ÉTUDES CHRONOLOGIQUES POUR L'HISTOIRE DE N. S. JÉSUS-CHRIST

 

TROISIÈME PARTIE — DATES DE LA PRÉDICATION ET DE LA MORT DU SAUVEUR

CHAPITRE PREMIER — Les dates approximatives.

 

 

Les dates approximatives sont celles qui indiquent à quelques années près, soit le temps où Notre-Seigneur a vécu, soit l’âge qu’il pouvait avoir au commencement et à la fin de sa prédication.

Il y en a trois :

La première se trouve exprimée dans cet article du Symbole des Apôtres : Je crois en Jésus Christ... qui a souffert sous Ponce Pilate.

La seconde se trouve dans ce texte de saint Luc : Jésus avait environ trente ans, quand il commença.

La troisième est fondée sur ces paroles adressées à Notre-Seigneur, quatre ou cinq mois seulement avant sa mort : Vous n’avez pas encore cinquante ans.

La discussion de ces deux derniers textes en particulier, nous parait d’autant plus nécessaire, qu’ils ont donné lieu à deux erreurs opposées, erreurs qu’il importe de réfuter avant d’aborder le chapitre des dates exactes.

 

§ I — Époque approximative de la mort du Sauveur.

I. Credo... in Jesum Christum, filium ejus unicum, Dominum nostrum... Qui passus est sub Pontio Pilato. — Je crois... en Jésus-Christ, fils unique du Père et Notre-Seigneur... qui a souffert sous Ponce Pilate (Symbole des Apôtres, 4e article). — Telle est la forme de la première date transmise par les Apôtres à leurs néophytes[1].

Cette date est vague, et cela se conçoit aisément par le peu d’importance qu’elle avait alors au milieu de tant d’autres vérités capitales. Les Apôtres avaient à rappeler au monde entier l’existence d’un Dieu créateur, qui avait voulu se faire le sauveur des hommes avant d’être leur juge ; ils devaient, avant tout, préciser ces grandes vérités de la foi, les prêcher par toute la terre et les défendre au prix de leur sang. Pouvaient-ils dés lors s’inquiéter beaucoup de mettre une précision rigoureuse dans une chronologie parfaitement connue de leurs contemporains ?

Disons-le aussi : l’on attachait alors bien peu de prix à cette précision, et cent cinquante ans plus tard, le savant Clément d’Alexandrie traitait lui-même d’esprits trop curieux ceux qui voulaient connaître exactement le jour de la naissance du Sauveur. Les Apôtres vivaient dans un siècle où il n’y avait pas encore d’ère généralement adoptée pour compter les années, et l’indication du gouvernement de Pilate leur parut être une époque suffisamment déterminée dans un symbole qui est le résumé court, populaire, mais non scientifique de la doctrine chrétienne.

II. Plus tard les Évangélistes donnèrent des dates plus précises que nous examinerons en leur lieu. Pour le moment, nous nous contenterons de compléter l’indication du symbole en remarquant simplement que, d’après l’Évangile (Luc, III, 1), Pilate était gouverneur de la Judée, non seulement à l’époque de la Passion, mais même dès le début de la prédication de saint Jean-Baptiste. Comme cette première prédication a précédé celle de Notre-Seigneur d’un intervalle d’au moins six mois, et que celle-ci a duré trois ans et demi, le tout fait une durée de quatre années au moins. Si ensuite l’on précise exactement le commencement et la fin des dix ans, pendant lesquels Pilate fut gouverneur ou procurateur de Judée, et pendant lesquels il faut placer cet intervalle de quatre années, on resserrera dans un cadre assez étroit l’indétermination de l’époque indiquée par le Symbole. C’est ce que nous allons faire.

III. Archélaüs, fils et successeur d’Hérode, fut dépouillé de ses États à la fin de l’an 5, E. C., et la Judée, alors réduite en province romaine, fut livrée à l’administration d’un procurateur romain, ayant pleine et entière juridiction sur les Juifs[2].

L’empereur Auguste envoya successivement en Judée trois procurateurs : Coponius en l’an 5, E. C., Marcus Ambivius en l’an 10, et Annius Rufus en l’an 13.

Laissons maintenant parler Josèphe.

Ce fut, dit-il, sous ce gouverneur (A. Rufus) que mourut César-Auguste... et Tibère Néron, fils de sa femme Julie (Livie), lui succéda dans la puissance impériale. Tibère envoya Valerius Gratus, cinquième gouverneur de Judée, lequel priva de la grande sacrificature Ananus (le grand-prêtre Anne, dans l’Évangile), pour donner cette charge à Ismaël, fils de Fabi. Ismaël ayant été déposé peu après, Eléazar, fils d’Ananus, fut nommé grand sacrificateur. Mais un an après, il fut remplacé à son tour par Simon, fils de Camith. Celui-ci ne garda pas non plus cette charge plus d’une année, et eut pour successeur Joseph Caïaphe (ou Caïphe dans la Vulgate).

Gratus revint alors à Rome, après avoir passé onze ans dans la Judée, et Ponce Pilate fut envoyé pour le remplacer...

Josèphe raconte ensuite les séditions arrivées sous Pilate, et il ajoute :

Or, en ce temps-là, vivait aussi Jésus, homme sage, si toutefois on doit l’appeler homme, car il a accompli des œuvres extraordinaires. Il enseignait ceux qui aiment à recevoir la vérité, et il eut beaucoup de disciples parmi les Juifs et les Grecs. Ce Jésus était le Christ, et Pilate l’ayant fait crucifier sur les plaintes des principaux de notre peuple, ceux qui l’avaient aimé précédemment ne cessèrent point pour cela ; car il leur apparut vivant le troisième jour après sa mort, conformément aux écrits des divins prophètes qui avaient annoncé sur lui toutes ces choses et mille autres également merveilleuses. C’est de lui que les chrétiens, secte qui subsiste encore aujourd’hui, ont tiré leur nom (voir N. J. n° 4)...

Le même historien termine ainsi au sujet de Pilate : Vitellius[3], gouverneur de Syrie, ayant envoyé son ami Marcellus prendre en main l’administration de la Judée, ordonna à Pilate d’aller à Rome, répondre devant l’empereur sur les crimes que les Juifs lui reprochaient, et celui-ci, après avoir passé dix ans en Judée, fut contraint d’obéir à Vitellius et de partir pour Rome. Mais Tibère mourut avant son arrivée. (Antiq., XVIII, 4 et 5.)

IV. Fixons maintenant la date de tous ces événements, en nous aidant des fastes de l’histoire romaine.

Le règne de Tibère a duré depuis le 19 août de l’an 14, jusqu’à sa mort arrivée le 16 mars de l’an 37, c’est-à-dire en tout vingt-deux ans, six mois et vingt-cinq jours. Les deux procurateurs qu’il envoya en Judée ont administré cette province, Valerius Gratus, le premier, pendant onze ans, et Ponce Pilate, le second, pendant dix ans ; en tout vingt et un ans, ce qui fait une différence d’environ un an et demi en moins sur la durée totale du règne de Tibère.

Cette différence doit-elle se placer au commencement ou à la fin du règne de Tibère ? Pour résoudre cette question, il suffit de remarquer que les dix années du gouvernement de Pilate ont fini peu avant la mort de Tibère, arrivée en l’an 37, E. C., pendant le retour du même Pilate à Rome ; il s’ensuit que la date initiale du gouvernement de Pilate se rapporte au plus tôt à l’an 26 de l’ère chrétienne.

D’un autre côté, Tibère, qui affectait au début de son règne la plus grande modération et le plus grand respect pour tout ce qu’avait fait Auguste, n’a pas dû changer immédiatement les gouverneurs nommés par ce prince, mais laisser écouler au moins quelques mois avant d’envoyer Valerius Gratus en Judée. Cela concourt encore à démontrer que les onze années du gouvernement de Gratus, n’ayant pas commencé avant l’an 15, E. C., elles n’ont pu finir avant l’an 26.

Ainsi la date de l’an 26 se trouve doublement constatée, comme étant celle de l’arrivée de Pilate en Judée.

Si l’on observe maintenant que saint Jean-Baptiste n’a commencé à prêcher que sous l’administration de Pilate (Luc, III, 1) et qu’un intervalle d’au moins quatre ans a dû s’écouler entre cette première prédication et la mort du Sauveur, il faut nécessairement en conclure que ce dernier événement n’a pu avoir lieu que de la Pâque de l’an 30 à celle de l’an 36. Or, ce résultat confirme parfaitement la date de l’an 33 que nous soutenons être la véritable, en même temps qu’il exclut celle de l’an 29 défendue par une partie de l’école moderne.

V. Le P. Patrizzi, entre autres, a senti toute la force de cette preuve, et il a cherché à en éluder la portée en prétendant que Pilate avait pu terminer les dix années de son gouvernement en l’an 35 (Lib. III, Diss. 40, n. 12). Mais il nous est impossible d’admettre, avec lui que Pilate, révoqué de ses fonctions et cité par-devant l’empereur, ait mis deux années pour se rendre à Rome, et qu’il soit parti en l’an 35, pour n’arriver qu’en l’an 37, après la mort de Tibère. Le savant exégète oublie sans doute que les lois romaines ordonnaient alors rigoureusement à tous les gouverneurs sortant de charge de revenir à Rome dans l’espace de trois mois (Dion, l. 53, p. 506), et Pilate, révoqué de ses fonctions et gravement accusé, pouvait, moins que tout autre, contrevenir à ces lois.

Le même auteur (ibid.) cherche encore à appuyer son sentiment, en faisant observer que Josèphe, après avoir raconté le renvoi de Pilate, parle dans le chapitre suivant de quelques autres événements arrivés l’an 35. Mais il n’est pas difficile de voir qu’il y a là, dans le récit de Josèphe, une interversion évidente et très naturelle ; car, d’un coté, l’historien, parlant de l’administration de Pilate, poursuit son récit jusqu’à la fin de cette administration ; et d’autre part, dans le chapitre suivant, ayant à raconter les guerres du gouverneur de Syrie, Vitellius, il est obligé, pour l’intelligence de son récit, de reprendre quelques événements arrivés précédemment. Rien donc de plus naturel que cette interversion, et elle ne peut nullement infirmer le texte très clair et très précis, où il est dit que Pilate, ayant été renvoyé par Vitellius, n’arriva cependant à Rome qu’après la mort de l’empereur Tibère (16 mars de l’an 37).

Ainsi les conclusions déduites plus haut, et suivant lesquelles la mort du Sauveur n’a pu avoir lieu sous Pilate, que de l’an 30 à l’an 36, E. C., ces conclusions, disons-nous, restent entières et certaines.

 

§ II — L’âge approximatif de Notre-Seigneur au commencement de sa prédication.

Jésus avait environ trente ans, quand il commença : ou dans le texte original : Καί αύτός ήν ό Ίησοΰς ώσεί έτων τριάκοντα, άρχόμενος : et dans la Vulgate : Et ipso Jesus erat, incipiens, quasi annorum triginta (Luc, III, 23).

I. Un grand nombre d’historiens et d’interprètes ont pris pour principale base de la chronologie évangélique cet âge approximatif de trente ans, attribué à Notre-Seigneur au début de sa prédication. Ils ont donc fait commencer la prédication, les uns avec la trentième, les autres avec la trente et unième année du Sauveur, selon deux manières différentes d’interpréter le mot άρχόμενος, commerçant.

Malgré cette légère divergence, ces auteurs semblent s’accorder tous, en voyant dans ces mots : environ trente ans, un nombre exact et non approximatif.

II. Fixons d’abord le sens général du texte de saint Luc, et pour cela disons un mot de la signification précise du mot άρχόμενος.

Ce mot se rapporte-t-il au nombre trente de manière à signifier que Notre-Seigneur commençait sa trentième année lorsqu’il fut baptisé ? Quelques interprètes, notamment saint Irénée (Hérésies, l. II, c. 22), saint Epiphane (Hérésies, XXX, § 29), et dans ces derniers siècles l’abbé de Vence (Bible, t. X, Diss. sur les années de J.-C.) ont en effet adopté cette interprétation. Mais ces autorités s’effacent devant le sentiment commun des saints Pères et des commentateurs qui, rejetant cette interprétation, pensent avec raison que le mot άρχόμενος a ici un sens absolu et indique simplement le commencement de la mission évangélique. Ce dernier sens est adopté aujourd’hui par la plupart des interprètes, quelle que soit d’ailleurs leur opinion sur les années de Jésus-Christ, et nous osons dire qu’il est en effet le seul admissible et le seul rationnel.

Je comprends, dit à ce sujet le P. Patrizzi, ce que veut dire cette phrase : avoir environ trente ans ; et cette autre phrase : commencer sa trentième année ; mais je ne comprends plus ce que signifient ces mots : commencer comme trente années. La particule comme, et le nombre cardinal trente, forment un désaccord complet avec le mot commencer, ainsi compris. Pour indiquer ici un commencement d’années, il faudrait supprimer la particule comme, et mettre le nombre ordinal trentième, à la place du mot trente (l. III, Diss. 47, n. 3).

Au contraire, dans le vrai sens de la phrase, le mot commençant est nécessaire pour désigner à quelle époque Jésus avait l’âge indiqué, laquelle époque est le commencement de sa prédication. L’Evangéliste a donc ajouté ce mot, parce que sans cela la phrase aurait présenté un non sens et une indétermination réelle.

La signification du mot άρχόμενος est dû reste justifiée par plusieurs autres phrases de saint Luc, où l’on retrouve le même mot dans le même sens[4]. Nous donnerons un peu plus bas (n. IX) une autre raison qui contribue encore à déterminer ce sens : c’est la nécessité d’avoir, chez les Juifs, non pas trente ans commencés, mais trente ans accomplis, pour pouvoir enseigner publiquement.

III. Tel étant le sens général de la phrase, quel est maintenant le sens particulier des mots : ώσεί τριάκοντα έτη, âgé comme de trente ans : et quelle latitude d’interprétation peuvent-ils et doivent-ils admettre ?

La particule grecque ώσεί, en latin quasi, en français comme ou environ, a nécessairement une signification, une raison d’être dans le texte sacré. Plusieurs interprètes, il est vrai, prétendent tenir suffisamment compte de ce mot, en supposant qu’il indique une différence de quelques jours seulement sur le nombre entier des trente années.

Ce sentiment est-il le plus probable ? Est-il même acceptable ? Le correctif employé par saint Luc indique-t-il une fraction d’année seulement, mois ou jours, ou bien plutôt indique-t-il des années entières ?

Le nœud de la question chronologique est dans cette appréciation. Or nous prétendons et nous croyons pouvoir prouver que l’approximation indiquée porte sur des années entières, et que tel est l’unique sens littéral de la phrase de saint Luc.

Voici les raisons :

IV. On trouve très souvent dans la sainte Écriture, et plus de vingt fois dans saint Luc en particulier, des nombres d’années exprimés sans aucun correctif, et même presque toujours il en est ainsi. Dans ce cas il est alors certain que ces nombres sont moralement exacts, c’est-à-dire exacts à quelques mois près ; mais on peut toujours y supposer, en plus ou en moins, une fraction d’année, des jours ou des mois sous-entendus, et cela, sans que l’écrivain sacré ait eu besoin d’ajouter dans son texte la particule comme ou environ.

Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple, pris dans la même page où est écrit le texte qui nous occupe, saint Luc dit (II, 45) que Jésus avait douze ans, lorsque étant allé célébrer la fête de Pâque à Jérusalem , il continua d’y rester après le départ de ses parents. — L’Evangéliste donnant ce nombre de douze années sans aucun correctif, il est dès lors certain que Notre-Seigneur n’avait ni onze ans seulement ni treize ans passés ; mais avait-il douze ans juste, jour pour jour ? Non, il avait douze ans et quelques mois, et ce sentiment est le seul admissible, car la disparition du Sauveur ayant eu lieu quelques jours après la fête de Pâque de cette année (19 avril 4720, P. J.), il y avait alors environ quatre mois que l’anniversaire de sa naissance était passé. On peut faire le même raisonnement sur mille autres textes.

V. Ainsi quand l’Ecriture donne un nombre d’années quelconque sans correctif, on peut toujours et on doit le plus souvent supposer, en plus ou en moins, une fraction d’année, des jours ou même des mois entiers.

Par conséquent, pour que le correctif ajouté par saint bic ait une signification réelle, ce qui doit être, il faut que cet évangéliste ait eu, en l’écrivant, l’intention de désigner une différence POSSIBLE, non seulement de quelques jours ou de quelques mois, mais bien de quelques années. Autrement la présence de ce correctif ne signifierait absolument rien ; il faudrait en supprimer le sens, ce qui serait contraire à l’inspiration des Livres saints.

VI. Cette interprétation ressort également du langage ordinaire : quand on dit qu’une personne a environ trente ans ou comme trente ans ou une trentaine d’années, on n’a jamais l’intention de ne désigner que la trentième année exclusivement, même avec un certain nombre de jours ou de mois en différence, mais on veut indiquer cet âge à quelques années prés.

Cela est encore d’autant plus naturel que dans le nombre dizainier, trente, les simples unités peuvent être regardées comme des fractions. Il n’en serait pas de même si I’on disait par exemple : cet homme a environ trente-deux ans. Cependant rien n’empêcherait ici encore d’admettre une différence d’années entières en plus ou en moins.

VII. On peut encore confirmer cette latitude d’interprétation, appliquée à la phrase de saint Luc, en comparant cette phrase avec d’autres passages du même auteur, où le même correctif se trouve employé.

Ainsi, pour en citer un exemple, saint Luc dit que, Notre-Seigneur ayant promis à quelques-uns de ses disciples qu’ils verraient le Fils de l’Homme dans la gloire de son règne, il arriva en effet, environ huit jours après cette promesse[5], qu’il prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, et les conduisit sur la montagne du Thabor pour les rendre témoins de sa transfiguration.

Or saint Matthieu et saint Marc, racontant identiquement la même promesse et le même fait, disent positivement, et sans correctif, qu’il ne s’écoula que six jours entre les deux. Ainsi, dans cet endroit, l’emploi du correctif a permis à saint Luc de ne donner la date réelle qu’à deux jours prés sur six. C’est le tiers du nombre exact, et le quart du nombre énoncé[6].

VIII. Certes nous sommes loin de vouloir appliquer une largeur semblable d’interprétation au texte concernant l’âge de Notre-Seigneur ; mais nous devons insister sur le caractère purement approximatif de ce texte, parce que le grand nombre des interprètes et des historiens parait s’y être trompé. Voulant avoir des dates exactes, sans les chercher autant qu’il était nécessaire, ils se sont emparés de ce texte ; ils ont supprimé ou changé le sens du correctif, et, sur ce nombre de trente années, ils ont élevé une chronologie qu’ils ont le tort de donner comme exacte, quand elle n’est qu’approximative.

Disons-le dès maintenant : ce nombre est devenu un vrai lit de Procuste sur lequel la vie du Sauveur a dû s’ajuster forcément et exactement. Quelques auteurs, comme Eusèbe, Denys le Petit et dom Calmet, connaissant clairement l’époque de la mort du Sauveur, arrivée en l’an 33, E. C., en ont pris acte pour retrancher les premières années de sa vie. Victimes de cette erreur, ils ont fait des efforts incroyables pour prolonger de quatre ans au moins la vie d’Hérode Ier et ne le faire mourir qu’en l’an 4714, P. J., on 1er de l’ère chrétienne[7].

D’autres, comme Pagi, Pezron et Sanclemente, voyant qu’il fallait nécessairement mettre la naissance du Sauveur quatre ans au moins avant le commencement de l’ère chrétienne, ont voulu absolument reprendre ces quatre années à la fin de sa vie, et ils ont reporté ainsi l’époque de sa mort, de l’an 33 à l’an 29.

L’interprétation trop absolue du texte de saint Lue a été pour beaucoup la cause de ces efforts en sens contradictoire.

Ce texte, comme nous croyons l’avoir suffisamment prouvé, indique seulement l’âge de Notre-Seigneur à quelques années près, et il faut réellement des dates plus exactes pour établir avec précision l’âge véritable.

IX. Mais avant de terminer ce paragraphe, nous pouvons déjà, et sans recourir aux dates exactes, préciser dans quel sens on doit comprendre la différence indiquée sur lei nombre des trente années, savoir si cette différence doit @ire ajoutée ou retranchée.

Il n’est pas douteux qu’elle doive être ajoutée, et voici pourquoi. Au temps de Notre-Seigneur, personne ne pouvait exercer un ministère religieux avant d’avoir atteint l’âge de trente ans[8]. Il est même très probable que le texte de saint Luc fait allusion à cet âge légal. Or, il est certain que Notre-Seigneur qui, dès le commencement de sa prédication, exerçait les fonctions de lecteur et de docteur dans les synagogues (saint Luc, IV, 17, etc.), et qui était dès lors honoré par ses amis et ses ennemis du titre de Rabbi (saint Jean, I, 38, etc.), il est bien certain, disons-nous, que Notre-Seigneur avait alors atteint l’âge légal de trente ans, et, si le correctif employé par saint Luc indique une différence de quelques années sur cet âge, cette différence doit mètre prise en plus et non en moins.

Cette dernière conclusion va ressortir encore plus évidemment de la discussion suivante.

 

§ III — L’âge approximatif de Notre-Seigneur à la fin de sa prédication.

I. Saint Jean cite une réponse faite par les Juifs à Notre-Seigneur, moins de six mois avant la Passion, et, dans cette réponse, ceux-ci, loin de lui reprocher de n’avoir pas l’âge légal de trente ans, font entendre qu’il était ou paraissait beaucoup plus âgé. — Vous n’avez pas encore cinquante ans, lui disent-ils, et vous avez vu Abraham ! Πεντήκοντα έτη οΰπω έχεις, καί Άβρααμ έώρακας ; (Jean, VIII, 57.)

Dans leur sens obvie et naturel, ces paroles indiquent que la physionomie de Notre-Seigneur dénotait alors un âge de quarante ans environ ; il pouvait peut-être ne pas avoir encore cet âge ; mais du moins l’aspect de son visage ne l’indiquait pas clairement, et les Juifs ont craint de se tromper en lui donnant moins de quarante ans. Ils ont donc ajouté une dizaine de plus, afin de parler sûrement, et ils ont dit : Vous n’avez pas encore cinquante ans.

Ces paroles nous donnent lieu de conclure que Notre-Seigneur paraissait avoir environ quarante ans à la fin de sa vie.

II. Les auteurs qui n’ont pas voulu admettre cette interprétation, la seule plausible et naturelle, ont prétendu que la parole des Juifs était une locution proverbiale alors en usage et qu’elle n’avait pas été inspirée par la pensée d’évaluer approximativement l’âge du Sauveur. Une pareille supposition ne repose sur aucun fondement réel, et à ce compte on pourrait traiter de locutions proverbiales tous les textes de la sainte Ecriture.

Les anciens, au contraire, l’ont comprise dans son sens naturel, et même quelques-uns s’en sont servi pour attribuer à Notre-Seigneur l’âge de quarante ou cinquante ans, lorsqu’il mourut.

Saint Augustin dit à ce sujet : L’ignorance du consulat, sous lequel Jésus-Christ est né et de celui sous lequel il a souffert, a porté quelques personnes à lui donner par erreur l’âge de quarante-six ans, lorsqu’il fut mis en croix (Doctr. chrét., II, c. 28).

III. Le premier et le plus célèbre défenseur de cette opinion, évidemment exagérée, a été le célèbre évêque de Lyon, saint Irénée, qui a même cherché à l’appuyer sur un témoignage traditionnel de l’apôtre saint Jean, et cela dès le second siècle de l’ère chrétienne.

Les paroles de saint Irénée doivent être citées ici, d’autant plus que c’est le seul passage, dans toute la collection des auteurs anciens, où l’on mentionne, au sujet des années de Jésus-Christ, une tradition étrangère au texte de l’Évangile et prétendant cependant remonter jusqu’aux Apôtres.

Dans l’endroit que nous citons, le saint se proposait de réfuter une erreur des Gnostiques, faux savants d’alors qui soutenaient que Notre-Seigneur n’avait prêché qu’un an et qu’ayant été baptisé au commencement de sa trentième année, il était mort à la fin de cette même année.

Le saint les réfute en faisant remarquer que Notre-Seigneur aurait ainsi prêché avant d’avoir atteint l’âge de trente ans, et il ajoute : Mais comment pouvait-il prêcher avant d’avoir atteint l’âge légal des maîtres ?

Il accepte cependant la date du baptême telle que la donnaient les Gnostiques, et passant aussitôt d’un extrême à l’autre, il prétend que Notre-Seigneur n’a pas prêché aussitôt après son baptême, mais bien seulement lorsqu’il out atteint l’âge de quarante ou cinquante années. Saint Irénée parait ici confondre l’âge doctoral de trente années exigé chez les Juifs, avec l’âge plus avancé, exigé alors pour la prêtrise et la prédication, chez les premiers chrétiens.

Tout le monde, dit-il, reconnaîtra que l’âge de trente à quarante ans est encore l’âge de la jeunesse. C’est donc à partir de la quarantième ou même de la cinquantième année que commence l’âge presbytéral. Or Notre-Seigneur avait cet âge lorsqu’il enseignait. C’est ce qu’atteste l’Évangile (texte cité plus haut), ainsi que tous les prêtres qui ont vécu avec Jean, le disciple du Seigneur, lesquels assurent avoir reçu de lui cette tradition. Or Jean est demeuré avec eux jusqu’au temps de Trajan. Quelques-uns d’entre eux ont aussi vu d’autres apôtres et ils en ont appris la même chose, comme ils en rendent témoignage (Hérésies, II, 22).

IV. Il y a certainement de l’exagération dans le sentiment soutenu ici par saint Irénée, et, quant à la tradition qu’il rapporte, elle a dit être mal interprétée par lui ; mais il est difficile d’en nier l’existence contrairement à l’assertion d’un tel témoin. Il est très probable toutefois que cette tradition, attribuée à l’apôtre saint Jean, se bornait à dira que Notre-Seigneur était dans la maturité de l’âge lorsqu’il enseignait, et saint Irénée, dans son zèle à réfuter les gnostiques, aura exagéré la portée de ce témoignage traditionnel et par conséquent peu précis.

Mais l’âge mûr, dont il est fait ici mention, se rapproche naturellement de la quarantième année, et la physionomie de Notre-Seigneur semble en effet avoir indiqué cet âge lorsque les Juifs lui ont dit : Vous n’avez pas encore cinquante ans.

Ainsi, d’après ce texte, on peut conclure que Notre-Seigneur avait une quarantaine d’années à la fin de sa prédication, de même que nous avons conclu, d’après la texte de saint Luc, qu’il en avait une trentaine au commencement.

L’examen des dates exactes va nous montrer maintenant que ces approximations se rapprochent beaucoup de la vérité, et que Notre-Seigneur était dans sa trente-cinquième année à l’époque de son baptême (novembre de l’an 29), et dans sa trente-neuvième à l’époque de sa mort (3 avril de l’an 33, E. C.).

 

 

 



[1] Le Symbole a été composé par les Apôtres avant leur première dispersion, vers l’an 37 de notre ère. Il fut détendu de l’écrire pendent les trois premiers siècles, à cause des persécutions, et pour ne pas livrer inconsidérément aux païens les articles de notre foi. Mais tous les chrétiens le savaient par cœur, et il leur servait de digne ou de mot d’ordre pour se reconnaître entre eux, suivant cette parole alors en usage dans l’Église : Da signum ou da symbolum : donne le signe, donne le symbole. L’existence de ce symbole et son origine apostolique sont attestées par les monuments les plus anciens et dans les écrits des premiers Pères de l’Église, Saint Irénée, Tertullien, etc.

Ajoutons ici que l’examen du texte que nous avons cité nous montre lui seul que les Apôtres ont dû composer le Symbole dans un temps où Pilate n’était plus, il est vrai, gouverneur de Syrie, mais où tout le monde pouvait encore se rappeler l’époque de son gouvernement.

[2] Ήγησόμενος Ίουδαίων τή έπί πάσιν έξουσία (Antiq., XVIII, à. 1).

Cette remarque de l’historien Josèphe nous montre que les procurateurs romains envoyés en Judée avaient droit de vie ou de mort, comme on le voit du reste par l’exemple de Pilate dans la Passion du Sauveur ; il n’en était pas de même de tous les procurateurs.

[3] Le père de l’empereur Vitellius.

[4] Voir Actes des Apôtres, c. I, v. 22, etc. X, v. 37.

[5] Έγένετό δε μετά τούς λόγους τούτους ΏΣΕΊ ήμέραι όκτώ. (c. IX, v. 27, etc.)

[6] Les adversaires cherchent à infirmer la force probante de cet exemple en citant un autre texte de saint Luc (I, 56), où il est dit que Marie, la mère de jésus, demeura avec Elisabeth environ trois mois, ώσεί μήνας τρείς. Ils prétendent que le correctif ne peut ici rationnellement indiquer une différence d’unité sur les mois. Mais il n’en serait pu ainsi, si, au lieu de trois mois, il y en avait dix ou vingt, et même sur les trois mois, on doit nécessairement, à casse du correctif, admettre au moins une différence possible de dix à quinze jours ; cette différence peut ainsi s’élever ici au sixième du nombre énoncé. Pourquoi ne pas admettre la même latitude pour le texte des trente années ?

[7] Voir Dom Calmet, Bible, t. X, dissertation sur les années de Jésus-Christ.

[8] Voir livre des Nombres, c. IV, v. 23, etc.