PREMIÈRE PARTIE — PRÉLIMINAIRE
Avant d’étudier chaque date en particulier, il est nécessaire de jeter un rapide coup d’œil sur le siècle entier où parut Jésus-Christ, et de voir cette époque dans son ensemble. Le Sauveur est né sous l’empire d’Auguste et il est mort sous celui de Tibère. Cette époque, visiblement préparée et choisies par la Providence, est la plus remarquable et la plus solennelle de toues dans l’histoire du monde. Eux effet, pour la première fois, et peut-être aussi pour là dernière, une paix universelle règne sur la terre. Toutes les nations semblent recueillies dans l’attente du plus grand ries évènements. L’Europe, l’Afrique voient leurs principaux peuples réunis sous un même empire, l’empire romain, le plus puissant qui fut jamais. C’est là cette bête effroyable vue et prédite par le prophète Daniel, laquelle, avec ses dents et ses ongles de fer, abat, brise et foule tout aux pieds. Au moment de la venue du Sauveur, elle a détruit autour d’elle toute résistance possible ; les nations vaincues et terrassées lui forment comme une ceinture de cadavres. Seule, debout et tranquille, elle les dévore au milieu du silence de la mort ; et c’est alors que la Pierre du Christ, se détachant du sommet de la montagne, sans aucune main d’homme, vient renverser ce colosse aux pieds d’argile, et cette Pierre deviendra elle-même une montagne remplissant toute la terre et montant jusqu’aux cieux ; elle formera l’éternel royaume de Dieu, sous le nom d’Église de Jésus-Christ. La gloire et la puissance romaine sont leur apogée perdant tout le règne d’Auguste, et le point culminant de ce règne coïncide précisément avec la naissance du Sauveur, comme nous le verrons plus lias. Alors Auguste vient de terminer toutes les guerres de l’empire ; il ferme pour la troisième fois le fameux temple de Janus. Tous les peuples, fusionnés par la mâche étreinte, apprennent se connaître ; les plus éloignés même entrent eux relations les uns avec les autres, l’Orient avec l’Occident, Rome avec la Chine. Pendant quatre cents ans encore, le monde restera à peu près dans la même situation. L’empire romain, vainement ébranlé par les révolutions du prétoire et ruiné par sa propre corruption, conservera, sinon sa vitalité et soc, prestige, au moins son intégrité. Mais c’est ici qu’il faut admirer les vues de la Providence ; malgré les empereurs et leurs violentes persécutions, Rome sera condamnée à voir sa vaste unité politique servir de base l’unité plus vaste encore de la religion chrétienne. L’Église s’emparera du cœur et du corps de cet empire, et la circulation d’une nr rue vie civile dans toutes les provinces de l’ancien monde entraînera avec elle la propagation de l’Évangile naissant. Au point de vue des lettres, ales sciences et des arts, le siècle de Jésus-Christ n’est pas moins remarquable ; c’est le siècle d’Auguste, le siècle classique par excellence. Aucune époque de l’histoire ne nous a laissé un plus grand nombre de chefs-d’œuvre littéraires et artistiques. C’est une chose acquise ; tous les peuples civilisés, dans tous les âges suivants, ont envoyé et enverront l’élite de leur jeunesse faire de longues études à l’école de cette époque célèbre entre toutes les autres. Faut-il rappeler des illustrations connues de tout le monde ? Le siècle, au milieu duquel parait Jésus-Christ, s’ouvre en entendant la voir de Cicéron, et il se termine en recevant les leçons de Sénèque, Virgile, le prince des poètes latins, s’élève jusqu’à pressentir et chanter le prochain avènement du Messie. La poésie montre ensuite notre admiration les œuvres d’Horace, d’Ovide, de Properce, de Catulle, de Tibulle et de Lucain. Au commencement du même siècle, Varron, le plus savant homme de l’antiquité païenne, rassemble toutes les connaissances du temps dans plus de cinq cents traités différents. Trébatius, Labéon, Longinus, laissent des noms célèbres dans la jurisprudence, Celse dans la médecine, Sosigènes dans l’astronomie. En omettant cent autres auteurs, dont les ouvrages sont presque tous perdus, nous citerons encore l’architecte Vitruve et les géographes Strabon, Denys et Pline l’Ancien, dont les œuvres ont pu échapper à la destruction du temps. Mais la grande spécialité de ce siècle est la rédaction de l’histoire ; Dieu veut vraiment que cette époque soit l’une des mieux éclairées, et cette remarque est essentielle pour l’étude que nous faisons ici. Les ombres incertaines des temps fabuleux se sont évanouies depuis plus de dix siècles ; les médailles et les monuments les plus authentiques viennent dès lors, de tous côtés, appuyer le témoignage d’une pléiade d’historiens modèles ; car sans parler ici des auteurs sacrés du Nouveau Testament, ni des écrivains ecclésiastiques, les historiens profanes seuls surpassent en nombre tous les autres auteurs du même temps ; les princes eux-mêmes partagent ne goût général ; César compose des commentaires, et Auguste rédige des mémoires. Les événements qui ont précédé Jésus-Christ sont alors racontés par Salluste, Diodore de Sicile, Denys d’Halicarnasse, Tite-Live, Florus, Valère Maxime, Quinte-Curce, Nicolas de Damas, Trogue-Pompée et plusieurs autres dont les ouvrages ont péri ; l’histoire contemporaine de Jésus-Christ et des Apôtres trouve des écrivains encore plus célèbres dans Tacite, Suétone, Dion Cassius, Velleius Paterculus et les deux juifs Philon et Josèphe ; Josèphe surtout, que l’on pourrait nommer un cinquième évangéliste, tant ses écrits sont nécessaires pour compléter les récits du Nouveau Testament et nous montrer la réalisation des prophéties de Jésus-Christ sur Jérusalem. Vers le même temps, la chronologie acquiert enfin tous les éléments désirables de précision ; le cours des années est fixé d’une manière exacte par la réforme du calendrier romain. Cette réforme, la meilleure et la plus universelle qui eut encore paru, fut inaugurée par Jules César, à l’aurore du siècle de Jésus-Christ (45 ans avant l’ère vulgaire). Elle ne reçut toutefois a parfaite application que sous Auguste, un an seulement avant la naissance du Sauveur, comme nous le verrons plus bas. Chez les Juifs, leur calendrier luni-solaire, lien différent du calendrier romain, rend plus difficile la connaissance d’une chronologie exacte. Mais les données historiques, jointes au calcul des lunaisons de cette époque, permettent encore de rétablir à un jour près leurs années et leurs mois, et cela nous suffit[1]. Ainsi, le monde intellectuel a atteint tout son développement naturel possible, et il peut mieux que jamais recevoir avec fruit les leçons surnaturelles du christianisme. Par l’effet de la centralisation impériale, Rome, Athènes et Jérusalem ont enfin réuni leur triple civilisation, et à 125 lieues de la Judée, une ville moitié juive et moitié grecque, Alexandrie, devient peu à peu le centre où les lumières de nette civilisation viennent toutes converger. West là que les savants du morde entier se rassemblent et confèrent entre eux. La philosophie néo-platonicienne commence dès lors à naître de cette fusion, et même elle jette déjà un vif éclat dans les écrits du juif Philon. Bientôt le christianisme va pénétrer dans ces grandes écoles d’Alexandrie, et inspirer l’immortel génie des Pantène, des Clément et des Origène. En attendant, la paix et la facilité des communications permettent aux esprits de porter la culture des lettres et (les sciences à des perfections inconnues jusqu’alors, et le siècle d’Auguste brille de tout son éclat. Hélas ! tout ce vernis recouvre une misère et une corruption effroyables, et la culture des lettres et des sciences a plutôt augmenté que diminué les raffinements du vice. Jean-Jacques Rousseau a soutenu cette thèse et elle est nécessairement vraie, quand il s’agit d’un peuple séparé du vrai Dieu ou de la vraie religion. L’activité intellectuelle pie ce peuple dévoyé ne sert alors qu’à le précipiter aux abîmes, et la prospérité matérielle lui fournit de nouveaux poisons pour le dévorer plus vite. L’expérience en a été faite plus d’une fois, mais jamais d’une manière plus éclatante que dans le siècle que nous étudions. Au moment où le christianisme apparaît dans le monde, toutes les vérités religieuses confiées à Adam achèvent de disparaître dans la tempête des passions humaines. Tout est dieu excepté Dieu lui-même ; ou plutôt le démon sous des noms tels que Bacchus ou Vénus, est la seule divinité de ce monde. Aussi voyez ce qu’est devenue l’espèce humaine. Une des grandes plaies qui la dévorent, c’est l’esclavage. Les trois quarts des hommes sont tombés clans cette affreuse misère. Les riches romains ont de véritables armées d’esclaves, sauvent évaluées à plus de dix mille têtes pour un seul maître, et la plus libérale des cités, Athènes, compte à cette époque plus de trois cent mille esclaves sur vingt-deux mille hommes libres. Ces êtres misérables, enchaînés et vendus sur les places publiques, épuisent ensuite péniblement leur vie sous les coups de fouet, jusqu’au moment où devenus inutiles ils devront, mourir de faim. Voilà le sort le plus doux de la bête humaine captive. Entendez maintenant celle qui est libre, elle demande à grands cris : du pain et.... du sang !!! panem et circenses. Les princes, les nobles, les sages, les vestales ! ont à l’amphithéâtre les premières places, et là, leur plus délicieux passe-temps, c’est de voir des hommes, souvent par milliers, tantôt s’égorgeant les uns les autres, tantôt dévorés par la dent des tigres et des lions. Caligula trouve un jour que les victimes de ce carnage n’ont pas été assez nombreuses, et il fait jeter dans l’arène une partie des spectateurs. Le fait de Caligula ne doit pas beaucoup étonner dans un siècle païen ; il n’est pas plus horrible que celui d’un peuple entier répétant, par tout l’empire romain et pendant trois cents ans, ce cri célèbre : Les chrétiens aux lions ! On a fait une différence entre les empereurs de ce peuple, les uns sont appelés bans et les autres mauvais ; la différence, au fond n’est pas grande. Les plus vantés parmi les meilleurs, Trajan et Marc-Aurèle furent de sanglants persécuteurs ; l’un et l’autre firent des édits de mort contre les chrétiens, tout en reconnaissant leur innocence ; l’un et l’autre dictèrent comme juges des sentences par lesquelles des chrétiens innocents étaient condamnés aux bêtes. Ces empereurs avaient l’esprit de leur siècle et Néron lui-même ne pouvait pas renchérir beaucoup sur cet esprit général. Néron, suivant Tacite, faisait enduire les chrétiens de poix et les condamnait, dans cet état, à servir de flambeaux pour éclairer ses promenades nocturnes. Quant aux débauches qui souillent et tuent ces générations païennes, la pudeur la moins scrupuleuse doit renoncer les décrire. Au temps d’Auguste les familles romaines entrent en pleine dissolution ; ce prince fait vainement, des lois pour empêcher les grands noms de Rome de s’éteindre dans le célibat du vice ; la luxure a vengé l’univers vaincu, et les empereurs eux-mêmes ne pourront jamais fonder ni une dynastie, ni même une famille. On se demande avec effroi ce que serait devenu le genre humain si le christianisme n’était pas venu renouveler ces générations usées par le crime et ressusciter ce vieux monde déjà enseveli daim le sépulcre de sa corruption. Voilà les mœurs de cette civilisation païenne (et nous parlons du peuple et du siècle les plus civilisés) ! Voilà le sort de toute nation séparée du vrai Dieu. Que l’on soit au premier siècle de l’ère chrétienne ou en l’an 1793 de cette ère, que l’on soit régi par les principes du droit romain ou par les principes de 89, une barbarie réelle viendra toujours déshonorer et consumer les peuples antichrétiens, malgré leur apparente civilisation. Au siècle de Jésus-Christ, les lumières de cette civilisation païenne peuvent, il est vrai, éblouir quelques sophistes vains et orgueilleux ; niais, suivant les vues de la Providence, elles servent à rendre visibles aux véritables sages leurs ténèbres religieuses et morales ; elles font vivement ressortir les désordres monstrueux du paganisme et sentir enfin plus que jamais l’absence et le besoin d’un Sauveur, Ainsi donc le Messie pouvait naître ; la Providence, émue de la misère et de la corruption des hommes, avait achevé de lui préparer son berceau dans le monde politique, comme dans le monde intellectuel. Le ciel pouvait s’ouvrir, et la terre enfanter son libérateur ; tout était prêt pour recevoir son action très désirée et aurore plus nécessaire. Nous allons maintenant rechercher à quelle date précise nous devons rapporter, dans ce siècle célèbre, sa naissance, sa prédication et sa mort. |
[1] Voir à la fin du volume, Restitution du calendrier hébraïque, années 4709, 4710, etc., de la période julienne.