I. — Négociations et intrigues pour le rétablissement de la Monarchie. Je reçois à ce sujet, d'un Religieux bien connu dans le monde des études historiques, la curieuse lettre suivante : Fin septembre 1873, je me trouvais à Paris, au moment où les négociations avec le comte de Chambord semblaient devoir aboutir. Un soir, par une bienveillance excessive qu'il continue de me montrer, Mgr ***, m'avait invité à dîner, en compagnie de Mgr X, de Louis Veuillot et du Supérieur général des..... Après dîner, au salon, la conversation tomba naturellement sur la situation politique. Comme plusieurs d'entre nous exprimaient l'espoir que le prochain rétablissement de la monarchie chrétienne allait enfin régénérer la France, Mgr *** nous interrompit avec tristesse : Hélas ! dit-il, l'union espérée et même déclarée n'est qu'un leurre, ne reposant que sur l'équivoque et le mensonge. Il est bien à croire que le comte de Chambord voit le piège qu'on lui tend, et qu'il va briser les liens dont on veut l'enlacer. De retour à mon abbaye, quelques jours après, je racontai à mes Frères la réponse susdite et les libérales et imprudentes machinations de la commission des 9. Comme mes Frères se montraient incrédules, survint le P. M*** des Frères-Prêcheurs. Il arrivait de Genève, où il avait vu un personnage très au courant des intrigues et des dessous de cartes, qui lui avait dit que le comte de Chambord, blessé des indiscrétions et des menées du parti libéral, menaçait de tout briser. Sur ces entrefaites, je passai par A***, où je m'abouchai avec M. R*** homme d'une intelligence égale à sa foi catholique, et je confiai à cet ami de cœur mes nouvelles et mes inquiétudes. J'ai la preuve qu'elles ne sont que trop fondées, me répondit-il confidentiellement ; car je viens de passer un télégramme de M. de *** à son ami M. de X, ainsi conçu : Nous le tenons ! De plus, je tiens d'une source sûre que M. de *** aurait dit : Ou le comte de Chambord acceptera nos conditions, ou il les rejettera : dans le premier cas, nous le forcerons bien à emboîter notre pas ; dans le second, nous l'accuserons publiquement d'avoir trahi son devoir et son pays. J'atteste tout ce que dessus être conforme à la vérité. II. — Sur le voyage de Mgr Dupanloup à Rome 1876. Voici, à ce sujet, la lettre autorisée d'un Religieux : J'étais à Rome pendant l'hiver de 1876. Mgr Dupanloup y vint en compagnie de M. Hetsch, son vicaire-général, de M. Mannec, vicaire général d'Agen, et de quelque autre, peut-être M. Lagrange. Le prélat descendit avec sa suite au palais Borghèse. Le bruit courut, parmi les hommes initiés aux affaires romaines, qu'il était venu : 1° proposer à l'approbation du Pape un coadjuteur ; 2° présenter un plan d'organisation des Universités catholiques alors naissantes... ; 3° aplanir les difficultés qui l'empêchaient d'arriver à la pourpre... Quand il quitta Rome, on assurait en bon lieu qu'il partait mécontent, et l'on citait de lui ce mot : Je les avais vus faire bien des sottises ; mais je n'avais pas encore eu même l'idée d'une pareille ineptie !... Mgr Mercurelli m'honorait d'une très grande bienveillance. Je le vis le jour même du départ de Mgr Dupanloup. Notre conversation tomba naturellement sur le célèbre personnage. Le bon prélat me dit : Si vous voulez juger de l'état de nos relations, prenez cette lettre qui est devant vous sur mon bureau, et lisez. C'était une feuille de papier à lettre petit format, presque sale et ne portant pas d'en-tête. L'écriture commençais tout à fait au haut de la page et se continuait jusqu'au bas, sans marge en aucun sens. Le titre de Monseigneur était au courant de la première ligne, et la lettre était signée : Félix. Ce sans-façon me parut être une affectation hautaine de supériorité, si ce n'était pire. Il ne m'est guère possible d'en garantir exactement le texte, mais j'en garantis absolument le sens : Il y a bien des années, Monseigneur, que je prends une part active aux combats engagés dans l'intérêt de l'Eglise. Si, dans ces luttes laborieuses, j'avais été conduit par un motif humain,- j'aurais été amèrement déçu. Je n'ai recueilli, en effet, de la part du Saint-Siège, pour prix de mon dévouement, que déceptions et ingratitudes. Mais j'ai visé plus haut, et j'ai la confiance que Dieu m'en tiendra meilleur compte que les hommes. Il est, néanmoins, une chose sur laquelle je ne saurais être indifférent, c'est de savoir que l'homme qui, en toute occasion, m'a été contraire auprès du Pape, et que j'ai toujours rencontré sur mon chemin comme un adversaire implacable, Monseigneur, c'est vous ! Il me semble, sans en être sûr, que la lettre se terminait ainsi brusquement, et sans aucune salutation. Mgr Mercurelli, après m'avoir manifesté sa pitié de cette lettre, ajouta en riant : Je n'en mettai pas ma tête au lit. Il me parla ensuite de l'habitude du prélat d'écrire au Saint-Père à tout propos, dans le but évident d'en obtenir des Brefs dont il se faisait une sorte de recommandation pour sa personne et pour ses doctrines. J'ai su aussi que, la veille de la définition, l'incroyable prélat écrivit au Pape pour lui promettre une gloire immortelle, s'il consentait à renoncer à l'infaillibilité. Le Pape écrivit en italien, au dos de cette pièce, avant de l'envoyer aux archives : De telles pièces font encore plus de compassion que de peine. Et maintenant, qu'on compare ce récit, pris sur le vif et sur dires et pièces authentiques et quasi-officielles, au récit que fait l'abbé Lagrange de ce même voyage de l'hiver 1876 (T. III, pp. 325-329), et aussi avec le récit pastoral qu'en fit Mgr Dupanloup à ses diocésains, où il est si emphatiquement parlé des bontés toutes paternelles du Saint Père pour lui, et de la cordiale confiance que lui témoignèrent les plus hauts personnages ; et qu'on dise où est la vérité ! III. — Sur la mort de l'abbé Guthlin et de Mgr Dupanloup. Cette page est celle qui a soulevé contre moi le plus de cris de colère ; c'est aussi la seule, la seule sur 400, qui ait été, à vrai dire, abordée et attaquée, tout le reste, apparemment, étant, in petto, reconnu inattaquable. C'est toujours M. Chapon qui a poussé les plus hauts cris. Il était là, et il ne 'veut pas qu'on l'oublie. Il veut même qu'on mentionne cette singulière absolution murmurée au mourant[1]. Par cette mort, il s'était imaginé qu'il entrait dans l'immortalité. Tout le monde l'avait oublié, il le rappelle avec insistance, et il faut consentir à lui ouvrir tardivement cette immortalité, qui ne sera pas pour lui celle de la gloire. Donc, M. Chapon était là, et il s'inscrit en faux, en qualité de témoin, contre mon récit. J'ai accusé, prétend-il, Mgr Dupanloup d'avoir tué l'abbé Guthlin, puis de s'être suicidé : voilà ce qui a été répété par toute sa presse ! A l'en croire, dit-il de moi, M. Guthlin serait tombé victime de la violence de son évêque. Je n'ai pas dit ce mot, qui veut peut-être faire entendre que l'évêque aurait frappé son prêtre ! C'est le procédé accoutumé de l'école orléanaise. J'ai dit qu'il y eut entre eux de vives récriminations au sujet de la Crise, dont ils venaient d'apprendre la mise à l'Index, condamnation qui renversait leurs projets et leurs espérances. Que Mgr Dupanloup, inspirateur du mauvais libelle, ait accusé son porte-plume d'avoir dépassé ses intentions et ses ordres, voilà qui était dans sa nature : il rejetait toujours sur les autres la responsabilité des actes mêmes qu'il avait suggérés, lorsqu'ils tournaient à mal. J'aurais dû ajouter que le pauvre Guthlin dut récriminer à son tour, et reprocher plus ou moins vivement à son évêque de l'avoir poussé à une œuvre inscrite désormais au catalogue de l'Index, et de l'avoir ainsi fait victime de son obéissance. L'émotion profonde qui résulta pour l'abbé Guthlin d'une pareille explication, le chagrin honorable que lui causa sa mise à l'index, déterminèrent la crise qui fit aboutir à la mort l'apoplexie séreuse dont les premiers symptômes précurseurs, dit M. Chapon, remontaient à quelques jours. J'ai appelé cette mort foudroyante : et il ne mourut que le lendemain. Façon un peu trop oratoire de parler, peut-être ; mais n'appelle-t-on pas foudroyant le choléra qui emporte en quelques heures, et même en un jour ? M. Chapon parle des tendres rapports des premiers jours entre l'évêque et son vicaire général — C'est que la nouvelle de la mise à l'Index n'était pas arrivée. — Il parle du dernier soir, de la dernière prière, des dernières larmes et des dernières louanges répandues par l'évêque sur la mort de son prêtre. — Ah ! sans doute, il avait à réparer, et je conviendrai, si l'on veut, qu'il le fit de bon cœur : l'on est plus religieusement sensible à une mort que l'on a déterminée, quoique involontairement, et dans laquelle néanmoins on peut avoir à se reprocher quelque chose. Venons à ce que l'on a voulu appeler le suicide de Mgr Dupanloup. Ce n'est pas moi qui l'ai dit, moi si convaincu que, loin de se vouloir tuer, il voulait se hâter de vivre. J'ai dit seulement que, dans l'impatience de son active nature d'être débarrassé d'une goutte qui l'arrêtait si inopportunément sur le chemin de Rome, il prit, malgré la défense du docteur Combal, une double dose de salicylate, remède trop violent, qui le tua au lieu de le guérir. M. Chapon objecte : Dans l'état où il se trouvait alors, le cœur gravement atteint, personne ne pouvait songer à un pareil remède, et personne de fait n'y pensa. A la bonne heure ! mais il y pensa, lui, et il fit plus, il se l'administra en cachette. Le Dr Combal, ajoute M. Chapon, n'eut pas même l'idée de l'interdire dans ses lettres et dépêches, et il ordonna seulement des révulsifs et des fortifiants. — M. Chapon n'a pas vu toutes les dépêches, et il en est une au moins où il l'interdit. Car M. Chapon néglige de dire que je n'ai raconté cela que sur le témoignage d'une lettre du R. P. d'Alzon, dont j'ai une copie authentique, et dont l'original est en Espagne, entre les mains du P. Bailly, qui prépare une vie du fondateur de l'Assomption. Or, le R. P. d'Alzon était l'ami intime du docteur Combal, ami intime aussi de Mgr de Cabrières, évêque de Montpellier, ami lui-même du docteur. Evidemment, c'est le docteur qui raconta la chose à l'un et à l'autre, pour avoir, à l'autopsie, reconnu les traces fatales du salicylate pris en quantité immodérée. C'est à cette occasion que M. Chapon et ses échos m'appellent misérable calomniateur. On n'est pas calomniateur, même sans épithète, pour avoir rapporté un témoignage authentique, et que l'on avait sujet de croire bien informé ; mais ne l'est-on pas, et avec épithète, lorsqu'on se permet, en pareil cas, de jeter une telle injure à la face d'un honnête homme ? Il y a deux choses dans la lettre du P. d'Alzon : la mort de l'évêque, et l'indication des projets qu'il avait hâte d'exécuter à Rome. Cette indication, le P. d'Alzon la tenait de l'évêque de Poitiers, qui la tenait lui-même de la plus haute et la plus sûre source. Est-ce que ces projets ne se sont pas réalisés en partie ? Qu'était l'Aurora, et son rédacteur, le comte Conestabile, morts si rapidement, sinon une Défense écrite par l'un des plus intimes disciples de Mgr Dupanloup ? Qu'est aujourd'hui le Moniteur de Rome, avec un de ses principaux rédacteurs, l'abbé Guthlin, neveu du mort de Lacombe et théologien de l'ambassade française au Quirinal, sinon une doublure de la Défense ? Oui, Mgr Dupanloup se disposait à établir dans Rome des plumitifs à sa disposition. Pour revenir à sa mort, pourquoi M. Chapon, si indigné aujourd'hui de mon récit, n'a-t-il rien répondu, dans sa lettre, datée du 8 octobre 1882, à M. l'abbé J. Mord, qui l'avait sommairement racontée presque en mêmes termes, s'étant renseigné comme moi dans la lettre du P. d'Alzon ? Aujourd'hui, il arrive trop tard. D'ailleurs, je ne feindrai pas d'avouer qu'il est difficile d'établir rigoureusement tel détail de ce récit, comme tel ou tel autre détail de mon livre. Que d'obscurités demeureront toujours, dans une vie si pleine d'intrigues ténébreuses et de démarches souterraines ! Ici, comme ailleurs, je ne maintiens que le fond, et, pour le reste, j'invoque la vraisemblance et me réfugie dans ma bonne foi et mon honnêteté. Ici, en particulier, le fond même manquât-il, ce qui n'est pas, peu importerait encore. Ce qui importe dans cette page, c'est la double paternité de la Crise de l'Église, qu'on n'a pas eu, qu'on n'aura jamais l'audace de contester. C'est, au lendemain de la condamnation de l'infâme libelle et à la veille de l'exécution de projets qui n'étaient pas pour tourner davantage à l'honneur et au bien de l'Église, la mort presque simultanée et presque également foudroyante des deux auteurs et des deux agents, sur le chemin même de Rome. Dans sa lettre à M. Eugène Veuillot qui n'a pu trouver d'asile que dans la Défense, M. Lagrange, voulant être cruel et n'étant toujours que maladroit, a essayé un rapprochement : Nous connaissons, vous et moi, Monsieur, un homme qui a eu le malheur de faire entendre sur la tombe de Mgr Dupanloup une parole regardée comme un outrage, et qui depuis, hélas ! — n'a plus outragé personne[2] —. Nous connaissons un évêque que la mort a couché tout à coup au tombeau dans sa pourpre récente. Et nous nous sommes inclinés dans le respect et la douleur. — Oui, en ne mentionnant même pas dans votre Correspondant la mort ni de l'un ni de l'autre, et en poursuivant le premier de vos injures et de vos calomnies à travers trois gros volumes ! — Mais, Monsieur Lagrange, ce n'est pas la mort plus ou moins subite qui est effrayante ; c'est cette mort dans telle ou telle circonstance. Les deux que vous rappelez n'avaient pas et n'auraient jamais écrit la Crise ; ils n'avaient jamais troublé l'Eglise ni tenu en échec un concile ; ils ne méditaient et ne préparaient rien de coupable ! A toute heure, ils étaient en droit de se dire : Bonum certamen certavi, cursum consummavi, et le reste ! A toute heure, la mort les pouvait frapper sans les surprendre jamais au lendemain d'une œuvre criminelle, ni à la veille de quelque coupable dessein, sans les rencontrer jamais sur le chemin d'une mauvaise ambition ou d'une funeste stratégie. IV. — La mort de Talleyrand. A la dernière heure, je reçois la lettre suivante d'un gentilhomme chrétien, laquelle se réfère aux pages qui ont soulevé contre moi le plus de tempêtes, avec la page où je raconte la mort de Mgr Dupanloup lui-même : MONSIEUR LE CHANOINE, On m'apprend ce matin que vous désirez obtenir de moi quelques détails ignorés de vous sur la mort du prince de Talleyrand. Voici ceux que je ne trouve pas dans votre livre, fort exact d'ailleurs. En premier lieu, lorsqu'après de longues négociations on fut tombé d'accord sur les termes de l'amende honorable exigée par l'Archevêque de Paris pour que l'abbé Dupanloup eût le pouvoir d'admettre le moribond aux derniers sacrements, le prince déclara qu'il signerait le lendemain seulement à une certaine heure ; mais comme la mort approchait sensiblement, la duchesse de Dino et sa fille la petite Pauline, étaient dans une extrême inquiétude. L'enfant eut alors l'idée d'une innocente supercherie, et avança la pendule d'une heure ou deux ; puis, quand l'aiguille marqua l'heure indiquée, elle accourut au lit de son grand-oncle en disant : Bon oncle, voici l'heure que vous avez dite. Mais le vieux diplomate répondit : Ma fille, il n'est pas encore cette heure-là ; vous avez avancé la pendule ; je signerai à l'heure que j'ai indiquée. En second lieu, la signature donnée et envoyée à l'archevêque, l'abbé Dupanloup, qui se tenait toujours prêt dans une chambre voisine, se présenta pour entendre la confession dernière ; mais le mourant, qui avait encore toute sa connaissance, avait perdu la parole et ne pouvait plus s'exprimer que par le regard. Alors l'abbé Dupanloup lui proposa de lui prendre la main, de faire lui-même l'énumération de tous les péchés possibles et imaginables, en convenant qu'un serrement de main serait la réponse oui. Et la confession se fit ainsi. A cette époque, je voyais tous les jours l'abbé Dupanloup, et tous les jours il me racontait ce qui s'était passé à l'hôtel de Talleyrand. Je lui demandai, lorsqu'il me raconta ce dernier détail, s'il avait de l'espérance. Il me répondit : Oui, j'en ai. Mais il n'a pas ajouté qu'il souhaiterait à tous les chrétiens une fin pareille. Je suis le plus ancien et, je crois, le dernier survivant des amis de jeunesse de l'abbé Dupanloup, qui était encore au séminaire quand je l'ai connu en 1821. Nous avons été entièrement liés pendant quarante ans, et je n'ai pas connu de vie sacerdotale plus pure, plus pieuse, plus laborieuse que la sienne. Je n'ai rien à dire sur sa vie épiscopale. Il a eu des amitiés qui n'étaient pas les miennes, et qui lui ont, je crois, beaucoup nui, particulièrement celle de M. de Falloux. Voilà, M. le Chanoine, les détails que vous avez paru désirer ; je ne vous demande pas de faire un secret de mon nom, mais je vous prie de ne pas l'imprimer : je n'aime pas à me produire en public. Après cette lettre, qui n'est certes pas d'un ennemi, je demande au lecteur impartial qui aura tout comparé et contrôlé, quelle vérité il peut y avoir dans les récits de Mgr Dupanloup et dans les commentaires de M. Lagrange son historien ! |