Conférence faite à
l'École des hautes études sociales le 14 janvier 1920 et publiée dans la
Grande Revue d'avril 1920.
Mesdames, Messieurs, A ceux
d'entre vous qui seraient tentés de croire quo le seul souci de l'actualité a
inspiré les conférences sur Robespierre que nous organisons cette année dame
cette École si accueillante à toute pensée sincère, je dois fournir une
explication préliminaire. Nous n'avons pas attendu ni la grande guerre, ni le
bolchevisme, ni la Chambre introuvable pour tourner nos regards vers le chef
si calomnié de la Montagne. Notre société des études robespierristes existe
depuis r9o8. C'est une société historique, un atelier de libres recherches
qui a poursuivi son œuvre, j'ose le dire, sans autre préoccupation que celle
de la vérité. Et ce sont quelques-uns des résultats de ces recherches que mes
collaborateurs, et moi nous aurons l'honneur de vous exposer. Mais
pourquoi, dès 1908, avons-nous cru qu'il était utile, qu'il était urgent
d'étudier Robespierre et de plaider enfin sur pièces ce grand procès que
Cambacérès renvoyait au jugement de la postérité ? C'est de toute évidence
que les ardentes apologies dantonistes parues dans le dernier quart du XIXe
siècle, et les non moins ardentes diatribes ant1'robespierristes dont elles
se doublaient, ne nous avaient pas convaincus. Il nous
semblait difficile d'admettre que l'homme d'État, 'qui jouit de son vivant
d'une popularité immense, telle qu'il n'y en eut peut-être jamais, et dont la
mort laissa un tel vide que la République fut ébranlée jusqu'à la base,
n'aurait été qu'un politicien médiocre presque dénué de talents ; il nous
semblait impossible de croire que celui que les Sans-Culottes surnommaient
l'Incorruptible n'aurait été qu'un ambitieux sans scrupules qui n'aurait eu
de la vertu que le masque. Nous remarquions que les thermidoriens eux-mêmes,
depuis Cambon jusqu'à Barras en passant par Barère, avaient déploré
amèrement, au temps de l'Empire et de la Restauration, la lourde faute qu'ils
avaient commise en renversant avec Robespierre la République honnête, la
République véritable. Nous enregistrions leurs mea culpa et nous constations
que tous les républicains de la période héroïque, ceux qui connaissaient plus
les prisons et les échafauds que les places et les honneurs, avaient vénéré
la mémoire de Robespierre comme celle d'un grand patriote qui n'avait jamais
désespéré de la victoire et qui avait été l'âme du glorieux Comité de Salut
public, comme celle d'un grand démocrate, victime de sa foi, dont ils se
proclamaient fièrement les disciples et les continuateurs. Robespierrisme et
Démocratie furent une seule et même chose dans l’esprit de nos pères
jusqu'après 1848. Nous ne pouvions parvenir à comprendre que les
contemporains et leurs successeurs immédiats se fussent aussi lourdement
trompés que de considérer comme un précurseur et un prophète l'homme qu'on
nous représente volontiers aujourd'hui comme un politique rétrograde encore
imbu de l'esprit du passé. Mais si
nous pressions l'argumentation de nos adversaires, nous constations avec
étonnement qu'elle se réduisait en somme à trois griefs. Le
premier, très ancien, ramassé dans la boue thermidorienne, consistait à
rejeter sur Robespierre, comme sur un bouc émissaire, la responsabilité
exclusive du sang versé sous la Terreur. Le
second, héritage de l'hébertisme réchauffé par Michelet et Quinet, consistait
à faire un crime à Robespierre de s'être opposé à la déchristianisation
violente, à la proscription absolue du catholicisme, et de s'être institué
ensuite, par fanatisme, le Pontife de l'Être suprême. Le
troisième grief enfin, formulé avec une passion haineuse par un illuminé du
positivisme, le docteur Robinet, était d'un ordre personnel et sentimental.
On ne pardonnait pas à Robespierre d'avoir eu le courage de traduire Danton
au tribunal révolutionnaire. Je ne
dirai rien aujourd'hui du premier de ces griefs, du terrorisme de
Robespierre, puisque je me propose de l'examiner à fond devant vous dans une
étude spéciale[1]. Sur le
second point, sur le prétendu pontificat de Robespierre, je pense que mes
différents ouvrages sur les Cultes révolutionnaires, sur la Révolution et
l'Église, ont fait une lumière suffisante et qu'il n'est pas un historien
sérieux qui oserait soutenir aujourd'hui que Robespierre inventa un nouveau
culte, quand les systèmes de fêtes civiques, qu'il se borna à coordonner,
naquirent spontanément de l'élan enthousiaste des Fédérations et des
nécessités de la propagande révolutionnaire. Je pense avoir établi, avec des
preuves dont j'attends depuis quinze ans la réfutation, que l'attitude de
Robespierre devant le problème religieux fut la même que celle de la grande
majorité des Conventionnels et de Danton lui-même. Examinant son rôle dans la
déchristianisation, je crois avoir montré qu'il n'avait été inspiré que par
le seul souci des intérêts supérieurs de la patrie et de la République et que
son initiative avait été non seulement légitime mais bienfaisante. On fait à
Robespierre un crime de n'avoir pas tué le catholicisme par la violence !
Crime singulier sous la plume des mêmes écrivains qui lui reprochent
également ses soi-disant excès terroristes ! Mais, je n'ai pas besoin
d'insister, puisque mon excellent collaborateur et ami, M. Maurice Dommanget,
qui a pu vérifier l'exactitude de mes conclusions dans un remarquable essai
sur la Déchristianisation dans l'Oise, fera devant vous bonne justice
d'une légende aussi absurde que malveillante. Reste
le troisième grief : Danton. Si j'avais ici quelque chose à reprocher à
Robespierre, ce ne serait pas d'avoir enfin consenti à abandonner un
démagogue affamé de jouissances qui s'était vendu à tous ceux qui avaient
bien voulu l'acheter, à la Cour comme aux Lameth, aux fournisseurs comme aux
contre-révolutionnaires, un mauvais Français qui doutait de la victoire et
qui préparait dans l'ombre une paix honteuse avec l'ennemi, un
révolutionnaire hypocrite qui était devenu le suprême espoir du parti royaliste.
Non ! je reprocherais bien plutôt à Robespierre d'avoir peut-être trop
attendu pour prendre son parti et d'avoir risqué, par une indulgence
excessive, qu'explique le souvenir d'une ancienne camaraderie politique,
d'avoir risqué, par ses ménagements et ses hésitations, de donner le temps à
la conjuration du défaitisme et de la corruption de mûrir et d'éclater.
Rappelons-nous que la Convention thermidorienne elle-même, si peu difficile
qu'elle fût en matière de vertu, refusa de comprendre Danton et ses complices
Flans la longue liste de ses membres victimes de la Terreur qu'elle
réhabilita 4' solennellement en bloc le ri vendémiaire an IV. Aucun ami de
Danton, dans une assemblée qui en comptait plusieurs, n'osa protester d'un
seul' mot contre cette nouvelle flétrissure plus grave peut-être que la
condamnation du tribunal révolutionnaire. Ce n'est que beaucoup plus tard,
quand les survivants de la grande époque s'étaient éteints l'un après l'autre,
que la cause de Danton trouva enfin quelques défenseurs. Sa légende — j'ai
produit à ce sujet des textes qui ne laissent aucun doute — fut l'œuvre de
ses fils et d'un sien cousin éloigné qui occupa une haute charge au ministère
de l'Instruction publique sous le gouvernement de Juillet et sous le second
Empire. Les plaidoyers de la famille de Danton égarèrent des historiens de la
valeur de Villiaumé et de Michelet. Ils trouvèrent une aide inattendue dans
la petite chapelle positiviste qui regarda bientôt, avec les yeux de la foi,
le viveur Danton comme un fils intellectuel de Diderot et un précurseur
d'Auguste Comte. L'entreprise de mensonge et de falsification réussit à
s'emparer de l'opinion après 1870, pour des raisons multiples, mais où
l'intérêt de parti joua le premier rôle, Dès qu'il m'a été possible de
vérifier sur les pièces d'archives les allégations des propagateurs de la
légende, celle-ci s'est effondrée. Mon Danton et la Paix, mes deux premières
séries d'études robespierristes sont restés sans réplique. Mais,
Mesdames et Messieurs, nous n'avons pas abattu la légende dantonienne pour
ériger à sa place une autre légende. Il nous faut justifier l'admiration que
nous professons pour Robespierre, pour ses idées et pour son œuvre. Nous
devons maintenant retracer son rôle, énumérer ses services, faire comprendre
enfin la valeur de son exemple, un exemple que nous croyons utile d'invoquer
à l'heure grave que nous traversons, à l'heure marquée par le destin pour la
reconstruction de notre chère France, que nous voulons, comme il l'a voulue,
plus forte, plus juste et plus fraternelle. Si les discours de Robespierre
ont été pendant trois quarts de siècle le bréviaire des démocrates, c'est que
ceux-ci pouvaient y retremper, comme dans une source vive, le haut idéal
politique dont pi Rousseau avait formulé la théorie grandiose. Les discours
de Robespierre, c'était les principes du Contrat en voie de
réalisation, en lutte avec les difficultés et les obstacles, c'était la
théorie descendant du Ciel sur la terre, c'était le combat épique de l'esprit
contre les choses, au moment le plus tragique de notre histoire, quand la
France jouait son existence pour sauver sa liberté. Poussant
à fond la pensée de Jean-Jacques, Robespierre n'a pas cru que la démocratie
résidât tout entière dans les seules formes politiques. Il a proclamé, dès la
Constituante, que la démocratie serait sociale ou qu'elle ne serait pas la
démocratie. Il se serait fort bien alors accommodé d'un roi, pourvu que ce
roi ne fût qu'une sorte de président héréditaire, sans aucun pouvoir de
décision ni dans la politique intérieure ni dans la politique étrangère.
Quand les girondins lui reprocheront, sous la Législative, son peu
d'enthousiasme pour la forme républicaine, il leur répliquera qu'il « avait
lutté, seul pendant trois ans contre une assemblée toute-puissante, pour
s'opposer à l'excessive extension de l'autorité royale », il leur rappellera
qu'après Varennes il avait osé, presque seul, réclamer que Louis XVI fût jugé
et la nation consultée sur son maintien au trône ; il ajoutera enfin :
« Est-ce dans les mots de république et de monarchie que réside la
solution du grand problème social ?[2] » Le grand problème social !
Aucun autre révolutionnaire n'a parlé ce langage. L'égalité civile, l'égalité
politique, l'égalité sociale furent, dès le premier jour de sa vie publique
jusqu'au dernier, sa préoccupation essentielle. Il répugnait au communisme, « à
la loi agraire », qu'il considérait comme une chimère, mais il entendait que
toute l'action politique fût employée à prévenir et, au besoin, à réprimer
les abus de la richesse. La ploutocratie n'eut pas d'adversaire plus déterminé
et plus convaincu : « Les grandes richesses, disait-il le 7 avril 1791,
corrompent et ceux qui les possèdent et ceux qui les envient. Avec les
grandes richesses, la vertu est en horreur, le talent même, dans les pays
corrompus par le luxe, est regardé moins comme un moyen d'être utile à la
patrie que comme un moyen d'acquérir de la fortune. Dans cet état de choses,
la liberté est une vaine chimère, les lois ne sont plus qu'un instrument
d'oppression. Vous n'avez donc rien fait pour le bonheur public si toutes vos
lois, si toutes vos institutions ne tendent pas à détruire cette trop grande
inégalité des fortunes... L'homme peut-il disposer de cette terre qu'il a
cultivée lorsqu'il est lui-même réduit en poussière ? Non, la propriété de
l'homme, après sa mort, doit retourner au domaine public de la société. Ce
n'est que pour l'intérêt public qu'elle transmet ces biens à la postérité du
premier propriétaire. Or l'intérêt public est celui de l'égalité. e Les
socialistes ne diront rien de plus contre l'héritage et contre le droit de
propriété. On voit bien que, pour Robespierre, la Révolution politique
n'était rien ou peu de chose si elle n'aboutissait pas à une révolution
sociale. II ne
s'est pas borné à prendre en toute occasion la défense de tous les
déshérités, des juifs, des comédiens, des esclaves, il ne s'est pas borné à
se pencher avec ferveur sur les misères des soldats et de leurs familles,
envers lesquelles il proclamait que la nation avait con, tracté une dette
sacrée, il s'est levé avec une clairvoyance étonnante contre la nouvelle
oligarchie qui finit par confisquer la Révolution à son profit. Sa célèbre
déclaration des droits, si souvent rééditée par les socialistes de 1830 à
1848, proclamait le droit à l'instruction, le droit au travail, le droit à
l'assistance en même temps qu'elle posait des bornes au droit de propriété.
Dans les notes personnelles où il résumait sa pensée pour lui seul, il
écrivait : « Le peuple... quel autre obstacle y a-t-il à l'instruction
du peuple ? La misère. Quand le peuple sera-t-il donc éclairé ? Quand il aura
du pain, et que les riches et le gouvernement cesseront de soudoyer des
plumes et des langues perfides pour le tromper, lorsque leur intérêt sera
confondu avec celui du peuple. Quand leur intérêt sera-t-p confondu avec
celui du peuple ? Jamais ! » Je le répète, aucun révolutionnaire
n'a eu une telle vision du problème social ; aucun n'a trouvé dans son cœur
des accents aussi profonds, aussi émus pour exprimer sa tendresse pour les
foules ignorantes et sujettes. Dans son dernier discours il jetait encore aux
sceptiques ce cri superbe : Mais elle existe, je vous en atteste ; âmes
sensibles et pures, elle existe cette passion tendre, impérieuse,
irrésistible, tourment et délices des cœurs magnanimes, cette horreur
profonde de la tyrannie, ce zèle compatissant pour les opprimés, cet amour
sacré de patrie, cet amour plus sublime et plus saint de l'humanité, sans
lequel une grande révolution n'est qu'un crime éclatant qui détruit un autre
crime ; elle existe cette ambition généreuse de fonder sur la terre la
première république du monde, cet égoïsme des hommes non dégradés qui trouve
une volupté céleste dans le calme d'une conscience pure et dans le spectacle
ravissant du bonheur public. Vous la sentez en ce moment qui brûle dans vos
âmes ; je la sens dans la mienne. u Ces accents ne trompent pas. Ils ont
traversé le siècle après avoir résonné profondément dans les consciences des
Sans-Culottes. Robespierre
a été dévoré, à la lettre, de la passion du bien public. Mais ce grand
démocrate, notons-le, ne se faisait pas la moindre illusion sur les mérites
propres du régime démocratique. Il ne croyait pas du tout que le
parlementarisme fût une panacée. Personne mieux que lui n’en a signalé les imperfections,
les vices et les dangers. Par là sa pensée reste singulièrement vivante. Il
constate, dès la Constituante, que les représentants s'isolent rapidement de
leurs commettants, qu'ils leur cachent en les vraies raisons de leurs décisions
afin de les écarter des affaires publiques. Il dénonce dès lors l'oligarchie
des politiciens avec autant d'âpreté que l'oligarchie des riches, avec
laquelle d'ailleurs elle se confond souvent : « Comme il est dans la
nature des choses, dit-il, que les hommes préfèrent leur intérêt personnel à
l'intérêt public, lorsqu'ils peuvent le faire impunément, il s'ensuit que le
peuple est opprimé toutes les fois que ses mandataires sont absolument
indépendants de lui. Si la nation n'a point encore recueilli les fruits de la
Révolution, si des intrigants ont remplacé d'autres intrigants, si une
tyrannie légale semble avoir succédé à l'ancien despotisme, n'en cherchez
point ailleurs la cause que dans le privilège que se sont arrogé les
mandataires du peuple de se jouer impunément des droits de ceux qu'ils ont
caressés bassement pendant les élections[3]. » A cette aurore du
régime parlementaire, Robespierre avait déjà découvert les mares stagnantes :
« Reconnaissez-vous des législateurs dans ces hommes plus préoccupés de
leur canton que de la patrie, d'eux-mêmes que de leurs commettants ? Séduits
par l'espérance de prolonger la durée de leur pouvoir, ils partagent leur
sollicitude entre ce soin et celui de la chose publique. Et nous voyons des
représentants du peuple détournés du grand objet de leur mission, changés en
autant de rivaux, dressés par la jalousie, par l'intrigue, occupés presque
uniquement à se supplanter, à se décrier les uns et les autres dans l'opinion
de leurs concitoyens. » Qu'on dise si ce tableau n'est pas d'une vérité
permanente ? Robespierre,
qu'on représente bien à tort comme un homme abstrait et chimérique, n'est
nullement un illusionné. Il sait le secret des conversions politiques : « Tel
homme paroissait républicain avant la République qui cesse de l'être
lorsqu'elle est établie. Il voulait abaisser ce qui était au-dessus de lui ;
mais. il ne veut pas descendre du point où il était lui-même élevé. Il aime
les Révolutions seulement dont il est le héros, il ne voit que désordre et
anarchie où il ne gouverne pas[4]. » Qui oserait prétendre
que ce portrait digne de La Bruyère a vieilli ? Écoutons encore comme il
peint d'un trait vengeur les tartufes de lot démocratie : « Le faux
révolutionnaire s'oppose aux mesures énergiques et les exagère quand il n'a
pu les ente-cher... Plein de feu pour les grandes résolutions qui ne
signifient rien, très attaché, comme les dévotes, dont il se déclare
l'ennemi, aux pratiques extérieures, il aimerait mieux user cent bonnets
rouges que de faite une bonne action[5]. » Il disait encore avec
le même bonheur d'expression : « Les barons démocrates sont les free des
marquis de Coblentz et quelquefois les bonnets rouges sont plus voisins des
talons rouges qu'on ne pourrait le penser[6]. » Hélas ! la race
des barons démocrates n'a pas disparu, mais il n'y a plus de Robespierre pour
arracher leur masque, Connaissant
les vices du parlementarisme, Robespierre préconise pour les prévenir des
remèdes énergiques : les élections seront fréquentes, les représentants ne
pourront être réélus qu'après un long intervalle, ils ne pourront être
appelés au ministère ni aux fonctions à la nomination de l'Exécutif. Ainsi
ils ne seront pas tentés de faire de leur mandat un métier. Le politicien
professionnel lui paraît la plaie de la démocratie. s Si parmi nous les
fonctions de l'administration révolutionnaire ne sont plus des devoirs
pénibles mais des objets d'ambition, la République est déjà perdue[7]. » En faveur
de la brièveté du mandat législatif il faisait valoir cet argument de bon
sens qui n'a rien perdu de sa valeur : « Il faut que les législateurs se
trouvent dans la situation qui confond le plus leur intérêt et leur vœu
personnel avec celui du peuple ; or, pour cela, il est nécessaire que souvent
ils redeviennent peuple eux-mêmes. Mettez-vous à la place des simples
citoyens et dites de qui vous aimeriez mieux recevoir des lois : ou de celui
qui est sûr de n'être bientôt plus qu’un citoyen, ou de celui qui tient
encore à son pouvoir par l'espérance de le perpétuer ?[8] » Pour que la démocratie
existe véritablement, il ne faut pas en effet que le parlementaire se
distingue du citoyen et qu'au-dessus de la nation se constitue un corps de
professionnels de la politique. Si les députés étaient assurés de rentrer
dans la -vie privée après chaque législature, assisterions-nous à cette ruée
de surenchères qui mine et démoralise un pays ? Robespierre
n'a que du mépris pour les hommes d'État, dont tout le savoir-faire consiste
à se saisir du pouvoir et à s'y maintenir, coûte que coûte. « Je n'aime
point, s'écriait-il, le 17 mai 1791, dans son mémorable discours contre la
réélection des Constituants, cette science nouvelle qu'un appelle la tactique
des grandes assemblées. ; elle ressemble trop à l'intrigue, et la vérité, la
raison doivent seules régner dans les assemblées législatives. » C'est
parce qu'il dédaignait les manœuvres savantes des couloirs qu'il fut si
facile à ses ennemis de préparer dans l'ombre le coup du 9 thermidor. Nul ne
s'est fait des devoirs de l'homme public une idée plus haute. Nul ne les a
mieux remplis : « J'ai mieux aimé, répondait-il à Brissot le 27 avril
1792, souvent exciter des murmures honorables que d'obtenir de honteux
applaudissements ; j'ai regardé comme un succès de faire retentir la voix de
la vérité lors même que j'étais sûr de la voir repoussée. Portant toujours
mes regards au-delà de l'étroite enceinte du sanctuaire de la législation,
quand j'adressais la parole au corpus représentatif, mon combat était surtout
de me faire entendre de la nation et de l'humanité ; je voulais réveiller sans
cesse dans le cœur des citoyens ce sentiment de la dignité de l'homme et ces
principes éternels qui défendent les droits dés peuplas conte les meurt ou
les caprices du législateur même. » Il
disait encore : « La grandeur d'un représentant du peuple n'est pas de
caresser l'opinion momentanée qu'excitent les intrigues des gouvernements,
mais que combat la raison sévère et que de longues calamités démentent. Elle
consiste quelquefois à lutter seul, avec sa conscience, contre le torrent des
préjugés et des factions » (18 décembre 1791). Ses
adversaires eux-mêmes lui rendront justice à cet égard. Mirabeau disait de
lui : « Il ira loin, il croit tout ce qu'il dit. « Son journal Le
Courrier de Provence ajoutait : « Tous les partis s'accordent à
rendre à M. Robespierre la justice qu'il n'a jamais renié les principes de la
liberté et il n'est pas beaucoup de membres dont on puisse faire le même
éloge[9]. » Camille Desmoulins
disait de Robespierre qu'il était t le commentaire vivant de la déclaration
des droits » ; Adrien Duport, qu'il occupa sans interruption à la
Constituante t une chaire de droit naturel» ; Barère, qu'il fut t toujours
sévère comme les principes et la « raison » ; Dubois-Crancé, que
jamais ses plus grands : détracteurs n'ont pu lui, reprocher un instant
d'égarement » ; que « tel il fut dès le commencement, tel on le
retrouvera à la fin » ; que « les calomnies, les outrages mêmes ne l'ont
jamais rebuté. Je l'ai vu résister à l'Assemblée entière et demander, en
homme i qui sent sa dignité, que le Président la rappelât à l'ordre ».
Dubois-Crancé dit encore que « Robespierre fut un rocher et un rocher
inexpugnable ». Les
adaptés, les apaisés, les assagis de l'époque appelaient orgueil et
entêtement cette inflexibilité, mais le peuple s'attachait au rocher
inexpugnable. Avec de
pareilles convictions, Robespierre n'aurait jamais pu se plier à la
discipline étroite d'un parti. A l'heureux temps où il vivait, il n'y avait
pas encore au Parlement de groupes constitués. Les Montagnards, qui
siégeaient à l'Assemblée sur les mêmes gradins, ne se réunissaient pas pour
se concerter avant les séances. Il n'y avait entre eux qu'un lien-spirituel. De
ce lien même, si ténu fût-il, Robespierre se dégageait quand sa conscience
parlait plus haut que la tactique ou que l'amitié. Il se sépara de la
Montagne et vota avec les Girondins, ses pires ennemis, quand ceux-ci
réclamèrent le bannissement de Philippe-Égalité. Déjà sous la Constituante,
il s'était séparé plusieurs fois avec éclat de la petite poignée de démocrates
groupés à côté de lui à l'extrême gauche ; ainsi, le 10 juin 1791, quand il
vota seul le licenciement des officiers de l'armée royale ; ainsi quand il
s'opposa aux premières lois d'exception contre les prêtres et contre les
émigrés. C'est par ces exemples d'indépendance et de courage civique qu'il
s'imposait à l'estime de tous. L'Incorruptible
n'a rien d'un démagogue. Il aime trop le peuple pour le flatter. Il sait que
sa capacité politique est encore trop restreinte pour qu'on pût établir d'un
seul coup sans péril le gouvernement direct qui est peut-être au bout de
l'évolution logique de la démocratie. En attendant, il ne perd pas de vue la
réalité ; il sait ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. Il craint les
surenchères et il répéterait volontiers avec Marat que c'est une façon de
perdre la Révolution que d'exagérer ses principes. « On ne nous prendra,
disait Marat, que par les hauteurs. » « La démocratie, dit
Robespierre, n'est pas un État où le peuple, continuellement assemblé, règle
par lui-même toutes les affaires publiques, encore moins celui où cent mille
fractions du peuple, par des mesures isolées, précipitées et contradictoires,
décideraient du sort de la société entière. Un tel gouvernement n'a jamais
existé et il ne pourrait exister que pour ramener le peuple au despotisme. La
démocratie est un État où le peuple souverain, guidé par des lois qui sont
son ouvrage, fait par lui-même- tout ce qu'il peut bien faire et par des
délégués tout ce qu'il ne peut pas faire lui-même » (17 pluviôse). Admirable formule qui n'a dm
perdu de sa vertu. Mais,
si ennemi du désordre qu'il fût, Robespierre n'était pas dupe du joli éternel
des conservateurs sociaux qui appellent anarchie la justice et qui ne parlent
de paix publique que pour légitimer les abus de la force Ils appellent ordre
tout système qui convient à leurs arrangements, ils décorent du nom de paix
la tranquillité des cadavres et le silence des tombeaux. » Il disait
encore : « La maladie mortelle du corps politique, ce n'est point
l'anarchie, mais le tyrannie[10]. » Peu lui
importaient les sourires et les dédains des gens comme il faut : « Nous
sommes les sans-culottes et la canaille », répliquait-il à ceux de la Gironde. Adversaire
de l'ochlocratie comme de la ploutocratie, Robespierre lest un homme d'ordre,
mais qui veut que l'ordre et l'autorité soient exclusivement au service du
bien public. Il redoute les empiétements des gouvernements sur les libertés
des citoyens. Il se défie de la bureaucratie, envahissante et incapable par
nature. Il redoute tous les despotismes parce qu'il a l'horreur de
l'arbitraire. Mais, si on l'obligeait à choisir, c'est contre le despotisme
du gouvernement qu'il se prononcerait sans hésitation, parce qu'ayant plus de
moyens à sa disposition, ce despotisme-là est plus oppressif que tous les
autres. Aussi se montre-t-il résolument décentralisateur : « Laissez
dans les départements, sous la main du peuple, les portions des tributs
publics qu'il ne sera pas nécessaire de verser dans la caisse générale, et
que les dépenses soient acquittées sur les lieux autant qu'il sera possible.
Fuyez la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner ; laissez
aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit point à
autrui ; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres
affaires et tout ce qui ne tient point essentiellement à l'administration
générale de la République. En un mot, rendez à la liberté individuelle tout
ce qui n'appartient pas naturellement à l'autorité publique, et vous aurez
laissé d'autant moins de prise à l'ambition et à l'arbitraire[11]. » Voilà un programme qui
est toujours, hélas ! à l'ordre du jour. Dans le
même esprit, afin de remédier à l'arbitraire, Robespierre exige que les
délibérations des corps constitués soient pubs et que tous les
fonctionnaires, élus ou non, soient effectivement responsables. La fameuse
séparation des pouvoirs, chère à Montesquieu, ne lui parait pas un moyen
suffisant peur arrêter les gouvernements sur la pente du despotisme ; il
compte davantage sur la décentralisation et sur l'éducation de l'opinion
publique. Nul n'a
dénoncé avec plus de clairvoyance et de ténacité le péril que fait courir à
la démocratie une armée de métier, un état-major de prétoriens. Il disait, le
27 avril 1791, à la Constituante : « Il est certain que partout où la
puissance du chef d'une force militaire considérable existe sans contrepoids,
le peuple n'est pas libre. Ce contrepoids, quel est-il ? La garde nationale. »
Au soldat professionnel, il opposait comme correctif le citoyen soldat. Et,
pour que la garde nationale elle-même, autrement dit la nation armée, ne pût
devenir l'instrument d'une classe, il voulait qu'elle fût ouverte à tous les
citoyens, aux pauvres comme aux riches. Il était convaincu que « l'esprit
de despotisme et de domination est naturel aux militaires de tous les pays ».
Aussi voulait-il que les officiers de la garde nationale fussent soumis à de fréquentes
élections. Nul n'a mieux aperçu les dangers de l'esprit e corps. Il est
l'adversaire résolu des décorations, de ces hochets de la vanité que les
gouvernements emploient pour payer le dévouement de leurs partisans. Il juge
qu'elles sont bonnes tout au plus à enfanter l'esprit d'orgueil et de vanité
et à humilier le peuple ». Quant à l'armée régulière, il aurait voulu la
renouveler entièrement afin de la fondre dans la nation. En l'an II, quand il
sera au gouvernement, il ira chercher les nouveaux chefs qui vaincront
l'Europe dans les rangs les plus obscurs. Mais il craignait que ces parvenus
eux-mêmes n'oubliassent vite leurs origines et il priait Barère de ne pas
faire trop mousser leurs victoires. II répétait avec conviction : « La
puissance militaire fut toujours le plus redoutable écueil de la liberté[12]. » Personne
ne me demandera, je pense, comment il se fait que cet antimilitariste
convaincu se montra, dans l'opposition comme au pouvoir, le patriote le plus
fervent, le plus intransigeant. En pratiquant à-la lettre la maxime vaincre
ou mourir, en s'opposant résolument à toute transaction avec l'ennemi, en
réprimant avec -la dernière rigueur les menées défaitistes, en arrachant à la
Convention d'abord hostile l'arrestation des sujets ennemis embusqués en
pleine guerre dans toutes les administrations et jusqu'au cœur du
gouvernement, Robespierre avait conscience de servir non seulement la France,
mais l'humanité. Ce fils du XVIIIe siècle croyait que tous les hommes sont
solidaires : ' Notre sort, disait-il le 29 juillet 1792, est attaché à celui
de toutes les nations e. 4 Français, n'oubliez pas, s'écriait-il au bruit du
canon du ro août, que vous tenez dans vos mains le dépôt des destinées de
l'Univers. » Son cœur magnanime compatissait aux souffrances des ennemis
mêmes. Lui qui mènera la guerre avec une rigueur implacable, il souhaitait de
toute son âme la disparition de ces horreurs fratricides par la
réconciliation de tous les peuples. Il conçut à la lettre l'organisation de
la Société des nations et il proposa même de la codifier en quatre articles
que la Convention trouva trop hardis : « 1°
Les hommes de tous les pays sont frères et les différents peuples doivent
s'entraider, selon leur pouvoir, comme les citoyens du même État. « 2°
Celui qui opprime une Nation se déclare l'ennemi de toutes. « 3°
Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et
anéantir les droits de l'homme doivent être poursuivis par tous, non comme
des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles. « 4°
Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont des
esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain,
et contre le législateur de l'univers, qui est la nature. Ces
articles, qui font reposer l'existence d'une Société des nations sur cette
condition primordiale, la chute des trônes et l'établissement de la
démocratie universelle, sont encore bons à méditer, même et surtout après les
speeches du Président Wilson qui ont peut-être le défaut de ne pas placer le
problème sur son véritable terrain. Avant
M. Wilson, Robespierre a condamné. Sans appel cette diplomatie secrète. qui
est la source empoisonnée de tous les impérialismes et de toutes les
barbaries, cette diplomatie secrète qui est le suprême recours des
intrigants, des incapables, des empiriques qui disposent souverainement du
sang et de l'or des peuples. Ici,
comme partout, Robespierre a mis d'accord ses actes avec ses paroles. Il a
dirigé au grand jour la politique étrangère du Comité de Salut public. Il
lisait du haut de la tribune les instructions que le Comité adressait à nos
agents diplomatiques ; il répondait, lui ou Barère, également du haut de la
tribune, aux propositions de paix des coalisés ; il faisait connaître au
monde nos buts de guerre. C'est grâce à cette franchise, qui est en politique
la suprême habilité, quoi qu'en pensent nos petits empiriques, que
Robespierre eut derrière lui toute la partie saine de la nation. La France
sut pourquoi elle se battait, où on la conduisait et elle sentit décupler ses
forces, elle fut invincible. On ne
fonde rien de grand, rien de durable que sur les consciences, Les politiciens
empiriques méprisent le peuple qu'ils croient incapable et qu'ils traitent en
mineur. Robespierre n'avait ni ce dédain ni ce scepticisme. Il faisait
confiance aux hommes des champs et de l'atelier. Il croyait à leur bon sens.
C'est par là que son action fut immense, par là qu'il fut grand. Sa
pensée et son exemple n'ont pas épuisé leur vertu. Il fut le premier maître
d'école de la démocratie, un maître d'école sévère, qui ne lui a ménagé ni
les vérités, ni les avertissements, ni les réprimandes. Son programme
d'action est toujours d'une actualité saisissante. Nous sommes ses fils
intellectuels. Nous l'adoptons comme un guide et comme un drapeau. Nous
aimons Robespierre parce qu'il a conçu et pratiqué l'art du gouvernement,
cette politique si justement décriée de nos jours, comme un sacerdoce. « En
fait de politique, a-t-il dit, rien n'est juste que ce qui est honnête, rien
n'est utile que ce qui est juste » (9 mai 1791). Il aurait voulu, lui, que la
politique fût une morale en action. Évidemment il ne pouvait pas être compris
par les grands hommes de la République des camarades. Nous
aimons Robespierre parce qu'il n'a pas craint de heurter de front, quand il
le fallait, les préjugés vulgaires. Nous l'aimons parce qu'il n'a jamais peur
du ridicule, parce qu'il a répété, sans se lasser, une vérité, qu'il tenait
de Jean-Jacques et de Montesquieu, à savoir que de tous les gouvernements le
démocratique est le plus difficile e pratiquer, parce qu'il y faut du
dévouement au bien publie, autrement 'dit de la vertu, et qu'il a prêché
d'exemple. A ceux
d'entre vous qui voudraient savoir comment il remplissait ses devoirs au
Comité de Salut public, je conseillerai de lire le carnet aide-mémoire où il
couchait par écrit, au jour le jour, les questions qu'il avait à poser, les
éclaircissements qu’il voulait réclamer, les solutions qu'il se proposait de
défendre. Rien n'échappe à son attention sévère et justement soupçonneuse. Il
ne s'occupe pas seulement, comme on le dit parfois, de la politique générale,
de l'esprit public qu'il faut éclairer et vivifier, des complots qu'il faut
déjouer ou réprimer ; il porte sa vigilance sur toutes branches de
l'administration, sur la diplomatie e l'année comme sur les services
administratifs, sur justice comme sur les approvisionnements, sur les hommes
et sur les choses. Il embrasse, d'un regard vaste et sûr, tout le champ du
combat révolutionnaire, l'avant et l'arrière, la France et l'étranger. Il est
le contrôleur universel perpétuellement en éveil. Il 3 l'œil sur les
conventionnels en mission comme sur les généraux et jusque sur les humbles
courriers qui s'attardent en portant leurs dépêches. Rien ne lui échappe, et,
quand il a découvert un abus, une faute, aussitôt il indique le remède et
prend la décision qui s'impose. Aucune hésitation, aucune lenteur. La France
n'a pas le temps d'attendre. Cet
homme, qu'on dit abstrait, apparaît, dans le déshabillé de ces notes
journalières, un esprit éminemment précis, éminemment français. Il est
infiniment plus réaliste que ces empiriques qui se croient positifs parce qu’ils
sont sans idéal et même sans idées. Les plaisantins de l'histoire qui
sourient de sa vertu n'ont jamais compris qu'une république livrée aux
empiriques et aux philistins, une république sans vertu mais avec beaucoup de
vices, est peut-être le pire des régimes, car c'est celui où la ruée des égoïsmes
se déchaîne avec le minimum de contrainte. Au temps où la République était
belle, — ce temps est lointain, mais il reviendra, — c'étaient là des vérités
élémentaires. Quid leges sine moribus ? Les républicains d'autrefois
connaissaient leur Conciones. Ils apprenaient la politique à l'école
de Montesquieu, de Rousseau et des anciens. Ils ne l'apprenaient pas encore
dans les antichambres ministérielles, ni dans les conseils d'administration
des grandes compagnies, ni dans les coulisses des théâtres subventionnés, ni
dans ces cercles luxueux où l'on mange sous l'effigie de Marianne. Nous
aimons Robespierre parce qu'il a incarné la France révolutionnaire dans ce
qu'elle avait de plus noble, de plus généreux, de plus sincère. Nous l'aimons
pour les enseignements de sa vie et pour le symbole de sa mort. Il a succombé
sous les coups des fripons. La légende, astucieusement forgée par ses ennemis
qui sont les ennemis du progrès social, a égaré jusqu'à des républicains qui
ne le connaissent plus et qui le béniraient comme un saint s'ils le
connaissaient. Ces injustices nous le rendent plus cher. Nous
aimons Robespierre parce que son nom, maudit par ceux-là mêmes qu'il a voulu
affranchir, résume toutes les iniquités sociales dont nous voulons la
disparition. En consacrant nos efforts et nos veilles à réhabiliter sa
mémoire, nous ne croyons pas servir seulement la vérité historique, nous
sommes sûrs de faire chose utile pour cette France, qui devrait rester ce
qu'elle était au temps de Robespierre, le champion du droit, l'espoir des
opprimés, l'effroi des oppresseurs, le flambeau de l'Univers. Robespierre
et ses amis furent grands parce qu'ils ont compris que leur action
gouvernementale, si résolue fût-elle entre leurs mains, serait cependant
impuissante à galvaniser les énergies du peuple français, s'ils ne
l'associaient pas, ce peuple, directement à l'exécution des lois, par une
politique de confiai èt de clarté. Il est temps que les hommes d'État, qui
ont aujourd'hui la mission redoutable de panser les plaies de la patrie,
s'inspirent de leurs exemples. Mais le
parti républicain s'est endormi au pouvoir. Il a glissé insensiblement à un
modérantisme juste milieu qui lui a obscurci la claire vision de ses
origines, dont il ne se réclamait plus que par une sorte d'habitude rituelle
et de routine. Les légendes les plus contre-révolutionnaires ont trouvé
créance jusque chez ses dirigeants. Bon nombre de ceux-ci se sont mis à
admirer ceux qui furent dans la Révolution l'équivoque, 'la faiblesse, les
affaires ou la trahison. Ils leur ont élevé des statues. Et les grands
ouvriers de la démocratie, ceux qui ne remportaient pas des victoires à la
Pyrrhus, ceux qui firent à la France avec un abandon total le sacrifice de
leurs travaux, de leurs amitiés, de leur réputation même et de leur vie, les
désintéressés et les incorruptibles, les énergiques et les clairvoyants, ceux
qui domptèrent l'Europe monarchique.et réprimèrent les Vendées intérieures,
ceux qui dressèrent sur leurs cadavres la République au seuil du monde
nouveau, ceux-là furent calomniés et ridiculisés à plaisir. On couvrit de
boue leur tombe et on écarta leur souvenir importun. Par une
conséquence logique, à mesure que le mensonge et l'ingratitude faisaient leur
œuvre, mesure que le parti républicain s'éloignait de ses vrais fondateurs,
passait dans nos mœurs politiques je ne sais quel vent de rouerie et de
petitesse, quelle indulgence sceptique pour toutes les abdications les plus
graves, quelle aversion instinctive pour les partis tranchés, pour les
résolutions vigoureuses, quelles habitudes de mollesse et de laisser-aller,
quelles compromissions malsaines colorées des noms d'adaptation,
d'apaisement, d'habileté, de sagesse ! Peu à peu s'est miné chez les hommes
publics le sens et le besoin des responsabilités, s'est détendu chez eux ce
ressort moral, cette rigidité de principes, cet appétit de clarté qui dut
fait la grande de ministres de l'ancienne monarchie comme de leurs émules du
Comité de Salut public. Les calculs de l'intérêt, l'esprit de parti et
d'intrigue, les mœurs féodales de la clientèle ont remplacé la noble et
nécessaire émulation pour le bien public, sans laquelle les États périssent ;
Par une réaction Inévitable, la confiance papillaire s'est retirée parlement
qui ne se confiait plus à la nation. Ce que Robespierre avait voulu conjurer
s'est- réalisé. La République a été la proie des factions ; elles-mêmes
&t'Urinées par des intérêts. De ces
maux, qui se révèlent aujourd’hui aux plus aveugles, la France a failli
périr. Elle n'est pas guérie, hélas ! Mais si nous voulons que sa
convalescence soit courte, sa guérison complète, appliquons-lui, Mesdames et
Messieurs, l'élixir Robespierre. Et ne tardons pas trop, car bientôt il ne
serait plus temps. Je ne
sais si je vous aurai convaincus, mais je vous aurai dit du moins sans
réticences ce que nous sommes et ce que nous voulons. Nous croyons que notre
société a servi depuis 1908 avec courage et désintéressement, non pas tant la
cause d'un homme, non pas même la cause d'un parti, mais la cause de la
France, de la France moderne qui restera fidèle à ses traditions. Nous
croyons que notre société, qui a lutté sans se rebuter contre l'indifférence,
contre l'ignorance, contre le dédain, contre l'hostilité même, n'a pas fait
une cure vaine, ni dans le domaine de la science, ni dans celui de l’action.
Noua avons l'orgueil de penser qu'elle a préparé indirectement et de loin, la
crise morale qui, la guerre aidant, finira par purifier l’atmosphère où nos
libres institutions risquent de s'étioler et de périr. Nous croyons que nos
recherches indépendantes, grue nos combats d'idées préparent l’avènement de
cette nouvelle république que déjà tant de cœurs sincères appellent de leurs vœux.
Nous espérons que du fond de l’abîme que nous côtoyons surgira enfin une démocratie
organisée et vivante, une démocratie invincible, parce qu'elle sera juste et
fraternelle, cette cité d'égalité pour laquelle Robespierre et Saint-Just
sont morts, cette cité de liberté pour laquelle tant de millions d'obscurs
héros ont versé à flots leur sang généreux. Telles
sont les raisons, Mesdames et Messieurs, les raisons à la fois lointaines et
proches, à la fois scientifiques et pratiques, pour lesquelles nous nous
proclamons robespierristes. FIN DE L'OUVRAGE
|
[1]
On la trouvera en tête de ce recueil.
[2]
Défenseur de la Constitution, n° 1.
[3]
Défenseur de la Constitution, n° 11.
[4]
Réponse à Pétion.
[5]
Cité par Ernest Hamel, t. III, p. 25.
[6]
Discours du 5 nivôse.
[7]
Cité par Hamel, t. III, p. 324.
[8]
18 mai 1791.
[9]
N° du 8 février 1791.
[10]
Cité par E, Hamel, t. I, p. 485.
[11]
Cité par E, Hamel, t. II, p. 697.
[12]
Cité par Hamel, II, p. 470.