MONSEIGNEUR DUPANLOUP ET M. LAGRANGE SON HISTORIEN

PREMIÈRE PARTIE. — LES DEUX PREMIERS VOLUMES

 

VI. — MGR DUPANLOUP ET LA DÉFENSE DU SAINT-SIÈGE. - L'ÉPISODE ROUSSEAU.

 

 

L'Univers était donc mort les armes à la main sur le champ de bataille où, depuis tant d'années, il défendait Rome, le Pape et le Saint-Siège. A peine mort, tout ce qui comptait dans l'Église lui fit une splendide oraison funèbre, et le Pape, avec sa lettre du 25 février 1860, le plus glorieux linceul. Eh bien ! de ce long et beau combat du journal, de sa fin et de sa sépulture magnifiques, l'abbé Lagrange ne laisse rien soupçonner, et il n'enregistre que les insultes et les calomnies que lui fournissent ses correspondances. Avec colère et mépris, il range le grand mort parmi les théoriciens, les doctrinaires du césarisme, conspirant contre toutes les libertés politiques et compromettant l'Eglise. Qu'autre est son héros, opposant au concert qui saluait l'empire son mandement sur la Liberté de l'Eglise, et donnant un avertissement et une leçon aux nouveaux césariens ! Ce grand acte vous a placé à la tête de l'épiscopat français, lui écrivit aussitôt Montalembert, qui, en même temps, insultait les évêques, et surtout l'Univers, coupable d'avoir traîné dans la boue l'utopiste Turgot, si fatal à Louis XVI, et le politique L'Hôpital, moins catholique que protestant, et aussi un des ancêtres de ce parti de la modération et de la transaction, dont Montalembert et l'évoque d'Orléans étaient les chefs. Comment l'abbé Lagrange est-il assez aveugle et maladroit pour consigner dans ses pages de tels excès de passion et d'outrage, qui ruinent l'autorité de ses patrons ?

Mais reprenons la suite des faits. C'est à la fin de 1859 qu'eut lieu la grande prise d'armes pour la défense du Saint-Siège ; et le signal en fut donné par le Pape lui-même, dans son allocution du 26 septembre. Elle avait été précédée, toutefois, par une lettre pastorale de l'évêque d'Arras, et par les mandements des évêques d'Alger et de Poitiers, qui avaient simplement rappelé les droits du Saint-Siège et ordonné des prières. Mgr Dupanloup venait aussi de publier une Protestation au sujet des attentats dirigés contre le Souverain Pontife, qu'il adressa ensuite à son clergé avec l'allocution pontificale. Par son titre même et par son accent, cette Protestation déchaîna les discussions politiques. L'Univers, — l'abbé Lagrange n'en dit rien ! — prit fait et cause pour elle contre le Constitutionnel, en faisant remarquer qu'elle n'était ni destinée à la chaire, ni. un acte épiscopal. N'importe ! les feuilles révolutionnaires, à partir de ce moment, vont tourner contre Mgr Dupanloup toutes les armes qui avaient tant servi contre l'Univers, et reprocher au fougueux prélat son manque de modération et de charité. En vain l'Ami leur disait : Ce ne sont que traits d'éloquence, débordements de l'âme, ardeur et flamme de la conscience ; ils ne continuaient pas moins d'insulter le chef de la modération comme un simple rédacteur de l'Univers !

Alors parut la brochure le Pape et le Congrès, à laquelle Mgr Dupanloup opposa une autre brochure sous le titre de Lettre à un catholique. Elle fut comme un signal, dit l'abbé Lagrange ; et, quelques jours après, le 15 janvier 1860, Mgr Pie lançait une condamnation du haut de la chaire de sa cathédrale ; et tous les évêques de France condamnaient à leur tour. Encore quelques jours, et l'évêque d'Orléans publiait une Seconde Lettre contre la cession volontaire et le démembrement de l'Etat pontifical. Au lendemain de cette lettre et de l'encyclique du 19 janvier, le Correspondant, quoique frappé déjà d'avertissement, publiait quatre articles sur la question romaine, et recevait un avertissement nouveau, après lequel, comme on sait, dit l'abbé Lagrange, il n'y avait plus que la mort sans phrases. Il ne mourut pas, pourtant ; il n'y eut de frappé à mort que l'Univers, dont vous ne dites rien, parce qu'il faut, suivant votre système d'ostracisme par le silence, qu'Orléans ait tout fait, Orléans et son école, Orléans et ses alliés, Villemain, Cousin, Guizot, tous, à vous en croire, suscités et levés par lui, tous aussi nommés et exaltés par vous, même sans des réserves nécessaires. Plus généreux, l'Univers loua et défendit, dès le 29 décembre, la brochure Dupanloup, connue seulement par extraits, et déjà attaquée.

Sur la question d'initiative même, on est en droit de réclamer. Dès l'apparition de la brochure Napoléon III et l'Italie, Mgr Plantier, évêque de Nîmes[1], incontestablement le premier et le seul peut-être, eut aussitôt l'intuition de ce qui allait survenir ; et, quinze jours avant la révolution de Florence, deux mois avant la guerre d'Italie, cinq avant l'allocution pontificale, huit avant la brochure le Pape et le Congrès, il publia ses deux grandes pastorales sur la Puissance spirituelle de la Papauté et sur le Pouvoir temporel du Saint-Siège, si supérieures, à tous les égards, à tout ce que fera Mgr Dupanloup. Huit jours seulement après la première Lettre à un catholique, il publiait une réfutation complète du pamphlet anonyme, et y déployait, avec une dialectique invincible, une érudition qui faisait de cet écrit, si rapidement composé, un tour de force plus étonnant que ne l'était la brillante improvisation de l'évêque d'Orléans. Et notons déjà qu'il écrivait sous cette forme grave d'acte épiscopal, qui sera toujours la sienne, comme elle le fut toujours de Mgr Pie.

De plus, le 25 décembre, pendant que la première brochure de Mgr Dupanloup s'imprimait secrètement, et par conséquent avant sa publication, l'Univers avait proposé à la signature des catholiques une adresse éloquente au Pape, qui lui valut, le lendemain, ce deuxième avertissement, pour lui vraiment messager et avant-coureur de la mort. D'un autre côté, si Mgr Pie n'a pas été le premier dans l'ordre de la publicité, il a été le premier à parler en évêque, laissant à Mgr d'Orléans de parler, comme presque toujours il a fait, non en évêque ni même en théologien, mais en publiciste et en catholique libéral. Mgr Pie ne l'en blâmait pas ; mais, pour ma part, disait-il, je ne me suis pas senti porté à l'imiter, et je n'ai pas jugé à propos de quitter ma chaire épiscopale pour me jeter en simple citoyen dans ces luttes ardentes[2].

Voilà ces deux hommes en scène, l'un et l'autre avec leur nature et leurs habitudes si différentes ; l'un, journaliste et brochurier, sur le terrain du droit public et politique ; l'autre, toujours évêque, toujours en chaire, sur le terrain des principes théologiques et du droit ecclésiastique. Lequel fut, non le plus évêque, — la question n'est plus à poser, — mais le plus grand, et rendit les plus hauts et les plus nobles services à l'Eglise ? Que toutes les brochures orléanaises, quoique bonnes à certains égards, pâlissent en présence de l'acte solennel de juridiction du 15 janvier !

Mgr Dupanloup lui-même avait conscience de l'infériorité de son rôle. Dans sa Lettre à M. de la Guéronnière, en réponse à la brochure Rome, la France et l'Italie, il dit en effet : Nous avons le chagrin d'être condamnés à vous suivre dans une forme de controverse qui nous inspire une profonde répugnance, la brochure, triste invention de la plus vulgaire littérature politique à l'usage d'un public qui n'a pas la patience de lire, ni le courage de discuter en face, ni la volonté d'approfondir les questions. Nous sommes condamnés à parler de notre Pontife, de notre Père, non pas en évêques, en fils, mais en journalistes et pour les journaux. Il le faut cependant, car notre devoir nous force à ne pas dédaigner les âmes de ceux qui vous lisent, à ne pas déserter la cause de celui que vous attaquez.

A la bonne heure ; mais est-il vrai qu'il eût une si profonde répugnance pour la forme brochurière, si bien appropriée à la nature de son esprit et de sa littérature tellement qu'il l'a toujours employée, nous l'avons vu, par une sorte d'instinct fatal, même dans ses actes épiscopaux, et qu'il en usera et abusera, lui et les siens, au temps du concile, sans provocation d'un La Guéronnière ou Grandguillot quelconque, et sans aucun profit, certes, ni pour les âmes, ni pour le Souverain Pontife ? Il en usa donc encore, avec plus de spontanéité que de contrainte, je le crois, quand parut le pamphlet : Rome, la France et l'Italie. Le premier de tous, dit encore l'abbé Lagrange, — condamné, lui, à l'admiration sans mesure et sans fin, — le premier de tous il parla, et après son écrit, le plus vif, le plus incisif, le plus clair, le plus pressant, le plus politique peut-être — finira-t-il ? — de tous ceux qu'il avait déjà publiés, il ne restait plus rien de la brochure La Guéronnière. Ici encore, avait-il parlé le premier ? Le mandement supérieur de Mgr Pie est daté du 22 février, et ce n'est qu'après que parut la brochure de l'évêque d'Orléans. Brochure, d'ailleurs, où il y avait bien à reprendre ; où l'on niait qu'il pût y avoir un parti catholique, — ce parti catholique dont M. de Falloux, après l'avoir tué, venait d'accuser l'Univers d'avoir causé la mort ; — où l'on avait laissé bien des pages d'un libéralisme malheureux, un aveu plus malheureux encore d'un prétendu besoin de réformes dans le gouvernement pontifical, mot dont la révolution se faisait une arme mortelle contre ce gouvernement même ; où l'on louait les Montalembert et les Falloux, tous ceux qui, à Rome comme à Paris, avaient sollicité ces réformes et réclamé l'accord trompeur de la religion et de la liberté ; mais où l'on condamnait une autre école, qui avait eu, malheureusement, les faveurs de la popularité parmi les catholiques, et dont le succès était pour nous humilier ; l'école de l'Univers, est-il besoin de le dire ? et de la grande majorité de l'épiscopat, qui ne voyait avec raison dans les prétendus réformistes que des révolutionnaires.

On voit que le parti libéral, dont Mgr Dupanloup était réputé le chef, pouvait être accusé d'avoir fourni des armes contre lui-même et livré des prémisses dont il lui était difficile de réfuter et de renier les conséquences. Aussi, les annexionnistes, à la suite de l'auteur Du Pape et du Congrès, reprochaient-ils aux catholiques libéraux leur défaut de logique, eux qui, partis également du principe de la souveraineté nationale, refusaient de reconnaître le droit d'annexion et d'unification à la nation italienne. Que plus forts et inexpugnables étaient ceux qui se plaçaient sur le terrain des principes et se retranchaient dans le droit ! Comme, de là, ils pouvaient plus aisément prendre même l'offensive, et, même vaincus en fait, demeurer victorieux en réalité, en conservant intact à l'Eglise le trésor de sa doctrine !

Tel avait été Mgr Pie dans son acte du 15 janvier, qu'il commenta dans un mandement du 31. Là pourtant, dans une page généreuse, que l'abbé Lagrange n a pas daigné citer, ne connaissant ou n'admettant rien de parti de nos rangs, il rendait hommage à Mgr Dupanloup, sans le nommer il est vrai, mais en le mettant en un relief manifeste et glorieux parmi les écrivains de son école. D'intrépides pontifes, disait-il, n'ont pas craint de se jeter, comme écrivains particuliers, au milieu de cette mêlée, dans laquelle il importait d'intervenir à armes égales et de faire entendre à tout prix le langage du bon sens, de la justice, de l'ordre et du véritable patriotisme chrétien et français... Ils méritent les louanges de l'Eglise et de la société. Le suffrage du prince des évêques sera leur plus douce récompense sur la terre, comme il fait la joie de tous ceux de leurs frères qui, sans sortir du sanctuaire, ont défendu la même cause avec les armes de la doctrine et de l'autorité, et lancé l'anathème à l'erreur du haut de leurs chaires épiscopales.

Sous certaines expressions de la louange, l'abbé Lagrange aurait-il vu certaine critique ou réserve qui y était bien un peu, et est-ce pour cela qu'il s'est abstenu d'en parler ? N'importe, Mgr Dupanloup, le grand libéral, ne s'est jamais montré si libéral envers celui que ses admirateurs lui présentaient comme un simple rival, mais qu'il reconnaissait peut-être, lui, comme si supérieur par le talent et la doctrine, et comme si incomparablement honoré des suffrages du Pape. En effet, ayant envoyé ses Lettres à Rome, il ne reçut, le 14 mars 1860, qu'un Bref intentionnellement et prudemment évasif, dans lequel Pie IX, avec le merci et la bénédiction d'usage, ne lui exprimait que son désir de lire au plus tôt les pièces envoyées. C'est que, parmi ces pièces, s'en trouvaient une ou deux sur lesquelles, tout particulièrement, il ne convenait pas au Prince des évêques de s'expliquer : je veux parler de la Lettre à Grandguillot sur l'évêque Rousseau, et de la Lettre au baron Molroguier sur l'évêque Raillon. Grosse affaire, dans laquelle Mgr Dupanloup, sur une provocation de journaliste, se laissa emporter trop loin par l'impétuosité de sa nature, et dont, moins que jamais, il sortit à son avantage.

Aussi, en nous y introduisant, l'abbé Lagrange sent le besoin de faire une auréole protectrice et inviolable de gloire à son héros, l'évêque, dit-il, qui a porté plus haut peut-être que personne les fières et saintes susceptibilités de l'honneur. On se rappelle cette polémique, d'où sortit un procès fâcheux. L'officieux Constitutionnel, comme réponse à la Seconde lettre à un catholique, publia, sous un titre familier à Mgr Dupanloup, une Lettre de l'évêque d'Orléans aux supérieur et professeurs de son petit séminaire, lettre, disait-il, écrite dans une pleine indépendance, en dehors de toute pression du pouvoir, par un des plus illustres prélats de l'Eglise de France. Or, dans cette lettre, le pouvoir temporel était abandonné et sacrifié. Le Siècle ne manqua pas de se jeter sur ce bon morceau, et écrivit, en façon de défi ironique : Nous allons voir ce que l'évêque d'Orléans va répondre. L'évêque répondit par sa Lettre à M. Grandguillot, relative à Mgr Rousseau, évêque d'Orléans, en effet, mais en 1810, date qui explique ses capitulations de conscience et ses adulations intéressées.

Pour exécuter le Constitutionnel et le Siècle, Mgr Dupanloup se crut obligé à l'exécution de son prédécesseur. Etait-ce nécessaire ? S'il importait d'établir que Mgr Rousseau ignorait les éléments de la théologie, fallait-il prouver, de plus, qu'il ignorait davantage les éléments de l'honneur ? Avec l'évêque courtisan, fallait- il flétrir l'homme, exhumer son cadavre du caveau épiscopal où il reposait depuis 50 ans et le jeter aux gémonies ? Mgr Dupanloup le crut ; et avec quel talent passionné, quelle verve moqueuse, quelle hauteur indignée de polémiste il exécuta sa victime ! Les journaux révolutionnaires, qui avaient tant exploité sa modération, passée à l'état de lieu commun consacré, contre les violences proverbiales de l'Univers, ne s'y reconnaissaient plus. C'est qu'ils ne le connaissaient pas. L'Univers, lui, qui avait de si bonnes raisons pour le connaître, le retrouva toujours le même, et tel qu'il l'avait tant de fois rencontré sur son chemin.

Dès lors, le type de la modération fut traité comme le type de la violence, et il n'échappa à aucune des accusations banales si habituellement portées contre le malheureux journal. Lui aussi, il irritait les ennemis de l'Eglise, il attirait sur les prêtres tous les ressentiments et toutes les haines ; lui aussi, il compromettait l'épiscopat, et perdait la religion de charité ! Lui aussi, il usait donc de cette légèreté moqueuse, de cet accent de raillerie hautaine que tant de fois il avait reprochés au journal, et il en usait contre qui ? précisément contre un évêque ! Bassesse, lâcheté, honte, ignorance toute particulière de l'honneur épiscopal, etc. : il épuisait le vocabulaire de tous ses mots flétrissants, et en faisait une accumulation, une massue écrasante contre la mémoire de son malheureux prédécesseur. Oh ! si un autre se l'était permis ! Si l'Univers eût essayé rien de pareil ! Mais, pour lui, les droits de la polémique allaient jusque-là ; ils allaient même jusqu'à altérer quelquefois la vérité, jusqu'à mettre en cause ceux qui n'y étaient pas, notamment un vicaire général et deux autres évêques d'Orléans, Mgr Raillon et Mgr de Jarente ! Quand on prend du galon, on n'en saurait trop prendre ! Que de scandales inutilement ou excessivement soulevés ! On n'est pas plus impitoyable !

Mais, écrivait à cette occasion Mgr Pie, quand une fois on est déclaré chef du parti de la modération, on a des licences qui ne sont pas à l'usage de tous. Certes, je n'aurais pas ainsi frappé, ni si fort : c'est que je ne suis pas du parti des modérés, et que l'on ne me compte pas parmi ceux qui sont en possession de garder toutes les délicatesses des nuances et des fermes. Précisément à cause de cela, il montra plus de délicatesse et de générosité que Mgr Dupanloup, et en faveur de Mgr Dupanloup lui-même. Quand le Siècle, qui se trouvait diffamé par un mot de la Lettre, et les héritiers Rousseau, qu'on ameuta pour défendre l'honneur de leur nom, intentèrent un procès à l'évêque d'Orléans, Mgr Pie ne voulut pas le laisser isolé à la barre, et il lui adressa, sous la date du 8 mars 1860, une belle lettre, que Berryer loua fort en elle-même, et qui méritait plus de louanges encore par l'oubli généreux de tout ce qu'il avait eu à souffrir du parti, par une sorte d'abdication de sa suprématie personnelle et des principes mêmes, momentanément mis à l'écart, et enfin par le sacrifice provisoire de tous les dissentiments en toutes choses, et même dans le cas particulier.

Car, tout en avouant que l'évêque d'Orléans avait dépassé la mesure, il refusa à ses amis d'exprimer la moindre réserve sur cette agression excessive envers des devanciers. Il ordonna même à sa chère doctrine sur les immunités ecclésiastiques de ne pas réclamer, en cette circonstance, contre l'entorse qui venait de lui être donnée, avec une jactance inopportune, par celui que notre pauvre historien, sans voir l'injure réelle impliquée dans la louange cherchée, appelle l'évêque moderne ! Il aurait pu, raconte-t-il, décliner la compétence et l'audience ; et les conseils en ce sens ne lui manquèrent pas. Il accepta la justice de son pays. — Avant tout, répondit-il, j'accepte le droit commun de mon pays, et j'honore ses juges[3]. — C'est avec cette dignité et cette intrépidité, commente l'historien, que l'évêque moderne, sans amoindrir en rien la majesté épiscopale, et sans abdiquer non plus la liberté du citoyen, se présentait devant ses juges. Civis romanus sum !

L'abbé Lagrange voudrait bien que nous vissions dans son héros un autre saint Paul : Civis sum ! Hélas ! il aurait mieux valu pouvoir dire avec Mgr Pie, répétant saint Hilaire : Episcopus sum ! Mais toujours plus citoyen qu'évêque ! Le droit commun, mon temps, mon pays ! A ces mots accoutumés, nous reconnaissons l'école libérale. Il faut bien, dans un temps et un pays révolutionnaires, subir le dépouillement ' des immunités ecclésiastiques, mais s'en dépouiller soi-même, et s'en vanter !

N'importe, Mgr Pie, dans ce grand scandale, vint au secours de celui qui n'y était pas totalement étranger, en rejetant toute responsabilité sur M. Grandguillot. L'auteur du scandale, écrivit-il, c'est celui-là même qui ose aujourd'hui vous faire un crime de ce qui ne peut et ne doit être imputé qu'à lui. Puis, en réponse à M. Grandguillot, qui avait dit que pas un évêque n'avait adhéré au pamphlet de Mgr Dupanloup contre ses prédécesseurs sur le siège d'Orléans, il ajoutait que les évêques n'avaient pas voulu prendre les devants sur la décision de l'autorité judiciaire pour déclarer qu'à leurs yeux leur collègue incriminé avait simplement usé du droit de légitime défense. On leur aurait reproché d'avoir méconnu la justice du pays par une protestation anticipée contre la sentence que les adversaires en attendaient ; on aurait provoqué le parquet contre les évêques qui se seraient donné la mission d'absoudre et d'approuver, par leur adhésion intempestive, un acte déféré à la justice. Avec quelle habileté ce véritable évêque, cet évêque antique, prend parti pour la personne de son collègue malheureux, sans prendre parti sur le fond de l'affaire ! Puis aussitôt il se détourne du débat qu'il s'était interdit d'apprécier, et se réfugie sur le terrain du pouvoir pontifical.

L'abbé Lagrange, qui évite presque toujours de parler de Mgr Pie, comme s'il avait peur d'une comparaison qui surgit aussitôt, qui ne le cite guère que pour le mettre au-dessous de son héros, se garde bien de mentionner cette belle lettre, qu'il a dû pourtant retrouver dans ses papiers, car de telles pièces se conservent avec soin ; mais, quoiqu'il sache peu lire, il a peut-être, cette fois, découvert l'opposition d'idées et de caractère cachée sous les formes polies de cette intervention généreuse ; et craignant, dès lors, qu'elle ne tournât pas suffisamment à la gloire de Mgr Dupanloup, il l'a mise au panier. Il s'est condamné par là à taire également une lettre honorable de Mgr Dupanloup lui-même, adressée, le 4 avril de l'année suivante, à Mgr Pie, à propos de sa condamnation au conseil d'état pour le mandement du 22 février, portant aussi condamnation de la brochure Rome, la France et l'Italie. C'est là que se lit la page :

Lave tes mains, Pilate ! un des plus beaux mouvements d'éloquence que je connaisse, et tel qu'on n'en trouverait pas un seul comparable dans toute l'œuvre oratoire de Mgr Dupanloup.

Première raison de ne pas citer une lettre qui le rappelle ! Il y en avait une seconde, plus décisive : autant la lettre de Mgr Pie avait été ample et spontanée, autant la réciproque de Mgr Dupanloup est maigre et semble arrachée par les seules convenances. Je m'abstiens de juger ce jugement, écrivait-il. L'Église et l'histoire le jugeront. Vous avez vaillamment défendu l'épiscopat accusé et le Pape dénoncé C'est bien le moins qu'au moment où l'on vous frappe, je me souvienne qu'à l'époque de mon procès, vous m'avez tendu une main fraternelle. On m'a absous, on vous condamne. C'est une raison de plus pour moi de vous rendre le témoignage de sympathie que j'ai alors reçu de vous, et dont le souvenir restera à jamais gravé dans mon cœur.

On m'a absous, on vous condamne : oui, mais, en 1861, le condamné était glorieusement absous devant Dieu et devant l'Église, tandis qu'en 1860, le prétendu absous encourait bien quelque condamnation. L'arrêt du procès Rousseau fut rendu après de brillants débats. Le Siècle était débouté de son intervention. Quant à la famille, elle était également déboutée, mais avec des considérants qui ne ménageaient guère l'évêque mis hors de cour.

Si les héritiers Rousseau, disait l'arrêt, ont été blessés par la publication de documents appartenant à la vie privée, qu'ils devaient croire à l'abri... dans le dépôt où leur confiance les avait laissés ; s'ils ont été cruellement troublés dans leurs sentiments de famille par une discussion hautaine et ironique de souvenirs... placés sous la garde de celui qui les a si durement réveillés... ils sont forcés de reconnaître que ces violences, que les entraînements des passions politiques et religieuses expliquent sans les justifier, ne leur sont pas personnelles, etc. Voilà un acquittement matériel qui, par ses considérants, ressemble fort à une condamnation morale[4].

Mgr Dupanloup ne sortait donc pas plus indemne de son procès avec les héritiers Rousseau que de ses procès avec l'Univers. Voyons s'il s'en tirera mieux avec Rome dans la grande affaire du Syllabus.

 

 

 



[1] Voir la Vie de ce véritablement grand évêque, dont l'auteur, M. l'abbé Clastron, est aussi supérieur à l'abbé Lagrange, que le héros lui-même, par sa doctrine et sa science, son talent et son style, était supérieur à Mgr Dupanloup.

[2] Ici, et en quelques autres endroits de cet article et des autres, je ne fais qu'indiquer ce que l'on trouvera pleinement dans la Vie du Cardinal Pie que nous va prochainement donner M. l'abbé Baunard. Je ne suis, dans ce travail, qu'un héraut ou qu'un précurseur, annonçant le grand évêque et préparant les voies à son historien, tout à fait dignes l'un de l'autre.

[3] Avant tout, dit-il encore, le respect de cette égalité devant la loi, prétendait issue de l'Évangile ! Je laisse dehors, continua-t-il, ce qu'on nomme (!) ma dignité d'évêque ! Immunité épiscopale sacrifiée, selon les principes de 89, à l'égalité devant la loi civile, condamnée par le Saint-Siège !

[4] Dans sa haine de l'Univers qui l'accompagnait partout et éclatait en toutes rencontres, même les plus inopportunes et les plus inattendues, Mgr Dupanloup, prenant la parole en ce procès, ne manqua pas, toujours au nom de la paix, — la paix, l'histoire de sa vie ! — sa sortie obligée contre le journal, mort récemment au champ d'honneur, et trépigna le noble cadavre. Il ne l'avait condamné que parce qu'il n'était pas l'ami et l'organe de la paix, et que ses violences compromettaient l'Eglise ! — Voyons, est-ce à de tels pacifiques que s'adresse la béatitude évangélique : — Mais il dit une autre parole, que je relève : Messieurs, laissez juger les évêques après leur mort : cela est bon pour les évêques, bon pour l'Eglise, bon pour le pays, bon pour la dignité des caractères, bon pour tous.... — Patere legem quam ipse tulisti, sommes-nous en droit de dire à sa mémoire, quoique nous évitions soigneusement de l'attaquer dans son caractère et dans ses actes épiscopaux.