption était générale, et toutes les classes étaient à vendre. C’était le temps où un magistrat dans sa province faisait deux parts de ses concussions, l’une pour lui-même, l’autre pour ses juges, assuré, par cette précaution doublement préjudiciable aux sujets de la République, de jouir en paix du fruit de ses rapines.

J’ai trouvé avec un véritable plaisir que l’auteur des Romains sous l’Empire s’est séparé de la plupart des historiens dans son appréciation de la politique de César et. des résultats qu’elle eut sur le sort de l’humanité. M. Merivale n’est point partial pour ce grand homme, mais juste seulement. La plupart des écrivains modernes, prenant chez les anciens leurs opinions toutes faites, se sont montrés sévères pour César et d’une extrême indulgence pour Pompée. Il semble, à les entendre, que le premier fut le destructeur des lois, le second leur défenseur. A dire vrai, ni l’un ni l’autre ne les respectèrent jamais, mais Pompée soutenait des abus intolérables et des institutions profondément viciées, tandis que César abattait une constitution ruinée pour y substituer un état de choses qui devait prolonger de plusieurs siècles la gloire et l’existence de l’Empire. Tons les deux travaillaient en effet à la ruine de la République, mais César seul avait assez de génie pour remplacer un gouvernement usé par un autre plus durable. Le pouvoir oligarchique exercé par le sénat avait fait son temps. Renversé par Marius au profit de la démagogie, il avait été restauré par Sylla avec une inflexible cruauté. Les boucheries du dictateur donnèrent à la constitution romaine quelque trente ans d’une existence fort précaire. Alors même que César eût été vaincu à Pharsale, la puissance du sénat n’en eût pas moins succombé sous une révolution militaire. Le général auteur de cette révolution se fût appelé Pompée. Il eût été un despote non moins absolu que César, mais un despote cruel, à vues étroites, sans plans arrêtés, sans énergie pour maintenir ses lieutenants dans le devoir. Probablement l’empire se fût divisé ; l’anarchie et les invasions des barbares auraient désolé le monde quelques siècles plus tôt !

Je me rappelle avoir entendu dire à M. Royer Collard ce mot sur César : C’était un homme comme il faut. En effet, rien en lui n’est médiocre ni vulgaire. Il n’a pas une petite passion, pas une pensée qui ne soit grande, rien qui sente le parvenu. Toujours il marche à son but fièrement et sans jamais dévier. L’ambition de Pompée, au contraire, a quelque chose de bas et de sournois. Occultior, non melior, c’est ainsi que Tacite le dépeint[3].

On ne sait que peu de chose sur les premières années de César, et M. Merivale n’a pu recueillir que les renseignements rares et souvent incertains des auteurs de l’antiquité. Peut-être, et c’est un des dangers d’écrire l’histoire sous la préoccupation d’une idée générale, M. Merivale a-t-il cédé un peu trop au désir de fortifier son système en interprétant quelques faits obscurs et leur attribuant une importance, qui les transforme et leur donne des proportions considérables. Suétone raconte que César, échappé par miracle aux proscriptions qui suivirent le triomphe de Sylla, mal pardonné par le dictateur, jugea prudent de quitter Rome pour quelque temps, et s’en alla étudier la rhétorique à Rhodes, sous Apollonios Molon, professeur célèbre de ce temps. Là-dessus M. Merivale, qui ne perd jamais de vue les classes moyennes et la fusion des castes, suppose que les leçons du rhéteur grec firent oublier à César ses préjugés nationaux et patriciens. A l’école de Molon, dit l’historien anglais, rendez-vous de la jeunesse éclairée de toutes les nations, César a pu concevoir l’idée de son sénat composé de Gaulois, d’Espagnols et d’Africains. Voilà, ce me semble, une idée toute moderne. — Il est vraisemblable qu’un Julius était trop grand seigneur pour ne pas prendre des leçons particulières. Que s’il eut des condisciples parmi la jeunesse des provinces sujettes, ou parmi des étrangers, il est à supposer qu’il trouva en eux plutôt des complaisants que des camarades. Enfin devenu l’arbitre de Rome, il n’avait pas sans doute besoin de se rappeler sa vie d’étudiant pour récompenser des chefs gaulois, espagnols ou africains qui s’étaient bravement battus pour lui pendant les guerres civiles. A ce compte, M. Merivale aurait pu faire remonter plus haut les idées politiques de César. Son premier maître était un Gaulois, M. Antonius Gniphon, lequel composa, dit-on, de beaux ouvrages qui sont perdus. Qui sait si ce Gniphon ne lui apprit pas que les Gaulois étaient des hommes ? Il lui prouvait assurément qu’ils pouvaient parler le latin aussi bien que leurs vainqueurs, car on dit que Cicéron s’instruisit à l’école de ce même Gaulois.

Le nom de César seul réveille tant de souvenirs de grandeur et de gloire, qu’aujourd’hui on ne se rend peut-être pas compte assez exactement des obstacles qu’il eut à vaincre pour devenir ce qu’il fut. Quant à moi, j’avoue qu’il m’est très difficile de m’expliquer l’importance extraordinaire que tout jeune encore il parait avoir eue parmi ses contemporains. Il avait beau être issu d’une des plus anciennes familles patriciennes, être neveu de Marius et gendre de Cinna, je ne puis comprendre qu’à dix-sept ans il fût déjà l’espoir du parti démocratique écrasé par le dictateur. En vérité, il faut admettre avec Plutarque et Suétone que Sylla fut inspiré de l’esprit prophétique lorsqu’il prédit qu’en ce jeune fat à la toge mal attachée, il y avait plusieurs Marius. Être suspect à Sylla et livré aux bourreaux, c’était alors même chose. César faillit être inscrit sur les tables fatales, et ne fut sauvé que par l’intérêt qu’excitaient sa jeunesse et le nom de Julius. Les personnages les plus considérables de Rome et le collège des Vestales intercédèrent pour lui et obtinrent sa grâce, bien qu’il ne voulût consentir à aucune bassesse pour se faire pardonner. On exigeait qu’il répudiât sa femme Cornelia, fille d’un des plus méchants et des plus médiocres démagogues associés de Marius. Il s’y refusa obstinément, et cette conduite généreuse, surtout dans un pays où le mariage était un lien si faible, attira naturellement l’attention et l’intérêt du public sur un jeune homme de noble race qui montrait du cœur et qui peut-être était amoureux de sa femme. Les honnêtes gens de Rome, les optimales, se dirent sans doute que ce n’était pas la faute de C. César si sa tante Julia avait épousé ce vieux coquin de Marius, si lui-même encore enfant avait été fiancé à la fille d’un autre coquin. Après tant de massacres, le sang patricien était devenu si rare, que Sylla lui-même pouvait hésiter à le faire couler sur un soupçon. Jusque-là tout s’explique facilement. Mais quelques années plus tard, nous retrouvons César lié, quoique non compromis, avec les plus turbulents démagogues, aussi fier de son oncle Marius que de son aïeule la déesse Vénus, annonçant hautement le projet de détruire la constitution de Sylla, et, de fait, tenant dans sa main tous les fils des intrigues politiques.

Reconnu pour chef de la faction démocratique, il possède cependant la confiance de Pompée, le favori et le successeur de Sylla, et celle de Crassus, un des principaux meneurs du parti aristocratique, ou, comme on dirait aujourd’hui, du parti parlementaire. Pompée et Crassus étaient ennemis de longue date. César, n’ayant encore exercé que la charge de préteur, se fait accepter par eux comme une espèce d’arbitre, les réconcilie, et devient aussitôt un des personnages de cette coalition, fameuse à laquelle on a donné le nom de triumvirat. Il persuade à Pompée de changer toute sa politique ; il se fait prêter par Crassus treize millions pour payer ses dettes et acheter des suffrages. Qu’offrait-il en échange à ses associés ? Comment expliquer cet ascendant étrange exercé par titi jeune homme sans passé sur les deux hommes alors, en apparence, les plus puissants dans la république ? C’est en vain qu’on demanderait aux écrivains de l’antiquité quelques lumières pour pénétrer ces mystérieuses intrigues. M. Merivale remarque avec beaucoup de justesse que, dans tout le cours de sa carrière, César ne s’abandonna jamais aux plans et aux combinaisons des autres. Dans toute association où il entra, il fut le chef. Il ne fut l’instrument de personne, seulement il eut l’art de persuader aux plus grands politiques qu’il les servait, alors qu’il ne travaillait que pour lui-même, Mais par quel art exerça-t-il cette persuasion ? — En se faisant aimer des dames, répondra-t-on, si l’on ajoute foi aux scandales si soigneusement enregistrés par Suétone. César, à ce qu’il prétend, aurait compté parmi ses maîtresses la femme de Pompée et celle de Crassus ; mais il ne parait pas que les dames romaines exerçassent alors beaucoup d’empire sur leurs maris, et il me semble encore plus difficile d’admettre que César dominât son nombreux harem au point d’en obtenir un dévouement à toute épreuve, lorsque lui-même se piquait si peu de fidélité dans ses amours.

Un grand écrivain allemand qui faisait profession de deviner l’histoire du passé, Niebuhr, si affirmatif sur tous les points les plus obscurs, a dit, et M. Merivale a peut-être tort de répéter, que César, qui a fait tourner la tête à tant de femmes et à tant d’hommes, n’était ni enjoué ni brillant dans la conversation, et cela parce que les auteurs anciens ne citent pas un seul trait d’esprit de sa façon. J’ai cependant peine à croire que ce fût à sa qualité de penseur et d’observateur profond qu’il dut ses succès parmi la bonne compagnie si corrompue de son temps. Il fallait que son pouvoir de séduction fût en effet bien grand pour que des hommes vieillis dans les affaires s’y laissassent prendre au point d’oublier toutes leurs préventions de caste et de politique. Il est vrai, et cette remarque ingénieuse est de M. Merivale, qu’à Rome les personnages politiques, hors quelques moments d’excitation violente, vivaient ensemble comme des joueurs, toujours prêts à se ruiner l’un l’autre, mais se traitant avec une familiarité qu’on pourrait prendre pour de l’affection. — La prodigieuse activité de César, sa facilité de travail, son audace, le recommandèrent peut-être à Pompée, qui, gâté par la fortune, était devenu de bonne heure paresseux et indolent. Cet homme qui à vingt-six ans avait reçu le surnom de Magnus, et le prenait sans vergogne dans sa correspondance officielle, avait acquis un peu trop facilement son immense renommée. Quelques batailles gagnées par lui pendant la guerre civile, à la tête des vétérans de Sylla contre des paysans Samnites ou étrusques, lui avaient acquis la réputation d’un grand général. En Espagne il la soutint assez mal contre Sertorius, en Asie contre Mithridate. Mais la fortune se chargea d’en faire un conquérant. Ses deux redoutables adversaires moururent l’un et l’autre victimes de lâches trahisons, où Pompée, à la vérité, n’eut aucune part, mais qui obscurcissent un peu l’éclat de ses triomphes. Lorsque César eut affaire à Pharnace, qu’il défit en un clin d’œil, il ne put s’empêcher de dire que Pompée avait obtenu à bon marché son surnom de Magnus, ayant eu de si vils ennemis à combattre. Au milieu de toute sa gloire et des flatteries dont il était l’objet, Pompée peut-être se rendait justice et comprenait qu’il ne fallait pas lasser la fortune. Il craignait de s’y risquer de nouveau. Aussi le trouve-t-on toujours timide, incertain, disposé à céder sa responsabilité en présence du péril. Il aimait à commander, maïs par des lieutenants. Il crut sans doute en avoir trouvé un dans César, et d’abord s’abandonna entièrement à lui. Aussi imprudent que Sultan Léopard, il laissa croître griffes et dents au Lionceau. Lorsque l’étonnante conquête des Gaules eut alarmé sa jalousie, par une autre imprudence, il se hâta de rompre avec son rival avant de s’être assuré qu’il pourrait lui résister. Pompée n’avait d’audace que pour former ses plans, toujours irrésolu lorsqu’il fallait agir ; il le prouva bien à Pharsale.

Tout au contraire, César, le plus hardi des capitaines au moment de l’action, s’y préparait par une prudence incomparable, et ne se livrait à la fortune qu’après avoir réuni dans sa main tous les éléments de succès. C’est ainsi qu’à l’âge de quarante-trois ans, se trouvant l’idole de la populace romaine, et chef reconnu de la faction de Marius, ralliée et comme ressuscitée sous ses auspices, il comprit la faiblesse réelle de son parti, et voulut, avant de démasquer ses desseins, avoir une armée à lui et s’être acquis légitimement la renommée d’un grand capitaine. Pendant huit années, il se tint éloigné de Rome et risqua sa vie dans vingt batailles, pour avoir les meilleures légions et la plus grande gloire militaire. C’était en effet par les armes que devait se décider le sort de la république, Il n’y avait que des orateurs comme Cicéron, on des philosophes spéculatifs comme Caton, qui pussent croire qu’une assemblée de vieillards éloquents en imposerait longtemps à des ambitieux disposant de soldats dévoués. Crassus en jugeait autrement. Associé au triumvirat par César et Pompée, et, pour me servir de la belle comparaison de Lucain, placé entre ces deux ambitions comme un isthme entre deux mers, il sentit que sans le prestige de la gloire militaire il serait bientôt écrasé entre ses deux formidables rivaux. A soixante-dix ans, il voulut devenir général, et ce fut, je pense, le motif qui l’engagea dans sa funeste expédition contre les Parthes.

Crassus s’y prenait un peu tard ; néanmoins, telle était l’excellence des institutions militaires chef les Romains, qu’avec du bon sens et de l’activité, un sénateur élevé dans les débats de la curie pouvait, sans danger pour la république, être mis à la tête d’une armée. Cicéron nous en fournit un exemple ; il n’avait pas vu un camp depuis la guerre des Marses, et cependant il fit avec honneur une campagne en Cilicie et gagna une bataille. Napoléon, dans ses Mémoires, a fort bien expliqué comment l’invention des armes à feu a compliqué l’art de la guerre, et rendu le métier de général infiniment plus difficile qu’il ne l’était dans l’antiquité. Toutefois, il admire le génie de César, et reconnaît dans toutes ses opérations le capitaine accompli. De toutes les qualités du général, César possédait à un haut degré la plus rare et la plus précieuse

l’art de dominer les hommes et d’en faire des machines intelligentes et dévouées. Non seulement les légions qu’il avait menées en Gaule devinrent invincibles, formées et disciplinées par lui, mais encore, avec les Gaulois qu’il avait vaincus dans cent combats, il se fit des auxiliaires enthousiastes de sa cause. Le pays où pendant huit années il avait porté le fer et le feu lui demeura fermement attaché lorsqu’il en retira ses troupes pour les porter en Italie et en Espagne ; il lui fournit même-la fleur de ses guerriers, qui, sur les champs de bataille, rivalisèrent de bravoure avec les vétérans de Rome.

César a raconté ses luttes héroïques dans les Gaules, les villes qu’il a prises d’assaut, les peuples qu’il a exterminés ; il a négligé d’entrer dans aucun détail sur l’administration qu’il établit après sa conquête. On ne sait par quel art il sut se concilier des ennemis si longtemps acharnés. Sans doute, il fit régner l’ordre dans des contrées désolées par l’anarchie ; il les délivra des invasions des Germains, et, probablement, mit un frein à la turbulente de leurs chefs nationaux. La noblesse gauloise, qui admirait César comme un ennemi invincible, l’aima comme un chef juste et doux, qui savait apprécier et récompenser son courage. Frappés de la supériorité de civilisation qu’ils rencontraient chez leurs vainqueurs, les Gaulois se façonnèrent vite et facilement aux mœurs romaines sous un maître qui affectait de respecter leurs usages et s’appliquait à ménager leur orgueil et leurs préjugés nationaux. Une anecdote heureusement conservée montre le soin de César à complaire à ce peuple, qui oublie une sanglante défaite plutôt qu’une blessure faite à son amour-propre. Le proconsul, dans une de ses campagnes, faillit être pris et perdit son épée, qui fut suspendue comme un glorieux trophée dans un temple d’Alise. Quelque temps après, entrant en vainqueur dans cette ville, il revit son épée, et ses soldats indignés voulurent la reprendre. Il les en empêcha : Elle appartient aux dieux ! leur dit-il. Je ne doute pas que plus d’un Gaulois qui montrait avec orgueil l’épée prise à César, ne se fit tuer bravement pour lui à Pharsale ou à Thapsa.

Ce fut après la soumission complète des Gaules, et lorsque César disposait de dix légions aguerries et d’une pépinière inépuisable de braves soldats, que Pompée et le sénat le provoquèrent de gaieté de cœur, et lui fournirent un prétexte pour passer le Rubicon. Quelque médiocre opinion que l’on ait de Pompée, sa conduite, après l’entrée de son rivai en Italie, est si extraordinaire, qu’on a cherché à l’expliquer autrement que par l’outrecuidance la plus folle alliée à une honteuse pusillanimité. Il avait une armée nombreuse, il commandait à Rome et au sénat : cependant il s’enfuit devant César, qui n’était suivi que d’une seule légion. Que si défendre l’Italie était chose impossible, Pompée avait à choisir entre deux lignes de retraite : l’Espagne, où il avait sept légions aguerries et une population accoutumée à lui obéir ; ou bien l’Asie, où il ne pouvait compter que sur le secours de petits despotes dont il avait pu apprécier autrefois la perfidie et la lâcheté. Ce fut ce dernier parti qu’il préféra, et l’événement prouva qu’il n’en pouvait choisir un plus mauvais. Ni les conseils ni les avertissements ne lui manquèrent. Il faut chercher un motif à sa conduite, et M. Merivale a proposé l’explication suivante :

Le plan de Pompée, dit-il, fut arrêté du moment qu’une rupture avec César devint inévitable. Il haïssait l’oligarchie dont il était le chef. Longtemps auparavant, lorsqu’il se plaçait ostensiblement à sa tête, il avait travaillé à l’abaisser et à l’avilir. Jaloux de Cicéron, qu’elle avait élevé pour se défendre et pour lui tenir tête, Pompée s’était servi de César comme d’un instrument, il le croyait du moins, pour faire avorter cette tentative d’opposition à son autorité. Mais l’instrument blessa l’ouvrier malhabile. Bientôt, une nouvelle révolution de la fortune le força de s’allier étroitement avec cette même oligarchie contre un ennemi commun. Cependant, il ne se dissimula pas que ses amis du mou ment n’attendaient que sa victoire pour l’abandonner et pour le perdre. Il craignit l’influence hostile des consuls et des magistrats dans un camp de citoyens romains, et sentit que, dans le cas d’une collision entre les représentants des lois de la république et lui-même, son titre d’imperator serait sans poids auprès de l’autorité légitime qu’ils auraient sur les soldats. En effet, les légions dont il était le chef nominal, récemment levées en Italie, n’étaient pas encore, comme celles de Marius, de Sylla ou de César, comme ses propres vétérans d’Asie, corrompues par une longue absence du pays et par l’habitude de la licence des camps. Pour se maintenir dans la position si élevée qu’il occupait, il lui eût fallu, même après avoir vaincu César, des troupes animées d’un tout autre esprit que les légions italiennes. Surtout, il ne fallait pas que la victoire qu’il se promettait fût gagnée sur le sol de l’Italie, ni qu’un Lentulus ou un Domitius plût en partager l’honneur. Il voulait que Rome le vit rentrer dans ses murs triomphant du sénat aussi bien que de César.

M. Merivale, sur des données un peu arbitraires, peut-être, établit une différence singulière entre l’esprit des provinces d’Orient — la Grèce et l’Asie, et celui des provinces d’Occident — l’Espagne et les Gaules. Les premières, depuis longtemps façonnées au despotisme, promettaient d’être toujours dociles dans la main d’un général victorieux, tandis que les autres, déjà pénétrées par la civilisation romaine, n’étaient pas moins difficiles à gouverner que l’Italie elle-même. D’après cela, Pompée fit son choix et gagna l’Épire.

Dès ce moment, poursuit M. Merivale, il ne déguisa plus ses desseins, et montra qu’il voulait effacer jusqu’aux derniers vestiges de l’antique liberté. Un petit nombre de sénateurs, peut-être, espéraient encore le retenir par leur présence au milieu de son camp ; mais déjà la plupart étaient corrompus par l’espoir du pillage. Guerre à Rome ! Guerre à l’Italie ! Tel était maintenant le cri des plus audacieux et des plus dépravés. Nous prendrons Rome par la famine, et nous n’y laisserons pas une tuile entière : voilà ce que Pompée lui-même ne craignit pas de répéter après ses plus féroces partisans[4]. C’est ainsi qu’on s’exprimait dans le camp du sénat, et dès qu’il fut planté sur la côte d’Épire, le rivage opposé lui parut une terre étrangère et ennemie. Les consuls entendaient sans murmure ce langage encouragé par leur propre champion. Pompée, dit Cicéron, a quitté Rome, non parce qu’il n’a pu la défendre, l’Italie non parce que César l’en a chassé, — mais parce que, dès le commencement, il avait résolu d’ameuter terres et mers, d’armer les rois barbares, et de conduire des nations féroces en Italie, non plus comme des prisonniers, mais comme des vainqueurs. Il est tout Sylla[5] dans l’âme, il veut régner en roi sur des sujets, et il est entouré de gens qui applaudissent à cet atroce dessein.

Je crains bien qu’en écrivant les lignes que je viens de traduire, M. Merivale n’ait pris trop à la lettre des paroles que le désespoir et l’effroi arrachaient à Cicéron dans une correspondance intime où il avait pris l’habitude d’épancher ses sentiments les plus passagers. Absent de Rome depuis longtemps, lorsqu’il exhalait ainsi sa mauvaise humeur, Cicéron avait perdu le fil de toutes les intrigues qui avaient précédé le passage du Rubicon. Personne, à Rome, ne s’était attendu à une détermination si audacieuse. On se complaisait, depuis deux ans, à rabaisser les ressources et les forces matérielles de César. Il avait lui-même soigneusement accrédité l’opinion. de sa faiblesse, par la modération de ses demandes et ses protestations de respect pour l’autorité du sénat. Il offrait de licencier son armée, pourvu que Pompée licenciât la sienne, et, s’il persistait à briguer le consulat, c’est qu’il n’avait pas d’autre moyen de se mettre à couvert de la malice de ses ennemis. Un langage si modéré persuada au sénat et à Pompée que César ne pouvait plus compter sur ses troupes. Aussitôt après le passage du Rubicon, la terreur la plus vive succéda à cette aveugle confiance. Ceux qui, peu auparavant, répandaient le bruit que l’armée de César allait l’abandonner, furent les premiers à croire et à publier qu’il marchait sur Rome à la tête de toutes ses légions, renforcées par une levée en masse de Gaulois et de Germains. Dès qu’il eut pris Ariminum, on le crut aux portes de Rome. Il y eut un sauve qui peut général, et les consuls, avec tout le sénat et Pompée le Grand, étaient déjà dans le sud de l’Italie avant qu’on sût le petit nombre de troupes que César menait avec lui. Rien ne prouve mieux, ce me semble, l’absence de tout plan de la part de Pompée que l’absurde dispersion de ses troupes, qu’il laissa enlever cohorte par cohorte, au lieu de les tenir rassemblées en nombre imposant, ne fût-ce que pour couvrir et assurer sa retraite. En réalité, il était si peu préparé contre une attaque, qu’il oublia dans Rome un trésor considérable, qui servit à César pour payer ses légions et en lever de nouvelles. Quant au choix de sa retraite, je pense qu’il le fit également à la hâte et sans réflexion. Dès qu’il vit que César, au lieu de se diriger sur Rome, s’avançait à marches forcées le long de la côte orientale, Pompée ne douta pas qu’on ne voulût lui fermer le chemin de la Grèce, et je crois que, dès ce moment, il s’imagina que le chemin de la Grèce était sa meilleure ligne de retraite. De fait, il s’en fallut peu qu’il ne fût coupé de Brindes et obligé de livrer bataille en Italie. Sans l’opiniâtreté de Domitius à défendre Corfinium, malgré les ordres de son général, César aurait pu être à Brindes avant Pompée et prévenir son embarquement. Pompée ne semble avoir eu qu’une seule préoccupation, celle d’éviter une action décisive. Il y avait longtemps qu’il n’avait fait la guerre, et. il était convaincu qu’il n’avait pas de soldats en état de se mettre en ligne contre les vainqueurs des Gaules. En présence de César, pendant toute la durée de la guerre civile, il semble perdre toutes ses facultés et céder à une sorte de fascination. II ne retrouva un instant d’audace que la veille de Pharsale pour décider la bataille et d’avance se vanter insolemment de la victoire : puis, le jour venu, il abandonna ses soldats à la boucherie dès que la manœuvre sur laquelle il comptait fut déjouée par une manœuvre plus habile. Il n’y a pas en Europe aujourd’hui un conseil de guerre qui ne condamnât à être fusillé un général qui se conduirait aussi lâchement que Pompée le fit à Pharsale.

M. Merivale a fort bien éclairci un point historique demeuré assez obscur, je veux parler des projets de Pompée après sa défaite et du parti qu’il prit de se rendre en Égypte. Sa première pensée fut de se mettre sous la protection des Parthes, qui venaient d’égorger son collègue Crassus et d’exterminer une armée romaine. Ce ne fut ni la honte d’une alliance avec les ennemis de son pays, ni la crainte de livrer des provinces romaines à leurs~invasions qui l’obligèrent à changer de dessein ; mais il avait une jeune femme qu’il aimait beaucoup, et on lui peignit le roi des Parthes comme un prince très galant. Cette considération lui épargna une lâcheté de plus. Il fit voile pour l’Égypte, et fut assassiné tandis qu’il relisait une harangue grecque, qu’il se proposait de débiter à Ptolémée. Telle fut la fin misérable de cet homme, que sur la foi de Lucain et de quelques rhéteurs de l’antiquité on a représenté comme le défenseur des lois et le martyr de la liberté.

Après s’être montré pendant la guerre civile aussi habile politique que grand capitaine, César parait tout à coup sous un jour nouveau, et embarrasse fort ses admirateurs, en allant étourdiment à Alexandrie se jeter dans un piége, où il pensa rester. Il suivait Pompée à la piste, et, débarqué en Égypte avec une seule légion, il n’y trouva plus que la tête de l’homme qui avait été son ami et son gendre. Dès lors, il n’avait plus rien à faire en Égypte, sinon d’y prendre assez d’argent pour payer ses soldats. On s’empressa de lui en proposer, et il était tout disposé à profiter des offres que lui faisait le jeune Ptolémée, lorsque la sœur de ce prince, qui prétendait au trône d’Égypte, la fameuse Cléopâtre, alors âgée de dix-neuf ans, se fit empaqueter dans un tapis et porter un soir au quartier général de César, à l’insu des ministres de Ptolémée. Là, elle fit au proconsul, en bon grec, une si belle harangue qu’il en oublia ses engagements avec Ptolémée, qu’il en oublia Rome, les fils de Pompée, Caton et le monde entier. César joua le rôle de chevalier errant et s’exposa aux plus grands dangers qu’il ait courus, pour plaire à deux beaux yeux. Pendant plusieurs mois, il fut bloqué dans Alexandrie, risquant chaque jour d’y être pris ou tué, mais ne s’ennuyant pas de son séjour. Il avait alors cinquante-trois ans, et n’était nullement blasé comme il semble. En Égypte, il se montre en tout romanesque, il y faisait des plans (avec Cléopâtre, je suppose) pour aller découvrir la source du Nil, très beau voyage sans doute, mais un peu long pour un homme qui avait tant d’affaires sur les bras.

Ici M. Merivale me paraît avoir méconnu complètement l’homme extraordinaire dont il écrit l’histoire. Si César se fit le champion de Cléopâtre, dit-il, c’est qu’il entrait dans ses desseins de faire valoir les prétentions de cette princesse contre les ministres insolents de son frère. En adoptant sa cause, il ne se refusa pas la récompense de son dévouement chevaleresque ; mais tandis qu’il se livrait à la dissipation et aux délices de la plus voluptueuse des capitales, il ne perdait pas de vue son but principal, et cependant se gardait avec soin des machinations de ses ennemis peu scrupuleux ......

A mon sentiment, si César faisait attention alors à ce qui se passait hors de l’Égypte, il est encore plus extraordinaire qu’il y soit demeuré si longtemps. En effet, tandis qu’il se faisait payer, non point en argent, son dévouement chevaleresque, Pharnace envahissait l’Asie, Juba l’Afrique, l’Espagne se révoltait, Rome était désolée par des émeutes, et César lui-même ne se maintenait dans un quartier d’Alexandrie que grâce à l’habileté de ses ingénieurs, à la fécondité de ses ressources, surtout à la bravoure de ses soldats. Jamais, je pense, la fortune ne parut si près de l’abandonner. On sait que, dans un combat auprès du Phare, il fut obligé de se jeter à la mer et ne se sauva que parce qu’il était excellent nageur.

Pourquoi ne veut-on voir dans César qu’un politique consommé, calculant toutes ses actions et incapable d’une faiblesse ? Pour moi, je ne doute pas qu’il n’ait été bien et dûment amoureux de Cléopâtre. Sans doute elle était fort supérieure à toutes les Romaines, à toutes les Gauloises qui avaient été ses maîtresses. Cléopâtre était petite, brune, le contraire d’une beauté régulière, mais elle savait causer, et je soupçonne que jusqu’alors César n’avait guère trouvé de femmes dont la conversation l’intéressât. Plutarque rapporte une charmante anecdote de Cléopâtre versant du poison dans la coupe d’Antoine, tout en lui parlant, sans que ce grossier soldat, bien moins prenable par le doux parler que son maître César, s’aperçût de ce manége, tant ses yeux étaient fixés aux yeux et aux lèvres de l’Égyptienne. Telle devait être la maîtresse d’un grand homme de cinquante-trois ans, encore vert toutefois, comme le prouva la naissance du petit Césarion, dont Cléopâtre était fière. Ce malheureux enfant était bien le fils de César, car Octave eut grand soin de s’en débarrasser. Oserai-je le dire, c’est par ces faiblesses étrangères à ses contemporains que César me semble si supérieur à son temps et à son pays. Brutaux et sensuels, les Romains de cette époque ne connaissaient le plaisir que dans les orgies ; César était délicat, honnête homme jusque dans la débauche. On aime à trouver en lui la galanterie qui ne parut en Europe que près de dix siècles plus tard. Romain et élevé dans le paganisme, ne croyant pas aux juges des Enfers, il était pourtant bon, humain et sensible. Il y avait dans cette organisation exquise une fibre de délicatesse presque féminine. Il pleurait en traversant la plaine de Pharsale jonchée de ses ennemis morts. Ils l’ont voulu ! s’écriait-il avec douleur, ils m’y ont forcé ! Il pleurait encore en voyant la tête de Pompée, son rival ; et lorsque, percé de coups de poignard, il aperçut Brutus parmi ses assassins : Et toi aussi, mon fils ! dit-il en grec, car c’est sans doute dans cette langue de la bonne compagnie qu’il parlait à Servilia, mère de Brutus. Quelle immense distance entre César et tous ses contemporains !

M. Merivale a fait bonne justice du prétendu amour de la liberté que la plupart des historiens ont si gratuitement prêté aux meurtriers de César. Le dictateur fut assassiné par des gens qu’il avait comblés de ses bienfaits, mais dont il voulait restreindre l’avidité. Ils ne purent lui pardonner les réformes qu’il voulait introduire ni l’ordre qu’il prétendait établir dans le monde qu’il avait conquis. Un jour que Napoléon présidait un divan au Caire, on vint lui annoncer que des Arabes bédouins avaient pillé un village et tué un paysan. Aussitôt le général en chef, témoignant une vive indignation, donna l’ordre à un corps de cavalerie de punir cet acte de brigandage. Les scheiks arabes étaient étonnés qu’on fit tant de bruit pour la mort d’un fellah. — Et quoi ! dit un d’eux, ce paysan qu’on a tué était-il donc ton frère ? - Tous ceux qui m’obéissent, répondit Napoléon, sont mes enfants. — César regardait aussi comme ses enfants les habitants des provinces sujettes et s’opposait aux pilleries coutumières des magistrats de la république. Vingt-trois coups de poignard lui firent expier cette infraction aux patriotiques traditions de Rome. Au reste, il faut se garder de prendre César pour un philanthrope du genre de nos négrophiles. Je ne pense pas que ce fût par pur amour de l’humanité qu’il cherchait à rendre le joug moins pesant aux sujets de l’Empire ; mais l’Empire était devenu sa chose et il se sentait responsable des abus qu’il y tolérerait. S’il traita mieux les provinces sujettes qu’aucun magistrat de la république n’avait fait avant lui, ce n’est pas qu’il fût exempt des préjugés de race ordinaires à sa nation et à son époque, mais à la distance où il se trouvait du reste des hommes, Romains et provinciaux se confondaient pour lui dans une masse commune soumise à sa volonté.

Je dois dire en terminant quelques mots du style de M. Merivale. Presque toujours vif et rapide, constamment clair et facile, il a souvent la gravité que comporte l’histoire. Parfois des métaphores un peu hardies, des images plus brillantes que nettes et fermement tracées semblent indiquer de la part de l’auteur une admiration un peu irréfléchie pour Lucain, que d’ailleurs il cite trop sans cesse comme une autorité historique. Les Anglais se moquent de notre purisme, peut-être exagéré, dans l’emploi des métaphores. Cependant je doute qu’en Angleterre même on approuvât une phrase comme celle-ci : Les amis de César le regardaient comme un soleil levant qui devait être pour eux la source des honneurs et de la fortune. [Tome 1, p. 135.] Ailleurs l’auteur dit que César avait encore une carte à jouer. [Tome II, p. 55.] Ce sont des misères qui échappent aux meilleurs écrivains depuis que les improvisations de la tribune et de la presse quotidienne assiègent toutes les mémoires et ont habitué les gens de lettres à une foule de phrases toutes faites qu’on répète sans les examiner. M. Merivale d’ailleurs a pris franchement un parti que j’approuve, c’est de traduire dans notre langue parlementaire beaucoup de mots et de phrases latines, que la plupart des érudits modernes rendent par un jargon conventionnel qui n’appartient à aucun idiome. M. Merivale ne dit pas une rogation, mais un projet de loi — et il a parfaitement raison. Avant tout il faut être clair, et écrire pour tout le monde. En outre, entre les institutions de Home et nos institutions constitutionnelles, il existe une singulière analogie. La tactique et les intrigues des assemblées délibérantes, les divisions de partis qui existent dans ces compagnies, ont existé autrefois dans le sénat de Rome. Quel meilleur moyen de faire comprendre au lecteur cette remarquable conformité entre notre temps et l’antiquité, que de se servir de termes généralement adoptés aujourd’hui et qui représentent des idées devenues vulgaires ?

 

Prosper Mérimée

 

 

 

 



[1] A History of the Romans under the empire, by Charles Merivale. London, 1850, tomes I et II.

[2] Je suis surpris que M. Merivale n’ait pas cherché à faire une application de son système en indiquant, parmi les causes du développement des classes moyennes dans le monde antique, l’institution des corporations et des collèges (corpora, collegia). Je ne parle ici, bien entendu, que des corporations d’artisans ou de négociants, non de ces associations purement politiques, si multipliées au septième siècle de Rome, et qui furent supprimées par César et par Auguste. Les chefs des différents corps de métiers (patroni) étaient d’ordinaire des industriels ou des négociants jouissant d’une aisance honnête, et qui devaient naturellement exercer une assez grande influence sur leurs confrères. Les monuments épigraphiques dont l’étude peut fournir des renseignements précieux sur les collèges antiques, représentent, en général, le patron d’un collège comme le personnage le plus important d’une colonie ou d’une ville de province. — Au reste, toutes les conclusions qu’on en tirerait me sembleraient fort hasardées s’il était question d’une époque antérieure à l’établissement de l’Empire, et les motifs qui m’obligent à douter de l’exactitude d’une assimilation de l’ordre équestre à nos classes moyennes me semblent avoir tout autant de force d l’égard des corporations et des collèges.

[3] Tacite, Hist., II, 38. [Pompée] cacha mieux ses voies, sans être meilleur.

[4] M. Merivale attribue à tort ce propos à Pompée. C’est un mot de Cicéron, qui lui échappa dans un moment d’inquiétude et de mauvaise humeur.

[5] Sullaturit ejus animus. Cicéron, ad Att. IX, 10.