TROISIÈME PARTIE — DATES DE LA PRÉDICATION ET DE LA MORT DU SAUVEUR
Les dates exactes sont celles qui précisent, d’une manière absolue, les époques que nous cherchons. Elles sont au nombre de trois : La première est expressément donnée par saint Luc, au commencement de la prédication de saint Jean-Baptiste. La seconde consiste dans l’époque attribuée par les historiens aux ténèbres qui couvrirent la terre au moment même de la mort du Sauveur. La troisième enfin est fondée sur la coïncidence du vendredi avec la Pâque légale, l’année et le jour même de la Passion. § I. — Première date exacte. LA QUINZIÈME ANNÉE DE L’EMPIRE DE TIBÈRE CÉSAR ; Ponce Pilate étant procurateur de la Judée, Hérode tétrarque de la Galilée, Philippe, son frère, tétrarque de d’Iturée et du territoire de la Trachonite, et Lysanias tétrarque de l’Abilène, sous les princes des prêtres Anne et Caïphe, la parole du Seigneur se fit entendre à Jean, fils de Zacharie, dans le désert. Et il vint dans toute la vallée du Jourdain prêchant le baptême de la pénitence en rémission des péchés. (Luc, III, 1.) I. Rien de plus clair et de plus solennel que cet exorde de l’Évangile, et nos actes civils du dix-neuvième siècle ne sont pas datés avec une plus scrupuleuse précision. Certes, ce luxe d’indications n’était guère usité alors dans les ouvrages historiques. Mais Dieu semblait nous le devoir pour la plus importante de toutes ses œuvres, et il nous l’a fait donner ici. Tibère César ayant succédé à l’empereur Auguste, le 19 août de l’an 14, E. C., sous le consulat de Sextus Pompeius et de Sextus Apuleius, la quinzième année de son empire court depuis le 19 août de l’an 28, jusqu’à pareille époque de l’an 29. La prédication de saint Jean-Baptiste aura probablement commencé au milieu de cet intervalle, après la fin de l’hiver, et au mois de Nisan, premier mois de l’année sainte des Juifs. Ce qui nous confirme dans cette opinion, c’est que saint Jean exerçait son ministère principalement pendant les mois les plus doux de l’année, vu qu’il prêchait loin des habitations humaines, et qu’il baptisait par immersion. Quelle que soit la valeur de cette dernière opinion, tous les interprètes reconnaissent que la prédication de saint Jean-Baptiste a précédé le baptême de Notre-Seigneur d’environ six mois : en ajoutant à cet intervalle les quarante jours de jeûne qui séparent encore le baptême du Sauveur de sa première prédication, il s’ensuit que celle-ci a dû commencer entre la Pâque de l’an 29 et celle de l’an 30. Si l’on ajoute maintenant les trois ans est quelques mois qui forment la durée de la prédication du Sauveur jusqu’à sa dernière Pâque, on arrive à conclure que cette dernière Pâque est celle qui tomba le 3 avril de l’an 33. II. La date de l’an quinze de Tibère étant si clairement et si formellement appliquée par l’Evangile au début même de la prédication de saint Jean-Baptiste, comment peut-on y rapporter encore la mort même du Sauveur, laquelle ne peut avoir eu lieu qu’environ quatre ans plus tard ? Nous ne voulons pas répéter ici ce que nous avons dit au second paragraphe du chapitre précédent ; nous exposerons seulement les efforts de quelques modernes, pour justifier cette chronologie erronée, et en même temps nous en montrerons l’impuissance. Certes en présence d’une date aussi claire, l’embarras est extrême pour les contradicteurs, et l’on en peut juger par les expédients auxquels ils ont recours pour éluder la force réellement insurmontable du texte de saint Luc. Deux explications ont été proposées jusqu’à présent ; mais les principaux champions de chacune d’elles réfutent si parfaitement les arguments avancés en faveur de l’autre, qu’il nous suffira de leur emprunter ces réfutations. III. L’explication la moins sérieuse est évidemment celle que Sanclemente propose dans son ouvrage sur la Réformation de l’ère vulgaire. Voici en quoi elle consiste : L’auteur accepte la date donnée par saint Luc et fait rapporter comme nous l’an quinze de Tibère à l’intervalle compris entre le 19 août de l’an 28 et le même jour de l’an 29. Mais, après avoir bien déterminé et prouvé l’époque précise de cette date, il voudrait y rapporter, non pas le baptême, mais la mort du Sauveur. Pour cela, il suppose et prétend que saint Luc n’a raconté dans tout son évangile que des faits arrivés pendant les huit derniers mois de la prédication de Jésus-Christ, précisément depuis l’époque initiale de la quinzième année de Tibère, jusqu’à la Pâque de cette même année. Mais que faire alors de la prédication de saint Jean-Baptiste, du baptême de Notre-Seigneur, de son jeune de quarante jours et de son premier séjour en Judée, événements qui sont tous placés par saint Truc lui-même après l’indication de l’an quinze de Tibère, et qu’il faut nécessairement mettre avant les huit derniers mois de la vie publique du Sauveur ? Que faire de tout cela ? Ce n’est pas une grande difficulté pour Sanclemente il s’en tire en mettant tous ces événements entre parenthèses ! Rien que cela. Il place un point au lieu d’une virgule après les indications chronologiques et historiques données par saint Luc, au commencement du troisième chapitre de son évangile ; il ouvre alors sa parenthèse au milieu du second verset de ce chapitre ; il renferme dans cette parenthèse les événements de trois années entières, en l’étendant jusqu’au quatorzième verset du quatrième chapitre, et alors il fait rapporter le reste de l’évangile de saint Luc é la quinzième année de Tibère. Malheureusement pour un tel système, il suffit de citer cette énorme violence pour montrer combien elle est contraire à la vérité. Il est impossible d’ouvrir des parenthèses de cette nature, surtout lorsque rien ne l’indique dans le texte et qu’au contraire la suite du discours et la particule grecque δέ placée dans l’original au commencement de la phrase, relient évidemment la prédication de saint Jean-Baptiste à l’an quinze de Tibère. Le plus simple examen du texte rend donc cette explication complètement insoutenable. Enfin il est pareillement impossible de renfermer, dans un espace de huit mois seulement, tous les faits racontés par saint Luc, à partir du quatorzième verset du quatrième chapitre jusqu’à la fin de son évangile, et, nous le répétons, il suffit de citer de pareilles violences pour les réfuter. IV. La seconde explication proposée forme une objection plus sérieuse, et le nombre de ses adhérents la rend aussi plus digne d’attention. Elle consiste à, faire remonter la date initiale de l’empire de Tibère quelques années avant la mort d’Auguste, de sorte que l’an quinze de Tibère correspondrait à l’an 25 ou 26 de l’ère chrétienne et non pas à l’an 29. Pour bien comprendre le sens et la valeur de cette explication, il convient de jeter un coup d’œil sur l’histoire romaine de cette époque. D’après les témoignages de l’histoire, Tibère fut élevé graduellement par Auguste, pour continuer après lui la monarchie impériale des Césars. Décoré du titre honorifique d’Imperator en l’an 8 avant l’ère chrétienne (4706, P. J.), il reçut deux ans plus tard la puissance tribunitienne pour cinq ans, et cette puissance lui fut renouvelée onze ans après (4717, P. J.), lorsqu’il fut adopté par Auguste et reconnu comme héritier futur du pouvoir souverain. Quelques années plus tard, Tibère ayant heureusement terminé diverses guerres en Dalmatie et en Germanie, revint triompher à Rome. Suivant le P. Patrizzi, ce triomphe de Tibère doit être rapporté peu après le 16 janvier de l’an 12, E. C. De cette époque date pour Tibère une nouvelle et importante augmentation de pouvoirs : Auguste l’associe au gouvernement des armées et des provinces militaires. Ce n’est toutefois qu’après la mort d’Auguste que Tibère accepta enfin dans le sénat, mais en faisant paraître bien des hésitations, le rang suprême de l’empire, le PRINCIPATUS IMPERII, et c’est en vertu de ce pouvoir suprême, mais nouveau pour lui, qu’il reçut le serment des consuls et des armées. Ainsi, d’après l’explication dont nous parlons, saint Luc aurait compté les années de Tibère non pas depuis la mort d’Auguste en l’an 14, E. C., mais depuis l’association au gouvernement des provinces militaires en l’an 12. Telle est cette seconde explication, proposée la première fois au commencement du dix-septième siècle par Herwaert, répétée ensuite par Pagi, Lardner, Pezron[1], et enfin soutenue dans ces derniers temps avec une nouvelle érudition par le P. Patrizzi. Ce dernier ajoute même un nouveau développement à l’objection en prétendant (l. III, Diss. 89, n. 4) que l’association de Tibère ayant eu lieu dans les premiers mois de l’an 12, les Orientaux ont dia, suivant l’ancien usage, en reporter la date initiale au commencement de leur année courante, savoir : les Antiochéniens au premier Dius ou premier novembre, et les Juifs au premier Tisri précédent (16 septembre de l’an 11). Mais, tout en prétendant qu’il en fut ainsi, le P. Patrizzi ne donne aucune preuve de cette supposition, et l’histoire nous paraît y contredire. En effet, d’après le texte du Talmud, que nous avons cité plus haut, il faudrait sans doute reporter la date initiale de l’avènement d’un prince juif au premier jour de l’année sainte (lequel, pour le dire en passant, est le premier Nisan et non pas le premier Thisri) ; mais cet usage est loin d’être applicable ici, par cette raison toute simple que les Juifs, comme les autres peuples de l’Orient, le quittèrent en perdant leur autonomie, et qu’ayant été absorbés dans l’empire romain, ils durent compter les années des empereurs à la manière des Romains d’alors[2], c’est-à-dire à partir du véritable jour de l’avènement au trône. Le P. Patrizzi en convient pour les Antiochéniens (l. III, Diss. XIX, n. 28) ; l’histoire de Josèphe le prouve pareillement pour les Juifs[3]. Or saint Luc était d’Antioche, et il écrivait pour les Romains et pour les Juifs ; il s’ensuit qu’il a dû faire commencer la quinzième année de Tibère au véritable jour anniversaire de l’avènement de ce prince et ce point doit être tenu pour certain, quelle que soit d’ailleurs l’année à laquelle on rapporte cet avènement. Cette simple observation suffirait déjà, ou peu s’en. faut, pour démontrer l’impossibilité de rapporter la Passion du Sauveur à la date de l’an 29 ; car en admettant qu’un premier avènement de Tibère aurait eu lieu en l’an 12, E. C., la quinzième année de cet avènement commencerait dans les premiers mois de l’an 26 et il n’y aurait plus, jusqu’à l’an 29, que trois ans environ, au lieu d’un intervalle de quatre années entières, nécessaire pour les durées successives du ministère de saint Jean-Baptiste et de la prédication du Sauveur. Le P. Patrizzi prétend aussi appuyer son interprétation du texte de saint Luc sur l’original grec, et pour cela, il établit une distinction entre le mot άρχή et le mot ήγεμονία, ce dernier adopté par l’écrivain sacré. Mais le mot άρχή ne désigne pas plus exclusivement la puissance impériale que le mot ήγεμονία. Dion Cassius appelle άρχοντες, les proconsuls ou les propréteurs des provinces ; au contraire, toutes les fois que le mot ήγεμών est employé dans la sainte Écriture en parlant des rois, il désigne toujours leur puissance royale et non pas un pouvoir antérieur ou digèrent, et la preuve qu’il en est ainsi pour Tibère dans saint Luc, c’est que le mot ήγεμονία est traduit par le mot imperium, dans la version latine, et qu’il a toujours été compris par les anciens dans le sens que nous lui attribuons. En effet, le grand malheur de cette interprétation du texte de saint Lue est qu’elle a été inconnue de toute l’antiquité. Tous les historiens profanes ou sacrés, tous les auteurs contemporains de Tibère ou postérieurs à ce prince jusqu’au dix-septième siècle de l’ère chrétienne, tous, sans exception, n’ont jamais connu qu’une seule manière de compter les années du règne de cet empereur ; tous les font commencer à la mort d’Auguste, et l’on n’en trouve aucun qui les fasse remonter à l’association au gouvernement des provinces (voir N. J. n °5). Le P. Patrizzi lui-même est forcé d’en convenir, en demandant exception pour le seul saint Luc. Voici ses propres paroles (l. III, Diss. XIX, n. 45) : Le P. Pagi, disait-il, ne prouvera jamais à personne ce qu’il avance de Jules Africain, savoir que cet auteur a compté les années de Tibère depuis l’époque où Auguste l’associa au gouvernement des provinces, car quoi qu’il en dise, PERSONNE, PARMI TOUS LES ÉCRIVAINS DE L’ANTIQUITÉ, N’A JAMAIS SUIVI CETTE MANIÈRE DE COMPTER, à l’exception du seul sains Luc. On ne peut désirer un aveu plus explicite et plus contraire à l’interprétation que nous combattons. V. L’association de Tibère a si peu servi d’époque pour compter les années, que les historiens ne nous en donnent même pas la date précise, et que l’on est réduit à conjecturer cette date à quelques mois prés. Ensuite cette association n’a certainement pas entraîné avec elle le partage du rang suprême, du principatus imperii, comme parle Tacite, et elle n’a pas été pour Tibère un avènement à l’empire. Ce prince a sans doute pu être appelé collega imperii, deux ans avant la mort d’Auguste, et même être déclaré imperator, vingt ans auparavant ; mais les mots imperator et imperium n’avaient pas encore le sens parfaitement défini que l’usage leur adonné par la suite. Tous ces titres et tous ces pouvoirs, plus ou moins étendus, suivant les volontés d’Auguste, ne conféraient point à Tibère le rang suprême, ce pouvoir absolu qui n’avait encore aucune désignation officielle, afin d’en mieux dissimuler la réalité odieuse et nouvelle. Les noms de Prince[4] et d’Auguste étaient alors les seuls titres particuliers au souverain : mais celui qui les portait était trop ambitieux pour les donner à Tibère, et celui-ci trop habile pour rien demander de semblable. Aussi c’est seulement après la mort d’Auguste qu’il reçut du sénat tous ces titres, et que les consuls, le sénat et les armées lui prêtèrent pour la première fois le serment de fidélité. Si Tibère eût été dans la troisième année de son règne à la mort d’Auguste, comment se ferait-il qu’aucun des historiens ne l’eût fait observer ? Pourquoi, au contraire, ces mêmes historiens soupçonneraient-ils Livie d’avoir empoisonné Auguste pour l’empêcher d’appeler au trône le jeune Agrippa Posthume, et comment s’accorderaient-ils à nous montrer cette femme ambitieuse cachant avec soin la mort de son époux, et puis, quand toutes ses mesures sont prises, publiant à la fois le décès d’Auguste et l’avènement de Tibère au pouvoir ? Malgré cette nouvelle, Rome et l’empire sont dans l’incertitude : le nouvel empereur écrit aussitôt aux armées pour s’imposer à elles, COMME S’IL VENAIT DE RECEVOIR LE PRINCIPAT, tanquam adepto principatu ; mais il se conduit bien différemment avec le sénat ; parce qu’il voulait faire dire qu’il était appelé au pouvoir par le choix de la république et non qu’il s’y était glissé par les intrigues et les obsessions d’une femme auprès d’un vieillard mourant[5]. Quelque hypocrite que fût Tibère, s’il eût déjà officiellement possédé le pouvoir souverain depuis deux ou trois ans, il ne se serait certainement pas abaissé à jouer dans le sénat cette scène fameuse, si vivement reproduite par le pinceau de Tacite (Ibid., n. 11, 12 et 13) : Versæ ad Tiberium preces, etc. Les sénateurs supplient Tibère de se charger du gouvernement de l’empire : Tibère refuse, il allègue mille raisons pour colorer ce refus simulé, et alors pleurs, gémissements et prières de la part des sénateurs qui n’ont qu’une peur, celle de paraître comprendre la dissimulation du prince. Enfin fatigué de ces pleurs et de ces prières, Tibère finit par accepter l’empire, mais comme en cessant de le refuser. Il y eut, dit Velleius, un des nombreux flatteurs de l’époque, il eut un combat dans la ville : le sénat et le peuple luttant contre César pour le contraindre à succéder au rang de son père. (Vell., II, 124.) — Il reçut l’empire, dit Suétone, mais comme malgré lui et en gémissant d’une si pénible et si pesante servitude (In Tiber., n. 24). Le changement de règne n’est pas moins sensible dans les provinces et dans les armées, la même là l’on veut que Tibère ait déjà exercé officiellement son pouvoir impérial. Junius Blæsus, légat général des légions de Pannonie, apprend en même temps la fin d’Auguste et le commencement de Tibère (Tacite, Ann., I, n. 16). Partout les légions sont appelées à prêter le serment de fidélité au nouveau prince, et nous n’avons pas besoin de rappeler ici les commotions et les séditions produites alors dans les armées et notamment dans celles des Gaules qui, malgré les ordres reçus de Rome, voulaient proclamer empereur Germanicus et non pas Tibère. Il est rare de trouver dans l’histoire l’avènement d’un prince marqué par des signes aussi peu équivoques que ceux qui, après la mort d’Auguste, signalèrent l’arrivée de Tibère au trône impérial. (De vulg. æræ, p. 182-184.) VI. Après le témoignage des historiens, nous citerons ici, d’après Sanclemente, un témoignage encore plus authentique, parce qu’il est plus officiel, le témoignage des médailles frappées à cette époque. Les monnaies, dit-il, tant latines que syriennes, frappées en l’honneur de Tibère, nous attestent encore aujourd’hui, de la manière la plus évidente, ces deux faits : savoir que Tibère n’a jamais, du vivant d’Auguste, partagé avec lui le principat ou le souverain pouvoir, et ensuite que le commencement de son empire n’a pas d’autre date que le décès d’Auguste. A la mort de ce prince, Tibère avait la puissance tribunitienne pour la seizième fois, comme l’attestent les fastes capitolins et d’autres monuments : aussi, avant cette époque, Tibère est toujours désigné sur les monnaies avec les titres de César et de fils d’Auguste. Mais c’est seulement à la fin de cette année, seizième de sa puissance tribunitienne, et durant les années suivantes, qu’il prend le titre d’Auguste, seul indice certain du souverain pouvoir ; et ce titre, que Tibère avait refusé dans le sénat en acceptant l’empire, commence cependant à paraître dès lors sur les médailles comme signe de son pouvoir. De plus, sur les monnaies syriennes frappées tant à Antioche qu’à Séleucie, nous voyons l’an premier de Tibère joint avec l’an 45 de l’ère de la bataille d’Actium, et l’an 3 de Tibère joint pareillement avec l’an 47. Toutes ces monnaies ont été frappées sous Silanus préfet de Syrie, et portent l’inscription suivante : ΕΠΙ ΣΙΛΑΝΟΥ. ΑΝΤΙΟΧΕΩΝ ou ΕΠΙ ΣΙΛΑΝΟΥ. ΣΑΛΕΥΚΕΩΝ. avec l’indication numérique des deux systèmes d’années ; sur les unes : Α. ΕΜ. ou 1 et 45 et sur les autres Γ. ΖΜ. ou 3 et 47. Ces monuments établissent ainsi de la manière la plus claire que c’était seulement à partir de la mort d’Auguste que Tibère datait le commencement de son principat, et il comptait ainsi les années de son empire, tant à Rome que dans les provinces, encore que, dans le gouvernement de celles-ci, il est déjà partagé avec Auguste le pouvoir proconsulaire. La 45e année de l’ère d’Actium commençait en effet dans le courant de l’automne de l’an de Rome 767 selon Varron (14, E. C.), quelques jours après la mort d’Auguste, arrivée le 19 août précédent, et elle finissait dans l’automne de l’année suivante. La première année du principat de Tibère, telle qu’elle est inscrite sur les monnaies d’Antioche et de Séleucie, appartient donc à l’année même qui suivit la mort d’Auguste, et le règne de ce prince n’a pas eu d’autre commencement. Nous avons vu plus haut que le P. Patrizzi était lui-même obligé de partager ici le sentiment de Sanclemente, et de reconnaître que TOUS les auteurs anciens n’avaient jamais connu qu’une seule manière de compter les années de l’empire de Tibère. Il demande, il est vrai, exception pour saint Luc SEUL. Mais à quel titre admettre une pareille exception ? VII. En résumé, tous les auteurs anciens ont toujours fait courir la quinzième année de Tibère, depuis le 19 août de l’an 28 de l’ère chrétienne jusqu’au 19 août de l’année suivante ; tous les documents de l’histoire profane, tous les auteurs et toutes les médailles dont on peut invoquer le témoignage attestent que telle est la seule et véritable chronologie des années de l’empire de Tibère. Nous croyons donc, d’après cette unanimité des témoignages, qu’il est impossible que saint Luc ait appelé quinzième année celle qui pour tout le monde n’aurait été que la douzième ou même la onzième. Cet évangéliste, dont le style si pur a toujours été admiré pour sa clarté, n’a pu, en donnant cette date, proposer une énigme à peu prés insoluble et induire ainsi en erreur tous les Pères de l’Église, toute l’antiquité chrétienne et les auteurs qui ont suivi jusqu’au dix-septième siècle. Une telle supposition porterait une trop grave atteinte à la véracité des livres saints et même aux premières règles de la critique historique ; c’est pourquoi nous concluons que la quinzième année de Tibère, d’après l’Évangile, est bien certainement, aujourd’hui comme autrefois, pour saint Luc comme pour tout le monde, celle qui a commencé le 19 août de l’an 28 pour finir au 19 août de l’an 29 de l’ère chrétienne, et c’est bien dans cet intervalle que saint Jean-Baptiste a inauguré par ses premières prédications la grande ère de notre salut. § II — DEUXIÈME DATE EXACTE. Époque des ténèbres qui couvrirent la terre au moment de la mort du Sauveur. I. Voici le témoignage des Évangélistes : Après qu’ils eurent crucifié Jésus..... des ténèbres se répandirent sur toute la terre depuis la sixième heure du jour jusqu’à la neuvième. Et vers la neuvième heure Jésus ayant de nouveau poussé un grand cri, expira. Et voici que le voile du temple se déchira en deux parties depuis le haut jusqu’au bas ; la terre trembla et les rochers se fendirent (Matth., XXVII, 45). Saint Matthieu, saint Marc et saint Luc racontent les mêmes faits à peu prés dans les mêmes termes, et ils étaient tous les trois contemporains et témoins des événements, au moins quant aux ténèbres de cette journée. II. Voici maintenant le témoignage de l’historien païen Phlégon : En la quatrième année de la deux cent deuxième olympiade, il y eut une éclipse de soleil la plus grande que l’on ait jamais vue : la nuit se fit vers le milieu du jour à tel point que les étoiles devinrent visibles, et, un tremblement de terre ayant eu lieu dans la Bithynie, la secousse détruisit une partie de la ville de Nicée[6]. Eusèbe, après avoir cité ce texte de Phlégon, ajoute qu’il a trouvé les mêmes faits consignés dans d’autres documents composés par des historiens grecs, et ces faits étaient rapportés par eux à la même date que celle donnée par Phlégon. Ce dernier qui était un affranchi de l’empereur Adrien avait écrit l’histoire des Olympiades depuis leur origine jusqu’à l’époque où il vivait, c’est-à-dire jusqu’à l’an 138, E. C. Cet ouvrage, que le temps nous a ravi, comme tant d’autres, était bien connu des païens et des chrétiens des premiers siècles. Aussi Jules Africain, Origène, Eusèbe, Philopone et autres, citent Phlégon en indiquant ce passage de ses œuvres et en y renvoyant leurs contemporains. Eusèbe, qui était au quatrième siècle le plus habile chronologiste de l’antiquité, avait en grande estime la science de Phlégon, et il l’appelle lui-même un excellent chronologiste. III. Jules Africain, qui écrivait vers l’an 224, après avoir invoqué l’autorité des livres tout récents de Phlégon, cite de plus l’historien grec Thallus, à propos du même fait. Ce sont, dit-il, ces mêmes ténèbres que Thallus mentionne comme une éclipse de soleil dans le troisième livre de ses histoires[7]. Sur quoi Jules Africain remarque que Thallus employait mal à propos le mot éclipse de soleil, puisque ces ténèbres avaient eu lieu à l’époque de la pleine lune, lorsque les éclipses de soleil sont de la plus extrême impossibilité. Tertullien mentionne également le même phénomène miraculeux et, dans son Apologétique, il renvoie les païens à leurs propres archives pour en constater la réalité historique. Vous avez, dit-il, dans vos archives la relation de cet événement qui troubla le monde[8]. — Cherchez dans vos annales, disait aussi le saint martyr Lucien à ses juges, et vous y trouverez qu’au temps de Pilate, le soleil étant devenu invisible en plein midi, la lumière du jour fut soudainement remplacée par des ténèbres (Rufin, l. IX, c. 6). IV. D’après tous ces témoignages, l’éclipse mentionnée par les historiens profanes est bien la même chose que les ténèbres racontées par les évangélistes. En effet cette éclipse fut plus grande que toute autre et elle arriva au milieu du jour. Quant au tremblement de terre, le texte de Phlégon n’indique pas clairement s’il accompagna l’obscurité. Mais les deux premières circonstances seules suffisent pour spécialiser le fait et montrer qu’il est bien identique avec celui que les évangélistes ont constaté. Ce qui le prouve encore mieux, c’est que la quatrième année de la 202e olympiade s’étendant depuis la néoménie du 27 juin de l’an 32 à celle du 16 juillet de l’an 33, il n’y eut dans cet intervalle aucune éclipse naturelle de soleil dans aucun lieu du monde. V. Les chrétiens des premiers siècles, qui n’avaient pas les éléments nécessaires pour le calcul des éclipses, n’ont pu faire comme nous cette remarque importante, et ils ont souvent hésité à tirer la conclusion de l’identité évidente de ces ténèbres avec celles qui accompagnèrent la mort du Sauveur. Origène en particulier, en citant ce passage de Phlégon dans ses discussions avec les païens, n’a pas osé le donner comme une preuve évidente du teste évangélique, d’autant plus qu’il se trompait lui-même sur la véritable année de la mort du Sauveur[9]. Disons-le aussi : les hommes de ce temps, habitués presque tous à voir les éclipses sans les prévoir et souvent même sans en comprendre la cause physique, ne donnèrent pas à cet événement surnaturel toute l’importance qu’il méritait et ne le distinguèrent pas des éclipses ordinaires. Mais la science moderne ne nous laisse pas la moindre confusion à cet égard et elle nous permet de conclure ici avec assurance. VI. Ainsi trois choses sont certaines : 1° la lumière du soleil fut soudainement obscurcie au moment de la mort du Sauveur et ces ténèbres extraordinaires ont été constatées par les auteurs profanes comme par les évangélistes ; 2° les auteurs profanes rapportent ces ténèbres à la quatrième année de la deux cent deuxième olympiade ; 3° cette année-là même, il ne put y avoir aucune éclipse naturelle de soleil, et de plus les circonstances mentionnées par Phlégon prouvent à elles seules qu’il s’agit bien dans son récit des mêmes ténèbres dont il est question dans l’Évangile. La mort du Sauveur doit donc être placée d’après ce témoignage dans l’intervalle de l’année olympique qui s’est écoulée du 27 juin de l’an 32 au 16 juillet de l’an 33, E. C. Et quant au jour même de ce grand événement, il est dès lors bien facile de le préciser, puisqu’il a coïncidé avec la Pâque juive, c’est-à-dire avec le 15e jour de la première lunaison du printemps ; or ce jour se trouve être en l’an 33, E. C., le vendredi 3 avril. Cette coïncidence du vendredi avec le jour de la Pâque, en cette année-là, va nous donner, dans le paragraphe suivant, une preuve de plus pour confirmer cette même date. § III — TROISIÈME DATE EXACTE. Coïncidence de la Pâque avec un vendredi, le jour même de la Passion du Sauveur[10]. I. La donnée chronologique, que nous allons étudier dans ce paragraphe, est une des questions historiques et théologiques les plus intéressantes, en même temps que l’une des plus compliquées : aussi a-t-elle déjà rempli de nombreux volumes[11]. Avant donc de déduire la solution chronologique qui s’y rattache, nous croyons devoir exposer, avec le plus de clarté et de brièveté possible, les faits eux-mêmes avec leur explication la mieux fondée. Nous rappellerons tout d’abord que Dieu lui-même, dans le Pentateuque, avait fixé la célébration de la Pâque au quinzième jour du mois lunaire coïncidant avec la maturité des moissons nouvelles, c’est-à-dire pour la Palestine, au, quinzième jour du mois de Nisan, alors que, pour la première fois, depuis l’équinoxe du printemps, la lune brille dans toute sa plénitude. L’agneau pascal devait être immolé dès la veille au soir ou le quatorzième jour du mois, un peu avant le coucher du soleil, et il devait être mangé au commencement de la nuit suivante, laquelle appartenait tout entière au quinzième jour, selon la manière de compter le temps chez les Juifs. Ce quinzième jour était le premier, le plus grand et le plus solennel de cette fête, qui durait sept jours, consécutifs et qui était elle-même la plus solennelle de toutes chez les Juifs, comme elle l’est aujourd’hui chez les chrétiens. Il était absolument défendu de faire aucune œuvre servile durant le grand jour de la Pâque ; mais cette défense était moins rigoureuse que celle qui concernait le sabbat, et la loi de Moïse permettait du moins en ce jour, comme pendant les autres fêtes annuelles, de faire du, feu et de préparer des aliments (Exode, XII, 18), ce que les Pharisiens interdisaient sévèrement durant, les jours de sabbat. A partir du quatorzième jour de Nisan, à midi, commençait l’usage des Azymes ou pain sans levain, et, pendant les sept jours de la fête, on ne mangeait que de cette sorte de pains. De là la coutume d’appeler ce temps fête des Azymes, aussi bien que fête de la Pâque ; car la fête consistait à la fois dans l’immolation de l’agneau pascal et dans la manducation du pain azyme. Cette fête contenait ainsi le plus admirable symbolisme ou plutôt, prophétie grandiose et vivante, pendant quatorze siècles elle figura, chaque année, le double sacrifice que devait réaliser, en ce même jour, le véritable Agneau pascal : le sacrifice sanglant de la croix joint au sacrifice non sanglant du pain eucharistique ; et, comme si ce n’était pas assez de ces quatorze siècles où la Pâque se fit au lieu même de l’immolation du Christ, les Juifs répandus aujourd’hui par toute la terre, et après dix-huit siècles d’exil, font encore cette fête symbolique au même temps que les chrétiens célèbrent le grand anniversaire, de la Rédemption des hommes ; les débris d’Israël mangent encore les pains sans levain au même temps que les chrétiens participent aux nouvelles Azymes devenues le corps du Sauveur. 0 fête de Pâques, fête des fêtes, fête de tous les grands pressages de Dieu vers l’homme et de l’homme vers Dieu, fête de la délivrance, de la rédemption, et de l’éternelle résurrection, pourquoi ne pas énumérer ici les mystères et les gloires que tu rappelles : la promesse de salut qui, au premier printemps du monde, put seule consoler Adam de la perte de l’Eden[12], et plus tard le peuple de Dieu sortant de l’Egypte et de la servitude, et enfin les grands mystères de la Pâque nouvelle : le corps du Christ donné en nourriture, le sacrifice du Calvaire enfin consommé, le Dieu ressuscité déléguant à ses ministres le pouvoir d’absoudre, le chrétien purifié et sanctifié ressuscitant avec son Dieu, et le suprême passage des Saints aux splendeurs divines ! Elle était belle, dans l’ancienne Jérusalem et sous le ciel oriental, cette nuit sainte, entièrement éclairée par la première lune du printemps, alors que tout un peuple participait au festin de l’agneau et redisait les hymnes de sa délivrance. Il est plus beau encore, dans l’église du Christ, ce jour que le Seigneur a fait entre tous les autres, et dans lequel le chrétien, chantant l’alléluia de la résurrection, vient recevoir son Dieu et puise à l’autel une nouvelle vie, tandis qu’autour de lui la terre rajeunie donne ses nouvelles fleurs. Et il sera encore mille fois plus beau, dans la Jérusalem céleste, le jour de la grande Pâque et de la grande résurrection, quand les saints se relèveront pour suivre le triomphe de l’Agneau ! II. Mais revenons aux faits matériels de la grande Pâque de la passion. Nous devons en signaler trois : 1° la mort du Sauveur est arrivée un vendredi ; 2°, la veille de ce jour, ou le jeudi soir, Notre-Seigneur a fait la Pâque légale avec ses apôtres ; et 3° les Pharisiens, avec la masse de la nation, n’ont pas fait la Pâque en même temps que Notre-Seigneur, mais bien le vendredi soir, et le grand jour de la fête a été pour eux le samedi et non le vendredi. Parmi ces trois faits, il n’y a jamais eu le moindre doute sur le premier, c’est-à-dire sur la coïncidence du jour de la Passion avec un vendredi[13]. Quant au second, l’Evangile et la tradition sont également formels pour l’attester : les trois premiers évangélistes rapportent au premier jour des Azymes (14 Nisan) l’ordre donné par Notre-Seigneur de préparer la Pâque : Le premier jour des Azymes, quand ils immolaient la Pâque, dit saint Marc ; ou bien suivant saint Luc : Le premier jour des Azymes arriva dans lequel il fallait immoler la Pâque[14]. Conformément à l’ordre donné par le Sauveur, Pierre et Jean préparent la Pâque et pendant ce repas, Notre-Seigneur dit lui-même à ses apôtres : J’ai ardemment désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir. La tradition affirme pareillement que Notre-Seigneur a réellement fait la Pâque dans la nuit du jeudi au vendredi ; l’Église même se plait à rappeler ce fait auguste dans sa liturgie et à le chanter dans ses hymnes[15]. Le troisième fait ne nous paraît pas moins certain, quoiqu’il semble contradictoire avec le second ; la plupart des Juifs n’ont pas fait la Pâque en même temps que Notre-Seigneur, mais bien le vendredi soir et le grand jour de la fête pour eux a été le samedi et non le vendredi. Différentes preuves établissent ce fait remarquable. Ainsi les œuvres serviles étant défendues le jour de Pâque, les Juifs n’auraient pu ni prendre, ni juger Notre-Seigneur dans ce grand jour. Il parait même que l’on devait surseoir à l’exécution des condamnés pendant les sept jours des Azymes, et nous avons un exemple de cette observance dans la détention de saint Pierre, sous le roi Hérode-Agrippa. Le supplice du prince des apôtres était décidé ; mais il ne pouvait être mis à exécution qu’après les jours de la fête. Erant autem dies azymorum, etc. (Actes, XII, 3, etc.) Pierre était donc étroitement gardé dans l’attente du supplice lorsque l’ange de Dieu le délivra. Cet exemple nous explique pourquoi les conspirateurs Juifs montrent tant de précipitation pour prendre, juger et faire crucifier Jésus avant le jour oh ils devaient eux-mêmes célébrer la fête. C’était, comme on le voit par l’exemple de saint Pierre, pour ne pas être obligés de remettre à huit jours l’exécution de leur dessein[16]. Il est bien probable aussi que Joseph d’Arimathie, Nicodème et les saintes femmes, qui entreprirent d’ensevelir le corps du Sauveur, dés le vendredi soir, n’eussent point pu acheter le linceul et les aromates, si ce jour eût été communément regardé comme étant celui de la fête par la masse du peuple[17]. De plus les Juifs, dans leur délibération contre Notre-Seigneur, déclarent formellement vouloir éviter de le prendre et de le mettre à mort pendant le jour de la fête ; la raison qu’ils en donnent n’est pas, il ; est vrai, leur respect pour la loi, mais ils veulent choisir un autre jour, pour éviter, disent-ils, un tumulte populaire pendant la Pâque ; et cette parole contribue à prouver qu’ils ont dû en effet mettre leur complot à exécution avant le jour où eux-mêmes, ainsi que la majeure partie du peuple, devaient célébrer cette fête[18]. Enfin la preuve suivante nous parait péremptoire : saint Jean affirme que les princes des prêtres et les sénateurs juifs n’avaient pas encore fait la Pâque, le matin du vendredi. Ils n’entrèrent point, dit-il, dans le prétoire de Pilate, afin de rester purs de toute souillure légale et de pouvoir ainsi manger la Pâque. Il ajoute que le vendredi, jour de la Passion du Sauveur, était en même temps, pour les Juifs, le jour de la Préparation de la Pâque, que le Sabbat suivant était grand, c’est-à-dire était le grand jour de la fête et que pour cette raison les corps des suppliciés ne pouvaient rester exposés sur leurs croix ce jour-là, tandis qu’ils pouvaient y languir le vendredi sans inconvénient. Toutes ces preuves réunies revêtent ainsi d’une complète certitude ce fait que la masse de la nation juive avec les Pharisiens et les prêtres n’ont pas mangé la Pâque le même jour que Notre-Seigneur et les apôtres, mais bien vingt-quatre heures après, ou le vendredi soir. III. Ces trois faits étant ainsi établis, nous allons les expliquer et les concilier par les considérations suivantes ; après quoi nous déduirons la solution chronologique. Lorsqu’au temps de Notre-Seigneur, le quinzième jour du mois lunaire de Nisan tombait astronomiquement un vendredi, la plupart des Juifs d’alors remettaient la fête de Pâque au lendemain samedi, comme le font encore les Juifs d’aujourd’hui, à l’exception des anti-talmudistes ou Caraïtes, et l’immolation de l’agneau pascal avait ainsi lieu pour la plus grande partie de la nation, le vendredi soir et non le jeudi. Telle est, selon nous, la solution vraie de cette grande question. S’il s’agissait des Juifs d’aujourd’hui, il n’y aurait aucune objection à faire contre cette solution, car, en vertu de la règle talmudique appelée règle de Badu, les trois grandes fêtes de Pâque (15 Nisan), des Expiations (10 Thisri) et des Tabernacles (15 Thisri) ne doivent jamais être célébrées un vendredi, ou le jour de la préparation (parascève) du Sabbat. Toutes tes fois que la date de ces fêtes devrait naturellement coïncider avec un vendredi, les Talmudistes, en vertu de cette règle, donnent un jour de plus au mois de Marshevan ; les mois suivants se trouvent par là reculés d’un jour et la date de la fête, qui aurait dû coïncider avec le vendredi, est ainsi reportée au samedi. Mais deux questions se présentent : 1° les Juifs observaient-ils déjà cette règle au temps de la Passion, et 2° s’ils l’observaient, comment se fait-il que Notre-Seigneur ait refusé de les imiter et qu’il ait mangé l’agneau pascal un jour plus tôt ? IV. Voici la réponse à la première de ces questions, réponse éminemment probable sinon certaine : Les règles du calendrier hébraïque actuel remontent à une époque très ancienne et, d’après la tradition talmudique, elles ont été réunies et formulées d’une manière définitive, en l’an 338 de l’ère chrétienne, par plusieurs rabbins fameux, et notamment par Rabbi Hillel, le prince des docteurs juifs à cette époque[19]. Mais Hillel n’a pas inventé la plupart de ces règles et encore moins celles qui ont pour objet la translation des fêtes[20]. S’il a attaché son nom à la réforme du calendrier hébraïque, c’est surtout parce qu’il a fixé, avec une nouvelle précision, les rapports des mois lunaires avec les années solaires, et l’on sait que cette concordance des années et des mois hébraïques avec le cours du soleil et de la lune est assez exacte pour que le calendrier d’Hillel ait traversé quatorze siècles sans avoir à subir une nouvelle réforme. Une telle exactitude suffit bien pour la gloire d’Hillel, surtout quand en se rappelle que l’erreur du calendrier de Jules César a depuis longtemps nécessité la réforme grégorienne. Les règles relatives à la translation des fêtes doivent même être antérieures à la destruction du temple de Jérusalem, par cette raison toute simple qu’après la seconde dispersion des Juifs, il eût été moralement impossible d’introduire des dérogations aussi graves dans la célébration des fêtes et de faire recevoir ces dérogations uniformément dans tous les pays du monde par un peuple opiniâtrement attaché à ses traditions et naturellement ennemi de toute innovation. La ruine de Jérusalem, survenue trente-sept ans seulement après la Passion, a immobilisé ce peuple dans ses traditions ; elle a en fait une pétrification vivante, sur laquelle, d’après les vues de la Providence, nous pouvons rechercher la solution des problèmes que nous offrent les saintes Écritures et en particulier celui qui nous occupe. V. Or, bien avant la ruine de Jérusalem, la translation des principales fêtes du vendredi au samedi était la conséquence naturelle du repos sabbatique exagéré, tel que les pharisiens le commandaient et l’observaient. En prohibant pendant la journée du samedi les travaux les plus indispensables, les Juifs étaient obligés de préparer le vendredi tout ce, qui était nécessaire pour le lendemain. Aussi, tandis que les autres jours ouvrables de la semaine n’étaient distingués que par leur numéro d’ordre, comme premier pour dimanche, second pour lundi, etc., seul le sixième jour avait un nom particulier ; c’était le Parascève ou le jour de la Préparation du Sabbat, autrement, le jour du travail par excellence, comme le samedi était le jour du repos absolu. L’occurrence des fêtes solennelles avec la Préparation du Sabbat était donc des plus fâcheuses, et les docteurs de la loi, qui étaient en même temps les maîtres du calendrier, durent l’éviter en retardant d’un jour l’année qui aurait présenté cette occurrence. VI. Mais le travail du Parascève n’était pas la seule raison qui motivât alors cette translation ; on en trouve encore d’autres dans l’accomplissement de cérémonies contemporaines du second temple et disparues avec lui. Voici quelle était l’une de ces cérémonies : le soir de la Pâque, le grand sanhédrin de Jérusalem déléguait trois hommes pour aller hors de la ville cueillir l’homer ou la gerbe sacrée, prémices de la moisson nouvelle. Le peuple des villages voisins s’assemblait au lieu désigné et là on attendait que le jour de la fête fût complètement expiré. Les envoyés demandaient alors trois fois si le soleil était disparu sous l’horizon, et, après qu’on leur avait répondu autant de fois qu’il l’était, ils moissonnaient assez d’épis pour fournir une gerbe devant donner trois sala de grain. Après la nuit et le lendemain de la Pâque, on présentait ce grain au sacrificateur qui était de semaine ; il en jetait une partie dans le feu sacré sur l’autel et la moisson était alors déclarée ouverte par cette offrande solennelle des prémices[21]. Cette cérémonie étant figée au soir de la fête de Pâque, son accomplissement devait nécessairement être un cas de conscience très grave pour les Pharisiens, lorsque la fête tombait un vendredi. Il fallait en effet moissonner la gerbe sacrée le soir de ce jour après le coucher du soleil ; mais alors la journée du Sabbat était commencée et on sait quelle était l’opinion des Pharisiens sur le repos sabbatique ; l’Évangile nous apprend qu’ils faisaient un crime aux Apôtres d’avoir osé, dans un cas de nécessité, rompre quelques épis pendant ce jour. Qu’auraient-ils dit, s’il se fût agi d’une gerbe entière ? En transférant la fête de Pâque du vendredi au samedi, on évitait encore une autre occurrence également fâcheuse. La fête des Rameaux (Hosanna rabba) étant fixée chez les Juifs au 21 Thisri, ou 183 jours après la Pâque, tombait nécessairement un samedi, toutes les fois que la Pâque arrivait elle-même un vendredi. Or, d’après les Talmudistes, Hosanna rabba ne peut avoir lieu le jour du Sabbat parce qu’il faudrait alors violer le repos légal pour cueillir et porter les rameaux conformément au cérémonial de cette fête[22]. C’est ainsi que, par des raisons évidemment empruntées à des usages disparus depuis la destruction du second temple, les Pharisiens avaient été amenés à transférer la fête de Pâque du vendredi au samedi, et par suite celle des Rameaux du samedi au dimanche. VII. L’origine de ces translations, antérieure à la ruine du second temple, doit même remonter à la naissance des trois grandes sectes qui divisèrent les Juifs en Pharisiens, Sadducéens et Esséniens. Le nom de Pharisiens, donné à la principale secte, signifie séparation, division, et indique que les auteurs de dette secte se séparaient en effet du reste de la nation par leurs observances particulières et par leur interprétation trop littérale et trop absolue de certains textes de la loi. On sait que le Talmud, ce code inextricable des Juifs actuels, est l’œuvre des Pharisiens, et que cette secte a fini par absorber en elle le gros de la nation, surtout depuis la ruine de Jérusalem. Or les Talmudistes suivent aujourd’hui les règles de la translation des fêtes, et les Sadducéens, au contraire, dont les représentants subsistent encore et portent le nom de Karaïtes, ont toujours refusé et refusent encore de se conformer à ces règles. Quant aux Esséniens, ils ont disparu vers l’époque de la ruine de Jérusalem (70, E. C.), convertis presque tous et absorbés dans le christianisme. La translation de la Pâque, toutes les fois qu’elle tombait un vendredi, nous parait avoir ainsi fait partie de ces observances scrupuleuses, qui dans l’origine séparèrent les Pharisiens du reste de la nation, et qui séparent encore aujourd’hui les Karaïtes des Talmudistes. VIII. La Gémara de Jérusalem attribue même aux Pharisiens d’autrefois un scrupule encore plus exagéré. En l’an 40 avant l’ère vulgaire, le 15 Nisan tombant un dimanche (18 avril 4674, P. J.), ils hésitèrent à immoler l’agneau pascal pendant la soirée du Sabbat, et le premier Hillel étant venu de Babylone à Jérusalem, on le consulta pour savoir si le précepte de l’immolation de la Pâque passait avant celui du repos sabbatique. Ce prince des docteurs juifs fit la réponse suivante La Pâque est-elle donc le seul sacrifice qui serait empêché par le repos du sabbat ? N’y a-t-il pas un grand nombre de Pâques dont l’immolation interrompt fréquemment le repos sabbatique ? — Il appelait ainsi du nom de Pâque toutes les victimes du sacrifice perpétuel[23]. Il nous semble évident que les mêmes hommes, qui hésitaient alors sur une pratique aussi ancienne et aussi autorisée, avaient dû bien auparavant songer aux inconvénients qu’entraînait l’occurrence de la Pâque un vendredi, de la moisson de l’Homer le soir de ce jour, et de l’Hosanna rabba un samedi ; s’ils n’interrogèrent point Hillel sur ce sujet, c’est que la translation de ces fêtes était déjà admise par eux comme règle de conduite. IX. Cette translation de la Pâque d’un jour à l’autre dut être facilitée, dans l’origine, par l’usage qui permettait de donner deux jours à la célébration des principales fêtes[24]. Or cet usage était basé précisément sur la différence des calendriers dont se servaient les Juifs après la captivité de Babylone. Dispersés dans le monde entier, ils suivaient tous le système de l’année luni-solaire ; mais ils différaient dans l’agencement des mois de 29 jours avec ceux de 30 jours, ce qui les mettait souvent en désaccord d’un jour sur le quantième du mois. Pour obvier à cet inconvénient, Esdras, dit-on[25], avait décidé que les principales fêtes se célébreraient deux jours de suite. Que cet usage remonte ou non jusqu’à Esdras, il faut cependant admettre qu’il est antérieur à la naissance des trois grandes sectes citées plus haut, puisque les Karaïtes, malgré leur aversion pour toutes les innovations pharisiennes, l’observent aussi bien que les Talmudistes. Cet usage a donc précédé de quelque temps la règle de la translation de la Pâque. Nous croyons aussi qu’il était, dans l’origine, simplement facultatif, et qu’il n’avait d’autre but que de permettre aux Juifs habitant hors de la Judée, entre autres aux Galiléens et aux Hellénistes, de célébrer la Pâque au jour marqué par leur propre calendrier, lorsque ce jour n’avait pas la même date à Jérusalem. Mais avec l’esprit étroit des sectes juives, cet usage est devenu plus tard une obligation : il faut maintenant célébrer les fêtes pendant deux jours ; tous les avantages de la règle de Badu deviennent ainsi illusoires, puisque, dans lé cas où le premier jour de la fête tombe le jeudi, il faut aussi bien chômer le vendredi, et cela fait, avec le samedi suivant, trois jours de fête consécutifs. En se reportant à l’époque de toutes ces coutumes, on comprend que toutes les fois que la Pâque ne tombait pas un jour loisible au gré des Pharisiens, il leur était facile de la remettre au lendemain, et une décision des Pharisiens, au temps de Notre-Seigneur, avait déjà force de loi pour la masse du peuple. X. Mais, d’autre part, les mômes raisons, qui déterminaient les Pharisiens dans ces circonstances, devaient rester sans effet sur Notre-Seigneur ainsi que sur tous les anti-talmudistes de l’époque. On sait du reste, par l’Évangile, combien Notre-Seigneur était éloigné d’admettre les exagérations récentes, et avec quelle énergie il reprochait aux Pharisiens d’annihiler la loi et les commandements de Dieu, en suivant de futiles observances ou de vaines traditions[26]. On sait les discussions fréquentes que l’exagération du repos sabbatique causait entre le Sauveur et les Pharisiens[27], et toutes ces considérations nous font conclure que la Pâque tombant un vendredi, Notre-Seigneur n’a pas dit suivre la conduite peu légale, quoique scrupuleuse, de ces derniers, en la remettant au samedi. Nous rappellerons aussi que Notre-Seigneur et ses disciples venant de la Galilée, ils avaient ainsi une raison légitime, aux yeux mêmes des Pharisiens, pour suivre le vrai calendrier, qui était sans doute celui de la Galilée aussi bien que de tout le reste de l’Orient. Ainsi le 15 de Nisan tombant astronomiquement et légalement un vendredi, Notre-Seigneur, avec ses Apôtres, a pu et a dû manger l’agneau pascal le jeudi soir, après le coucher du soleil, et au contraire, dans la même occurrence, les Pharisiens avec les prêtres du temple et le gros de la nation, ont dû remettre la fête au lendemain samedi, et ne manger la victime pascale que le vendredi soir[28]. Le Sauveur nous semble lui-même faire allusion à ces deux temps de la Pâque quand il dit à son hôte : Le temps convenable[29] pour moi est proche ; je fais la Pâque chez vous avec mes disciples. Ces paroles adressées à un étranger doivent se rapporter au temps de la Pâque et non au temps de la Passion du Sauveur. Elles supposent donc pour la Pâque un temps proche et un autre temps plus éloigné. XI. Telle est, selon nous, la vraie solution de ce grand problème historique. Elle donne l’explication des textes évangéliques allégués plus haut et elle nous initie en même temps aux plans admirables de la Providence : l’agneau pascal n’était en effet que la figure de l’Agneau divin, et la délivrance de la servitude d’Égypte, rappelée par la fête de Pâque, était la prophétie symbolique de la grande délivrance que le Christ promis de Dieu devait apporter au monde entier. Il convenait donc, et il entrait dans les plans de la Providence, que l’Agneau divin fût immolé le jour même assigné à l’immolation de la victime figurative. Il convenait aussi, et il entrait dans les plans divins que cette immolation se consommât un vendredi, et que le jour où Dieu avait achevé son couvre créatrice, en donnant la vie au premier homme, fût aussi le jour où l’homme serait racheté et où le Fils de Dieu consommerait son œuvre réparatrice. Mais cette double coïncidence n’aurait pu avoir lieu sans l’erreur des Pharisiens ; la Providence a donc permis cette erreur, conséquence naturelle et encore subsistante aujourd’hui de leurs fausses exagérations : ils ont remis la Pâque au samedi, et ils ont eu ainsi la liberté et la facilité de consommer leur crime au moment marqué par les décrets éternels. XII. Ces préliminaires étant une fais établis, la question ne présente plus aucune obscurité en elle-même, et nous arrivons naturellement à la solution chronologique. L’an 33 de l’ère chrétienne vulgaire est le seul, depuis l’an 16 jusqu’à l’an 36, où la Pâque, c’est-à-dire le 15 Nisan tombe astronomiquement et historiquement un vendredi. Cette année est donc la seule des neuf premières du gouvernement de Pilate où Notre-Seigneur ait pu légalement faire la Pâque le jeudi soir, et les Pharisiens le vendredi soir. Quant à la Pâque de l’an 36, dixième et dernière année du règne de Pilate, elle aussi tombe le vendredi ; mais elle se trouve nécessairement hors de cause ici : elle est trop éloignée de l’an 15 de Tibère, date initiale des quatre années de la période évangélique, et elle est au contraire trop rapprochée de l’emprisonnement de saint Pierre à Jérusalem, événement arrivé en l’an 42 de l’ère chrétienne, et cependant postérieur de plus de six années à la Passion du Sauveur. On peut vérifier en détail les preuves de cette assertion, en ce qui regarde les époques pascales, dans la Restitution du calendrier hébraïque (tableaux I, II, III, IV et V). Les premiers tableaux présentent les dates pascales reproduites conformément aux données de l’histoire contemporaine du Sauveur ; le cinquième tableau reproduit ces dates d’après le calcul adopté par les Juifs modernes depuis le quatrième siècle de notre ère. Ces deux systèmes différent pour quelques dates ; mais ils s’accordent tous les deux à montrer que, pendant les dix années du gouvernement de Pilate en Judée (de l’an 26 à l’an 36), l’an 33 est le seul où la Pâque légale ait pu tomber un vendredi, le seul aussi où elle ait dû être remise au samedi par les pharisiens. Les deux systèmes s’accordent pareillement pour figer, au dimanche 17 avril,-la Pâque de l’an 29, et le calendrier hébraïque donne ainsi une fin de non recevoir à ceux qui rapportent à cette année-là la mort du Sauveur. Pour éluder cette impossibilité, le P. Patrizzi prétend qu’en l’an 29 l’agneau pascal aurait été immolé le jeudi 17 mars, et la Pâque célébrée le vendredi 18, qui était en effet le jour de la pleine lune[30]. Mais en réalité, aucun exemple ne prouve qu’au siècle même de Jésus-Christ, la Pâque ait pu tomber sitôt, le 18 mars arrivant alors cinq jours avant l’équinoxe du printemps. L’histoire prouve au contraire qu’en l’an 66, la Pâque n’a eu lieu que le 28 avril. Or si l’ouverture de la moisson a pu être retardée jusqu’au 28 avril en l’an 66, il parait moralement impossible qu’elle ait pu avoir lieu dès le 17 mars en l’an 29. Ideler a compris la force de ce raisonnement, et il préfère rapporter la Pâque de l’an 29 au vendredi 15 avril, jour qui était le treizième du mois lunaire[31] ; le mois juif aurait alors avancé de deux jours sur le cours de la lunaison, hypothèse contraire à toutes les données historiques. Bien plus, si l’on adoptait une opinion soutenue par Ideler et le P. Patrizzi[32], les Juifs n’auraient pas avancé mais retardé le commencement de leur mois jusqu’à l’apparition de la première phase lunaire ; cette opinion rendrait encore plus impossible la coïncidence du vendredi avec la Pâque de l’an 29, car alors le 15 Nisan n’aurait pu tomber avant le dimanche 20 mars d’une part, ou avant le mardi 19 avril d’autre part Toutes les données historiques et astronomiques s’accordent au contraire pour faire coïncider la Pâque avec le vendredi, le 3 avril de l’an 33. |
[1] Voir Herwaert, Nova et verz Chronologia, c. 248 ; Pagi, Critic. in Baron. ; Lardner, Credibility of the Gospel, p. 372 et suiv. ; Sepp, La vie de N. S. J. C., 1ère partie, c. 14.
[2] Nous disons les Romains d’alors, parce que, plus tard, sous les Antonins, l’usage s’introduisit de compter les années de la puissance tribunitienne, en les datant du premier janvier, on peut voir la démonstration du temps de ces deux usages différents dans Eckhel, Doctrina nummorum veterum, vol. VIII, Observata general. ad P. II, c. 10.
[3] Les médailles pourraient au besoin prouver que les habitants d’Antioche, au temps même où saint Luc écrivait, comptaient les années des empereurs à partir du jour même de leur avènement, et non pas du premier jour de l’année courante.
Sanclemente cite en effet plusieurs médailles frappées à Antioche sous Néron et parfaitement intactes ; ces médailles indiquent les années du règne de ce prince et en même temps celles de l’ère césarienne ; or l’on voit par la comparaison de ces deux systèmes d’années, qu’ils n’avaient pas la même époque initiale.
Ainsi, tandis que la plupart de ses médailles font concorder la 10e année de Néron avec la 112e année de l’ère césarienne. (voir plus loin, sur les empreintes ΈΤΟΥΣ. ΒΙΡ. Ι. C’est-à-dire de l’année 112 et 10) ; il s’en trouve deux, l’une ayant appartenu à Sanclemente lui-même, et l’autre au cabinet de M. d’Emmy, à Paris, et ces deux médailles semblables aux autres en tout le reste, font concorder la 10e année de Néron avec la 111e de l’ère césarienne. (ΈΤΟΥΣ. ΑΙΡ. Ι. c’est-à-dire de l’année 3 et 10.)
Il convient de rappeler ici que l’ère césarienne avait été établie en mémoire de la bataille de Pharsale, livrée en l’an de Rome 706 (4666 P. J.), le 9 août, suivant la forme de l’ancienne année romaine, ce qui équivaut au 7 juin de l’année julienne ordinaire, et les Antiochéniens en avaient alors rapporté l’origine au premier jour de leur année courante, c’est-à-dire au premier Dius, qui concorda plus tard avec le premier novembre julien. C’est ce que démontrent de la manière la plus évidente, le cardinal Noria, dans son ouvrage sur les époques des Syro-Macédoniens, et Sanclemente, dans l’ouvrage cité ici : De vulgaris æræ emendatoine, p. 182 et suiv.
La première année de l’ère césarienne commençant ainsi au premier novembre 705 (ère de Rome), la cent onzième année dut commencer la premier novembre 815, et la cent douzième le premier novembre 816.
Néron, d’autre part, ayant commencé à régner le 13 octobre 807, la dixième année de ce prince commença neuf ans après, le 13 octobre 816, et eut ainsi dix-neuf jours communs avec la cent onzième année césarienne.
Les deux médailles citées par Sanclemente ont donc été frappées dans l’intervalle de ces dix-neuf jours et avant la cent douzième année de l’ère césarienne. Elles prouvent ainsi que les années des empereurs étaient comptées du jour même anniversaire de leur avènement, et non pas du premier jour de l’année civile courante.
[4] Cuncta... nomine Principis sub imperium accepit (Augustus). Tacite, Ann., I, 1.
[5] Voir Tacite, Ann., I, n° 1, 2, 8, 4, etc. — Suétone in Tiber., n° 20, 21, 22, 23, 24 — Velleius Pat., n° 129, 174 — Dion Cassius, LVI, p. 587-590.
[6] Phlégon, de Olympiad. Dans Eusèbe, chronique, p 202, édit. Scaliger.
[7] Fragments de Jules Africain citée par Eusèbe. Démonstration évangélique, VIII, c. 2.
[8] Tertullien, Apologétique, XXI.
[9] Il est vrai, dit Origène, que Phlégon, dans ses Annales, a parlé d’une éclipse qui arriva sous Tibère, mais il ne dit pas qu’elle soit arrivée dans la pleine lune. Or, il n’y a aucune merveille qu’une éclipse arrive hors de la pleine Lune. (Origène, in Matth. XXII, tract. 35, p. 128.)
[10] Voir, pour une plus complète intelligence de tout ce paragraphe, la Restitution du calendrier hébraïque, art. 3, à la fin du volume.
[11] Voir Petau, Doctr. temp., t II, p. 242 et suiv. — Roland, Antiq. sacræ veterum Hebræor., IV, III, 9-11. — Patrizzi, De Evanq., l. III, d. 50.
Aucune question n’a enrichi d’on plus grand nombre de dissertations le Thésaurus antiq. sacr. de Bl. Ugolin (Venise, 1744, 34 vol. in-fol.).
[12] D’après d’anciennes traditions, rapportées par le Juif Philon (De mundi opificio), et autorisées par le concile de Césarée, en Palestine (en 198, E. C.), le monde se trouvait à l’équinoxe du printemps, lorsqu’il sortit des mains du Créateur.
[13] Voir saint Matthieu, XXVII, 62, et XXVIII, 1. — Saint Marc, XV, 42. — Saint Luc, XXIII, 54. — Saint Jean, XIX, 31.
[14] Voir saint Matthieu, XXVI et XXVII. — Saint Marc, XIV et XV. — Saint Luc, XXII et XXIII.
[15] Noctis recolitur cœna novissima
Qua
Christus creditur agnom et azyma
Dedisse
fratribus ; juxta legitima
Priscis
indulta patribus.
Post
agnum typleum, expletis epuliis,
Corpus
Dominicum datum discipulis,
Sic
totum omnibus, quod totum singulis
Ejus fatemur manibus.
(Office de la Fête-Dieu.)
Le fait de la dernière Pâque du Sauveur a acquis une très grande importance par suite de l’erreur des Grecs schismatiques : ils prétendent, en haine des latins, que la consécration eucharistique du pain azyme est invalide, et voudraient nier que le Sauveur s’en soit servi lui-même pour consacrer le jeudi saint. Non seulement il s’en est servi 4 jeudi 14 Nisan, mais encore le dimanche suivant, lorsqu’il renouvela l’acte de la consécration en faveur des deux disciples d’Emmaüs. La loi défendait aux Juifs, sous peine de mort, l’usage du pain levé pendant huit jours, à partir du 14 Nisan, à midi.
[16] Le P. Patrizzi, en soutenant que les Juifs ont fait la Pâque le même jour que Notre-Seigneur, allègue ici un texte du rabbin Akiba, d’après lequel certains accusés devaient être jugés et punis de préférence les jours de fête, afin d’inspirer une crainte salutaire au peuple. Mais l’histoire de la détention de salut Pierre donne à penser qu’il n’en était pas ainsi au temps de Notre-Seigneur.
[17] L’achat des matières de luxe devait être prohibé à Jérusalem durant le grand jour de la Pâque. Nous disons seulement l’achat des matières de luxe, car pour les objets de première nécessité, tels que les aliments, la Loi permettait de les préparer le jour de la Pâque, et sans doute aussi de les acheter. C’est ainsi que les Apôtres, en voyant sortir Judas pendant le repas pascal, ont pu supposer qu’il allait acheter ce qui était nécessaire pour la fête (Jean, XIII, 29).
[18] Voir saint Matthieu, XXVI, 5.
[19] Voir, à la fin du volume, la Restitution du calendrier hébraïque, art, III, et l’Art de vérifier les dates, t. I, p. 86, édit. in-8°.
[20] La règle de Badu était établie depuis longtemps et Hillel l’employa (Ideler, Handbuch der mathem. chronologie, 1 vol., p. 578.)
[21] Voir Dom. Calmet, Dictionnaire de la Bible, au mot moisson. — Bible, Lévitique, XXIII, 10 et 11. — Josèphe, Antiq., III, c. X, p. 98.
[22] Voir Petavius, Doctrina temporum, t. I, p, 394.
[23] Gemara Hieros. Pesach, c. VI, § 7, et Patrizzi, De Evangel., l. III, diss. 50, n° 28.
[24] Voir, pour tout ce qui regarde la règle de Badu, la Restitution du calendrier hébraïque, à la fin du volume.
[25] Voir Paul de Middelbourg, De recta Pasch. celebratione, l. II, c. 2. Il dit que le rabbin Rava, qui vivait dans les siècles du Talmud, exhortait les Juifs de son temps de ne point abandonner la coutume de célébrer les fêtes deux jours de suite, suivant le précepte d’Esdras, sicut præcepit Esdras.
[26] Irritum facitis præceptum Dei, ut traditionem vestram servetis (Marc, VII, 8). Voir aussi saint Matthieu, XV, 6, et XXIII.
[27] Voir saint Mathieu, XII ; saint Marc, II et III ; saint Luc, XI, XIII, XIV, etc.
[28] L’indécision des Pères sur la difficulté que nous avons voulu résoudre ici, fait que nous ne pouvons invoquer le témoignage de la tradition. Presque tous ont admis expressément ce fait que le Sauveur a mangé la Pâque la nuit qui précéda sa Passion, mais ils ne disent pas que les Juifs ont dû la faire un autre jour. Au contraire, Pierre d’Alexandrie, dans la Chronique pascale, soutient que Jésus-Christ ne mangea point alors l’agneau pascal, s’offrant lui-même en sacrifice comme le véritable agneau, le jour même où, selon saint Jean, les Juifs immolaient l’agneau figuratif. Plusieurs témoignages, rapportés dans cette même chronique, à saint Hippolyte, à Apollinaire d’Hiérapolis et à Clément d’Alexandrie, venaient à l’appui de cette opinion (Chron. pasc., prœf., p. 5 et 6, Collection byzantine, éd. du Louvre). Lactance parait être du même avis (Epitomé ad Pentad., c. 45).
Mais Eusèbe et saint Jean Chrysostome, l’un, le premier des historiens ecclésiastiques, et l’autre le premier des orateurs chrétiens, ont compris la difficulté et l’ont résolue dans le même sens qu’elle l’est ici. D’après Eusèbe, Jésus-Christ a célébré la Pâque le 15 de Nisan, selon la loi, et la plupart des Juifs, au contraire, l’ont faite un jour plus tard, ayant négligé l’observation du temps légal, pour arrêter le Sauveur. (Ce motif ne nous semble pas acceptable.) Saint Chrysostome adopte le même sentiment dans deux homélies différentes, l’une (84e) sur saint Matthieu, et l’autre (83e) sur saint Jean (Patrologie grecque, édit. Migne, t. LVIII, c. 754 et t. LIX, c. 452, et pour Eusèbe, voir Angelo Mai, Scriptor. vet. nova collectio, t. I, p. 255, 257).
[29] Il est remarquable que le texte grec, qui n’est lui-même qu’une traduction, porte en cet endroit, ό καιρός, c’est-à-dire le temps convenable, et non pas ό χρόνος, le temps (Matth., XXVI, 18).
[30] Voir Patrizzi, De Evang., lib. III, diss. 52.
[31] Voir Ideler, Handbuch, etc., t. II, p. 442.
[32] Voir Ideler, Handburh, etc., t. I, p. 512-513, et Patrizzi, De Evangeliis, l. III, diss. 51.