1° La soumission. - Fusion et monarchie. - Le drapeau. Le dimanche 17, à 7 heures ½ du soir, Mgr Dupanloup, immédiatement après son dernier échec auprès du Pape, quittait Rome en compagnie de Mgr Haynald. Quelle lui dut être cette nuit ? A l'aube du 18, de ce jour qui allait être pour l'Église le principe d'une si grande lumière et d'une si grande joie, Mgr Haynald, enfoncé pensif dans un coin de la voiture, s'écria : Monseigneur, nous avons fait une grande faute ! Déjà son bréviaire à la main, Mgr Dupanloup ne lui répondit que par un signe voulant dire qu'il allait prier. Dans la pensée de Mgr Haynald, quelle grande faute avait été commise ? De n'être pas resté au concile pour redire un Non placet à la face du Pape ? C'est ce qu'insinue l'abbé Lagrange. J'aime mieux croire que le futur cardinal regrettait une opposition trop prolongée, regrettait aussi de n'être pas resté jusqu'à la fin, mais pour s'unir, comme quelques-uns de ses collègues français, aux Placet de la majorité, ou du moins, comme l'évêque napolitain, pour entonner le Te Deum avec le Pape et le concile. Quoique moins beau, un beau
spectacle pouvait être donné au monde : celui d'une soumission simple,
empressée et immédiate, et l'on veut que Mgr Dupanloup l'ait donné. L'honneur de l'évêque d'Orléans, a dit un des onze
liminaires de l'abbé Lagrange, est précisément
d'avoir fait succéder à ses ardeurs, comme toujours extrêmes dans le combat,
son adhésion humble et paisible. En effet, commente et amplifie l'abbé Lagrange, son adhésion fut immédiate, et peut-être la première donnée. Qu'entend-il ? Sans doute, qu'elle avait été donnée d'avance, car il rappelle les engagements pris par son évêque de se soumettre à toute décision du concile, quelle qu'elle fût. Mais ainsi avaient fait tous les évêques. Il veut que l'on entende encore qu'elle fut peut-être la première après la définition, et c'est une des audaces les plus fortes qu'il se soit permises. Il cite en preuve le début de la lettre pastorale à l'occasion de la guerre : Ces graves discussions ne ressemblent guère aux luttes de la terre, parce qu'elles ne se terminent point par des triomphes personnels, mais par la victoire de la foi et de Dieu seul dans sa volonté sainte. C'est lui-même qui souligne, sans doute pour préciser le sens d'une parole très vague, et pour lui donner un accent qui lui manque. Dès la paix, continue-t-il, il envoya de Bordeaux sa soumission directe au Pape. Là, il disait : Je n'ai écrit et parlé que contre l'opportunité... Quant à la doctrine, je l'ai toujours professée, non seulement dans mon cœur, mais dans des écrits publics... et j'y adhère de nouveau sans difficulté... Je prépare un mandement pour promulguer les Constitutions du 24 avril et du 18 juillet... je n'abandonne pas ce travail. L'abbé Lagrange dit en note que la lettre au Pape ne porte pas de date, mais qu'écrite de Bordeaux, elle est suffisamment datée. Avant d'en dire nous-même la date et la valeur, insistons sur cette croyance constante à la doctrine, refrain universel de l'épiscopat dissident, a dit, non sans quelque pointe d'ironie, M. Emile Ollivier, et sur cette profession que l'évêque d'Orléans en aurait faite jusque dans des écrits publics. De ces écrits, non seulement il ne s'était pas souvenu pendant la lutte ; mais, sommé plus d'une fois de dire ce qu'il pensait sur le fond de la question, il s'y était toujours refusé. Bien plus, tout ce qu'il a écrit et fait écrire à l'occasion du concile, toutes ses démarches et toutes ses alliances, tout cela va plus ou moins contre la doctrine même ; inutile d'en dire plus, après tout ce qui précède. Mais il faut montrer plus directement que, s'il avait cru auparavant à l'infaillibilité, il n'y croyait plus au moment du concile. Il y a d'abord ce bel in-4° envoyé à tous les évêques du monde, dont a parlé, le 1er juillet, le cardinal-archevêque de Compostelle dans un discours qui a été l'événement du concile et a décidé de la victoire. Cet in-4° contenait tout ce qui fut répété contre la doctrine à l'ambon de la salle conciliaire. Or, d'où venait-il ? On le disait tout haut en 1870 : d'Orléans ! Il y a plus décisif encore : il y a un précis officiel — Synopsis analytica — des observations écrites
présentées par les Pères sur le chapitre de l'infaillibilité, On sut à temps
l'observation qui appartenait à chaque évêque, et que la 22e était de Mgr
Dupanloup. D'ailleurs elle porte en elle-même son cachet d'authenticité, car
l'observation n'est que la redite des Observations. Or, après
énumération nouvelle des difficultés et des périls de la définition,
l'observateur en venait à la discussion, ou plutôt à la réfutation de toutes
les preuves apportées en faveur de l'infaillibilité du Pontife romain, dont
aucune, soit dans les traditionnelles, soit dans les scripturaires, ne lui
paraissait véritablement probante ; aucune, pas même le Tu es Petrus, qui ne serait que pour l'Église :
Promittitur SOLI Ecclesiœ stabilitas
inconcussa, quæ non vocatur in discrimen, ETIAMSI ERRET Pontifex ; pas même le Ego rogavi pro te... paroles qui ad solum Petrum, et NON AD SUCCESSORES spectant,
et quidem AD SOLAM
EJUS FIDEM INTERNAM in tempore passionis. Non, ou il n'y a ni critique, ni histoire possible, ou il faut dire que l'évêque d'Orléans ne croyait pas ou ne croyait plus à l'infaillibilité ! Sa soumission a-t-elle eu la promptitude, la sincérité, l'éclat qu'on a vantés ? Sur les vingt et un évêques français qui avaient écrit au Pape pour maintenir leur vote négatif, seize, dès janvier 1871, avaient adhéré au concile, et cinq s'étaient encore abstenus, parmi lesquels l'évêque d'Orléans. En février, nous sommes à Bordeaux, où il siège en qualité
de député. Le cardinal Donnet, — c'est un fait de notoriété publique, — lui conseilla
et lui fit conseiller alors d'envoyer au Pape sa soumission expresse, au
moins générale et implicite, démarche nécessaire pour son honneur et pour le
bien des âmes. Tout à coup le bruit se répand qu'il a des chances pour être
nommé ministre de l'Instruction publique et des Cultes, et l'abbé Rouquette,
qui est là aussi, que nous retrouvons toujours au bon moment, est sollicité
d'obtenir l'acte de soumission. Mais on a tort,
écrit Rouquette, de croire : 1° que j'y puis quelque
chose ; 2° que presser Mgr Dupanloup serait le bon moyen de hâter son action.
A Mgr Capri, qui lui disait aussi que l'influence religieuse, politique,
sociale de l'évêque d'Orléans, son influence à tous égards, serait
définitivement plus grande quand il aurait fait cet acte, il répondait : C'est évident, et je le crois fermement ; mais l'évêque
d'Orléans est un homme qu'on ne pousse pas ainsi, sous peine de le faire
reculer. Quand les journaux ultramontains se seront tus à son endroit, quand
il n'aura plus l'air d'obéir à une violence morale, alors il partira de
lui-même avec la liberté et le mérite de son initiative. Néanmoins, Rouquette fit la démarche auprès de ré-vaque, et il en consigne le résultat : Evidemment, il cherche le joint... Il va faire son adhésion publique ; elle est dans son cœur et dans sa conscience. Voilà le grand mot lâché : sa conscience, dont l'évêque d'Orléans, avant, pendant et après le concile, s'imaginait avoir reçu un témoignage assez assuré pour être en droit de dire, avec saint Paul, qu'il était sa gloire. Théorie toute protestante, toute d'honneur humain, ou plutôt toute d'entêtement et d'orgueil ! Il ne s'agit pas de ce qu'un homme peut mettre dans sa conscience, mais de ce qu'il y doit mettre sur l'ordre de Dieu et de son Vicaire ! Enfin, le 29 juin 1872 seulement, parut la lettre pastorale portant publication des constitutions dogmatiques du concile. Là, l'évêque se rejetait sur la guerre et sur ses angoisses pour excuser son retard. Néanmoins, il avait travaillé à un grand mandement, devenu, disait-il, un ouvrage qu'il publierait ultérieurement, et qui n'a jamais été, je crois, ni publié, ni même bien avancé. D'où nous pouvons conclure que, malgré les raisons alléguées, la soumission de l'évêque d'Orléans a été tardive et non empressée, moins encore immédiate, hargneuse et non humble, agitée et non paisible ; — nous ne nions pas qu'elle n'ait été définitivement sincère. Mais il y a toujours manqué la condamnation de ses écrits et de sa conduite ; il y a toujours manqué l'accompagnement d'une instruction nette et claire sur la doctrine qu'il avait tant embrouillée et couverte de tant d'ombres[1]. Malgré tous les efforts de ses amis, il n'avait été nommé député que le dernier sur sept ; et encore devait-il à son attitude au concile les voix libérales, comme, pendant la guerre, il avait dû à ses relations avec Munich et Dœllinger la modération des Bavarois, envahisseurs d'Orléans. La même tactique, employée plus tard pour le faire arriver au Sénat, n'aboutit qu'à lui procurer l'antépénultième place. Dans les deux assemblées, comme au concile, nous l'allons voir s'inspirer des principes du libéralisme et travailler à les faire prévaloir. Au concile, il s'était heurté contre les prérogatives pontificales, et il s'y était brisé ; aux assemblées, il va se heurter contre les prérogatives royales, et il s'y brisera encore ; mais, hélas ! tandis qu'au concile, l'Esprit de Dieu avait défendu le Pape contre ses atteintes, rien ne protégera le Roi et la France dans une assemblée qui, sans s'en douter et malgré son royalisme, s'inspirait de l'esprit de la Révolution. C'est à la Révolution, en effet, que l'évêque d'Orléans, avec ses amis Broglie et Falloux, voulut que le comte de Chambord adhérât, et, en preuve de l'adhésion imposée, on exigea qu'il en prît le drapeau. C'est lui et ses amis libéraux, lui surtout, qui ont fait échouer la Monarchie. Je le dénonce, et je lui renvoie l'accusation qu'il porta contre Louis Veuillot, et que l'abbé Lagrange n'ose répéter. Toujours, en effet, il a imputé à l'Univers des fautes que le journal ne commettait pas, mais qu'il commettait lui-même et dont il se déchargeait ensuite sur le dos du journal détesté. Il osa même un jour menacer Louis Veuillot de prouver qu'à lui seul revenait la responsabilité de l'échec monarchique. Quand il voudra, répondit Louis Veuillot, mais je ne le lui conseille pas ! Louis Veuillot est suffisamment défendu par le témoignage que lui a rendu le comte de Chambord ; mais Mgr Dupanloup n'a pour lui que le témoignage de l'abbé Lagrange, et c'est trop peu ; ce n'est même rien, car il est évident que l'abbé n'est que l'écho du témoignage que l'évêque, suivant sa coutume constante, se rendait à lui-même. Témoignage personnel, témoignage suspect et non vrai ! A qui donc la faute ? — Au Pape, disait-il au concile ; au Roi, va-t-il dire ici. A lui seul, il voyait mieux que le Roi et le Pape ; que ne l'ont-ils écouté l'un et l'autre ! Telle est la thèse, que nous allons suivre chez l'abbé Lagrange. Pour prouver que si la Monarchie ne s'est pas faite alors, la faute n'en est pas à Mgr Dupanloup, l'abbé cite d'abord une longue lettre au prince de Joinville, où son cœur d'évêque et de citoyen avait su trouver un si grand et si patriotique langage — oh ! l'emphase ! —. Ensuite il invoque une conversation avec le duc d'Aumale, qui lui aurait dit : Une seule famille, une seule monarchie ! Et il fut aussitôt parlé d'une visite au comte de Chambord, laquelle fut ajournée jusqu'en 1873, et que le duc d'Aumale n a jamais faite. On pousse l'invraisemblance jusqu'à soutenir que Thiers se prêtait au jeu. Ayant reçu à dîner le comte de Paris : Dans huit jours peut-être, aurait-il dit, ce sera le comte de Chambord qui dînera ici. Ce serait le comte de Chambord lui-même qui 'aurait ajourné la visite des princes d'Orléans, voulant d'abord adresser à la France la question du drapeau. Aussitôt, grande consternation à la nouvelle d'un manifeste sur une question qu'on croyait réservée à la France, a dit Mgr Dupanloup, s'appuyant sur une vieille lettre mal interprétée du prince. Des députés portèrent au château de Chambord les regrets et les ardentes supplications de la droite, c'est-à-dire du côté qui partageait les idées de M. de Falloux, dont ce sont les expressions. Ils avaient parlé au nom de la politique ; ils invitèrent l'évêque d'Orléans à parler au nom de la religion. En effet, dans les premiers jours de juillet, il se rendit lui-même à Chambord pour empêcher le manifeste. Non qu'il repoussât le drapeau blanc ; mais il le trouvait inopportun — toujours ! — et il mettait la Monarchie au-dessus d'un symbole. Le prince l'accueillit bien, sans vouloir toutefois revenir sur la question du drapeau, qu'il dit avoir épuisée dans son manifeste. En vain l'évêque demanda un sursis : Inutile, dit le prince, mon parti est pris. En effet, le manifeste fut signé le jour même. C'est un suicide ! dit M. de Falloux le cocardier. — Oui, suicide, si le prince avait tenu à vivre en roi quelconque, en roi légitime de la Révolution, comme il dira, et comme le désirait celui qui avait demandé un 89 jusque dans l'Eglise ; mais, en réalité, c'était la mise en réserve des principes vitaux d'où sortira, s'il plaît à Dieu, la monarchie chrétienne. Dans les plis du drapeau blanc bien plus que dans les plis de la toge de l'envoyé romain, étaient enfermées la vie ou la mort de la monarchie véritable. Le mot de M. de Falloux fut cité dans presque tous les journaux ; mais l'Univers le repoussa par ce généreux commentaire : Amis, cause, fortune, tout perdu, pour avoir donné l'exemple de la fermeté, de la loyauté et de l'honneur ! Et Louis Veuillot ajouta cette phrase prophétique : Il a mis à l'abri sa gloire de français, de roi et de chrétien ; il a réservé du vieux drapeau de la France ce qu'il faut pour s'en faire un linceul. Que disait le comte de Chambord ? Il demandait : Pourquoi tenez-vous tant au drapeau tricolore ? Est-ce goût simplement ? — Je puis avoir le mien, que je juge meilleur. — Sous le tricolore cachez-vous une embûche ? — Ce n'est pas à moi de jouer au plus fin avec vous. — Est-ce pour voiler un peu qui je suis ? — Je n'ai pas à me faire pardonner ma race et ma foi. — Est-ce un symbole, comme vous dites ? — Alors j'abjurerais, car votre symbole est l'opposé du mien. Je serai roi ; sinon, non ! N'oublions pas que, depuis des années, cette guerre au drapeau de la légitimité était mente par l'évoque d'Orléans, de concert avec M. de Falloux. Dès 1856, le Moniteur du Loiret, Moniteur aussi de l'évêché, ayant pour rédacteur M. Lavedan, qui continue aujourd'hui la même jolie besogne au Figaro, avait arboré le tricolore, prétendant, avec sa mensongère audace accoutumée, que le comte de Chambord l'acceptait ; et il avait reçu des journaux légitimistes et des fondés de pouvoir du prince, un démenti qui atteignait son patron épiscopal. Jamais découragé, toujours à son idée, qu'il regardait comme infaillible, constamment infaillibiliste en cela seul, l'évêque d'Orléans avait repris, en 871, avec ses mêmes alliés, la guerre au drapeau. Vaincu dans la première campagne par le Manifeste, il en entreprit une seconde, et se détermina à un grand acte. Nous racontons, dit l'abbé Lagrange, on appréciera. Après en avoir conféré avec les d'Orléans et avec quelques amis, dont toujours M. de Falloux, serviteur éprouvé de l'Eglise et de la monarchie[2], qui le priait même de renouer avec Thiers les relations brisées à l'occasion de l'archevêché de Paris ; après avoir, malgré tant d'encouragements et de conseils, différé toute une année, il se décida, dans les derniers jours de janvier 1873, à adresser au comte de Chambord une lettre confidentielle, lettre de l'évêque, dit l'abbé Lagrange, plus que du député et du politique. Le 8 février, il recevait la réponse. L'ayant lue : Voilà, s'écria-t-il, qui fait les affaires de la république ! Pauvre France ! Tout est perdu ! Il se tut devant le public, ne voulant rien ajouter, disait-il, aux torts que se faisait et que faisait à la France son correspondant. Mais n'ayant aucune raison, au contraire, de cacher ses torts prétendus, le prince publia lui-même sa réponse, avec des fragments de l'épître épiscopale. Au nom de la France malade et mourante, l'évêque avait demandé des ménagements, de la clairvoyance, tous les sacrifices possibles : allusion évidente et quelque peu insolente au drapeau, sur quoi il invitait le prince à prendre l'avis du Pape. Il avait écrit lui-même à Pie IX : Ni l'armée, ni une grande partie de la nation ne veut renoncer au drapeau actuel... Sa Sainteté ne pourrait-elle pas lever les scrupules du prince, en lui disant qu'un drapeau n'est pas un principe ? Pardon ! quelquefois, et certainement dans la circonstance ! — D'ailleurs, toujours partisan des compromis et des transactions, il disait qu'on pouvait conserver une partie de ce symbole, la fleur de lis par exemple. Il écrivait dans le même sens et dans les mêmes termes au cardinal Antonelli, chargé de remettre la lettre au Pape. La proposition de s'adresser au Souverain Pontife fut repoussée par le prince, et M. Lagrange ignore si du Vatican il lui vint quelque conseil. Il est certain qu'il ne lui en vint pas, du moins dans le sens de l'évêque d'Orléans. Mais il vint de Vienne à l'évêque, en date du 8 février, une réponse vraiment royale[3]. Voyant bien qu'au nombre des sacrifices demandés était celui du drapeau, le prince disait le mot juste : C'est là un prétexte inventé par ceux qui, tout en reconnaissant la nécessité du retour à la monarchie traditionnelle, veulent au moins conserver le symbole de la Révolution, — le symbole et quelque autre chose ! — Suivait un argument ad hominem : La France ne comprendrait pas plus le chef de la Maison de Bourbon reniant l'étendard d'Alger, qu'elle n'eût compris l'évêque d'Orléans se résignant à siéger à l'Académie française en compagnie de sceptiques et d'athées. Après ce coup enveloppé dans un compliment, le prince décochait un trait plus terrible à la tête de cet habile : J'attends peu de l'habileté des hommes, et beaucoup de la justice de Dieu... Je n'ai ni sacrifice à faire, ni conditions à recevoir. Lorsque l'épreuve devient trop amère, un regard sur le Vatican ranime le courage et fortifie l'espérance. C'est à l'école de l'auguste captif qu'on acquiert l'esprit de fermeté, de résignation et de paix. Oui, il était de l'école de Pie IX, le dernier roi très chrétien ; il en était plus que l'évêque qui, pendant le concile, avait écrit à Pie IX les lettres que nous savons, où étaient insinués les reproches d'inflexibilité dangereuse, d'entêtement funeste, également intentés au grand Pape et au grand Roi ! La réponse du comte de Chambord mentionnait d'autres lettres, auxquelles le comte de Blacas avait été chargé par' le prince de porter à l'évêque la réponse verbale. De ces lettres, une seule est tombée dans le domaine public, et il n'en saurait être de plus inconvenante : Monseigneur.... Ecrivez au comte de Paris : Mon cher cousin... venez me voir, Votre bien affectionné, signé !... Oui, écrivez, comme il aurait dit à un simple Lagrange ! Le 24 mai vint changer la situation politique. Pendant la prorogation eut lieu la visite des princes à Frohsdorff. Mgr Dupanloup en voulut profiter, et il écrivit de nombreuses lettres pour amener la proclamation de la monarchie par l'Assemblée. Mais il fallait que le comte de Chambord s'y prêtât, et s'entendît avec elle pour fonder un gouvernement qui répondît aux vœux et aux aspirations du pays, c'est-à-dire aux vœux et aspirations des tricolores ! En effet, on l'avoue, c'était la seule difficulté, mais qui, on ne l'avoue pas, en couvrait tant d'autres ! Demander un démenti au prince, dit l'abbé Lagrange, était impossible. Il s'agissait donc de tourner la difficulté par une formule, grâce à laquelle, ni le roi ne retirerait ses manifestes, ni les tricolores ne feraient le sacrifice immédiat de leur drapeau. De là le voyage de M. Chesnelong à Salzbourg, dont on a parlé en sens contradictoire ; mais, comme le dit l'Univers, il est évident qu'on proposait un programme inacceptable à la conscience du chrétien et à l'honneur du prince. On voulait confisquer le Roi au profit du parlementarisme, comme on avait voulu confisquer le Pape au profit de l'épiscopat. D'un côté, l'opportunité avait été le prétexte, comme, de l'autre, c'était le drapeau. Néanmoins, on crut d'abord la monarchie faite, et Mgr Dupanloup y fit, dans une lettre pour les prières publiques, des allusions qui furent saisies et attaquées par le pasteur Pressensé. Mgr Dupanloup adressa au pasteur une réponse saisissante de clarté et de force ! — Réponse déplorable, sur laquelle nous aurons à revenir lorsqu'on nous ramènera à la question du libéralisme. — Toutefois, l'évêque n'engageait pas son vote, ne comprenant pas qu'avant une discussion définitive, un homme sérieux engageât obstinément le sien. Il n'y avait là, commente l'abbé Lagrange, qu'une crainte, une prévision trop tôt réalisée de l'impossibilité où il allait être placé de voter la monarchie. Il est évident, d'ailleurs, qu'il ne pouvait s'engager d'avance à voter une constitution politique non encore définitivement arrêtée. Sophisme évident ! Qui ne voit qu'une sorte de marché, de contrat social, comme disait encore l'Univers, était proposé au comte de Chambord, et que l'évêque réservait son vote dans la prévision facile du refus que ferait le prince d'accepter d'inacceptables conditions ? Qui ne voit qu'il ne s'agissait pas de voter une constitution politique, mais seulement d'adhérer au programme chrétien et royal du prince, programme trop connu pour qu'un libéral comme l'évêque d'Orléans pût, en effet, y engager son vote ? Oui, il prévoyait bien, et c'est pourquoi il se gardait de
s'engager, car, le 27 octobre, veille de la lettre à M. de Pressensé, le
prince avait signé la célèbre lettre de Salzbourg, où il déclarait de nouveau
qu'il ne consentirait jamais à devenir le roi légitime de la Révolution,
lettre qui coupa court enfin à tant de manœuvres, et déjoua tant de duplicités
et d'intrigues. Ce fut une des grandes douleurs de
sa vie ! Je le crois : douleur qui en renouvelait tant d'autres, tout
particulièrement les douleurs du concile ! Tout vote de monarchie étant dès
lors impossible avec une majorité irrémédiablement divisée, comme il fallait
néanmoins un gouvernement, les plus purs eux-mêmes,
et avec eux l'évêque d'Orléans, se rallièrent au septennat (20 novembre). De combien d'accusations, continue l'abbé Lagrange, ne fut pas harcelé l'évêque d'Orléans, non pas seul, mais plus que tous ! — Plus que tous avec raison, car il avait fait plus que tous, même que M. de Falloux, avec sa double qualité de député et d'évêque, en agissant au nom de la religion mal entendue en même temps qu'au nom d'une fausse politique. Il refusait d'être royaliste avec le Roi, comme il avait refusé d'être catholique avec le Pape. A lui plus qu'à aucun est imputable la dislocation de la droite et, par suite, l'échec de la monarchie, qu'il amena en dépopularisant l'extrême droite, seule complètement fidèle aux principes de Rome et de la Légitimité. Le marquis de Franclieu l'a souvent raconté à un gentilhomme de ma connaissance, et M. de Monti lui a plus d'une fois dit combien il en était outré. Le comte de Chambord a condamné lui-même Mgr Dupanloup,
car c'est lui, plus actif qu'aucun dans cette affaire, comme nous l'avons vu
; lui, la tête épiscopale et le conseil religieux du parti, qui est
spécialement visé dans la lettre du 23 avril 1883 à M. Eugène Veuillot à
l'occasion de la mort de son fière : En 1873, alors
que nous touchions au port, quand les intrigues d'une politique moins
soucieuse de correspondre aux vraies aspirations de la France, que d'assurer
le succès de combinaisons de parti, m'obligèrent à dissiper les équivoques[4], en brisant les liens destinés à me réduire à l'impuissance
d'un souverain désarmé, nul autre ne sut pénétrer plus avant dans ma pensée,
ni 'mieux donner à ma protestation son véritable sens. Est-ce cette lettre qui a empêché M. Lagrange de répéter l'accusation de son maître contre Louis Veuillot d'avoir fait échouer la monarchie ? Quelques années auparavant, le 22 juin 1877, le procureur général Bertauld avait dit en plein sénat d'un des coadjuteurs laïques de Mgr Dupanloup : C'est M. le duc de Broglie qui a inventé le septennat ; c'est lui qui a dit ou fait dire à M. le comte de Chambord : Le trône de France sera vacant tant que vous vivrez, Monseigneur. Si vous voulez hâter le retour de la monarchie, signez votre abdication. Parmi les familiers des princes d'Orléans, dont était Mgr Dupanloup, on appelait couramment le comte de Chambord : Monsieur de Trop ! De la part non résignée mais contente prise par Mgr
Dupanloup au septennat, il reste un témoignage irréfragable, car il est de
lui-même et de ses plus intimes familiers. Le septennat voté à la majorité
d'une seule voix, comme la République, le prélat partit sur le coup pour en
porter la nouvelle à Orléans et y faire la langue aux reporters. Il descendit
de voiture dans la cour de l'évêché, où l'attendait tout l'état-major
orléanais et orléaniste. Avant même le moindre échange de salutations, il
s'écria, sans nommer celui que tous avaient dans la pensée : Il s'est rendu impossible lui-même ; tant pis ! c'est sa
faute. Mis en verve par cette parole déjà assez familière, le trop
fameux abbé Guthlin dit le lendemain, dans la sacristie de Sainte-Croix : Enfin nous le tenons ; cette fois, il pourra pourrir
derrière ses montagnes d'Autriche. Un autre, qui doit être bien connu
de M. Lagrange, enchérit encore sur cette grossièreté : Le comte de Chambord ? C'est un crétin ! Les d'Orléans
arriveront directement au trône : Mac-Mahon est tout disposé à leur laisser
la voie libre, madame aussi. Ces propos coururent toute la ville
d'Orléans, dont les échos les répètent encore. Voilà qui peint, comme disait Mme de Sévigné[5]. 2° Mgr Dupanloup à l'Assemblée. — Les pétitions pour le Pape. Pendant que les vrais légitimistes songeaient au Roi, les vrais catholiques songeaient au Pape, et des pétitions épiscopales étaient adressées à l'Assemblée pour la restauration du pouvoir temporel. S'associant à ces vénérés collègues, expose l'abbé Lagrange, Mgr Dupanloup, dans la séance du 22 juillet 1871, conclut par ces paroles : Je supplie l'Assemblée de les renvoyer au ministre, et par eux à l'illustre président du conseil, qui, placé au sommet des honneurs par la confiance universelle, et arrivé aussi par le cours des années au sommet de la vie, sait mesurer de ces hauteurs le prix des choses éternelles. Profondément touché des témoignages de confiance d'un grand évêque, d'un noble citoyen, d'un sincère ami de la liberté et d'un orateur grandement éloquent, Thiers insista sur la nécessité de ne pas faire d'imprudences, et se rattacha à celui des amendements qui s'en remettait à sa sagesse et à son patriotisme. L'amendement allait être voté, quand Gambetta le compromit en s'y ralliant. Pas d'équivoque ! s'écria alors M. Keller ; et Mgr Dupanloup monta et remonta à la tribune pour ramener Thiers de gauche à droite, et il y réussit. Pressé et forcé dans ses derniers retranchements, Gambetta dut se démasquer, et Thiers accepta le renvoi au ministre des affaires étrangères, c'est-à-dire à Jules Favre, qui, après l'invasion de Rome, avait envoyé son Senart applaudir au brigandage ! Séance bonne pour le Pape ! n'écrivirent pas moins certains journaux ; et le Correspondant : Qui pouvait ainsi parler dans une assemblée française, sinon ce grand évêque que toutes les causes nationales, tous les dangers de l'Eglise et de la patrie ont trouvé debout depuis un quart de siècle ? D'autres l'attaquèrent violemment — toujours ! —, ajoute l'abbé Lagrange, et pour le vote, et pour l'éloge de Thiers, contre certaines paroles duquel il eût été mieux de protester. Mais, protestation aussi impolitique qu'inutile ! Bien préférables les éloges enveloppant les avertissements à Thiers et des appels à sa belle âme M. Lagrange ne dit pas que laisser tout à Thiers, c'était déclarer qu'on ne ferait rien ; il ne rappelle pas les énormités proférées par Thiers sur l'Italie, sur la liberté de conscience, sur le concordat, sur la nomination des évêques, que le gouvernement ne présente pas seulement, mais nomme et même fait ; toutes choses qu'un évêque, prenant la parole immédiatement après, devait relever par une protestation emmiellée d'éloge, si l'on veut, mais par une protestation quelconque. Mais quoi l'archevêché de Paris n'était pas encore donné ! En 1872, nouvelles pétitions demandant qu'on n'envoyât pas au Quirinal un ministre, précurseur évident d'un ambassadeur, ce qui était reconnaître implicitement tout ce qui avait été fait à Rome. Après en avoir conféré avec M. de Corcelles, l'évêque d'Orléans prépara un grand discours pour flétrir les attentats de l'Italie, et plaider l'identité des intérêts catholiques et des intérêts français. Mais, avant le rapport des pétitions, on apprit l'entrevue de Frédéric-Charles avec Victor-Emmanuel, et la promesse qu'aurait faite la Prusse d'appuyer l'Italie en cas de guerre avec la France ; on apprit, de plus, la revendication de Nice et de la Savoie au parlement italien. Alors Thiers, brusquant et précipitant les choses, avait fait partir le ministre Fournier pour Rome. Désormais, quel pouvait être l'objet des pétitions ? Un blâme pour Thiers ! Et après ? Une nouvelle protestation — car la guerre était impossible — ? Mais une protestation suffisante était incluse déjà dans le rapport et dans l'ordre du jour motivé ; si bien que Thiers, qui avait accepté d'abord, déclarait ne le pouvoir plus. D'un autre côté, la presse hostile accusait les catholiques de vouloir risquer la guerre, et soulevait des colères contre l'Eglise. Donc, complication inextricable au dedans et au dehors ! Prêt au combat, Mgr Dupanloup consulta le Nonce, qui lui répondit qu'il serait mal de courir au-devant d'un échec ou d'une victoire dangereuse par un conflit avec Thiers, et que le meilleur était la prudence. Tout dépendait de Thiers, à qui Mgr Dupanloup espérait faire accepter l'ordre du jour motivé. Devant le refus de Thiers, ses collègues les plus catholiques l'engageaient à retenir son discours ; mais, en tout cas, il voulait s'opposer à l'ajournement des pétitions. Dans ce dessein, le 22 mars, il se dirigeait vers la tribune, quand Thiers l'y devance très à propos, et demande, au nom des intérêts de la France et des intérêts même que les pétitionnaires voulaient sauvegarder, le renvoi de la discussion, avec déclaration, toutefois, de respect pour le Pape et de sympathie pour sa cause. Dès lors s'imposait le devoir patriotique d'abandonner une lutte contre l'impossible, et Mgr Dupanloup se borna à proclamer le droit intact des pétitionnaires et les droits imprescriptibles du Saint-Siège. Sur cette déclaration, l'Assemblée se refusa à entendre les orateurs de l'extrême droite. De là, colère d'un certain parti contre Mgr Dupanloup, que l'Univers compara à Pilate livrant Jésus-Christ, tandis qu'un de ses collaborateurs traitait les députés de pécheurs publics. Mgr Dupanloup refusa de répondre ; mais le Pape répondit pour lui en rappelant à la charité chrétienne, dans son discours aux pèlerins catholiques, ceux qui l'oubliaient si tristement. A ce récit, on a reconnu l'intrépide et déterminé panégyriste Lagrange. Récit incomplet, faux, par conséquent, en partie, et qu'il faut ramener au vrai en disant davantage. Il est facile de détacher quelques mots et de leur donner, par leur isolement seul, un sens répugnant. Tel Pilate livrant Jésus-Christ, dont le gouvernement impérial avait tant abusé contre le cardinal Pie. Il est certain que la conduite de Mgr Dupanloup en cette
affaire a été louée par le Siècle comme par le Correspondant, ce qui
est un mauvais préjugé. Il est certain que tout le monde attribua
l'ajournement, c'est-à-dire l'ensevelissement des pétitions, à une entente
suspecte entre Thiers et l'évêque d'Orléans, et que plusieurs s'affligèrent
de voir la cause catholique entre des mains plus prudentes que vigoureuses,
et qui semblaient avoir plus de dextérité que d'habileté. Ce n'est pas Louis
Veuillot seulement qui avoua qu'il lui était horrible
de voir mêlé à ce déni de justice un personnage si considérable ; c'est
aussi l'évêque de Versailles, qui, le 25 mars, adressait à un député cette
belle lettre : Ô profondeur des desseins de la
Providence ! Il y a des hommes qui, par leur position et leur caractère,
devraient être les premiers à la brèche et y entraîner tous les bons. Ils ont
du talent et de la célébrité... on ne sait
quelle crainte les arrête tout à coup... Auraient-ils
quelque vue surhumaine que nous n'avons pas, ou bien se seraient-ils mis par
leurs antécédents dans l'impossibilité de servir utilement l'Eglise ? Quelques députés, ou plutôt Mgr Dupanloup sous leur nom, répondirent en un langage prudent, mais peu brave, qui, il le faut reconnaître, faisait assez pauvre figure à côté de celui de l'évêque de Versailles et de l'Univers. Ici, évêque contre évêque, et l'un valait l'autre, et de plus avait mieux dit. Mais, pour les catholiques libéraux, permis de protester contre Versailles, interdit contre Orléans ! Je vois bien l'abbé Lagrange sourire en m'attendant à la fin. Eh bien ! rions tous les deux, ou plutôt ni l'un ni l'autre, et prenons sérieusement chacun notre part dans le blâme du Saint-Père. L'abbé Lagrange grossit et nous jette la nôtre, pensant nous en accabler ; mais il laisse de côté la sienne, et se retire d'un pas allègre, espérant qu'on ne l'a pas vue, qu'on l'ignore ou qu'on l'a oubliée. Ainsi fait-il toujours. Mais nous sommes là pour dénoncer ces découpures calculées, habituelles d'ailleurs à Orléans, par lesquelles on se débarrasse de ce qui gêne dans les paroles du Pape. Donc le Pape avait dit : Il est un parti qui redoute trop l'influence du Pape. Ce parti doit pourtant reconnaître que, sans humilité, il n'y a point de parti juste. — Il y a un autre parti, opposé, lequel oublie totalement les lois de la charité ; or, sans la charité, on ne peut être véritablement catholique. Donc, à celui-là je conseille l'humilité, et à celui-ci la charité ; à tousse recommande l'union, la concorde et la paix. Evidemment, le reproche de trop redouter le Pape, de manquer d'humilité, était à l'adresse des catholiques libéraux, qui refusèrent de s'y reconnaître, ou qui, comme l'abbé Lagrange, laissèrent et turent ce qui les regardait, pour exploiter plus librement le manque de charité reproché à leurs adversaires. Ainsi ne fit pas Louis Veuillot, qui, tout en faisant remarquer, pour être juste, que la parole du Pape frappait des deux côtés, avoua qu'elle frappait davantage du sien. Comment le Pape avait-il été entraîné à frapper ses meilleurs amis ? Mon Dieu, comme le Nonce, tout à l'heure, avait été amené à faire à Mgr Dupanloup une réponse selon le caractère du consultant et dans le sens de ses désirs. Réponse, d'ailleurs, probablement plus vague et plus évasive que ne le veut faire entendre l'abbé Lagrange, qui se garde bien de la reproduire. De même ici. Après la séance parlementaire du 22 mars, des Français de distinction, entre autres M. de Corcelles et M. Werner de Mérode, étaient allés à Rome pour expliquer ce qu'ils avaient fait, et, sans aucun doute, si bons amis de l'évêque d'Orléans, ils n'avaient pas ménagé l'Univers. Le Pape hésita pourtant, et ensuite s'expliqua. Il donna au mot total une autre application ou destination, et déclara avoir été trompé par les rapports et commentaires de MM. de Mérode et de Corcelles. Aussi, pour adoucir le coup ou panser la blessure, il songea à faire comte Louis Veuillot, qui, tenant fort à n'être ni décoré, ni titré, préféra une bonne bénédiction. Le coup lui en avait été déjà une ; car, écrivit-il, il y a des bénédictions qui entrent en cassant les vitres. Ceux qui les reçoivent sont sujets à ne voir d'abord que leurs vitres brisées. La réflexion dissipe promptement cette illusion périlleuse, et la paix demeure aux hommes de bonne volonté. Ce qu'il écrivait ainsi pour le public, il l'a répété, en variantes toujours charmantes, dans toute sa correspondance dé ce temps ; car la gloire de cet homme, ce qui honore autant son cœur que son esprit, c'est l'accord parfait dans la foi, l'amour, la sérénité joyeuse, entre les écrits publics et les lettres privées. Hélas ! en pourrait-on dire autant de Mgr Dupanloup et de ses illustres amis ? 3° Aumônerie militaire. - Assistance publique et hôpitaux. - Enseignement supérieur. Sur la loi militaire, Mgr Dupanloup parla jusqu'à cinq fois, afin d'obtenir au service obligatoire pour tous, dont il se résignait à soutenir le principe, certains tempéraments, comme le volontariat d'un an, la liberté du dimanche, et surtout l'aumônerie militaire. Mais, toujours libéral, il demandait la liberté d'une partie de la matinée pour les protestants comme pour les catholiques, et la journée entière du samedi pour les juifs. D'ailleurs, il voulait que toute pratique religieuse, sous prétexte de liberté de conscience, fût subordonnée à la volonté du soldat, comme, sous prétexte de liberté des cultes, il admettait la promiscuité de l'aumônier catholique avec le pasteur et le rabbin. De même dans la loi sur les conseils de bienfaisance, où
il réclama une place de droit pour tous les ministres du culte
indistinctement, en ces termes véritablement odieux : On comprend parfaitement que, pendant des siècles, le clergé seul ait
été chargé de l'administration du patrimoine des pauvres. Puis le cours des
temps a donné à la société laïque la place naturelle et légitime qui lui
appartient. Cette place est devenue prépondérante. Nous en sommes
heureux ! C'est au fond l'esprit chrétien, l'inspiration chrétienne entrée
dans nos mœurs, infiltrée dans nos lois et dans nos pratiques administratives
elles-mêmes. Mais il ne trouve pas juste que le prêtre catholique
soit chassé tout à fait, et il mendie pour lui une petite place réservée. Il
y avait là de quoi justifier les monstruosités de la Convention, légitimer la
dépossession de l'Eglise, et au nom de l'esprit chrétien ! Et l'évêque est heureux ! Heureux de ce qu'un prêtre au
moins puisse entrer là, en compagnie, ou plutôt à la suite des ministres des
faux cultes, sans lesquels il n'entrerait pas ! Eux pourtant, ils n'avaient
aucun titre à entrer, n'ayant contribué en rien à la formation du patrimoine
des pauvres ; et non seulement ils y entrent de droit, eux les intrus, mais
c'est eux qui servent d'introducteurs à ceux de la maison ! Quelle
promiscuité funeste et scandaleuse ! Quelle égalité impliquant l'indifférence
en matière de religion ! Quelle situation intolérable pour les aumôniers et
pour les sœurs, placés sous la surveillance d'un protestant et d'un Juif,
même lorsque le pays compte à peine un ou deux juifs, et ne renferme qu'une
poignée de protestants ! Ouvrir aux ministres des faux cultes la porte des
hôpitaux devait aboutir à la fermer aux aumôniers et aux sœurs. C'est
fait ! Et qu'on nous dise encore que Mgr Dupanloup n'était entaché d'aucun mauvais libéralisme, et qu'il n'a pas encouru les condamnations de l'Église, ne fût-ce que celles qui frappent les usurpateurs de ses biens ! Enfin, la loi sur l'enseignement supérieur, son plus grand triomphe, dit l'abbé Lagrange, mais triomphe laborieusement acheté par huit assauts à la tribune Le 7 juin 1875, répondant au rapporteur Laboulaye, il dit : Les catholiques ne veulent aucun monopole, ils demandent seulement le droit commun, la liberté commune, la carrière ouverte pour tous. Et le fidèle Lagrange : Demander plus... seuls des intransigeants aveugles l'auraient pu, mais avec la certitude de ne rien obtenir. — C'est la thèse constante depuis 1850 ! Qualis ab incepto, comme l'ami Montalembert ! Ne demandez donc pas davantage ! Les jurys mixtes, équitable transaction qui fait la part de chacun et de chaque chose, la part de la liberté et la part de l'Etat. Cette fois encore, tenons-nous pour contents, et soyons heureux ! Mais, pour cette fois, l'abbé Lagrange aurait-il su lire ? Car il ne dit rien du Bref que reçut son évêque à cette occasion (19 juillet 1875). C'est que ce Bref, aussi bien que celui de 1865 à propos de l'interprétation du Syllabus, renfermait une réserve expresse en faveur des principes. Le Pape disait : Quoiqu'il répugne aux lois éternelles de la justice, et même à la droite raison, de faire un cas égal du vrai et du faux, et d'accorder à l'un et à l'autre les mêmes droits ; cependant, comme l'iniquité des temps a transporté au faux le droit qui de sa nature est le propre du seul vrai, et lui a conféré, sous le titre assez inconvenant de liberté, le pouvoir de persuader, de divulguer, d'enseigner à son gré ses fausses imaginations, vous jugeons que c'est avec habileté et opportunité que vous avez entrepris de convertir en antidote le venin inoculé à la société civile. Oui, le Pape loue son habileté et son à-propos ; mais, auparavant, il rappelle la thèse catholique, omise à dessein par l'orateur, et il traite de venin sa chère liberté ! L'abbé Lagrange omet aussi de reproduire la réponse de son évêque à une interpellation qui lui fut adressée : Vous parlez de liberté, de droit commun, etc. ; y êtes-vous autorisé par votre Eglise ? — Sans aucun doute, répondit l'évêque ; et il fit étalage des 600 fameuses lettres, et du plus fameux Bref de 1865, dont nous avons déjà dit, dont nous démontrerons, par une pièce officielle, le sens restrictif, le blâme intentionnel mitigé parla louanger quand on nous ramènera à la question du libéralisme. Rentrons pour quelques instants, sous la conduite et sous la parole de Mgr Pie, dans la région plus sereine des principes. S'entretenant avec son clergé, les 7 et 13 juillet 1875, le grand évêque indiqua les conditions auxquelles on devait et pouvait profiter de certains avantages acquis, et surtout formula les réserves nécessaires, afin que les fausses doctrines n'acquissent point la prescription, moins encore parussent recevoir la consécration due à la seule vérité. Avec l'auguste auteur du Bref à l'évêque d'Orléans, il déclara contraire à toutes les notions de la raison et de la justice, à toutes les lois de l'ordre soit chrétien, soit social, qu'on attribuât des droits égaux, qu'on adjugeât la même dose de liberté au mensonge et à la vérité. Toutefois, là où prévaut ce déplorable système, les disciples de la vérité ne sauraient être exclus du droit commun. Mais il est un prix auquel le grand évêque et docteur n'eût consenti jamais à conquérir un avantage quelconque, à savoir l'abandon consenti de la moindre parcelle de vérité, du moindre atome des droits divins du christianisme et de l'Eglise. Or, disait-il, dans le cours de cette discussion, diverses affirmations de nos adversaires demandent à être réfutées, et plus d'une parole des nôtres a besoin de rectification. On a dit que l'Église et les catholiques ne voulaient aucun monopole et demandaient seulement le droit commun, la liberté commune ; qu'ils n'avaient jamais voulu autre chose. Or, le Syllabus exige une atténuation notable de ce langage, trop facilement tenu autrefois, non par tous, mais par un grand nombre, à l'origine de la controverse de la liberté d'enseignement. On a dit encore qu'il fallait admettre l'amendement des jurys mixtes comme une équitable transaction, comme faisant la part de chacun et de chaque chose, de la liberté et de l'Etat. Subissez-le comme un minimum, passe ; mais ne le présentez pas comme équitable, comme faisant à chacun sa part légitime, soit quant aux droits des pères de famille, soit quant aux droits de l'Eglise. Oh ! combien quelques orateurs laïques — MM. Chesnelong et de Belcastel — ont parlé plus chrétien, en réclamant la liberté au nom du droit divin naturel des pères, et du droit supérieur de l'Eglise Dans cette loi est affirmé le droit exclusif de l'État à tout contrôler et sanctionner, par les examens et les grades, avec un absolutisme théorique dépassant Napoléon Ier, et frappant l'Église de Jésus-Christ d'un ostracisme injurieux. Bénissons les éloquents patrons de notre cause, qui, n'ayant pu obtenir nos droits, ont sauvé les principes. Mais penser et dire que le christianisme n'a pas plus de droits que l'irréligion, que part égale doit être faite à la vérité et à l'erreur, non ! car les avantages acquis à ce prix seraient achetés trop cher ! Voilà le prétendu grand évêque, ignorant le droit ou peu soucieux de ses prescriptions, jugé et condamné par le véritablement grand évêque, croyant, avec l'Eglise de tous les temps, qu'il ne sert de rien de tout gagner si l'on perd les principes, et qu'on gagne tout en les sauvant, même eût-on perdu tout le reste ! Et maintenant laissons M. Lagrange faire à son évêque un faux triomphe posthume ! 4° Le scandale d'Orléans. A la fin de 1873, un service fut célébré dans la cathédrale d'Orléans pour les victimes de la guerre. La cérémonie fut admirable, raconte l'abbé Lagrange ; et l'abbé Bougaud y prononça un de ses plus beaux discours. Cependant on osa accuser, par voie d'insinuations odieuses, l'évêque d'Orléans d'avoir exclu le drapeau des zouaves, parce que c'était le drapeau des zouaves, et qu'il portait l'image du Sacré-Cœur. Si l'on eût déployé ce drapeau, disait l'Univers, quelqu'un l'eût fait enlever. Or, l'évêque, absent, n'était pour rien dans la mesure prise, et prise pour tout autre motif. Le comité avait décidé, avant qu'il fût question du drapeau des zouaves, que le seul étendard national serait arboré. Dans une lettre publique, le curé de Loigny déclara qu'il avait fait et faisait chaque année de même, avec l'approbation du général de Charette. M. Hilaire de Lacombe expliqua cela dans une lettre au Français du 24 décembre. Mais, l'accusation persistant, Mgr Dupanloup vint de Versailles faire une enquête, et il en constata la fausseté. Malgré son amour du silence et de la paix (!), attaqué avec un tel acharnement pour ses discours, ses lettres, ses doctrines, ses votes, ses actes, son silence même, pour tout et toujours, il fit entendre une voix indignée, renvoyant à qui de droit la responsabilité des tristes querelles auxquelles on le condamnait. Souvenirs douloureux ! Qu'il en sorte au moins une leçon ! Ce n'était, hélas ! qu'un incident d'une situation générale. Nous périssons par nos discordes. Mais trêve ici de récriminations rétrospectives ! Nous ne faisons pas, en écrivant cette histoire, une œuvre de guerre, mais de paix, etc. Une fois de plus, nous tenons tout l'abbé Lagrange, le pacifique disciple du pacifique évêque d'Orléans, l'un et l'autre toujours en guerre au mot d'ordre de paix ! Il a osé parler d'insinuations odieuses, cet abbé Lagrange ; et que vient-il donc, lui, de faire ? Que fait-il sans cesse ? Il décoche son trait empoisonné ; puis il se retourne d'un pas tranquille, en disant : Trêve de récriminations ! Rétablissons les faits, puisqu'il nous y force, et tant pis si l'évêque et son entourage n'échappent pas à quelques blessures ! Donc, en décembre 1873, la commission de secours aux blessés d'Orléans résolut de faire célébrer un service funèbre dans la cathédrale. L'église devait être ornée de cartouches portant le nom des batailles livrées près d'Orléans, surmontés d'un faisceau de drapeaux tricolores. Au-dessus du cartouche de Loigny, on devait placer le fac-simile du drapeau des zouaves pontificaux entre deux drapeaux tricolores. Cette proposition avait été faite par M. de X****, un gentilhomme qu'on me prie de ne pas nommer, mais que tout le monde nommera. La discrétion qu'on m'impose est beaucoup moins en faveur du gentilhomme que de l'évêque ! La proposition avait été accueillie à l'unanimité, sauf le docteur Patay, qui, après la séance, alla trouver un vicaire général, que je ne nommerai pas non plus, puisqu'on me le demande, et que, d'ailleurs, son nom à lui aussi, comme tous les noms des acteurs en cette triste affaire, est encore sur tant de lèvres. Le docteur fit part au vicaire général de la résolution votée, et le décida à s'y opposer. Aussitôt, le vicaire général, ayant rencontré dans la rue un de ses collègues, lui dit : Si l'on arbore le drapeau des zouaves, c'est moi-même monterai à l'échelle pour le décrocher ! — Textuel ! — Le second vicaire général rapporta le mot odieux au gentilhomme, et la commission, pour éviter un scandale — c'est bien le mot ici —, ne mit pas le drapeau des zouaves au-dessus du cartouche de Patay. Cette seconde décision indigna, et motiva dans l'Impartial du Loiret, organe légitimiste, un article sévère (17 décembre). Le lendemain, l'Impartial recevait deux lettres : l'une de M. Frot, président du comité, déclarant qu'il n'y avait eu en cette affaire ni politique, ni exclusion de tel ou tel drapeau ; l'autre, hélas ! de M. de X*** lui-même, mais extorquée avec une perfide habileté que je sais bien, niant les discussions vives au sein du comité au sujet du fanion des zouaves, et exprimant, toutefois, le regret que sa proposition eût été écartée. L'Impartial maintint ses dires : La demande était fondée ; le corps des Volontaires de l'Ouest était le seul qui marchât sous une bannière spéciale ; cette enseigne avait été teinte du sang de trois zouaves... comme drapeau militaire, elle avait reçu le baptême du feu ; comme bannière religieuse, sa place était marquée dans une cathédrale. Son exclusion était si bien une inconvenance, que chacun voyait cette bannière au-dessus du cartouche, bien qu'elle n'y fût pas. Cependant, Mgr Dupanloup arrivait pour examiner l'affaire. Mandé à l'évêché, M. de X*** raconta tout. Mais, lui dit l'évêque, M. D. — le premier vicaire général — m'a juré qu'il n'avait pas tenu le propos. — Il l'a tenu, je le jure aussi ! Entre alors providentiellement le second vicaire général, qui certifie que c'était à lui-même qu'avait été adressée l'étrange parole. — Le misérable ! murmura l'évêque, qui, toutefois refusa la confrontation proposée des deux vicaires généraux. En ce moment, un article était préparé par la rédaction de l'Impartial pour les journaux royalistes de Paris, et il devait partir le soir même. Je vous en supplie, qu'il n'en soit rien fait, dit l'évêque au gentilhomme ; et, de mon côté, je vous donne ma parole que le silence sera fait sur cet incident, tant par moi que par l'évêché. Or, pendant cet échange de paroles, M. H. de Lacombe, intime de l'évêque, écrivait une brochure sur le scandale d'Orléans ; ou plutôt l'évêque l'écrivait en quelque sorte lui-même, tant il était reconnaissable au style ; au moins l'avait-il revue et corrigée. Cependant, M. X***, de fidèle, lui, à la parole donnée à son évêque, enjoignait à ses amis de ne rien envoyer aux journaux parisiens. Dans cette brochure, où l'on confondait à dessein, pour donner le change, la cérémonie funèbre et l'acte du comité, on protestait contre ce qui était qualifié de scandale, contre ce que l'Univers avait appelé une infamie. Et contre qui, demandait-on, sont dirigées ces indignités ? N'en doutons pas, elles visent l'évêque d'Orléans. C'est lui qu'elles veulent frapper par derrière. H était à Versailles : qu'importe ? Il a toléré cette profanation, il ne l'a pas flétrie ; peut-être même l'avait-il ordonnée et encouragée. L'Univers répondit que ce n'était pas la cérémonie religieuse qu'il avait traitée d'infamie ; qu'il n'avait pas mis en cause l'évêque d'Orléans, que M. de Lacombe avait, lui, le tort et la maladresse de mettre en scène ; qu'il avait flétri uniquement le reniement du drapeau de Loigny. Mais M. de Lacombe ne faisait qu'ouvrir la lice à l'évêque, qui, manquant à sa parole, lui qu'on nous dit l'homme le plus délicat en fait d'honneur, préparait en même temps sa Lettre à Louis Veuillot sur le scandale d'Orléans. Or, Louis Veuillot, à cette heure, était tranquillement à Rome, et ne savait pas le premier mot de l'affaire. Instruit quotidiennement par quelqu'un que je sais bien, l'Univers s'était contenté de dire ce qui était vrai : Si l'on eût mis le drapeau des zouaves, il aurait été décroché. Mais Louis Veuillot venait de rentrer à Paris. Il refusa d'insérer la Lettre dont les journaux orléanais, suivant l'usage, avaient eu la primeur. Après avoir rappelé la campagne, en quelque sorte périodique, de l'évêque d'Orléans contre l'Univers, il disait : La pièce nouvelle est semblable aux autres, moins longue, également immesurée. Un journal la déclare aussi éloquente qu'indignée ; c'est notre avis en ce sens que nous n'y trouvons ni, éloquence ni indignation. Suivant nous, l'éloquence n'a point ce genre d'indignation, ni l'indignation ce genre d'éloquence. Pour nous, nous ne la donnons point, quoique invités comme les autres, et nous résistons à nos propres désirs plus encore qu'à ceux de Mgr l'évêque d'Orléans, mais par un sentiment différent de celui qu'il nous attribue. Comme nous ne nous sommes point aperçu que ses précédentes accusations nous .aient beaucoup nui, nous laissons cela, dont nous n'avons nullement besoin pour occuper nos lecteurs. Nous avons un seul, mais très grand avantage sur Mgr l'évêque d'Orléans : le respect de sa dignité... L'âge semble ajouter aux ardeurs de ce grand adversaire. Sur beaucoup de points, il calme beaucoup les nôtres. Quelques paroles mûres et le silence nous semblent suffire à des questions personnelles. Un âge est venu où, si l'on doit combattre encore, il faut savoir combattre en vieillard. Il ne convient pas d'être tumultuaire toute la vie. Le 30 décembre, l'Impartial, pour trancher tout débat, proposa à M. de Lacombe : 1° une déclaration positive, signée de tous les membres du comité, sur les faits passés dans son sein qui étaient contestés par lui, et allégués par le journaliste ; 2° une déclaration sur l'honneur qu'aucune pression extérieure n'aurait été exercée sur certains membres du comité, et n'en aurait pas déterminé quelques-uns à l'exclusion de la bannière des zouaves pour prévenir un scandale ; que le président du comité m'aurait eu connaissance de rien de semblable. Et l'Impartial déclarait maintenir ses affirmations tant qu'il n'aurait pas en mains cette preuve, la seule décisive. M. de Lacombe se garda bien de relever ce défi. Mais, après dix ans, croyant que tout est oublié, il renouvelle ses assertions mensongères par l'intermédiaire de M. Lagrange, car on m'assure que c'est lui qui a écrit ou corrigé tout le passage du livre de l'abbé que j'ai reproduit. Ah ! M. Lagrange, vous vous imaginiez qu'on vous laisserait tranquille à votre vilaine petite besogne ; qu'on vous permettrait, sans réclamation, de calomnier à votre aise les plus honnêtes gens, soit expressément, soit par vos suppressions et réticences ! Oh ! que vous vous abusiez ! 5° Affaires capitulaires. - Mgr Pelletier et ses brochures. - Encore la question du libéralisme. - L'inscription de la Roche-en-Breny. Je ne laisserai pas davantage M. Lagrange calomnier un prêtre respectable, savant, rempli pour l'erreur d'une haine égale à son amour pour la vérité romaine, Mgr Pelletier, l'illustre chanoine d'Orléans. Mais je le laisserai d'abord, suivant mon usage constant, parler le premier ; je le laisserai s'embourber dans son emphase mensongère, puis je tâcherai de le relever d'importance. La haine, raconte donc l'abbé, poursuivit l'illustre évêque jusqu'aux pieds du Saint-Père. Un chanoine de sa cathédrale, instrument docile de passions qu'il partageait, se chargea de la besogne, et il fit paraître un pamphlet dans lequel il incriminait et sa doctrine, et ses discours à l'Assemblée, et ses votes, et son silence même ! Certains journaux firent grand bruit du pamphlet, dont un exemplaire arriva à l'évêque la veille du jour fixé pour son départ de Rome, qu'il ne retarda pas d'un instant, refusant même d'y jeter les yeux ! Il y eut alors à Orléans une manifestation superbe. Prêtres et laïques s'empressèrent de protester. Le Chapitre infligea au chanoine rebelle un blâme sévère et unanime, le frappa d'une peine- disciplinaire, et envoya un mémoire à Rome, pour le confondre. A peine de retour, l'évêque se vit entouré de l'élite de la société orléanaise, et le maire lut une adresse exprimant les sentiments de tous. Quant à lui, il se contenta d'écrire au doyen du Chapitre : Je suis accoutumé aux attaques. Quand ce sont les ennemis... ils font leur métier. Quand c'est Séméi... c'est plus triste ; mais je puis passer outre. L'archevêque de Paris, par une lettre rendue publique, retira au chanoine la prédication dans son diocèse. Le libelliste, pour réduire l'évêque d'Orléans à l'état d'accusé, avait soumis son pamphlet à Rome ; Rome refusa de discuter la doctrine de l'évêque d'Orléans, et infligea à son accusateur le blâme le plus formel : un blâme juridique, ce qui est considéré par le droit comme un châtiment. Nous n'en voulons pas dire davantage sur un incident qui n'eût mérité que le silence, si, etc. Je veux, moi, en dire davantage, et confondre les mensonges de M. Lagrange sur tout cela, en attendant que je reprenne avec lui la thèse du libéralisme. Mais, pour trouver l'origine de cette opposition du chanoine à son évêque, il nous faut remonter vingt ans, et nous reporter à l'affaire du Chapitre d'Orléans, dont il n'a été dit qu'un mot en passant, dans un de mes premiers articles. Se trouvant à Rome dans l'hiver de 1854 à 1855, Mgr Dupanloup sollicita du Pape, par lettre du 18 janvier, la faculté de porter à vingt-quatre les chanoines prébendés de sa cathédrale, se fondant sur le peu de pompe et de solennité auquel le nombre trop restreint des chanoines réduisait les offices. Des fruits et revenus fixes étant exigés par le droit pour l'entretien honnête du sujet pourvu d'une charge canoniale, l'évêque indiquait des sources d'où, certainement et d'une manière fixe, sortirait un revenu de douze cents francs : patrimoine, fondations, pensions de retraites, honoraires de certains offices ecclésiastiques. Dans cette combinaison, se trouveraient compris parmi les chanoines : les deux vicaires généraux, les supérieurs du grand et du petit séminaire, l'official et le chancelier du diocèse ; à la condition, toutefois, que le canonicat, dans chacun de ces cas, serait affecté aux offices, et non aux personnes, et qu'il passerait aux successeurs des susdits fonctionnaires. La pétition fut renvoyée à une commission spéciale, et la Congrégation du concile n'eut pas autrement connaissance de l'affaire. Le 22 janvier 1855, une réponse fut rendue, accordant seulement huit canonicats, selon la forme et les conditions exprimées dans la pétition, pourvu que tous les faits énarrés subsistassent réellement, que le Chapitre fût consulté, et qu'il fût dûment pourvu au grade et à la condition des chanoines, soit par titres patrimoniaux, soit par des fondations établies ou des pensions. De retour à Orléans, l'évêque garde d'abord le silence. Le samedi saint seulement, il informe le Chapitre, qui demande à examiner, et n'obtient que deux jours. Le lundi g avril, le Chapitre, à l'unanimité, repousse le projet, et annonce un mémoire et une déclaration d'appel au Saint-Siège. L'évêque répond : En arrivant, j'ai dit : Pax huic domui ! . . . Pax, c'est le mot du temps pascal . . . Je renonce au projet. La paix ! on devait s'attendre à la guerre ! En effet, dès le lendemain, l'évêque écrivait au cardinal Antonelli, qui renvoyait à la Congrégation du concile, laquelle répondait, le 25 mai, que, suffisamment instruite par la supplique du Chapitre — demandant, le 13 avril, à participer à la nomination des chanoines, et, d'une manière incidente et brève, rappelant l'indult du 22 janvier et la renonciation de l'évêque —, elle écartait toute discussion sur le droit de nomination, et déclarait les raisons du Chapitre insuffisantes à empêcher l'érection des nouveaux canonicats, selon la teneur de l'indult, érection dont ne pouvait résulter aucun détriment pour l'ancien Chapitre. En conséquence, et nonobstant l'opposition du Chapitre, l'évêque pouvait exécuter l'indult, toutefois dans la forme et les conditions y exprimées. Le 30 juin, le Chapitre, informé de la réponse et du dessein d'installation, proteste et déclare son appel au Pape. L'évêque promet une réunion nouvelle pour le lendemain, deux heures après midi, et, le soir même, il signe l'ordonnance d'érection ! Le lendemain, dès le matin, le Chapitre apprend que l'installation se doit faire pendant la messe, malgré la promesse de la veille, et, à l'exception d'un seul membre, il se retire. Irrité, l'évêque lui lance une ordonnance d'avoir à célébrer ses offices. La messe capitulaire se célèbre sans incident. Mais, le soir pendant les vêpres, l'évêque installe lui-même les nouveaux chanoines. Dans l'intervalle, et après la séance du lundi de Pâques, le Chapitre avait tout examiné. De là un Mémoire, signé à l'unanimité le 25 mai, c'est-à-dire le jour même où le cardinal préfet signait à Rome sa réponse, et expédié le 3 juin. Dans ce Mémoire, le Chapitre contestait : 1° les faits allégués sur l'insuffisance des chanoines actuels, d'où il suivait que le narré de la supplique de l'évêque était erroné, ce qui déjà rendait nul l'indult obtenu, lequel supposait expressément la vérité des faits ; 2° la suffisance du chiffre de 1.200 francs pour chaque prébende, et la réalité des sources indiquées, d'ailleurs tout éventuelles. Il insistait sur les fonds provenant de certains offices ecclésiastiques, tout le nœud de la difficulté étant là ; car, par là, on allait à l'anéantissement du corps capitulaire en lui enlevant sa liberté et son indépendance, les nouveaux chanoines — non les nouveaux canonicats — étant révocables ad nutum. Immédiatement après la séance du 1er juillet, le cardinal Cagiano, informé à la fois de l'installation et de la résistance, engagea l'évêque à n'user de l'indult qu'avec modération, pour ne pas blesser les anciens chanoines, et l'évêque répondit mensongèrement au cardinal préfet, qu'avant l'installation, il avait consulté les anciens ; que tous avaient consenti, à l'exception de deux, eux-mêmes hésitants, et attendant la réponse au Mémoire du Chapitre. Sur quoi, le préfet dut croire que toute opposition était finie ou peu sérieuse. Aussi chercha-t-il à dissiper les doutes des prétendus hésitants par sa lettre du 20 août, où il disait qu'il s'en fallait tenir — standum — au décret du 22 janvier et à la lettre du 25 mai, nonobstant l'opposition faite par le Chapitre et contenue dans son Mémoire. Notons ici qu'à Rome, il n'y a pas l'ombre d'un procès-verbal d'une décision quelconque sur les registres des arrêts de la Congrégation du Concile, laquelle, évidemment, n'a jamais été saisie. Tout s'est fait par le cardinal préfet, s'imaginant qu'il ne s'agissait que de simples chanoines honoraires, comme il l'a déclaré au chanoine Pelletier le dernier jour de cette année 1855. L'affaire avait été administrativement conduite, et non au contentieux, ni contradictoirement. L'évêque fit faire sept copies de la lettre du 20 août, qu'il envoya aux sept opposants, avec une lettre de lui où il disait que les plus exigeants devaient être désormais satisfaits, et qu'il n'y avait plus lieu à résistance. Remarquons en passant que les deux opposants, ou même simplement hésitants de tout à l'heure, sont montés au chiffre de sept, et de sept opposants réels, sous la même plume de l'évêque, ce qui étonna beaucoup à Rome Enfin, le Chapitre députa à Rome le chanoine Pelletier, qui y demeura quatre mois. De là un rapport ordonné par le Pape, à la suite duquel il fut décidé que deux lettres seraient écrites par le cardinal préfet, l'une à l'évêque, l'autre au Chapitre. Quel était le contenu de ces lettres ? Ont-elles été expédiées ? Le Chapitre n'a pas reçu la sienne, et, sans en avoir la preuve, j'ose affirmer, par la connaissance que j'ai de la conduite de l'évêque en cas pareils, qu'il les a gardées et probablement détruites l'une et l'autre. La question demeurait donc sans solution officielle ; mais le chanoine Pelletier lui voulut donner une solution historique et théologique, ce qu'il fit par deux lettres à ses collègues pour démontrer la nullité radicale des actes accomplis contre le Chapitre d'Orléans. Dans la première, du 14 mai 1856, il rappelait, pour l'intelligence de l'indult du 22 janvier i855, la 18e régie de la chancellerie de non tollendo jus quæsitum, et il prouvait aisément que les droits acquis du Chapitre étaient atteints. Puis, s'objectant la lettre du 25 mai, posthabita Capituli contradictione, il observait : 1° que cette lettre avait été provoquée par l'évêque à l'insu et contre l'attente du Chapitre ; 2° que la lettre du Chapitre du 23 avril n'était pas écrite dans un sens contradictoire, la question étant crue alors assoupie ; qu'elle ne traitait que le point de la collation des canonicats en général sous forme de doute proposé à la Sacrée Congrégation, et qu'il n'y était fait qu'une mention incidente de l'affaire d'Orléans, que l'évêque lui-même avait dite enterrée ; 3° que le vrai Mémoire du Chapitre avait été signé seulement le 25 mai, le même jour que la lettre du cardinal préfet, qui n'avait alors sous les yeux que la lettre du 13 avril, à tort considérée comme le plaidoyer du Chapitre à l'effet d'empêcher l'érection des nouveaux canonicats ; 4° que cette lettre même du 25 mai exigeait une forme, des conditions, de l'inexécution desquelles se plaignait le Mémoire capitulaire, alors ignoré du préfet ; que celui-ci et le Chapitre étaient donc d'avance et implicitement d'accord, et qu'ainsi le Chapitre n'avait pu être débouté, du moins avant d'avoir été entendu. De tout cela il concluait que la lettre du 25 mai n'avait pu priver le Chapitre des garanties de la 18e règle de chancellerie, les Congrégations ne pouvant suppléer à l'insuffisance des clauses dérogatoires d'un indult que par jugement et décret au contentieux, c'est-à-dire par jugement contradictoire, et non par forme administrative. Se retranchera-t-on derrière la lettre du 20 août ? Mais cette lettre est rédigée comme si l'érection des nouveaux canonicats était encore à faire, tandis qu'elle était faite depuis le 30 juin ! Mais elle avait été provoquée par l'évêque seul, à l'insu du Chapitre, qui ne pouvait s'attendre à ce coup de Jarnac ! Rien donc en elle, non plus, qui ressemblât à un jugement contradictoire. Dans une nouvelle lettre, du 24 octobre 1856, le chanoine Pelletier prouvait que la 18e règle de chancellerie était encore en vigueur, même en France, et qu'elle y avait été appliquée de nos jours. D'où la nullité des canonicats d'Orléans, même non déclarée, étant de plein droit. Toutefois, dans une troisième lettre du ter décembre 1856, il établissait directement et expressément cette nullité, se fondant sur les vices d'érection et de collation des nouveaux canonicats. Le Chapitre, à cette date, ignorait officiellement cette collation, n'ayant reçu notification que de l'ordonnance du 30 juin, et non des lettres de provision. Il ignorait ses prétendus confrères Qu'on lise maintenant, au tome second, p. 176, de l'abbé Lagrange, son exposé de cette affaire du Chapitre, et on saisira sur le vif, pour la première fois, le procédé de falsification par réticence et par découpures qui va être en usage à Orléans, et qui remplacera tout droit canonique. Le droit canonique, a dit Mgr Dupanloup dans une lecture spirituelle à son grand séminaire, c'est la volonté de l'évêque ! Et une autre fois : Messieurs, pas de témérités ! elles seraient réprimées : vous savez comment je traite ceux qui en appellent au droit canon ! Toutefois, l'abbé Lagrange ne peut s'empêcher d'écrire en terminant : La misère qu'avait voulu couvrir l'évêque d'Orléans n'est que trop évidente : peut-être un meilleur remède eût-il été, comme cela a lieu dans certaines Églises, comme l'évêque d'Orléans en eut lui-même plus tard la pensée, exécutée aujourd'hui par son successeur, des prébendes. En effet, à peine évêque en titre, Mgr Coullié se hâta de faire ce que n'eût jamais fait son prédécesseur, qui jamais ne cédait et ne revenait sur ses décisions, et il remit le Chapitre, dans un état normal. En installant le vrai Chapitre, il raconta son audience récente avec Léon XIII, qui, entendant exposer l'état antérieur, tel que l'avait fait Mgr Dupanloup, était resté stupéfait, et s'était écrié : Rien de plus incorrect, de plus irrégulier, de plus impraticable ! M. Lagrange termine par ces mots : Cette opposition ne laissa pas que d'être pénible à l'évêque d'Orléans, et cette parole de ses notes intimes en exprime l'aveu : Tristesse des ingratitudes ! Cela est à l'adresse du chanoine Pelletier, qui a répondu : J'ai beaucoup donné à mon évêque, et, de lui, j'ai peu reçu. Le peu, néanmoins, ne me laisse point indifférent. Mais, dans le canonicat dont j'ai été pourvu en 1851, à titre de compensation, et d'imparfaite compensation, pour des sacrifices antérieurs, combinaison qui profitait surtout à la cassette du prélat, j'aurais tort, selon moi, de puiser un motif pour me dispenser d'agir et d'écrire dans l'intérêt de la saine doctrine[6]. Donc, pas d'ingratitude chez le chanoine, mais vengeance de vingt-quatre années chez l'évêque, vengeance inextinguible si ce n'est par la mort. Mais le chanoine étudia de plus près la conduite et les enseignements de l'évêque, et il recueillit à mesure tout ce qui allait contre cette saine doctrine dont il a été un des plus vaillants défenseurs. Il n'avait pas à glaner seulement ; il pouvait moissonner à pleines gerbes dans le champ orléanais. Ainsi, trois ans plus tard, en 1859, il s'agit de dresser, sur une place d'Orléans, une statue au jurisconsulte Pothier, janséniste ardent, dont l'évêque Montmorency-Laval et plusieurs prêtres fidèles avaient eu tant à souffrir. Le devoir évident du clergé était de s'abstenir. Or, l'évêque commença par une souscription Ede cinq cents francs, accompagnée d'une lettre où l'éloge n'était tempéré que par ces mots : Si pieux, malgré les entraînements déplorables et les tristes erreurs de son temps. Y avait-il là même quelque restriction, quelque correctif ? Ce n'est pas clair ! Ainsi encouragé par son évêque, le conseil municipal fixa l'inauguration au 7 mai, veille des fêtes de Jeanne d'Arc. Quel rapprochement bien concerté ! Le programme indiquait une messe à Sainte-Croix, un discours du P. Gratry, une procession et une station devant la chapelle où sont les restes de Pothier. Le chanoine Pelletier réclama justement ; mais l'absence de l'évêque rendait difficile la modification du programme. Pourquoi cette absence ? L'évêque avait promis son concours et la présence de plusieurs de ses collègues ; mais ceux-ci avaient décliné l'invitation, et l'évêque partit. Jugeant avec raison que le Chapitre devait s'abstenir, le chanoine Pelletier, sur le refus qu'on lui fit d'une convocation capitulaire, recourut au métropolitain, le cardinal Morlot, qui jugea, lui aussi, qu'il n'y avait pas d'honneurs ecclésiastiques à rendre à l'hérétique Pothier. Mais il était trop tard, et l'évêque se tenait absent. Le chanoine obtint au moins que la croix ne fût pas portée en tête du défilé, ce qui lui ôtait son caractère processionnel. Mais le clergé s'y mêla, hélas ! et fit station devant la tombe, où une oraison fut récitée. Quant au discours du P. Gratry, ce fut un éloge outré de l'hérétique avec sortie violente contre l'Autriche au moment de la guerre d'Italie. On n'osa pas l'imprimer. Pas un mot de ce déplorable incident chez l'abbé Lagrange ! Rien non plus dans l'abbé Lagrange de ce qui va suivre. Le 18 juin 1875, des adresses et députations du monde
entier célébrèrent le vingt-cinquième anniversaire de l'exaltation de Pie IX.
A la députation française, conduite par Mgr Forcade, évêque de Nevers, Pie IX
fit une réponse dirigée contre l'illusion libérale. Or, de cette réponse,
certifiée authentique par l'évêque de Nevers, les Annales religieuses
d'Orléans supprimèrent ce passage : Mes chers
enfants, il faut que mes paroles vous disent bien ce que j'ai dans mon cœur.
Ce qui afflige votre pays et l'empêche
de mériter les bénédictions de Dieu, c'est ce mélange des principes. Je dirai
le mot, et je ne le tairai pas. Ce que je crains, ce ne sont pas tous ces
misérables de la Commune de Paris, vrais démons de l'enfer qui se promènent
sur la terre. Non, ce n'est pas cela ; ce que je crains, c'est cette
malheureuse politique, ce libéralisme catholique, qui est le véritable fléau.
Je l'ai dit plus de quarante fois, je vous le répète à cause de l'amour que
je vous porte. Oui, c'est ce jeu... comment
dit-on en français ? nous l'appelons en italien altalena : oui,
justement, ce jeu de bascule qui détruirait la religion. Or, les Annales,
croyant s'être mises à couvert sous ce vague en-tête : Le Pape a répondu à peu près en ces termes,
donnèrent le texte de l'Univers, moins le paragraphe du libéralisme.
L'Univers réclama, d'autant que le Siècle disait la version des
Annales seule authentique, peut-être pour les piquer au jeu et les
mettre à même d'accuser l'Univers de faux. S'y laissant sottement prendre,
les Annales répondirent qu'il ne fallait pas s'en rapporter à
l'Univers sur la fidélité d'un texte. Et le Siècle, happant le bon
morceau : C'est égal, il faut une fière audace pour
oser attribuer au Pape une telle phrase, une telle condamnation ! La Semaine
de Poitiers intervint dans le débat. Si la publication de l'Univers,
dit-elle, n'a pas d'autorité ecclésiastique ou
canonique, elle a une autorité historique incontestable. Et elle
protesta contre la mutilation des Annales et contre l'obstination des
catholiques libéraux à reprendre leur assurance et à se rattacher à leur
funeste doctrine. C'est la cause secrète et
déterminante, dit-elle, de la guerre si
ardente entreprise contre le dogme de l'infaillibilité pontificale, dont la
déclaration devait donner une nouvelle force aux avertissements et aux
condamnations antérieures du Souverain Pontife. Les Annales se
débattirent dans une sophistique ridicule plutôt
que d'avouer ; et la Semaine de Poitiers leur demanda alors le
pourquoi de ces coupures. — Pour avoir la facilité
d'insérer la réponse faite à la députation anglaise, répondirent
niaisement les Annales. — C'était pitoyable après l'odieux d'une
mutilation dissimulée sous un à peu près menteur. Oui,
reprit l'impitoyable Semaine poitevine ; oui,
à peu près ! A un corps vivant vous arrachez les yeux, et guis vous venez
dire : C'est à peu près le même corps ! Saint Paul se réjouissait de
ce que, captif, sa parole ne l'était pas. Captif aussi, Pie IX n'a pas cette
consolation : il trouve des mains sacerdotales qui tiennent sa parole
captive, et veulent l'empêcher de parvenir à ses enfants. Second exemple au moins de ces suppressions ou mutilations des paroles pontificales gênantes, en usage à Orléans ! Troisième exemple. Au commencement de 1873, un comité orléanais se forma sous les auspices de Mgr Dupanloup, et son premier soin fut de rédiger une adresse au Pape. Commission et sous-commission. Premier projet de la sous-commission vraiment bon, mais tellement modifié par la commission réunie, qu'il en sortit définitivement sans couleur et sans accent. Pie IX le sentit. Aussi, le 9 juin 1873, il adressa au comité un Bref significatif également par les allusions et les enseignements directs. Le Pape y visait l'évêque d'Orléans bien plus que le comité, serviteur obséquieux de l'évêque. Il y disait : Bien que vous ayez à soutenir la lutte contre l'impiété, cependant vous avez moins à redouter de ce côté, peut-être, que de la part d'un groupe ami, composé d'hommes imbus de cette doctrine équivoque, laquelle, tout en repoussant les conséquences extrêmes des erreurs, en retient et en nourrit obstinément le premier germe, et qui, ne voulant pas embrasser la vérité tout entière, n'osant pas non plus la rejeter tout entière, s'efforce d'interpréter les sentiments de l'Eglise de manière à les faire concorder à peu près à ses propres sentiments. Car, aujourd'hui encore, il en est qui adhèrent aux vérités récemment définies par un pur effort de volonté, et cela pour éviter l'accusation de schisme et pour abuser leur propre conscience ; mais ils n'ont nullement déposé cette hauteur qui s'élève contre la science de Dieu, ni réduit leur intelligence en captivité sous l'obéissance de Jésus-Christ. Or, qu'avait fait autre chose Mgr Dupanloup dans son interprétation du Syllabus ? Qu'a-t-il fait autre chose dans presque tous les débats des Assemblées et dans beaucoup de ses écrits ? On ne fut donc pas content du Bref, à Orléans, tellement qu'on en voulut cacher même l'existence. Il y eut des réclamations. En mars 1874 seulement, l'original officiel fut affiché dans la salle des séances. Mais il en fallait une traduction. Elle se fit à l'évêché, s'imprima en avril, et fut mise, avec le latin en regard, en tête du compte-rendu de l'assemblée générale. Traduction bien adoucie, si on la compare à la traduction exacte de Mgr de Ségur, qui avait obtenu au moins la publicité du Bref en en dénonçant l'existence dans son Hommage aux jeunes catholiques libéraux. Oh ! nous verrons encore plus fort ! Mais, auparavant, un mot du retour si tardif à la liturgie romaine dans le diocèse d'Orléans. Vers la fin de 1875, Mgr Dupanloup s'était rendu à Rome ; il s'y était ménagé un bon accueil par l'accomplissement d'un acte depuis longtemps préparé, soutient l'abbé Lagrange, mais forcément ajourné par ses travaux et par ses luttes : c'était la reprise de la liturgie romaine à partir de l'Avent de 1875. Voyons si, véritablement, ce retard fut imposé à l'évêque par des circonstances indépendantes de sa volonté ; ou si plutôt le diocèse d'Orléans, d'où était partie la première et la plus vive opposition à l'œuvre de Dom Guéranger ne devait pas être naturellement le dernier à retourner à la liturgie romaine. Dès ses informations, en avril 1849, Mgr Dupanloup, en effet, avait témoigné au nonce Fornari les meilleures dispositions à ce sujet ; et, peu après son installation, il nomma une commission pour la rédaction du Propre diocésain. En 1853, quatre ans après, rien n'avait été commencé. Surie point de partir pour les fêtes de l'Immaculée Conception, l'évêque sentit le besoin de faire quelque chose d'utile à sa renommée et d'agréable à Rome. De là, 27 septembre1854, une longue circulaire au clergé pour lui annoncer le retour au rit romain. Sans pouvoir vous indiquer encore l'époque précise, disait-il, nous croyons devoir, dès à présent, vous faire connaître qu'elle sera assez prochaine. Ses journaux reproduisent, applaudissent et saluent l'époque prochaine, qui devait se faire attendre plus de vingt ans. L'abbé Lagrange vient de nous répéter que ce ne fut pas sa faute. Tout en déplorant les violences et les injures de la polémique, avait-il dit dès son second volume, Mgr Dupanloup s'était prononcé sur la question sur-le-champ et sans hésiter. Le Pape sait bien, écrivait-il à la princesse Borghèse, ce que j'ai fait au concile de Paris pour la liturgie romaine. Mais il entendait procéder, en bénéficiant de la déclaration formelle du Pape, avec liberté et maturité. Aussi l'abbé Lagrange nous assure-t-il que le Pape approuva sa conduite, et lui laissa toute latitude quant au mode et quant au temps. Tout cela me paraît peu franc et peu sincère. En effet, moins de trois mois après la circulaire de septembre, en décembre 1854 il écrivait à Mgr Graveran, évêque de Quimper, lui proposant de se réunir à lui pour amener plusieurs évêques à représenter au Pape, à Rome, les inconvénients et les dangers d'innover chez nous sur beaucoup de points et de ne pas respecter nos usages. A quoi Mgr Graveran répondit, au rapport de son historien : Si je vais à Rome, ce ne sera pas pour faire des représentations au chef de l'Eglise, ou pour lui donner des leçons, mais bien pour recevoir très humblement les siennes. A combien d'évêques Mgr Dupanloup n'a-t-il pas dû écrire ainsi pour essayer déjà cette émeute épiscopale qu'il devait pousser si loin au temps du concile ! A qui fera-t-on croire qu'il ait été empêché par ses travaux et ses luttes du léger travail supplémentaire que lui aurait demandé le rétablissement plus prompt du rit romain dans son diocèse ! D'ailleurs, que ne prenait-il sur ces luttes, souvent si inutiles et si funestes, pour ce travail meilleur ? En réalité, il tenait peu à la liturgie romaine, ou il n'y tenait que par politique. Aussi n'y ramena-t-il son diocèse que le dernier et à la dernière extrémité, juste au moment où il avait plus que jamais besoin de se rendre le Pape favorable pour lui arracher le chapeau de cardinal. Mais alors paraissait la brochure Monseigneur Dupanloup, qui allait contribuer à renverser tant d'espérances. La brochure haineuse, nous a dit l'abbé Lagrange, l'atteignit jusqu'aux pieds du Saint-Père. — Sans haine autre que celle de l'erreur, calme au contraire, convenable dans la forme, respectant tout acte de l'évêque et ne s'attaquant qu'au publiciste et au journaliste ; terrible au fond, il est vrai, irréfutable, et chef-d'œuvre de polémique en même temps modérée et vigoureuse, la brochure du chanoine Pelletier, dont j'ai usé plus d'une fois dans ce travail, quoique préparée dès longtemps, fut lancée, je le sais, fort à propos, dans le double dessein de défendre la vérité compromise et de barrer à l'évêque le chemin du cardinalat. Elle réussit dans les deux sens ; et, tout en blâmant avec le Pape le tort personnel, ou plutôt de situation, du chanoine d'Orléans, il faut reconnaître qu'il a rendu à l'Église un grand service. Disons d'abord l'histoire ou mieux les aventures singulières de cette brochure, puis reprenons et coulons à fond cette question du mauvais libéralisme de l'évêque d'Orléans, qui en était le principal objet, et qu'dm vient de réveiller maladroitement sur sa tombe, dans un dessein de justification qui aboutira à une condamnation définitive et sans appel possible. Après avoir lu la brochure, Louis Veuillot avait écrit à l'auteur, le 20 février 1876 : J'imagine aisément la fureur de Mgr votre évêque. Il doit passer du violet au pourpre le plus sanguin. Mais ils auront beau faire, vous êtes inattaquable et irrépréhensible — pas tout à fait —. Le volcan peut bouillonner, il n'éclatera pas. Vous êtes armé, il n'y a pas de défaut dans l'armure ; vous avez le droit, vous êtes modéré : vous faites justice, non en ennemi, mais en juge. L'opinion en dit plus que vous, l'histoire ira plus loin. Vous en dites beaucoup, elle en saura et en dira davantage. Pour mon compte, je suis témoin, et je déposerai. Mgr Dupanloup a été plus ennemi de lui-même que tous ses ennemis à la fois. Le moment des rétributions est arrivé. Ou il fera pénitence, ou il sera puni. Je souhaite qu'il prenne le bon parti, mais je l'espère peu. Vous, très digne ami, vous avez fait votre devoir, et vous servez l'Église. Je crois que les furieux ne sont plus sans s'avouer un peu tout cela. Leur fureur se calmera quand vous voudrez. Montrez les dents, et ils se tairont. Les amis de Paris n'ont encore rien dit. Je les guette, et s'ils ne disent rien, je parlerai tout de même. Il parla en effet, mais se tut bientôt, dès que fut publiée une lettre de l'archevêque de Paris que nous aurons à mentionner. Avant que rien ne fût venu de Rome, et l'affaire y étant encore pendante, comme il sera dit tout à l'heure, le chanoine, voyant ses adversaires le poursuivre devant l'opinion, crut qu'il ne lui était pas interdit de se défendre. De là sa Défense, opuscule calme et loyal, où, s'il enregistre des témoignages en sa faveur, il ne tait rien de ce qui a été dit contre lui. Il raconte simplement, dans les vingt premières pages, toute la tempête qu'on souleva pour l'écraser et tous les coups qui l'atteignirent. Défense péremptoire, et dont aussi on ne dit rien, sauf toujours le vaillant Univers, sous la signature de Louis Veuillot. Au Chapitre d'Orléans, il y eut examen de la brochure, rapport contre elle, convocation pour la condamner, le tout à l'insu du chanoine ! Mais, s'étant trouvé là au jour et au moment fixé, il fallut bien souffrir sa présence. Retirez-vous votre livre ? — Non. Ce fut le début de la séance. Alors lecture du réquisitoire, dont communication lui fut refusée pour rendre sa défense impossible, et condamnation aussi sévère qu'on pouvait, plus sévère qu'on ne devait. La sentence fut aussitôt communiquée aux Annales religieuses, dont le directeur, un abbé Gelot, petit Savoyard compatriote de l'évêque, va se montrer indigne contre le vénérable chanoine, au point de n'admettre aucune de ses plus légitimes réclamations que par ministère d'huissier. Nous sommes autorisées à annoncer, dirent-elles, que le Chapitre de la cathédrale, sous l'impression de la douleur indignée que lui a causée le pamphlet de M. V. Pelletier, a cité l'auteur à comparaître pour lui demander compte de son inqualifiable conduite, lui a infligé, à l'unanimité, le blâme le plus énergique, et a ordonné que ce blâme sera inséré dans toute sa teneur sur le registre des délibérations capitulaires. A la redondance des adjectifs, à l'inexactitude des détails, à l'indignité d'une telle publicité, tandis qu'il y avait appel possible de la sentence après une défense rendue Impossible, à la trahison d'un secret en quelque sorte de famille, qui ne reconnaît l'évêque d'Orléans ? Ainsi mis en demeure, le chanoine écrit au rédacteur qu'il défère au Saint-Siège la délibération et la sentence d'un tribunal incompétent, le texte et les tendances d'une adresse dont il va être parlé, et enfin son livre. Quelques jours après, paraissait une lettre au chanoine de l'archevêque de Paris, dont je ne veux dire qu'une chose, c'est qu'elle serait inexplicable, si on ne la supposait due en elle-même et dans sa publicité injustifiable[7], aux suggestions et aux indiscrétions de l'évêque d'Orléans. Rien ne compliqua davantage la situation à Rome. Le même jour, l'évêque écrivait à l'un de ses grands vicaires la lettre mentionnée plus haut, et à laquelle le chanoine a fait la ferme réponse citée. Alors vinrent les protestations des notabilités, surtout laïques. Ce laïcisme en choses ecclésiastiques, si souvent condamné par l'évêque alors qu'il le gênait, était aujourd'hui employé, provoqué, maintenant qu'il le servait. Une adresse, rédigée à l'évêché, publiée d'abord dans les journaux d'Orléans à la dévotion de l'évêché, était déposée chez les libraires, invités à faire signer leurs clients, et ne faisait qu'exciter la curiosité publique et que contribuer à la vente du livre, car on n'obtenait que de très rares signatures. Tel lut aussi l'effet des adresses promenées, sur l'ordre des curés contraints, et présentées à domicile par les sacristains, lesquels, pour ne pas rapporter leur papier en blanc, arrachaient des signatures de toutes mains, sans pouvoir néanmoins compenser la qualité par la quantité. Il fallut cesser cette chasse aux signatures, d'où ne résultaient que des réclames pour le livre et que des scènes plaisantes ou grotesques. On ne fut pas plus heureux en dehors d'Orléans. Les curés-doyens furent invités aussi à faire signer une adresse, dont l'évêché toujours leur envoyait la formule. Malgré la pression exercée sur le clergé, malgré l'intervention de l'évêque lui-même, sollicitant les récalcitrants à titre de service personnel, les signatures furent maigres, et encore plusieurs revinrent-elles accompagnées de cette réserve : Sauf les droits du Saint-Siège. Ce qui n'empêcha pas les Annales, surnommées l'encensoir ou les Annales de l'admiration mutuelle et perpétuelle, d'enregistrer un triomphe complet. Les récalcitrants faisaient remarquer que, pendant et après le concile, aucune manifestation des sentiments du clergé orléanais n'avait été envoyée au Pape, et qu'une adresse au Pape devait, sinon primer, au moins accompagner l'adresse à l'évêque ; bien plus, qu'on imposait celle-ci après avoir empêché celle-là. Il fallut consentir à un compromis. Une adresse au Pape, toujours selon la formule de l'évêché, fut donc expédiée aux curés-doyens. Elle circulait et se signait, quand l'évêché lui substitua une formule différente, beaucoup moins ample sur les prérogatives du Saint-Siège, mais beaucoup plus prolongée en éloges de l'évêque, à qui l'on ajoutait ce qu'on ôtait au Pape. Inutile de dire que les sévérités contre le chanoine et son œuvre y avaient été aussi multipliées que les louanges du prélat. Aussi plusieurs se refusèrent à la signer. Quel fut son sort ? A-t-elle été envoyée ? Lc. Pape a-t-il répondu ? Qui le dira ? Cependant l'affaire suivait son cours à Rome. Le chanoine s'était contenté à envoyer ses pièces, s'en rapportant à la justice impartiale du Saint-Siège. A l'évêque ne suffirent pas ces moyens juridiques. Il ameuta d'abord contre le chanoine toute la presse italienne et française dont, il pouvait disposer. Il se fit journaliste lui-même, et adressa notamment à la Gazette de France un article dont l'auteur était reconnaissable au style tumultuaire, à la presque identité avec une adresse rédigée à l'évêché, et enfin à la trahison du secret capitulaire de la séance du 17 février : dans cette séance, le Chapitre avait infligé un blâme au chanoine, lui avait retiré la gestion du temporel ad annum et son tour de semaine jusqu'à nouvel occire ; — tour, pourtant, qui lui fut rendu dès le 7 mars, non spontanément, mais par la crainte de Rome, qui trouvait, comme nous le verrons, que le Chapitre, en cette affaire, avait dépassé tout droit et toute mesure. Le grand brochurier avait encore suscité contre son prêtre de mauvaises brochures : l'Indiscipline cléricale, Questions et remontrances, celle-ci œuvre du premier président de la cour, qui lui devait sa récente promotion. Il avait envoyé à Rome son trop célèbre Guthlin, qui allait de palais en palais, harcelant les cardinaux et leur arrachant quelques paroles bienveillantes qu'il considérait comme des indices de victoire. L'abbé Guthlin avait eu soin de dire tout d'abord que toute pénalité capitulaire était retirée, ce qu'il faisait valoir en faveur du Chapitre. En même temps il sollicitait la condamnation du livre au tribunal de l'Index, ce qui aurait contraint l'auteur à le désavouer et à le retirer. Il lui fut répondu : On peut envoyer la brochure du chanoine à l'examen de l'Index, mais il y faudra envoyer aussi les ouvrages de l'évêque d'Orléans, pour qu'on puisse juger des textes attaqués[8]. L'évêque, informé, tenta de se disculper à l'aide du fameux Bref de 1865 ; mais il reçut alors une réponse dont nous reparlerons, et qui le fit trembler. Il ne réclama plus l'Index. D'ailleurs, le Pape, pour donner moins d'éclat à l'affaire et pour le bien de la paix, en avait chargé la Congrégation du Concile. L'affaire engagée, l'évêque fit parvenir au Pape des plaintes de tous les points de la France : c'était l'invasion de la démocratie dans le domaine épiscopal ; c'était la citation des évêques devant l'opinion, etc. : il devenait urgent de réprimer une dangereuse et coupable tentative. Il mit en mouvement le ministère français à Paris, et l'ambassade française à Rome. Durant une nuit, un télégramme de France arrive à notre ambassadeur, qui se lève en sursaut, s'imaginant qu'une révolution vient d'éclater à Paris. Il ouvre et lit la signature : Félix, év. d'Orléans. Ah ! se dit-il, moitié riant, moitié fâché, et il se recouche. C'était une demande de démarches nouvelles auprès du Saint-Père. On juge combien les esprits devaient être agités et partagés à Rome. Du côté de l'évêque, les hommes du monde, les politiques, peu d'ecclésiastiques et peut-être un seul cardinal, Mgr Franchi ; du côté du chanoine, ou plutôt de ses thèses, les théologiens, les canonistes, la plupart 'des Religieux. Mgr Nardi traduisait assez bien cette situation dans ces
paroles dites à un gentilhomme du Blaisois : J'approuve
entièrement la brochure du chanoine Pelletier ; mais j'affirme que Rome
n'infligera pas de blâme direct à l'évêque d'Orléans — nous verrons —, qui jouit encore, à Rome même, d'un grand prestige ;
mais je sais aussi que jamais non plus les doctrines personnelles de l'évêque
d'Orléans ne recevront de Rome une approbation directe. Je trouve la plupart de ces détails si curieux dans une sorte de procès-verbal très authentique d'une conférence tenue sur ce sujet entre trois évêques, dont l'un avait été très mêlé à l'affaire à Rome. Enfin, la décision fut rendue le 22 mai, et notifiée au chanoine le 9 juin. La voici : Les Eminentissimes Pères, après avoir lu tous les documents produits de part et d'autre, et après avoir mûrement pesé toutes choses, quoiqu'ils n'aient aucunement condamné la brochure elle-même, n'ont pu approuver néanmoins qu'un prêtre, en même temps chanoine de l'église cathédrale, se livrât publiquement, par le moyen de la presse, à l'examen des écrits et des actes de son évêque. Sous ce rapport, et pour le simple fait de la publication, ils ont pensé que le prêtre Pelletier mérite d'être repris. (Mais ensuite on demande s'il est permis au chanoine Pelletier, soit de réimprimer la brochure précitée et de l'exposer ultérieurement en vente, soit d'émettre sur le même sujet d'autres publications que les journaux ont déjà annoncées[9].) (Pour répondre à cette seconde question, les Eminentissimes Pères, insistant sur l'idée ci-dessus émise, touchant le simple fait de la publication, estiment qu'ils ne doivent aucunement s'occuper de la vente ; mais), en même temps, ils chargent Votre Grandeur (le Nonce) de s'entendre avec l'archevêque de Paris, pour ordonner au chanoine Pelletier de se désister d'une critique de ce genre, et de s'abstenir de publications ultérieures sur ce sujet ; (de veiller, en outre, à ce que, de la part des adversaires, la controverse ne soit pas plus longtemps entretenue.) Ayant eu communication de ce décret, Louis Veuillot adressa au chanoine, le 22 juin, cette lettre où le sens intime des Eminentissimes Pères est exprimé du ton le plus spirituel et le plus charmant : Cher ami, je crois que la Congrégation, souriant un peu dans sa barbe solennelle, a dit ce qu'elle voulait dire, et n'ajoutera rien. — Vous, chanoine, je ne dis pas que vous m'êtes agréable. Taisez-vous ! Maintenant que c'est dit, si le monde vous entend, ce n'est pas ma faute. — Vous, évêque, qui voulez parler, ayez grand soin de vous taire ! — Vous, archevêque métropolitain, qui avez dit quelque chose que je n'ai pas voulu entendre, faites, s'il vous plaît, observer le silence ! — Voilà le décret ! Il n'est pas sévère pour vous, mon cher ami, après tout ce tapage. Vous, Monseigneur[10], qui n'êtes rien sur la terre, remarquez, s'il vous plaît, que vous avez fait deux larges volumes qui se vendent tant qu'ils veulent sur le pavé, et qu'on peut joindre impunément à tous les cortèges historiques. Maintenant le vent a fourni son grain de sable ou sa graine de sénevé, le lac la couve dans son calme accoutumé. Vous vouliez peut-être davantage ; mais pourquoi n'êtes-vous rien ? Moi, je crois qu'il n'y aura pas un mot de plus d'ici à quelque temps, et je vous remercie — de l'envoi des brochures —. J'ai vu en passant — en revenant de Bordeaux — Mgr de Poitiers. Il m'a dit qu'il avait en effet lu et annoté le fatras sur l'éducation[11]. Qu'en fera-t-il ? je l'ignore. Il est assez convaincu que Mgr Dupanloup est un des penseurs les plus faibles, et l'un des faiseurs les plus pernicieux. J'ai simplement exprimé l'avis que Mgr Dupanloup resterait néanmoins debout, tant qu'un homme compétent par la qualité et par l'esprit n'aurait pas pris la peine de le renverser. Le 28 juillet, communication partielle du décret fut donnée officiellement au Chapitre par un vicaire général, je veux dire de quelques passages choisis et découpés, ce qui n'empêcha pas de déposer la pièce revêtue de la clause menteuse : Concordat cum originali, et d'en demander acte. On s'effraya bien un peu d'un tel faux en écriture, non seulement publique, mais sacrée, qui, ont dit quelques-uns avec un peu d'exagération, mettait leurs auteurs sous le coup de telle excommunication de la bulle In cæna Domini, renouvelée dans la bulle Apostolicæ sedis, et qui, au moins, pour tous les gens d'honneur, était une action malhonnête. Aussi, pour échapper à une réclamation flétrissante dans un avenir plus ou moins prochain, le vicaire général voulut dispenser le secrétaire du Chapitre de dresser procès-verbal. Mais le secrétaire jugea avec raison qu'il ne pouvait s'empêcher de consigner un acte si grave sur le registre capitulaire, qui porte, en effet, le monument authentique d'une mutilation sacrilège... Toutefois, le secrétaire, ne poussant pas son courage à bout, passa sous silence la protestation que le chanoine Pelletier, séance tenante, avait faite contre le texte mutilé. Pour bien juger de la portée de la mutilation, il est nécessaire de se référer au texte complet. Que le lecteur le reprenne donc, soit dans la traduction, soit dans l'original, et qu'il remarque bien tous les passages soulignés, ou mis entre larges parenthèses. Eh bien ! ce sont ces mêmes passages, favorables au chanoine, qu'on supprima à la lecture et sur la copie officielle, pour ne laisser plus subsister que ce qui le condamnait. Malgré la protestation du chanoine, qui aurait dû avertir et effrayer sur les suites d'un tel procédé, on le renouvela le jour même à la retraite ecclésiastique, et le chanoine dut faire autographier les pièces, qu'il adressa aussitôt intégrales à un certain nombre de prêtres de la ville et du diocèse. Aussi, à la seconde retraite, qui eut lieu quelques jours après, le vicaire général, reprenant sa lecture, fit cette fois l'addition du tamet si libellum ipsum nullatenus condemnaverint, mais il tut encore les autres passages primitivement supprimés. Cette addition, néanmoins, fit une sensation profonde sur les auditeurs de la première lecture. Ce que voyant, le vicaire général essaya d'expliquer que la condamnation d'un livre était du ressort exclusif de l'Index, et que la Congrégation du Concile était incompétente en pareille matière. Explication, nous le savons désormais, téméraire et mal fondée. Le chanoine songea alors à porter l'affaire de la mutilation devant un tribunal compétent, et il demanda successivement à deux vicaires généraux copie du procès-verbal capitulaire du 28 juillet. Mais tantôt on en nia l'existence, tantôt on en refusa la communication En réalité, le procès-verbal existe, et tel que j'ai dit. Le chanoine s'adressa, par lettre du 2 août, à l'archevêque de Paris, qui, après s'être concerté avec son suffragant d'Orléans, lui fit, le 10, une réponse qui déplaçait la question et faisait du principal l'accessoire. Il ne s'agissait pas, en effet, de la faute quelconque commise par le chanoine et reprise par la Congrégation, mais de la mutilation bien plus condamnable d'un texte officiel. Aussi, dès le lendemain, le chanoine adressa-t-il à l'archevêque une réplique péremptoire, où il reprenait incidemment la question de compétence des diverses Congrégations, et établissait que si la Congrégation du Concile l'eût trouvée répréhensible au fond, elle l'eût renvoyé à l'Index ou au Saint-Office. Le 13, le chanoine informa la Congrégation du Concile de la communication qu'il avait faite de la copie authentique de la lettre du 22 mai aux chanoines de la cathédrale et aux principaux curés du diocèse, et demanda en même temps que les droits de la vérité, l'autorité et l'honneur de la Sacrée Congrégation fussent sauvegardés. Le cardinal préfet répondit, le 30 août, au nonce apostolique : Comme les Eminentissimes Pères voient avec peine que terme n'ait pas encore été imposé à la controverse, laquelle, en se prolongeant, pourrait engendrer de graves scandales, ils chargent de nouveau Votre Grandeur d'imposer silence au chanoine Pelletier, et de prendre les mesures nécessaires pour empêcher toute contestation ultérieure de part et d'autre sur ce sujet. C'était laisser les choses en l'état qu'a décrit si plaisamment Louis Veuillot. Quant à la mutilation, elle était, désormais, assez dénoncée, assez flétrie par l'opinion publique pour que Rome dût tenir à ce que le scandale fût assoupi. Scandale, en effet, c'est le mot qu'on entendit retentir de divers côtés à la retraite ecclésiastique, et un vicaire général alla jusqu'à dire : L'évêché d'Orléans est une caverne de faussaires ! Le chanoine obéit et se tut. Il garda en portefeuille une seconde Défense, laquelle, depuis sa mort même, demeure enfermée sous sept sceaux par sa digne famille, fidèle à sa dernière recommandation de sacrifier sa personnalité au bien de la paix et de l'Église. Mais le silence imposé ne touchait que les deux parties en lutte, et pour le seul temps de la lutte. Depuis, tout appartient à l'histoire, et y a, d'ailleurs, été livré par le maladroit et provocateur abbé Lagrange. La défense de parler était synallagmatique. En s'en affranchissant pour le compte de son évêque, l'abbé Lagrange nous dégageait pour le compte du vénérable chanoine, et c'est pourquoi je me suis cru autorisé à tout dire. Le blâme infligé par la Sacrée Congrégation n'atteignait le chanoine qu'en tant que chanoine d'Orléans, en sorte que, chanoine de Blois ou de tout autre diocèse, il aurait pu dire les mêmes choses sans l'encourir. Et c'est ce qu'a donné à entendre Pie IX dans ce mot authentique, qui résume toute cette polémique et en donne tout le sens et toute la portée : Pelletier a mal fait de l'écrire ; le Chapitre d'Orléans a plus mal fait de le condamner ; et Mgr Dupanloup a très mal fait de fournir les éléments du livre. Ainsi, au jugement du Pape, le moins coupable en l'affaire était le chanoine ; le plus coupable, l'évêque ; l'un coupable au positif seulement, l'autre au superlatif. Et maintenant la suite du menteur ! — Qu'on ne se récrie pas, car je vais dénoncer un mensonge auquel je ne connais rien de comparable dans l'histoire ecclésiastique ! Laissons toujours parler, ou plutôt s'enferrer, le pauvre abbé Lagrange. Je reprends sa page 331 : Nous n'en voulons pas dire davantage sur un incident qui n'eût mérité que le silence, s'il n'eût été un indice trop significatif des malheureuses dissensions entretenues comme à plaisir dans l'Eglise de France, et si, surtout, nous n'y trouvions l'occasion de faire entendre l'évêque d'Orléans lui-même sur cette accusation de libéralisme, dont on a tant abusé contre lui. Sachant, en effet, qu'à Rome même, quelques personnes, tout en blâmant l'acte du chanoine, inclinaient à croire que, quant à la doctrine, il avait peut-être raison, Mgr Dupanloup voulut s'expliquer une bonne fois là-dessus, et en finir avec ce fantôme qu'agitaient ses ennemis, et qui, à distance, effrayait certaines gens. La grande accusation élevée contre lui était qu'il avait soutenu les thèses condamnées. Il écrivit donc à un prélat qui approchait de très près Sa Sainteté, et qui avait élevé sur ce point des doutes, une lettre sans réfutation quelconque possible, et qui n'en reçut pas. En outre, dans une lettre à un autre prélat : ... Quand certains journaux m'accusent de la sorte, je réponds par le silence et par le mépris ; mais qu'un prélat qui approche le Pape ait là-dessus des doutes, je ne me l'explique pas s'il m'a lu, je me l'explique encore moins s'il ne m'a pas lu... Si je me trompe, que Mgr X... ait la bonté de m'éclairer, mais en sortant des généralités qui ne disent rien... Point d'ambages, point de nuages, point d'équivoque... Jamais il ne m'a été fait sur la doctrine une observation quelconque, ni privée, ni publique ; tout au contraire, le Saint-Père a toujours daigné m'honorer des plus bienveillantes approbations... Or, le prélat, Mgr X..., à qui était adressée cette lettre
sans réfutation quelconque possible, et qui n'en
reçut pas, a répondu, et répondu par l'ordre du Pape : Au sujet des éloges et des reproches que Votre Grandeur a
reçus pour ses écrits de la part du Pape, et en particulier pour l'écrit sur
la Convention de septembre, vous avez dû remarquer le mot accuratius,
pour vous dire que vous deviez enseigner la doctrine avec plus de soin. Ce
mot est un comparatif, lequel est exclusif du positif accurate, et
signifie que vous n'aviez pas enseigné la doctrine avec assez de soin. Si le
Bref de Sa Sainteté, que le secrétaire rédacteur connaît parfaitement, ne
porte que ce mot pour vous blâmer, alors qu'il en porte plusieurs pour vous
louer, c'est qu'on a pensé que ce seul mot suffisait pour un homme
intelligent. Intelligent, oui, certes, l'évêque d'Orléans l'était ; mais l'intelligence de l'esprit ne suffit pas, il tact y joindre celle du cœur et de la volonté, qui lui fit presque toujours défaut. Qu'est devenue cette lettre ? M. Lagrange l'a-t-il trouvée dans les papiers du défunt, et alors comment l'a-t-il niée avec tant d'audace ? N'y était-elle plus ? Alors l'évêque l'avait détruite comme tant d'autres papiers compromettants ! Voyez dans quel dilemme je vous étreins ! Le plus probable, c'est que l'évêque l'a brûlée comme une sentence de condamnation, et il a continué de mettre son orthodoxie sous le pavillon inviolable des louanges et des approbations de Rome. Il a donc trompé l'Eglise, trompé le monde. Il a trompé jusqu'à son historien, et, par son historien, il a voulu tromper la postérité. Non que le livre de l'abbé Lagrange, par lui-même, mérite d'aller bien loin ; mais il ira loin pourtant à cause de son bruyant héros, dont trop d'échos répéteront trop longtemps la gloire usurpée. Voilà que sont trompés déjà de vénérables évêques, qui se portent aujourd'hui ses cautions sur la foi de ses vantardises répétées. Leur confiance exagérée en lui, leur ignorance de la réponse romaine, leur est une excuse, sans leur être pourtant, qu'ils me permettent de le dire, une entière justification. Car enfin, ce fameux Bref de 1865, qui est sous leur plume la pièce maîtresse de la défense, il y a vingt ans que des théologiens de la meilleure note et de la plus sûre doctrine l'avaient interprété comme je l'ai fait moi-même dans mon dernier article, sur le Syllabus, et y avaient montré une réserve évidente pour qui savait et voulait voir. Mais, après ma révélation d'aujourd'hui, plus de discussion, de tergiversation possible : le Pape a blâmé l'évêque d'Orléans ! Rome, qui le connaissait bien, surtout depuis le concile ; Rome, qui le tenait en défiance et prévoyait ses dissimulations, se précautionna en conséquence. Le rédacteur de la lettre écrite par ordre du Pape prit le soin de la redire à plusieurs notables, ecclésiastiques et laïques, dont quelques-uns me l'ont répétée. Il fit plus : il permit d'en prendre des copies, dont je connais au moins trois dépôts authentiques, et c'est de l'un de ces dépôts qu'est sortie celle que je publie. Pourquoi Rome n'a-t-elle pas fait davantage ? Comment n'a-t-elle pas donné un démenti public à l'évêque d'Orléans ? Ah ! d'abord, la patience, la charité, la longanimité romaine ! Puis, on craignait ses violences ; on savait par le concile jusqu'où il pouvait aller, jusqu'où il avait poussé les Montalembert et les Gratry, et l'on avait lieu de craindre qu'il n'allât plus avant encore[12]. On attendait qu'il revînt de lui-même et qu'il ramenât à la vérité ceux qu'il avait égarés plus que personne. On a attendu, mais en vain ; et le monde, jusqu'à ce jour, le monde même épiscopal, est resté dans une admiration trompée et trompeuse. Ah ! chanoine Lagrange, vous vous permettez de flétrir, au profit d'un évêque si coupable, au moins dans l'espèce, un vénérable chanoine ! Le vénérable chanoine savait, lui, il pouvait vous écraser ; et pourtant il s'est tu, et s'est contenté de dire qu'il connaissait une certaine lettre qui ne sortirait jamais du portefeuille de l'évêque. Elle en est sortie, probablement, mais pour être jetée au feu ! Jusqu'à ce jour, de tant d'autres qui la connaissaient, personne n'a osé ! il fallait un homme de rien, ne tenant à rien qu'à la vérité et 'à la justice, un homme de qui rien ne tient et qui ne peut compromettre personne que lui-même, ce qui est toujours rien, pour avoir cette indépendance qui permît de parler enfin et de lancer cette pierre à l'idole aux pieds d'argile. Je suis ici la sentinelle perdue de qui dépend parfois le gain d'une bataille. Je suis ce que saint Paul appelle ce qui n'est pas, destiné quelquefois par Dieu à détruire ce qui aspire à être tout. Et vous avez jeté à la tête de ce grand défenseur de la vérité, Louis Veuillot, un des noms du diable, c'est-à-dire du père du mensonge ! Et vous avez suscité ce pauvre Gratry pour dénoncer une prétendue école de mensonge et d'erreur travaillant au profit de l'Eglise romaine, si elle n'était la sainte Eglise romaine elle-même, maîtresse, fondement et colonne de la vérité ! Je pourrais laisser là l'abbé Lagrange, et ceux qu'il a trompés de compte à demi avec son évêque. Causa finita est. Néanmoins, pour surcroît d'évidence, je percerai à jour le mensonge des pages qui suivent. L'argument qui sort de là, continue l'abbé Lagrange, est invincible. Il ne s'agit pas seulement d'un Bref, mais de près de cinquante Brefs. Qu'on les lise ! Je les ai lus et surtout compris mieux que vous. De ces cinquante brefs, le prétendu décisif et victorieux est toujours celui de 1865, et je viens de dire ce qu'il vaut. J'ai dit, à propos de la loi sur l'enseignement supérieur, ce que valait celui du 19 juillet 1875, et j'en ai fait ressortir la réserve et la leçon évidente. La plupart des autres ne touchent pas à la thèse du libéralisme. Ce qui n'empêche pas l'abbé Lagrange, après l'analyse des Brefs, de conclure : Devant tous ces témoignages, nous ne dirons qu'un seul mot : le Saint-Siège, dont c'était le devoir d'avertir l'évêque d'Orléans s'il errait, en ne l'avertissant jamais, en le louant toujours, en louant précisément et directement sa doctrine, non moins que ses talents et ses vertus, se trompait donc, ou le trompait donc ? Nous savons désormais où est le trompé, où est le trompeur ! Que faites-vous de l'autorité du vicaire de Jésus-Christ ? nous demande à son tour un vénérable évêque. — Et vous, Monseigneur, lui puis-je répondre maintenant, qu'en faites-vous ? Allons au fond des choses, dit ensuite l'abbé Lagrange. Et alors la thèse et l'hypothèse, le droit et le fait, etc., pour prouver que l'évêque d'Orléans n'a soutenu que l'hypothèse et le fait, et jamais le droit et la thèse, qu'il défie de trouver dans ses 'écrits. La thèse est expressément dans la Pacification religieuse de l'abbé Dupanloup, si souvent rééditée, sans correction, par l'évêque d'Orléans. Elle est très équivalemment dans l'écrit sur le Syllabus, où l'hypothèse est présentée comme droit, comme état permanent, puisqu'on se défend de vouloir jamais aller contre, le pût-on dans un Etat devenu chrétien, au nom de la loyauté et de l'honneur ; où l'erreur et le mal sont reconnus non seulement comme ayant droit à une tolérance relative, momentanée, de circonstance, mais comme acquérant, par la possession continuée, un vrai droit de prescription : en sorte que, saint Louis revenant, sous le règne d'un prince qui faisait percer d'un fer rouge la langue du blasphémateur, où réclamerait le maintien de la liberté du blasphème. Elle est bien plus dans la lettre à M. de Pressensé, où un vrai défi est porté au pasteur de pousser plus loin les libertés civiles et religieuses, la liberté de la presse, la liberté des cultes, que l'auteur même de la lettre, promoteur singulier d'une restauration de monarchie chrétienne. On a remarqué avec raison que toutes les sortes de libéralisme ont un principe commun : l'indépendance des sociétés civiles et politiques à l'égard de l'Eglise. Les radicaux la proclament absolue jusqu'à l'asservissement de l'Eglise ; les tiers partis ou centres droits, moins tyranniques, se contentent de l'indépendance suivant la célèbre formule : l'Eglise libre dans l'Etat libre ; enfin, les catholiques libéraux proprement dits, tout en admettant en principe la subordination de l'Etat, regardent comme inopportun et évitent toujours soigneusement de la revendiquer ; ils vont même jusqu'à regarder comme souverainement expédient, non seulement de tolérer, mais d'accepter dans un provisoire qu'ils ne sont pas loin de croire et de vouloir définitif, l'indépendance réciproque des deux pouvoirs et toutes les libertés modernes. C'est à la première catégorie qu'appartiennent les thèses citées en note (p. 334) par l'abbé Lagrange, et justement flétries par l'évêque d'Orléans. L'abbé Lagrange, en cet endroit, confond tout et cherche à nous donner le change. Il ne s'agit pas entre nous de libéralisme absolu, individuel, mais du libéralisme catholique. Qui a jamais accusé un catholique libéral, même appartenant, comme Montalembert, à la deuxième catégorie, de soutenir en soi ces thèses exclusives de tout christianisme dans l'individu comme dans la société ? Mais le catholicisme libéral de la troisième catégorie, à laquelle appartient Mgr Dupanloup, qui aussi bien n'a traité que de la première dans son écrit sur le Syllabus, soutient ces thèses dans leur application sociale et politique. Le Christ-Roi exclu, Dieu mis dehors comme assez fort pour se défendre lui-même, suivant la formule de M. de Broglie, voilà ce libéralisme catholique que Pie IX a frappé autant et plus que les deux autres dans tous les actes de sa vie. Ou Mgr Dupanloup était libéral catholique, ou il n'y a pas de libéralisme catholique. Et alors je demanderai de nouveau : Que faites-vous de l'autorité et de l'honneur du Pape, que vous transformez ainsi en héros de Cervantès se battant contre des fantômes ? Oh ! qu'il est bien de l'école de Pie IX, l'illustre évêque qui m'écrivait en mai dernier : Mon Dieu ! qui abattra cette secte toujours renaissante, ou plutôt qui ne meurt jamais, et ne paraît s'endormir que pour se réveiller plus acharnée et plus active, c'est-à-dire plus funeste ? C'est comme un renouvellement de l'histoire du jansénisme, hérésie dont elle est parente, et à un degré peu éloigné. Si jamais le concile du Vatican est rouvert, la condamnation formelle du libéralisme devra être l'un de ses premiers actes. Il n'y a pas d'apparence que la société puisse être guérie, tant qu'on n'aura pas extirpé de son corps ce chancre révolutionnaire, chancre d'autant plus mortel qu'il est interne, et dissimulé sous des chairs qu'on montre vives et colorées. Pendant que je suis en train de rendre justice à tous les calomniés de l'abbé Lagrange, et, de plus, pour compléter mon dossier de manière à ce qu'on n'ait pas besoin de recourir ailleurs, un mot du conciliabule tenu par la petite Eglise libérale, en 1862, à la Roche-en-Breny, dont le monument existe dans la fameuse inscription. C'est le savant et vénérable abbé More qui le dénonça au monde en une série d'articles publiés dans l'Univers et réunis ensuite dans sa Somme contre le catholicisme libéral. Déjà l'abbé Lagrange avait essayé de lui répondre dans le Correspondant, où il prétendait faire le récit sincère de ce qu'il avait vu et entendu. L'abbé Morel déclara avec raison qu'il ne retirait rien. Aujourd'hui, l'abbé Lagrange croit pouvoir sortir du cercle qui l'étreint par une tangente, en donnant le texte de l'allocution adressée inter sacra à la petite Eglise par Mgr Dupanloup. Après quoi il s'écrie, avec une indignation triomphante : Les voilà, ces mystères, cette coalition, ce manifeste d'une secte, d'une coterie misérable, cette pièce qu'on n'osait pas publier ! Il est bien question, là, de tout ce qu'on a imaginé à cette occasion, de séparation de l'Eglise et de l'Etat, de catholicisme selon Cavour et le reste ! Ah ! sans doute, les plus délicats respects et toutes les pudeurs de l'âme auraient dû couvrir et protéger ces choses de la conscience et de la vie privée. Mais certaines passions ne s'arrêtent devant rien, et ne désarment jamais. Et, en note, l'abbé Lagrange nous apprend, ce qu'il n'avait pas dit dans le Correspondant, que l'inscription commémorative avait été rédigée par Montalembert aidé de Foisset, et qu'elle avait été placée dans la chapelle à l'insu de la plupart de ceux qui avaient assisté à la cérémonie. A la bonne heure ! mais aucun ne put l'ignorer longtemps, et aucun n'a protesté contre ses assertions en quelque sorte collectives. Que disait l'inscription, en son pauvre latin lapidaire ? Que dans cette chapelle, Félix, évêque d'Orléans, avait distribué le pain de la parole et le pain de vie à un petit troupeau d'amis chrétiens, qui, accoutumés depuis longtemps à combattre pour l'Eglise libre dans l'Etat libre, avaient renouvelé le pacte de consacrer le reste de leur vie à Dieu et à la liberté. Là étaient MM. de Falloux, Foisset, Cochin, de Montalembert et de Broglie, celui-ci absent de corps, mais présent d'esprit. Je n'ai point à défendre ici M. l'abbé J. Morel, bien assez fort pour se défendre lui-même, surtout contre un aussi pauvre théologien que l'abbé Lagrange. Il l'a fait, d'ailleurs, dans l'Univers du 9 août et du 20 octobre 1883, renvoyant l'épithète de pamphlétaire à l'auteur du plus gros pamphlet qui ait été écrit en aucun temps et en aucune langue. Je lui emprunte seulement ce qui a trait au sens de l'inscription et à la solidarité qu'elle impute à tous. La formule de l'Eglise libre dans la patrie libre, antérieure au 13 octobre 1862, n'était pas, dit l'abbé Lagrange, le mot de guerre des autres combattants, mais du seul Montalembert, qui lui-même l'entendait autrement que Cavour ; elle n'impliquait pas la séparation de l'Eglise et de l'Etat, du moins pour Mgr Dupanloup, qui l'a toujours repoussée. Mais alors, comme a remarqué M. l'abbé Morel, Montalembert est accusé par M. Lagrange d'avoir commis un faux en écriture lapidaire t D'ailleurs, répétons que personne n'ayant réclamé, il est trop à craindre que l'inscription n'ait bien traduit la pensée de la plupart, sinon de l'évêque d'Orléans ; et la protestation de l'abbé Lagrange arrive trop tard. Aux termes de l'inscription, qui ne peut être menteuse quant au fait, il reste toujours que, le 19 octobre 1862, se tint à la Roche-en-Breny une sorte de concile de l'Eglise libérale, après convocation régulière et en quelque sorte obligatoire, puisque l'un des Pères dut s'excuser de son absence ; qu'il y eut là, entre un évêque tenant lieu de Pape et des évêques laïques, une délibération sur l'Eglise libre dans l'Etat libre, ou sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat ; qu'il en sortit une sorte de décret, ou, si l'on veut, d'engagement : engagement de combattre jusqu'à la mort pour Dieu et pour la liberté, formule de Voltaire et de Lamennais. Voilà ce que, malgré toutes les dénégations ou explications, révèle clairement l'inscription lapidaire, non seulement monument, mais acta dudit concile. Qu'on n'objecte plus que le discours de l'évêque ne contient rien de semblable : d'abord, l'avons-nous tout entier ? Ensuite, qui ne sait que le discours de clôture d'un concile ne révèle rien de ce qui s'est passé dans les séances ou délibérations conciliaires ? Ce qui confirme cette interprétation, ce sont les discours de Malines, qui suivirent de si près, et qui développèrent tout le mauvais libéralisme dont l'inscription contenait le germe ; et cela aux applaudissements de plusieurs des Pères de la Roche-en-Breny, et sans la moindre correction ou réserve de leur président, Mgr Dupanloup. Ainsi tombent, comme autant d'accusations gratuites les gros mots de pamphlet, de calomnie, de félonie, d'orgie de haine, que l'abbé Lagrange et M. de Falloux se sont plu à prodiguer à M. J. Morel. 5° Lettre à Minghetti. - La Défense. - Le cardinalat. - Les morts. Avant le concile, notoirement ou mystérieusement, Mgr Dupanloup allait souvent à Rome, et à toute occasion lançait quelque brochure. Après, ni brochure, ni voyage. On s'en étonnait à Rome et en France. Informé de l'étonnement de la cour pontificale, il se rendit à Rome, en avril 1874, sous prétexte de la canonisation de Jeanne d'Arc. Il n'y resta que peu de jours. De ce court séjour à Rome, nous avons deux récits : celui de l'abbé Lagrange et celui de l'abbé Rouquette, que nous contrôlerons l'un par l'autre, et j'ai peur que, finalement, le plus véridique ne soit pas celui de l'abbé Lagrange. Entre Pie IX et l'évêque d'Orléans, il y avait, depuis 1870, plus qu'un nuage, il y avait une barrière : le souvenir du concile. Néanmoins, le Pape disait : Qu'il vienne, et nous verrons ! Il n'osait pas venir, malgré les torrents de lettres de Rome qui lui disaient : Venez ! Mais voici qu'en arrive une de source officielle, où il lit : La Providence a fait son œuvre : Mgr Darboy a été fusillé ; Mgr G... est fou ; Mgr L... est démissionnaire ; reste le grand coupable ! Et pour celui-là, il est temps que saint Pierre frappe. C'était le dimanche de Pâques. En déjeunant, l'évêque dit à l'abbé Rouquette, de qui nous tenons ce curieux récit : Je pars pour Rome après-demain. L'abbé Rouquette l'y accompagna ; c'est donc un témoin. Comme passeport, il emportait le dossier de Jeanne d'Arc. Il fut reçu avec l'affabilité italienne, et il ne fut question entre le Pape et l'évêque — les deux narrateurs sont d'accord sur ce point — que du projet de la Lettre à Minghetti, tableau d'ensemble des spoliations, sur l'effet duquel ils comptèrent l'un et l'autre. Du concile, pas un mot ! M. Lagrange raconte lui-même que le Pape, après l'audience, dit à Mgr de Falloux : Il ne m'en a pas parlé, et je ne lui en ai pas parlé. Et M. Lagrange : Le Pape eut cette délicatesse, l'évêque eut cette dignité ! mot qui fera bondir tout cœur catholique. Quelle dignité y a-t-il donc, lorsqu'on a été si avant et si obstinément dans le faux et dans de mauvaises intrigues, à ne pas confesser ses erreurs et ses torts ? L'abbé Rouquette raconte de même que le Pape, le
lendemain, dit : Dupanloup est venu. Il ne m'a parlé
de rien, nous ne nous sommes rien dit, e que volete ? Oui, le
Pape eut vraiment cette délicatesse de ne pas provoquer le fils coupable à
demander pardon au père si offensé, sentant bien, sans doute, qu'il n'y avait
chez le fils ni contrition ni ferme propos ! Alors les intimes, et sans doute l'abbé Rouquette, incapable de comprendre cette délicatesse, disent à l'évêque : Eventrez la question ! Demandez au Saint-Père ce qu'il y a d'obstacle entre vous ! Et l'évêque, relevant la tête avec dignité — toujours !— Vous voulez donc, vous aussi, que je fasse des excuses ? ei de quoi ? de mon zèle à soutenir ses droits ? Que j'exprime des regrets ? et de quoi ? de ce que je ne suis pas cardinal ? Mais Dieu m'en préserve — chapeau rouge trop vert !— ! Que le Saint-Père me dise quels reproches je mérite, et je n'aurai pas assez de regrets pour déplorer un manquement, si j'en ai réellement commis ! Quel aveuglement quel orgueil ! Le Saint-Père ne lui avait-il pas tout fait entendre ? D'ailleurs, l'abbé Rouquette n'a sans doute pas manqué de lui raconter son audience à lui-même, que le prélat l'avait peut-être poussé à demander. L'abbé Rouquette ne négligea pas de faire l'éloge de son évêque : il n'allait que pour cela. Oui, interrompit le Pape, il travaille bien et est très éloquent ; mais il y a eu comme ça de petites choses avant le concile, et même après, qui ne m'ont pas fait plaisir. C'est dommage qu'il est dans ce libéralisme catholique. Et c'est à l'abbé Rouquette que l'évêque demandait : De quoi m'excuser ? Quels reproches mérité-je ? Mais il était de ceux qui aures habent, et non audiunt. C'est dans ce voyage, ajoute l'abbé Rouquette, dont on
voit de plus en plus la véracité grossière, qu'il voulut faire un Pape du
cardinal Sforza. Il allait le répétant partout et tout haut, si bien que le
bruit en vint au Pape, qui dit : Il travaille à me
remplacer avant que je m'en aille. Etait-ce intrigue ? Non, mais pure
simplicité, répond le très simple Rouquette, qui, à cette occasion, parle de
l'évêque d'Orléans comme M. Emile Ollivier ; — oh ! sauf le style ! Cet homme, dit-il, qui est
si fin, a parfois des naïvetés sans pareilles. L'impétuosité de son
imagination se joignant à la puissance de ses autres moyens, il se fait
facilement l'illusion de croire que ce qu'il entrevoit est toujours
réalisable, que ce qu'il projette est toujours à moitié fait. Son autorité
dans les conseils où il a coutume de présider, son influence sur le cercle de
ses amis, lui font une étrange illusion sur les faits qui dépendent de
conseils supérieurs aux siens, et auxquels il fau : d'autres assentiments que
ceux de ses intimes. Il est de ceux qui croient facilement que c'est
arrivé, et il le dit avec une facilité qui n'est pas sans encombre. De ce voyage on dit : C'est pour préparer le conclave. Hélas ! ajoute Rouquette, il n'a pu voter pour Léon XIII que du fond de son cœur ! Ô choses humaines ! Ô imbécile ! Le projet de lettre à Minghetti arrêté, la tête de l'évêque entra en ébullition. Il fallut se mettre à trois, en route, pour tenir le crayon et transcrire ses notes et les renseignements recueillis. Passant à Turin, il fit annoncer, dès le commencement de mai, un travail dont des perplexités politiques, suggérées par le ministre. des affaires étrangères, firent retarder la publication jusqu'en octobre. De là, des modifications dans le texte primitif, comme on en peut juger par les cartons substitués à certains passages du premier tirage. Quel était le sens, et quel fut l'effet de la Lettre ? Selon son éternel contradicteur, écrit l'abbé Lagrange, l'évêque, au fond, se résignait aux faits accomplis, et, pour en finir, livrait le Pape à l'arbitraire d'un congrès. Interprétation qui était un abus d'une phrase mutilée pour créer une équivoque : C'est le devoir comme l'intérêt de l'Italie ; et si elle ne le fait pas, c'est à l'Europe à le faire. Impatient de couper court aux commentaires de l'Univers, l'évêque attendait néanmoins quelle impression ils auraient faite à Rome, lorsqu'il reçut un Bref dont ses amis lui dirent : Magnifique ! — Oui, répondit-il ému jusqu'aux larmes. Bénissons Dieu ! Et le lendemain, avant cinq heures, il appelait un secrétaire, et dictait pour la France une lettre contre les calomnies de ceux qui se plaisent à semer des divisions dans l'Eglise. Toujours le même refrain ! Le Bref du Pape était élogieux et reconnaissant, il est vrai, mais il n'allait pas au fond des choses. Songeons donc que le Pape ne pouvait guère écrire autrement à propos d'un travail qu'il avait en quelque sorte demandé, ou dont il avait au moins approuvé l'idée. L'Univers avait-il donc si mal vu ? Avait-il surtout calomnié ? Il est certain que la Lettre ne satisfit pas les amis de la Papauté, n'apportant rien de neuf, rendant seulement plus retentissantes les protestations déjà adressées au gouvernement usurpateur, sans plus de chance de l'amener à résipiscence, comme le Bref même le marquait ; elle parlait, il est vrai, à des oreilles qui ne voulaient entendre que l'évêque d'Orléans, en quoi elle pouvait être utile ; mais il ne faut pas moins avouer qu'après tant de bruit, les conclusions en étaient bien calmes : au point que la France, et non plus l'Univers, crut pouvoir l'accuser de finir par la résignation au fait accompli de l'unité italienne. Les réclamations de l'évêque ne rétablissaient pas grand'chose. Aussi presque toute la presse catholique fit des réserves et déclara les conclusions inacceptables. Pourquoi n'accuser que l'Univers, qui, d'ailleurs, ne mérite encore ici aucune accusation ? Le Journal de Florence alla plus loin que l'Univers : ce qui n'empêcha pas l'évêque de lui écrire pour le remercier, mais avec une habileté, avec des distinctions sophistiques qui écartaient toutes les réserves. Pourquoi ce jeu ? C'est que l'évêque supposait un congrès prochain, et qu'il craignait un refus, en effet certain, d'adhésion du Pape, dans le cas très probable où les puissances croiraient avoir à résoudre la question romaine, qui pour le Pape n'était pas même une question à soulever. Mgr Dupanloup n'avait donc pas réussi, sinon à donner au Pape un signe quelconque de dévouement et à relever un peu son crédit ébranlé à Rome. Et encore avait-il échoué en partie, car, pour se remettre tout à fait bien en cour, il aurait fallu, avant tout, faire ce qu'il ne voulait pas, c'est-à-dire rétracter son libéralisme. Sans doute, il l'adoucit dans son étude sur la Franc-Maçonnerie, mais avec peine et de mauvaise 'grâce, comme le prouve l'anecdote contée par le chanoine Pelletier. L'opuscule était en vente depuis quelques jours, lorsque les libraires reçurent l'ordre de tout rapporter au dépôt central pour recevoir d'autres exemplaires. En réalité, il s'agissait d'y introduire des cartons et corrections sans lesquels on n'eût pas obtenu le Bref auquel on tenait par-dessus tout dans les circonstances. L'évêque n'eut pas à s'applaudir de ce Bref, ni ses amis à répéter : Magnifique ! et c'est pourquoi M. Lagrange n'en fait aucune mention, et le remplace par une de ces lettres que le cardinal Donne écrivait ou adressait à tout le monde. En effet, toujours emmiellé d'éloges, le Bref contenait une leçon à l'adresse de l'auteur libéral. Après avoir répété que les libertés tant vantées, libertés de conscience, des cultes, de la presse, etc., avaient la maçonnerie pour mère, le Pape disait : C'est donc très sagement que l'Eglise a percé la malice de ces libertés, et qu'elle a réprouvé ceux qui les défendent comme utiles par elles-mêmes et comme en harmonie avec le progrès civil. Or, l'évêque d'Orléans, tantôt avec quelque réserve, tantôt d'une façon presque absolue, les a constamment défendues comme telles. Un peu après, il fonda sa Défense : il trouvait, dit l'abbé Lagrange, son Français trop politique, et rêvait un journal fondé sur la large base de la défense religieuse et sociale, pour rallier sur un terrain commun tous ceux, à quelque opinion qu'ils appartinssent, qui veulent sauver les principes fondamentaux de tout peuple et de toute société. Système des points fondamentaux, système Guizot, système protestant, système libéral ! Trois ans durant, il fit des efforts gigantesques pour réunir les ressources nécessaires, et réussit enfin à mettre au monde la Défense religieuse et sociale, qui bientôt conquit sa place dans l'opinion, et qui a survécu : fidèle, aujourd'hui encore, à la pensée qui l'a créée, organe romain (?) à Paris, et continuant, en s'inspirant du grand évêque, ces nécessaires combats. L'abbé Lagrange continue, lui, de ne pas dire tout. L'abbé Rouquette décrit plaisamment ce que l'autre abbé appelle des efforts gigantesques ; il décrit l'avenance particulière de l'évêque avec tout le monde, comme s'il attendait quelque service de chacun ; ses relations inaccoutumées avec les grands industriels, financiers, etc. ; ses avances même aux pauvres curés ; ses recommandations aux ministres en faveur de tel ou tel riche pour lui obtenir une décoration qui serait bien payée ; ses démarches pour relancer ses .anciens amis et en recruter de nouveaux : facite vobis amicos ; ses voyages à Gênes et à .Rome, pour mettre à contribution la duchesse Galiera et la princesse Borghèse ; en un mot, toute cette campagne pour récolter les cinq cent mille francs qu'a conté la création de la Défense. C'est cher ! Quelles sommes fabuleuses cet homme a dépensées en méchantes œuvres ! L'abbé Rouquette lui-même ne dit pas, sans doute parce
qu'il l'ignore, car son incontinence ne garde rien, que la Défense n'était
qu'une vengeance exercée contre le Français, qui avait eu le tort de
lâcher l'évêque dans une de ses polémiques intempérantes, laquelle menaçait
de ne plus finir. Il fut lâché à son tour par le grand lâcheur, qui brisait
toujours avec tout ce qui lui résistait, et qui, d'ailleurs, n'était pas,
dans ses affections et relations, un modèle parfait de fidélité. Notre
Rouquette a écrit : Il attire les hommes, il les
passionne, mais il les use vite, et souvent il les laisse après... J'éprouve parfois une certaine tristesse à considérer que
moi, qui ai vingt-cinq ans de moins que lui, je suis bien un de ses plus anciens
et de ses plus fidèles amis, dans le monde ecclésiastique au moins. Et
l'abbé Rouquette, par hasard, a ici un mot assez heureux : Il a le goût de l'improvisation dans les hommes comme dans
les discours. Oh ! ceux qui lui sont restés fidèles jusqu'à la fin, et au delà, ont eu quelque mérite, car ils ont subi bien des rebuffades ! Une anecdote. On était sur le chemin de Rome. Mgr Dupanloup occupait un coupé avec un de ses hommes à tout faire. Dans le compartiment le plus proche étaient quelques ecclésiastiques, qui purent entendre ce dialogue, que je tiens de l'un d'eux : Vous êtes un maladroit ! — Monseigneur !... — Je vous dis que vous êtes un maladroit ! — Mais, Monseigneur, on va vous entendre ! — On ne m'entendra pas. D'ailleurs, que m'importe ? Vous m'avez toujours fait souffrir : vous voyez bien que vous êtes un maladroit ! Malheureusement, les ecclésiastiques durent descendre à une station intermédiaire et ne purent entendre la suite. M. Lagrange pourrait-il nous dire si l'aimable dialogue dura jusqu'à Rome ? On se souvient du mot de l'évêque d'Orléans à l'abbé Rouquette : De quoi exprimerais-je des regrets ? De ce que je ne suis pas cardinal ? Ce fut là une de ses dernières et plus vives peines, et l'un de ses plus grands griefs contre Pie IX. L'abbé Lagrange n'en convient pas, et voici ce qu'il raconte. En 1878, il était décidé à interpeller le gouvernement. Ses amis, particulièrement M. de Falloux, s'y opposaient, dans la crainte qu'il ne nuisit à son cardinalat. Une certaine disgrâce, a dit M. de Falloux, un certain isolement grandissent souvent un homme, mais ils nuisent à sa cause. On ne s'étonnera donc pas que quelques-uns des collaborateurs de l'évêque d'Orléans dans nos dernières assemblées ambitionnassent pour lui la pourpre romaine ; et, en effet, arrivés au pouvoir, ils le présentèrent pour un des chapeaux vacants. Il ne fut pas présenté, ajoute M. Lagrange ; Pie IX fut seulement pressenti, et d'autres furent préférés à Rome. Plus récemment, continue M. de Falloux, le bruit se répandit qu'il n'y avait plus de difficultés au Vatican, que M. Dufaure seul résistait, malgré les amis qui essayaient de lui faire comprendre que son opposition était une grande injustice et une grande maladresse. D'autre part, assure-t-on, quelques évêques considérables agissaient de même sur Dufaure, qui enfin changea de résolution. Mais restait la demande d'interpellation, désagréable au ministère. N'entravez pas, disaient les amis à l'évêque, par un acte non obligatoire, la bienveillance du Saint-Père (?) et les intentions favorables du gouvernement ! Mais, dit M. Lagrange, aucune considération personnelle ne pouvait arrêter l'évêque d'Orléans, quand il s'agissait de l'honneur et de la défense de l'Église. Grands mots qui tombent à côté ! grands mots perdus ! Oh ! en résistant à ses amis, l'évêque d'Orléans savait parfaitement qu'il ne risquait rien, et que l'obstacle au cardinalat venait beaucoup moins du gouvernement que du Pape. Toujours le Pape avait dit : Moi vivant, jamais ! mot que m'a répété plus d'une fois le cardinal Pie. Depuis le concile, Pie IX songeait à faire deux cardinaux français, et l'un des deux n'était certes pas l'évêque d'Orléans. En 1873, Mgr Plantier reçut du Pape lui-même la confidence qu'il était un des élus, et que l'autre était l'évêque de Poitiers. Indépendamment de ses autres griefs contre l'évêque d'Orléans, et de la crainte que le chapeau sur une tête qui, en 1870, avait suscité et dirigé tant d'intrigues scandaleuses ne fût un nouveau scandale pour beaucoup d'âmes catholiques, Pie IX redoutait qu'il ne recommençât au futur conclave. Ce n'était pas le Sacré-Collège seulement, quoi qu'en dise l'abbé Rouquette, c'était Pie IX lui-même qui répétait : No ! no, e impossibile ! Il agiterait le conclave comme il a agité le concile. Ainsi répondait-il à tous les ambassadeurs et toutes les ambassades. Mais l'évêque d'Orléans ne se cramponnait que davantage à l'ambition du cardinalat, qu'il désirait comme une réparation à son orthodoxie attaquée, comme une justification de sa vie militante et doctrinale. Cette ambition ne se peut plus nier. Dans Paris-Journal du 26 février 1880, le prince de Valori répétait ce que lui avait dit à ce sujet, en janvier 1876, le cardinal Antonelli, et il ajoutait que plusieurs cardinaux vivants lui avaient tenu le même langage. Le cardinal Antonelli lui avait donc dit, avec toute l'exagération de la politesse italienne : L'évêque d'Orléans, quoiqu'il s'en défende, désire la pourpre romaine ; c'est impossible ! Nous ne sommes pas des ingrats. Si nous pouvions couvrir d'honneurs et de dignités Mgr Dupanloup pour lui prouver notre gratitude, nous le ferions, car il a livré de grands combats et a rendu des services signalés à l'Église romaine ; mais en faire un cardinal, si nous y consentions, le Sacré-Collège tout entier protesterait énergiquement. Mgr Dupanloup savait tout cela. Alors, si vieux lui-même, mais moins vieux que Pie IX, il se mit à compter sur son successeur. A Pie IX, il aurait volontiers dit le mot célèbre : Eh bien ! Très-Saint-Père, j'attendrai ! En attendant, il se prépara les voies, et commanda à son Guthlin la Crise de l'Église, qui fut glissée, en effet, dans la valise de tous les cardinaux partant pour le conclave en février 1878. Programme du catholicisme libéral, a dit Mgr Pie ; pamphlet odieux déposé sur la tombe de Pie IX par des mains anonymes, mais qui ne diffèrent point de celles auxquelles ont été dues, avant et pendant le concile, tant d'élucubrations misérables. Je n'ai point le droit de devancer les arrêts de la suprême autorité. Mais si ceux qui ont entrepris cette campagne, et qui nourrissent la pensée de la pousser et de la continuer, s'y croient autorisés par l'impunité, je leur prédis qu'ils pourraient bien avoir à revenir de leur erreur. Mgr Pie disait cela en juillet 1878. Il prédisait aussi juste qu'il avait jugé. Ecrite et imprimée à Orléans, sous la rubrique de Bruxelles, la Crise avait pour inspirateur, pour coauteur même, Mgr Dupanloup, comme le prouve la conformité de doctrine et de style, l'identité même de plusieurs passages avec la brochure sur le Syllabus. Elle partait vraiment des mêmes mains que Ce qui se passe au concile, que la Dernière heure du concile, etc. : aussi n'échappa-t-elle pas à leur sort, malgré tout ce qui fut tenté pour la soustraire à la condamnation de l'Index. Dénoncée aussitôt par les cardinaux qui en avaient reçu chacun un exemplaire, elle fut soumise à l'examen de la Sacrée Congrégation. Mgr Dupanloup, avisé par le cardinal Franchi, fit les démarches les plus actives pour sauver l'œuvre commune, pour obtenir au moins un rapport pas trop défavorable. Il put croire d'abord qu'il avait réussi. Un premier rapport concluait à présenter la Crise comme n'offrant pas prise suffisante à l'index. Mais le cardinal Pitra reprit en sous-œuvre le travail du premier rapporteur, l'analysa avec autant de fermeté que de prudence, et conclut à une condamnation sévère. Sa conclusion fut adoptée à la presque unanimité des suffrages. Le décret de condamnation porte la date de juillet 1878, c'est-à-dire qu'il était rendu au moment même où Mgr Pie prédisait aux auteurs anonymes qu'ils n'obtiendraient pas l'impunité espérée. Mais la publication du décret fut retardée par les mêmes intrigues, si bien qu'elle suivit une autre liste de mise à l'index de livres postérieurement condamnés. Tout à l'heure, nous verrons la mort se mettre de la partie, et frapper après l'Index. La mort avait donné un premier avertissement à Mgr Dupanloup dans la personne de l'abbé Hetsch, un de ses ambassadeurs en Allemagne, son traducteur de français eu allemand ou d'allemand en français des écrits destinés à Munich, ou venus de Munich, emporté à Rome, en 1876, par une fluxion galopante. Mgr Dupanloup, dit l'abbé Lagrange, lui rendit hommage en faisant ramener ses restes de Rome à la Chapelle, dont il avait été supérieur[13]. L'abbé Lagrange ne dit pas tout, et, cette fois encore, le bavard Rouquette, dont on ne peut plus contester le témoignage, particulièrement en ce cas, va suppléer à son silence. A la fin d'avril 1877, Mgr Dupanloup lui écrivait, au moment où il partait pour Rome : Ramenez-nous la dépouilla de notre saint ami. Ayant rempli sa mission funèbre, l'abbé Rouquette en avisa l'évêque, et lui indiqua le jour et l'heure de son arrivée avec le précieux dépôt, un lundi, sept heures du matin. Or, ce lundi, juste à sept heures, l'évêque partait de la Chapelle pour Orléans. L'abbé Rouquette s'en étonna peu. Il savait qu'un autre
ami très cher, l'abbé Debeauvais, un collaborateur à l'Univers JUGÉ, était venu, il y avait quelques
années, passer à la Chapelle ses derniers jours, ou plutôt ses dernières
heures, et que l'évêque avait eu alors tout à point un voyage à faire, lequel
s'était prolongé jusqu'à ce qu'on eût ramené à Paris l'ami dans un cercueil. La mort, dit Rouquette, lui
faisait une frayeur d'autant plus grande que ses victimes lui étaient plus
chères : c'étaient ses chers morts dont il avait frayeur. Que dut-ce donc être au mois d'août 1878 ? C'était au château de Lacombe, station accoutumée sur le chemin de Rome. L'abbé Guthlin l'y avait rejoint. On venait d'apprendre la mise à l'index de la Crise. Effrayé d'être précédé par une telle condamnation dans cette Rome où il fondait alors tant de projets et d'espérances, il se tourna vers l'abbé Guthlin, lui reprocha vivement cette Crise qu'il lui avait commandée et comme dictée ; et le malheureux, déjà malade, abasourdi par ce coup imprévu, tomba foudroyé à ses pieds. C'était le 20 août. L'évêque n'avait plus lui-même que six semaines à vivre. L'abbé Lagrange ne dit rien, on s'y attendait, ni de la Crise, ni des circonstances horribles de cette mort ; mais il fait une oraison funèbre au pauvre Guthlin, pour qui une prière serait meilleure ; comme il loue, dans la même page, les autres compagnons de voyage de l'évêque d'Orléans. Il loue jusqu'à ce petit abbé Chapon, dont tous les titres littéraires sont d'avoir insulté, dans une mauvaise petite brochure, un prêtre aussi éminent que l'abbé Mord, et d'avoir mal traduit les Brefs adressés à son évêque ; ce petit Chapon — il y a des noms prédestinés ! — qui se permet d'écrire à des prêtres respectables, au moins pour lui, et sans autre raison ni même prétexte que de se donner quelque importance et de dire quelque insolence t des lettres émasculées de toute politesse, de tout style et même de toute orthographe, pour les inviter, lui Chapon, à rentrer en eux-mêmes et à se convertir[14] ! Il n'est que temps de remettre tout ce monde outrecuidant à sa place ! L'abbé Lagrange a beau se torturer : il ne réussira pas à faire de ce Chapon-là même un coq de village ! Qu'allait faire l'évêque d'Orléans à Rome ? Il allait pour y installer sa Défense avec toute la rédaction. Dans ce dessein, il avait fait des efforts inouïs, et avait écrit jusqu'à six lettres à M. de Gabriac, pour faire nommer à Saint-Louis des Français précisément ce malheureux Guthlin, qu'il venait de foudroyer de sa colère et de sa vengeance. Il se serait fait de cette maison le fort armé du libéralisme. Bien entendu que, par-dessus toute autre chose, il espérait arracher à Léon XIII le chapeau refusé par Pie IX. A Lacombe, sur le point de reprendre le chemin de Rome, il est pris d'un terrible accès de goutte. Aussitôt il télégraphie au docteur Combal, de Montpellier, pour réclamer de lui une visite et quelque remède qui le délivrât à tout prix. La réponse du docteur fut une défense formelle d'user d'un certain remède, le salicylate, qui avait, il est vrai, autrefois réussi dans une circonstance pressante, mais après avoir mis le prélat à deux doigts de la mort. Prévoyant cette défense, le prélat s'était hâté d'en prendre double dose, et le soir même il était mort. Le docteur n'arriva que pour trouver un cadavre et assister à l'autopsie. Je lis la plupart de ces détails dans une lettre du R. Père d'Alzon, qui les tenait de l'évêque de Poitiers, lequel était passé par Nîmes en revenant de Rome, où il les avait puisés à la plus haute et la plus sûre source[15]. Un passant qui n'était pas arrivé ! mot sévère mais juste de Louis Veuillot, qui résume non seulement la situation à la mort de l'évêque, mais la plupart des phases de cette vie ! Aussi ne le lui a-t-on jamais pardonné. La louange de tous... et l'outrage d'un seul ! méchant vers du pauvre Laprade, que nous retrouvons dans un recueil de vers fait à l'occasion de la mort de l'évêque d'Orléans. L'abbé Lagrange résume son long panégyrique en trois volumes dans une longue conclusion dithyrambique. La mienne sera plus courte et sans aucune répétition d'éloge. Mais j'espère avoir provoqué en faveur du mort des prières dont j'ai prouvé qu'il avait plus besoin que des fleurs toujours fraîches que des mains pieuses, mais mal instruites, renouvellent depuis six ans sur sa tombe. Ainsi fais-je chaque jour moi-même, depuis que j'ai mieux étudié et reconnu les fautes de cette vie. J'avoue que j'ai voulu renverser, non seulement le piédestal disproportionné dressé à la statue, mais la statue elle-même, devenue une vraie idole, pour ne laisser au-dessus de la tombe que la croix de l'espérance et de la miséricorde. Mgr de Ségur écrivait à quelqu'un de Mgr Dupanloup vivant : Quand donc serons-nous délivrés de cet homme, qui fait tant de mal aux gens de bien, et si peu de bien aux gens de mal ?[16] L'homme n'est plus. En attendant le juste jugement de la postérité et le jugement définitif de Dieu, je ne crains pas de dire de sa mémoire, aussi bruyante que l'a été sa vie, — j'entends en ce qu'elle a de funeste : Pereat cura sonitu ! FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Nul des opposants n'a demandé pardon, nul n'a défendu la doctrine définie. Bien plus, quelques-uns complotèrent, sinon de résister, au moins de différer une adhésion qu'ils prétendaient n'être pas obligatoire. A son retour du concile, Mgr Darboy tint à ses prêtres ce langage, dont plusieurs témoins sont encore vivants et l'attestent : Messieurs, le concile a défini l'infaillibilité : mais les choses restent ce qu'elles étaient, car, le concile n'étant pas terminé, ses décisions n'obligent pas encore. N'obligent pas, après le Placet de plus de cinq cents évêques et la promulgation solennelle faite par le Pape !
[2] Dans son récent article du Correspondant (10 août 1884), M. de Falloux, ce serviteur éprouvé de l'Eglise, est allé jusqu'à l'hérésie, en accusant l'Eglise de rendre impossible par ses doctrines mêmes la défense qu'elle demande et ordonne. C'est absolument la théorie janséniste des commandements impossibles ! — Dans ce même article, le serviteur éprouvé de la monarchie a répété toutes ses accusations contre le comte de Chambord et toutes ses idées libérales, c'est-à dire antimonarchiques.
[3] Voici l'histoire telle qu'elle m'est racontée par un ami, qui la tenait de M. l'abbé Tardif de Moidrey, mort en odeur de sainteté à la Salette. — Mgr d'Orléans avait donc écrit au Pape pour lui exposer le malheureux état de notre pays. Un seul homme le pouvait sauver, le Roi ; mais cet homme se rendait impossible par ses idées surannées et son attachement à un drapeau que repoussait la France. Prière au Pape de donner au Roi un meilleur conseil, le conseil même de l'évêque, qui attendait la réponse pontificale pour écrire au prince. Ayant lu la lettre, le Pape écrivit en marge : Non responsione, sed commiseratione dignum ! Ne recevant pas de réponse, mais abusant du consentement apparent ou présumé attribué proverbialement au silence, l'évêque écrivit au Roi dans le sens que j'ai dit, affirmant que le Pape savait et approuvait. Fort étonné d'un tel revirement dans l'esprit du Pape, le Roi écrivit une lettre, qu'il chargea M. Huet du Pavillon de porter au Souverain Pontife. Admis auprès de Pie IX, le 5 février 1873, le messager royal recevait pour toute réponse communication de la lettre même de l'évêque, avec l'annotation tout à l'heure transcrite, et ces mots de congé : Allez, et dites à Henri que tout ce qu'il dit est bien dit, que tout ce qu'il fait est bien fait. Trois jours après, le Roi adressait à l'évêque la lettre ici analysée.
[4] M. Lagrange nous apprend que l'évêque d'Orléans écrivit lui-même, à cette occasion, une brochure l'Equivoque, imprimée et non publiée ! il serait curieux de comparer.
[5] Voir l'Appendice, n° I.
[6] M. Pelletier, après avoir quitté la cure de Gien, était curé de Saint-Aignan, paroisse d'Orléans, lorsqu'il convint à Mgr Dupanloup de le faire chanoine. Il y avait si bien dans cet arrangement une compensation, et une compensation insuffisante, que le prélat crut devoir ajouter au canonicat des lettres de vicaire général, lesquelles furent retirées par le prélat vindicatif lorsque le Chanoine résista à ses entreprises anti-capitulaires. — Du reste, M. le chanoine Pelletier, mort en 1883, cinq ans environ après l'évêque, a été un des ecclésiastiques les plus distingués de son temps. D'une piété solide, de mœurs irréprochables, d'un zèle sacerdotal qui sortait toujours des limites rigoureusement obligatoires, il était encore passionné pour l'étude et la doctrine. Aussi a-t-il beaucoup lu et beaucoup écrit, principalement sur les matières de droit capitulaire. L'un des canonistes les plus savants et les plus estimés de France, il était consulté de toutes parts, et répondait toujours avec une courtoisie et une libéralité qui encourageaient à recourir de nouveau à ses lumières. C'est précisément cette science et cet amour du droit qui le mit mal d'abord avec son évêque, pour qui il n'y avait pas d'autre droit que sa volonté ou même son caprice. Liturgiste aussi consommé que savant canoniste, sa connaissance et son amour des rites sacrés éloigna encore de lui un évêque pour qui il n'y avait pas plus de règles liturgiques que de lois canoniques. Son intelligence des doctrines romaines et son intrépidité à les défendre acheva de le perdre auprès du prélat libéral et de la secte orléanaise. De là l'impopularité dont on le punit et l'ostracisme dont on le frappa pendant tant d'années ; de là tout accès fermé pour lui à l'épiscopat dont il était si digne. N'importe, c'est lui qui a semé sur le sol orléanais le bon grain sans lequel tout aurait été envahi par l'ivraie libérale ; c'est lui qui a formé et entretenu dans le diocèse un petit noyau de prêtres fidèles aux vraies doctrines, et a frappé d'un trait mortel le catholicisme libéral trop longtemps victorieux et triomphant. Nul prêtre n'a rendu plus de services et n'a fait plus d'honneur au diocèse d'Orléans : et c'est ce qu'a semblé reconnaître Mgr Coullié, qui, pour réparer les injustices et les persécutions de son prédécesseur, l'a entouré de la plus affectueuse estime,' visité souvent dans sa dernière maladie et a voulu assister à ses obsèques, ce que la passion toujours vivante et acharnée de la secte ne lui a jamais pardonné, mais ce dont le félicitent avec reconnaissance tous les amis du chanoine, c'est-à-dire tous les amis de la vérité.
[7] Dans sa longue lettre à la Défense, M. Lagrange a voulu appliquer à la lettre en elle-même cet adjectif injustifiable, que je n'appliquais, moi, qu'à sa publicité. Et encore, dans ma pensée, cette publicité n'était imputable qu'à Mgr Dupanloup, qui avait nécessairement reçu communication de la lettre du vénérable métropolitain.
[8] Remarquons, une fois de plus, les détours mensongers de l'abbé Lagrange. Rome, nous a-t-il dit plus haut, refusa d'examiner la doctrine de l'évêque d'Orléans. C'est l'évêque d'Orléans, au contraire, qui refusa prudemment de laisser examiner sa doctrine, trop sûr alors qu'elle serait censurée ; et ce que Rome refusa positivement d'examiner, ou plutôt de condamner, c'est la doctrine du chanoine et sa critique de la doctrine de l'évêque.
[9] Allusion à la seconde brochure, Défense, publiée déjà à cette date, mais dont la Sacrée Congrégation ne connaissait que l'annonce faite par les journaux.
[10] Le chanoine lui-même, alors chapelain d'honneur de Sa Sainteté Pie IX, qui lui avait conféré cette dignité sur la demande de Mgr de Flaviopolis, dont il avait été le théologien au Concile.
[11] Je n'en ai pas autant dit sur ce livre, surfait comme tout le reste, où, en effet, il y a bien du fatras, s'il n'est pas un fatras.
[12] Le comte de Maistre, dans son Eglise gallicane, a bien noté ce caractère indélébile de scrupuleuse prudence ce système d'avertissements amoureux du Saint-Siège, pour qui toute condamnation est un acte antipathique, auquel il ne recourt qu'à la dernière extrémité, adaptant encore, lorsqu'il s'y voit forcé, toutes les mesures, tous les adoucissements capables d'empêcher les éclats et les résolutions extrêmes qui n'ont plus de remède. Et il en donne deux illustres exemples. D'abord la Défense de Bossuet, qu'il fut beaucoup question de condamner sous Clément XIII, et qu'on s'abstint de condamner personnellement, au témoignage de Benoît XIV, par la double considération et des égards dus à un homme tel que Bossuet, qui avait si bien mérité de la religion, et de la crainte trop fondée d'exciter de nouveaux troubles. Ensuite, la fameuse lettre de Louis XIV à Innocent XII pour lui annoncer que son édit de 1682 ne serait pas exécuté ; lettre que le Pape laissa ensevelie dans les archives du Vatican, ne voyant pas qu'alors on se garderait bien de la publier à Paris, et que l'influence contraire agirait librement. En effet, elle ne fut publique en Italie qu'environ 40 ans après, et ne fut connue ou plutôt aperçue en France qu'au bout de près d'un siècle. La lettre de Mgr X... n'aura subi, grâce à moi, qu'une quarantaine de huit années.
[13] Dans son long article de la Défense, l'abbé Lagrange a fort relevé, mais avec sa maladresse et son outrance ordinaires, ces quelques lignes sur l'abbé Hetsch, qu'il ne veut pas avoir été un des traducteurs de Mgr Dupanloup, sans nier, toutefois, qu'il eût été un de ses ambassadeurs en Allemagne, et il parle pour son compte de la sainte mort après une si sainte vie de ce vénérable abbé Hetsch, disciple de Strauss passé à l'Eglise, et qui fut si tendrement béni par Pie IX. Pie IX bénissait tendrement quiconque lui demandait sa bénédiction. Mais, si efficace qu'elle pût être, cette bénédiction n'effaçait pas toute trace d'origines déplorables. C'est un malheur, non une faute, d'être né dans l'erreur, malheur néanmoins dont les suites se font souvent sentir même après la plus sincère conversion. Mais c'est une faute de s'être jeté soi-même dans l'erreur ; et quand cette erreur est la folie de Strauss, elle indique un esprit mal équilibré et qui ne se fixera jamais dans le milieu du bon sens et de la vérité intégrale.
[14] M. Chapon a feint de croire que je faisais ici allusion à sa lettre à M. J. Morel, écrite à l'occasion d'un compte-rendu des Souvenirs de l'abbé Rouquette et publiée en une mince brochure chez un libraire dont il donne l'adresse. Indication et réclame inutile : nul n'aura l'envie d'aller déterrer la pauvre brochure là où elle git mort-née. Mais il sait bien que je parlais d'une autre lettre, adressée à un autre prêtre, et véritablement sans prétexte, ai-je pu dire sans recourir à ce qu'il appelle mon e audace habituelle le. Evidemment, je parlais d'un autographe, et non d'un imprimé, puisque j'en dénonçais l'orthographe en même temps que le chétif style et l'impolitesse. Or, pour les imprimés de M. Chapon, le prote se charge de corriger, sinon ses fautes de français, — il aurait trop à faire, — au moins ses fautes d'orthographe. Dans cette lettre, que je tiens à la disposition des curieux, M. Chapon a écrit jusqu'à trois fois, scandal sans e final ; et cela à Orléans, où l'on devrait connaître le mot, connaissant si bien la chose. Il a écrit tords pour torts, atrait pour attrait, etc. Il épargnait un t et le mettait en réserve pour écrire ensuite limittes, dans l'Univers. — Quel besoin a donc l'abbé Chapon de forcer les gens à prouver combien il est fidèle à sa prédestination au ridicule !
[15] Voir aux Appendices le n° III sur la mort de M. Guthlin et de Mgr Dupanloup.
[16] Si l'on me pressait, je ne craindrais pas d'appliquer à Mgr Dupanloup ce que le comte de Maistre a dit de Port-Royal, dans son Eglise gallicane : qu'il n'a fait que du mal à la religion. Ce que j'expliquerais comme de Maistre l'a fait lui-même par cette note : Je n'entends pas dire, comme on le sent assez, qu'aucun livre — ou acte — de Port-Royal n'a fait aucun bien à la religion ; ce n'est pas du tout cela dont il s'agit : je dis que l'existence entière de Port-Royal, considérée dans l'ensemble de son action et de ses résultats, n'a fait que du mal à la religion, et c'est sur quoi il n'y a pas le moindre doute.