ROBESPIERRE TERRORISTE

 

VI. — LES DEUX VERSIONS DU PROCÈS DES HÉBERTISTES.

 

 

Cette étude a d'abord paru dans les Annales révolutionnaires de janvier 1919.

 

Les procès de commerce et d'intelligence avec l'ennemi de complot contre la sûreté de l'État, sont jugés aujourd'hui par les Conseils de guerre ou par la Haute Cour. Sous la Terreur ils relevaient du tribunal révolutionnaire, qui était essentiellement une institution de défense nationale.

Une sinistre légende entoure le tribunal révolutionnaire. Sa justice n'aurait été qu'une parodie sanglante. Plus d'innocents que de coupables auraient succombé sous ses arrêts, M. Anatole France, dans son roman, d'ailleurs si vrai dans l'ensemble, Les Dieux ont soit, accepte la légende et fait des juges et des jurés du tribunal des mystiques imbéciles qui tuaient sans raison ou des bouchers serviles qui tuaient par ordre.

M. France n'a pas étudié les archives du tribunal. Il en connaît mal l'histoire, puisqu'il conduit à l'échafaud la femme de Momoro, qui garda sa belle tête sur ses épaules. M. France n'est souvent qu'un écho de Wallon et de Campardon, dont les livres, purement anecdotiques, ont contribué à fortifier une légende qu'il serait temps d'examiner de près.

Une histoire scientifique du tribunal révolutionnaire ne sera possible que le jour où de patientes études critiques auront reconnu l'étendue et la valeur des sources à l'aide desquelles cette histoire peut être écrite. Ces études ne sont pas commencées. Les quelques notes qui suivent ont pour but de montrer qu'elles sont possibles et qu'elles donneront des résultats.

Trois griefs principaux furent dressés contre les hébertistes ! :

1° En effrayant les commerçants et les cultivateurs par le déploiement de l'armée révolutionnaire et par la tyrannie vexatoire de leurs commissaires aux accaparements, ils étaient responsables de la famine qui régnait dans les villes et notamment dans la capitale,

2° Ils s'entendaient avec l'ennemi pour dégotter, par leurs e c Révolution. Ils le renseignaient sut les actes du gouvernement et lui livraient ses secrets.

3° Ils préparaient une insurrection contre la Convention, au moyen de l'armée révolutionnaire et d'un soulèvement populaire. S'ils avaient réussi, ils auraient instauré une dictature qu'ils auraient contée à un grand juge.

A l'appui du premier grief, on adjoignit à Hébert le commissaire aux accaparements de la section de Marseille, Frédéric Pierre Ducrocquet, qui était odieux aux commerçants de son quartier par ses visites domiciliaires et ses saisies de denrées sur la vole publique. On lui adjoignit aussi Antoine Descombes, qui *Voit été chargé pendant plusieurs mois de réquisitionner les grains de la région de Corbeil et de les faire moudre pour la capitale.

Pour démontrer l'entente avec l'ennemi, on rangea parmi les accusés le prussien Anacharsis Cloot«, le belge Proli, le hollandais Conrad Kock, les agents secrets ui ministère des Affaires étrangères : Desfieux, Pereira et Dubuisson.

Cloots avait prôné une politique extérieure imprudente. Il avait été à Paris le grand protecteur de tous les étrangers sujets ennemis. Un officier prussien déserteur, Gugenthal, le dénonçait comme ayant eu des intelligences avec le duc de Brunswick. Cloots symbolisait l'impérialisme conquérant à l'extérieur et, à l'intérieur, la déchristianisation à outrance, que le Comité de Salut public avait blâmée comme une folie dangereuse.

Proli, qu'on disait bâtard du prince de Kaunitz, chancelier autrichien, avait eu des liaisons suspectes avec Dumouriez. Danton l'avait employé après la trahison de ce général pour entamer des ouvertures secrètes de paix avec l'Autriche. On le soupçonnait de faire passer à l'ennemi les documents dont il obtenait communication par Hérault de Séchelles, son ami intime, qui avait été longtemps chargé de la partie diplomatique au Comité de Salut public.

Le banquier De Kock, qui recevait Hébert à sa maison de Passy, était considéré comme l'inspirateur et le bailleur de fonds du parti.

Desfieux, Pereira et Dubuisson, très liés avec Proli, étaient des hommes de moralité douteuse, que l'influence d'Hérault avait fait employer à des missions d'espionnage en Suisse ou en Belgique. On les croyait capables de s'être laissés acheter par l'ennemi.

Les autres accusés, Ronsin, général commandant l'armée révolutionnaire, et son lieutenant Mazuel, commandant en second la même armée, Nicolas Vincent, adjoint au ministère de la Guerre, Leclerc et Bourgeois, chefs des bureaux de la Guerre, Momoro, membre du département de Paris et président de la section de Marat, etc., étaient les chefs qui préparaient l'insurrection et qui auraient bénéficié du changement de régime. Ronsin aurait été dictateur sous le nom de grand juge.

Deux partis avaient un égal intérêt à présenter au public les débats du procès sous un jour qui leur fût avantageux : le parti in gouvernement, c'est-à-dire le Comité de Salut public, qui avait envoyé les accusés au tribunal révolutionnaire, et le parti dantoniste qui, depuis six mois, les avait dénoncés par l'organe de Fabre d'Eglantine et par la plume de Camille Desmoulins, avec une violence qui tenait de la rage. Ne soyons donc pas surpris s'il existe deux versions des débats du procès, une version gouvernementale et une version dantoniste.

La version gouvernementale ne chercha pas à dissimuler son caractère officiel, au contraire. Elle est contenue dans les publications sorties de l'imprimerie même du tribunal révolutionnaire, dont le directeur était le citoyen Nicolas, juré au tribunal. Ces publications sont au nombre de deux, mais qui se font suite : 1° le Journal du tribunal révolutionnaire ; 2° le Procès instruit et jugé au tribunal révolutionnaire contre Hébert et consorts.

Le Journal du tribunal révolutionnaire parut sur une feuille in-4°, c'est-à-dire sur huit pages. Le premier numéro porte ce sous-titre : « Première séance du procès d'Hébert, dit Père Duchêne, et consorts, du premier germinal », et cette épigraphe en exergue : Salus populi suprema lex esto[1]. Il n'eut que quatre numéros. Le numéro deux et les suivants sont suivis de cette mention : « De l'imprimerie du tribunal révolutionnaire, grande salle du Palais de justice, à côté du corps de garde. »

A la fin du premier numéro, qui donne uniquement la liste des juges, jurés et accusés, on lit cette note : « N. B. Sur la sollicitation de plusieurs patriotes, qui ont bien voulu se charger de la rédaction de ce journal jusqu'au moment où le procès d'Hébert et consorts, prévenus de conspiration, sera jugé, le citoyen Nicolas, imprimeur du tribunal révolutionnaire, s'est chargé de l'impression. Nous donnerons les détails des débats et les dépositions des témoins dans le numéro prochain. Les numéros ne seront point uniformes, ils varieront ainsi de prix suivant l'augmentation des feuilles. »

Les numéros 2, 3 et 4 donnèrent le texte ou le résumé des dépositions des six premiers témoins. Le mime, 4 s'arrête à peu près au milieu de la déposition du sixième témoin, le citoyen Jacquemier, et il se termine brusquement par cette note : « La conspiration sur laquelle le tribunal vient de prononcer intéresse assez essentiellement les amis de la liberté et doit assez marquer dans l’histoire de la Révolution, pour que l'on désire d'avoir mi recueil complet de ce procès intéressant. L'éditeur du journal des débats prévient en conséquence ses concitoyens qu'il va suspendre la distribution par numéros pour s’occuper d’une édition complète d'après le travail des rédacteurs, dont l'exactitude ne peut faire doute. Nicolas a seul ce travail et ce qui sortira d'une autre presse sera à coup sûr d'Une exactitude moins certaine. »

Nicolas tint parole. Il fit paraître un peu phis tard, sous forme d'une brochure de 161 pages de format in-8°, le recueil des débats du procès, qu'il intitula : Procès instruit et jugé du tribunal révolutionnaire contre Hébert et consors[2]. Les 65 premières pages de ce recueil sont identiques au texte du journal, avec cette différence que les pages 1Z à 30 donnent l'acte d’accusation de Fouquier-Tinville, qui est absent du journal. On peut encore noter que !’orthographe de certains noms défigurés dans le journal a été rectifiée dans le recueil. Ainsi le Journal (p. 5) avait imprimé : « Jean-Charles Tiant-Lavau », le Procès imprima : « Jean-Charles Lavau ». Le Tiant du journal était mis Thiébault, car Charles Laveaux s'appelait aussi Thiébault. A noter enfin que le Procès, comme le Journal, porte la même épigraphe : Salus populi suprema lex esta.

La version officieuse de débats dit procès, que nous croyons d'inspiration dantoniste, est également contenue dans une publication périodique et dans un recueil fait d'après celle-là. La publication périodique n'est autre que le Bulletin du tribunal révolutionnaire, qui avait cessé de paraître avec son numéro du 8 frimaire an II et qui reprenait précisément pour le procès d'Hébert[3]. Le recueil est intitulé : Procès des conspirateurs Hébert, Ronsin, Vincent et complices, condamnés à mort par le tribunal révolutionnaire, le 4 germinal l'an 2e de la République, et exécutés le même jour, suivi du Précis de la vie du Père Duchêne[4]. Il forme une brochure de 126 pages petit in-12.

Alors que la version officielle sous ses deux formes, journal et recueil, est tout entière sortie 'des presses d'un unique imprimeur Nicolas, la version officieuse est l'œuvre de deux imprimeurs différents. Le Bulletin du tribunal était édité par l'imprimeur Clément, « cour des Barnabites, en face du Palais, maison Nugerard, traiteur ». Le Procès des Conspirateurs parut chez « Caillot, imprimeur-libraire, rue du Cimetière André des Arcs, 46 ».

J'ignore quels rapports unissaient Clément et Caillot, qui étaient voisins, mais je remarque que la publication du second est tout entière empruntée à celle du premier. Elle reproduit jusqu'aux fautes typographiques. Par exemple, le douzième témoin est appelé, dans le Bulletin et dans le Procès des Conspirateurs, « Raymond Germinal », quand son nom véritable était Verninac — « Verminat » dans la version officielle — ; par exemple encore, Sambale, peintre, quand le véritable nom est Sambat.

Sur la valeur respective des deux versions, l'officielle et l'officieuse, et sur les détails de leur confection, l'instruction du procès de Fouquier-Tinville jette quelque lumière.

Le 9 vendémiaire au III, deux mois après la chute de Robespierre, quand la Terreur, changeant de camp, s'attaquait aux hommes de l'an II, Jean-Pierre-Victor Ferral, âgé de trente-neuf ans, né à Villers-sur-Mer, et juge au tribunal du district de Pont-Challier, c'est-à-dire Pont-l’Évêque (Calvados)[5], fut entendu au procès de Fouquier. Il déposa à l'instruction qu'il avait eu une carte spéciale pour assister au procès d'Hébert. Cette carte signée d'Herman, qui présidait alors le tribunal alternativement avec Dumas, l'autorisait à « tenir des nottes dudit procès[6] ». Il prit en effet ces notes, étant placé derrière les juges. Il les a conservées. dit-il, très exactement. « Ajoute le déposant qu'après la première séance, Coffinhal, son voisin alors et de sa section, l'invita à réunir ses notes aux siennes et à celles de Naulin et Subleyras, afin de rassembler les preuves et de les consigner dans un ouvrage que le tribunal feroit imprimer sous le titre de Journal du Procès d’Hébert ; qu’il se réunit en effet à eux et écrivit sous leur dictée ce qui a servi de copie à l'imprimeur, qui n'a point achevé œ journal sous le format in-4° sous lequel il a été commencé. Qu'il ne lui étoit pas difficile d'appercevoir[7], tant dans le cours de l'instruction publique que dans le travail du journal, que l'on vouloit affaiblir et même faire disparaître les preuves ou indices qui se présentaient de la complicité d'Hanriot, de. Pache at de Robespierre que l'on voyait derrière eux. Qu'il fut instruit par l'imprimeur que l'on avait refondu le format de l'édition in*4° pour faire une édition in-8° ; qu'alors il se présenta plusieurs fois chez l'imprimeur pour avoir un exemplaire de la nouvelle édition, que l'imprimeur lui répondoit toujours qu'elle n'était pas finie et qu'enfin ce ne fut que quinze jours après l'exécution de Danton, époque à laquelle on distribuait l'édition in-8°, qu'il put s'en procurer un exemplaire. Qu'alors, ayant comparé cette édition avec ses notes, il a remarqué une quantité de soustractions de preuves et d'altérations au point qu'il a remarqué que l'on a mis sur le compte de Danton des faits qui existoient contre Pache et qu'on l'a tait si maladroitement que l'on a laissé subsister dans l'ouvrage même la preuve de ces falsifications, qu'alors, muni de cet exemplaire, il a fait un manuscrit intitulé : Errata de l'édition in-8°, etc., qui contient tous les changemens et altérations qui ont eu lieu dans la dite édition, qu'il en a replis en exemplaire à plusieurs membres de la Convention, auxquels il avait aussi communiqué pendant l'instruction sa surprise que Pache et Hanriot ne fussent pas rangés avec Hébert et consors, mais que ces députés lui répondirent qu'ils ne pouvaient que gémir sur de pareilles choses et qu'avec le tems on atteindroit tous les complices d'Hébert et Ronsin. Que Coffinhal lui proposa de suivre aussi le procès de Danton, mais que, d'après les choses qu'il avait vu se passer dans le procès d'Hébert, il n'a pas voullu defférer à son invitation. Ajoute qu'à cette époque ou peu de temps après, ayant été instruit que Fabricius, qui de son côté avait tenu comme le déclarant des nottes pendant l'instruction du procès d'Hébert, avait été incarcéré et remplacé pour quelque indiscrétion qu'il avoit eu relativement à l'édition in-8°. Alors, prévoyant bien qu'il seroit à son tour incarcéré, il quitta Paris dans les premiers jours de floréal, il n'y est de « retour » que depuis quatre jours. »

Cette déposition confirme et précise œ que nous avait appris le seul examen des deux publications officielles. Elles furent l'œuvre des juges mêmes du tribunal, Coffinhal et Subleyras, aidés de Ferrai et de Naulin. Celui-ci était le substitut de Fouquier-Tinville.

Ferral accuse la version officielle d'avoir atténué les charges que certains témoignages faisaient peser sur Hanriot et Pache. II prétend qu'elle mit sur le compte de Danton ce qui avait été dit contre Pache. Enfin il nous apprend que le greffier Pâris, dit Fabricius, intime ami de Danton, avait de son côté pris des notes du procès d'Hébert et que ces notes étaient distinctes de celles qui ont été mises en œuvre dans la version officielle. Nous sommes ainsi amenés à nous demander si les notes de Fabricius n'ont pas servi à composer la version officieuse que nous qualifions de dantoniste.

Ce même Pâris-Fabricius déposa à son tour dans l'instruction contre Fouquier-Tinville, devant le juge Pissis et le greffier Raymond Josse, et voici comment il s'exprima sur les faits déjà rapportés par Ferrai. :

« [Dans l'affaire d'Hébert], un grand nombre de témoins désignoient comme chef d'une faction Pache, sous le nom de grand juge, et Hanriot comme chef militaire secondant cette faction. Un soir, avant la mise en jugement, le tribunal s'assembla en la chambre du conseil et délibéra sur les charges qui se trouvoient portées contre Pache et Hanriot dans les différentes déclarations reçues. Dumas, qui étoit yvre, proposa le mandat d'arrêt contre Hanriot. Fleuriot s'y opposa sous prétexte qu'on ne devoit par arretter le chef de l'armée parisienne sans en avoir référé au Comité de Salut public. Ce dernier avis prévalut et, le même soir, Fouquier, Fleuriot, Dumas et Herman se transportèrent au Comité de Salut public lui faire part de la délibération qui venoit d'avoir lieu. Le déclarant sçut le lendemain qu'ils avoient reçu une semonce de la part du Comité, et particulièrement de Robespierre, pour avoir délibéré sur l'arrestation d'Hanriot, et ils reçurent l'ordre d'écarter les preuves qui pourroient exister tant contre Pache que contre Hanriot. Les accusés Ronsin, Hébert et autres furent mis en jugement. Les débats s'ouvrirent et lorsque quelques témoins vouloient parler de Pache et de Hanriot, le président Dumas les interrompoit en disant qu'il ne devoit pas être question d'eux, qu'ils n'étoient pas en jugement et faisait leur éloge... Le tribunal avoit commis le citoyen Feral[8], homme de loi, pour recueillir des notes des déclarations qui seroient faites pendant le cours des débats. Naulin, Subleyras et Coffinhal, juges, recueilloient les notes des débats tous les soirs. Ils se rassembloient pour réunir ces notes et en faire un travail pour être livré à l'impression. Il paroît que ce travail a été tellement dénaturé qu'on a supprimé les preuves qui pouvoient exister contre Pache et Hanriot, et qu'on a mis sur le compte de Danton ce qui étoit sur celui de Pache, mais avec une telle maladresse qu'il est impossible de ne pas y reconnoître le maire de Paris. Le citoyen Feral a fait un petit manuscrit intitulé Errata, qui contient tous les changemens frauduleux qu'on a fait dans cet ouvrage. Le déclarant avoit aussi recueilli très exactement note des déclarations faites pendant l'instruction de ce 'procès, mais elles lui ont été volées pendant sa détention... »

Identique dans l'ensemble à la déposition de Féral, la déposition de Fabricius rejette en outre sur le Comité de Salut public, et particulièrement sur Robespierre, la responsabilité de la mise hors de cause d'Hanriot et de Pache.

D'autres précisions intéressantes nous sont enfin fournies par la déposition que fit à l'instruction du procès de Fouquier un autre ami de Danton, l'ingénieur Dufourny, qui rappela son rôle au procès des hébertistes.

Dufourny déclara, le 9 vendémiaire an III, devant le juge Forestier, qu'il avait déposé au procès d'Hébert contre Hanriot et contre Pache. Il avait reproché premier des bris de scellés dans une Maison d'Asnières, qui lui avait été prêtée, pour y boire le vin des claves. Il avait rappelé que, dans cette affaire, Hanriot avait été défendu par Vincent. Au sujet de Pache, il avait rapporté une altercation qu'il avait eue avec Ronsin à la table du Maire, au cours de laquelle il avait accusé Ronsin d'aspirer à la dictature. Il confit= en ces termes : « Il existoit alors un Journal du tribunal révolutionnaire, mais il étoit incomplet et surtout inexact. Aussi cette grande affaire [le procès d'Hébert] qui renfermoit, comme on a vu et comme on éprouve encore, le germe de tant de maux, m'avoit paru exiger que les débats fussent tracés littéralement afin de jalonner l'avenir et d'éclairer l'histoire. J'avois fait aux jacobins la proposition d'envoyer au tribunal un preneur de nottes, mais Robespierre, qui étoit toujours derrière toutes les conspirations pour en recueillir le succès sans en partager les dangers et pour, dans tous les cas, en imoler les chefs, Robespierre, qui sentoit que des faits bien constatés ne laissent aucune latitude à l'imposture, mère de toute tyrannie, s'y était opposé, mais Coffinhal qui, je crois, ne s'étoit pas encore abbendonné à. Robespierre, rédigea dans l'intérieur du parquet, sous l'autorité du tribunal, à l'aide de plusieurs Membres du tribunal, ses collègues, un journal qui fut imprimé, avec la vignette du tribunal, à son imprimerie ; l'extrait que Coffinhal avbit fait de mes trois déclarations principales étoit informe. J'en fournis un qui fut imprimé, mais parce que Barère, Hanriot et Collot y étaient nominés, l’accusateur public et quelques membres du tribunal supprimèrent l'édition. Cette suppression est un mensonge à la nation au nom et en présence de laquelle les jugements se rendent et à laquelle on doit compte de la totalité des motifs des jugements. C'est un acte de servitude à l'accusateur public envers ces hommes que je viens dénommer ; c'étoit enfin étouffer la surveillance générale que j'appellois sur les projets d'Hanriot et de ses protecteurs, sur les dangers de l'année révolutionnaire et sur ces guillotines dota on devoit dépouillé la justice pour ne les confier qu'à la Terreur. Le citoyen Ferral peut donner des éclaircissements sur ces délits.

« Je ne peut taire que, la veille au soit de cette suppression, Barère me trouvant au Conseil me dit, en présence des ministres Paré, Deforgues et Destounielles : « Il est bien amer, citoyen Dufourny, d'être nommé au tribunal révolutionnaire dans une affaire de conspiration par un citoyen dont la véracité est aussi bien établit que l'est la vôtre », que je lui ai répondu : « N'ai-je pas juré de dire toute la vérité », que Barère, après avoir nié ses relations avec Proly, avait ajouté : « Attaquer un membre du Comité de Salut public, c'est ôter la confiance à ce Comité, c'est attaquer la représentation nationale », que je lui ai enfin répondu : « Oh ! pour ceci, Barère, les principes s'y opposent et j'ai juré de maintenir les principes, ils s'opposent à ce qu'aucun représentant s'enveloppe du manteau de la Convention ou de celui d'un Comité pour se soustraite à l'examen de ses délits personnels, et plus je désire vivement que la Convention et le Comité de Salut publie jouissent de la plus grande confiance, plus je demande que ses membres soient purs et épurés », que Barère se tut, mais que je sut le lendemain matin que, de concert avec l'accusateur public et autres, il a fait supprimer cette édition et ne m'a donné depuis d'autre signe de vie qu'en votant nia mort sous la forme de mandat d'arrêt au 16 germinal. »

Si on se souvient que l'auteur de cette déclaration, Dufourny, ancien président du département de Paris, fut avec Fabre d'Églantine l'inventeur et le metteur en scène de la « Conspiration de l'Étranger », autrement dit du procès des Hébertistes[9], si on se souvient aussi qu'il haïssait Robespierre, qui le fit chasser des Jacobins, on sera en état d'apprécier la valeur de son témoignage. De son propre aveu il chercha, en déposant au procès d'Hébert, à mettre en cause Barère et les hommes du Comité de Salut public. Le procès, qui était en grande partie son œuvre, était dans ses mains une arme politique destinée à. renverser un gouvernement qu'il craignait. Derrière Proli il visait Barère et, sans doute, Collot d'Herbois, ses anciens protecteurs. Derrière Vincent et Ronsin, il visait Pache et Hanriot.

Il est remarquable que Dufourny avait prémédité son coup. Pour que sa déposition au procès d'Hébert atteignît par ricochet le Comité de Salut public, il fallait que cette déposition fût assurée d'une publicité. Dès le 28 ventôse, deux jours avant le procès, il se plaignait aux jacobins de l'inexactitude du Journal de la Montagne et il demandait que la société se procurât un « tachygraphe », c'est-à-dire un sténographe, « qui recueillera tout ce qui aura été dit, afin que le rédacteur ne laisse échapper rien d'essentiel ». Robespierre vit sans doute où Dufourny voulait en venir. Il s'opposa à. sa motion pour cette raison qu'il fallait avant tout connaître les rédacteurs auxquels on aurait affaire : « On est exposé à se tromper dans le choix ; par conséquent, il ne faut encore rien innover, afin de ne pas se mettre dans le cas de changer un mal pour un autre. » Ce que Robespierre ne cligna pas, mais ce qu'il sous-entendait, c'est que la raison d'État s'opposait à la publicité intégrale des débats de la société. Le club se rangea à son avis. Mais, battu sur sa proposition de sténographier les débats des jacobins, Dufourny, qui était tenace, revint à la charge un moment après, quand le club aborda l'ordre du jour, qui était la conspiration hébertiste. « Si on avait recueilli, dit-il, les discussions qui ont eu lieu dans les procédures intentées contre les conspirateurs, la France entière eût été éclairée sur toutes les conspirations et ces lumières auraient beaucoup servi à déjouer les complots, qui depuis ont été tramés. Il est de l'intérêt public que l'on fasse connaître aux départements les délits que le tribunal révolutionnaire aura à juger et les indices qui lui seront donnés par les réponses des accusés. Je demande en conséquence que les jacobins avisent aux moyens de se procurer un tachygraphe, au moins pendant le cours de la procédure et du jugement d'Hébert, Vincent et autres. »

Tranchant, Robespierre répondit : « Je demande la question préalable sur cette nouvelle motion, pour les mêmes raisons qui m'ont paru mériter qu'on ajournât la première. »

Dufourny reprit : » Je désirerais que Robespierre s'expliquât et fît connaître le motif qu'il peut alléguer contre ma motion. »

Alors Couthon intervint : « Un des plus grands moyens que les conspirateurs imaginent pour se sauver est celui de se rendre intéressants ; un autre moyen non moins odieux est celui de diffamer les patriotes les plus purs. Attendez-vous à ce malheur, surtout si le journaliste que vous choisirez se trouve corrompu. Si les conspirateurs se croient perdus, ils chercheront, par un motif de vengeance, à imprimer une tache universelle sur les meilleurs patriotes. C'était là le système de Brissot, Gensonné et autres ; c'est aussi celui d'Hébert et autres, qui sont aussi fins que les premiers. Je demande la question préalable sur la motion proposée. »

C'était une seconde fois invoquer la raison d'État. La liberté de la presse aurait été une arme pour atteindre les gouvernants dans l'opinion publique. Le club une fois encore exprima sa confiance au Comité en votant la motion de Couthon. Dufourny lui-même se rétracta.

Les dantonistes n'eurent pas le sténographe officiel et patenté qui aurait enregistré leurs attaques indirectes contre Barère, contre Collot, contre Robespierre, contre Pache, contre Hanriot, contre tous ceux qui les gênaient aux avenues du pouvoir. Ils furent obligés de s'en passer, mais ils avisèrent. Ils ressuscitèrent d'emblée le Bulletin du tribunal révolutionnaire et ils chargèrent Paris-Fabricius, leur homme qui était greffier du tribunal, de prendre note des débats du procès.

Le rédacteur du Bulletin du tribunal devait se réjouir à l'idée de rendre compte du procès d'Hébert. Ce n'était pas seulement pour lui une belle affaire en perspective, c'était aussi l'occasion d'une vengeance à exercer.

A la séante des jacobins du 6 brumaire, Hébert s'était plaint amèrement de la façon tendancieuse dont les journalistes avaient rendu compte des débats du procès des girondins. R Il est aisé d'apercevoir, avait-il dit, l'intention formelle d'atténuer les torts des accusés, de les justifier, s'il était possible, et d'égarer l'opinion du peuple Il existe lin journal intitulé le Bulletin du tribunat révolutionnaire. L'astuce et l'imposture que l'auteur de ce journal met dans sa rédaction sont inconcevables. Il n'est pas de feuille plus dangereuse pour l'opinion publique, et je vous avoue que Brissot lui-même n'aurait pu écrire en sa faveur avec plus d'adresse. On se garde bien d'y insérer tout ce qui est à la charge des accusés. Après Hébert, un citoyen s'était déchaîné à son tour contre le Bulletin du tribunal. « Cette feuille, dit-il, est tellement dangereuse qu'il est essentiel d'en arrêter la circulation. » Il fit la motion de nommer une commission d'enquête et de dénoncer le rédacteur au Comité de Sûreté générale. La commission fut nommée et la dénonciation suivit son cours.

Il ne semble pas cependant que le Comité de Sûreté générale, où les dantonistes étaient encore très forts et où Fabre d'Églantine portait au moment même sa dénonciation secrète contre les hébertistes, ait donné satisfaction aux jacobins, puisque le Bulletin dit tribunal continua à paraître en frimaire. Mais il est significatif que le journal avait été interrompu juste au moment de la dénonciation d'Hébert et que sa troisième partie, qui parut en frimaire, n'eut que onze numéros. Le rédacteur avait eu peur. Peut-être n'avait-il été sauvé que par l'intervention des dantonistes ? Peut-être était-ce à lui que Dufourny avait songé pour le poste de sténographe officiel dont il avait demandé la création, le 28 ventôse, à. la veille des débats du procès d'Hébert ? En tout cas, il est certain, à mort sens, que le Bulletin, qui reparut le 1er germinal, rendit compte des débats dans le sens que pouvait souhaiter Dufourny. Nous n'aurons pas de peine à le démontrer dans un instant.

Dans la déposition qu'il fit à l'instruction du procès Fouquier-Tinville, et que nous avons citée, Dufourny s'est plaint avec amertume de l'inexactitude du Journal du tribunal révolutionnaire, du Journal et non du Bulletin. Le journal dont il parle ne peut être que la publication officielle qui fut rédigée par les juges Coffinhal, Subleyras et Naulin, et imprimée par Nicolas. Il a prétendu dans sa passion qu'un numéro de ce journal fut supprimé le lendemain du jour où il eut avec Barère une explication fort vive. Il est possible que Barère ait fait, en effet, des reproches à Dufourny sur sa déposition, mais nous avons que le Journal du tribunal révolutionnaire ne fut pas supprimé, mais qu'il cessa de paraître périodiquement après, son numéro 4 pour se transformer en un recueil dans lequel il entra comme partie intégrante. Dufourny invoque à l'appui de son dire le témoignage de Féral. Féral ne parle pas de suppression, mais seulement de suspension.

Si l'erratum, que Féral avait rédigé pour servir de correctif à la publication officielle, s'était retrouvé, nous saurions exactement jusqu'à quel point le juges du tribunal ont remanié et dénaturé les dépositions des témoins. Mais cet erratum, qui existe peut-être dans quelque dossier ignoré, n'a pas encore été mis au jour. Pour contrôler les accusations de Féral, de Pâris-Fabridus et de Dufourny, il ne nous reste que les deux publications simultanées et rivales, celle de Nicolas et celle de Clément-Caillot. Leur comparaison ne peut manquer de nous fournir quelques constatations intéressantes.

La déposition de Dufourny est beaucoup plus longue et plus détaillée dans le Bulletin que dans le Journal, et cela seul est un indice que le rédacteur soignait les dépositions des dantonistes. En outre, on peut relever entre les deux versions des différences significatives. On lit dans le Bulletin[10] : « Ronsin voulait que l'on se ralliât à. La Valette pour conduire à. la guillotine Bourdon de l'Oise, Fabre d'Eglantine, Dufourny, Robespierre. »

On lit dans la publication officielle Procès instruit et lugé au tribunal révolutionnaire contre Hébert, p. 39 : « Ronsin disait dans sa prison à ses coalisés qu'il fallait se rallier pour faire guillotiner Philippeaux. » Les noms de Bourdon, de Fabre, de Dufourny, de Robespierre ont disparu.

La raison de ces différences n'est pas aisée à démêler. Dufourny, en nommant Robespierre à côté de ses amis Fabre et Bourdon, a eu l'intention de rendre le premier solidaire des seconds. Il veut que l'opinion continue d'associer les deux noms de Robespierre et de Danton, que le nom de Robespierre soit un bouclier pour son parti.

Mais Robespierre et le Comité, qui ont déjà décidé à cette date l'arrestation des dantonistes, ne veulent pas que l'opinion s'égare. Les juges du tribunal, qui rédigent le récit officiel, pratiquent donc dans la déposition de Dufourny les suppressions que nous avons relevées.

Pourquoi Dufourny a-t-il nommé La Valette, dont le nom a disparu aussi de la version officielle ? Sans doute parce que La Valette, poursuivi par les rancunes de Duhem et des dantonistes pour sa conduite à Lille, a été défendu et sauvé par Robespierre.

On lit encore dans la version dantoniste de la déposition de Dufourny : « On se demande d'abord quel est le dénonciateur de Desfieux, et l'on répond : c'est Robespierre[11]. » Ce passage a disparu de la version officielle.

A disparu de même cet autre passage de la même déposition : « Proly n'est qu'un intrigant... C'est un homme fort adroit, fort astucieux, rôdant sans cesse autour des comités de la Convention, s'y introduisant sous mille prétextes et rédigeant même quelquefois pour Hérault et Barère, qui avaient beaucoup de confiance en lui...[12] » Il ne faut pas que le public puisse s'imaginer que Barère a eu des relations compromettantes avec un Proli !

Quand Dufourny eut fini de parler, le président Dumas demanda aux accusés ce qu'ils avaient à répondre : « Ronsin, avez-vous dit qu'il fallait se ralier à La Valette pour conduire à la guillotine certains individus par vous désignés ? » Ronsin répond : « Jamais il ne m'est arrivé de former des projets aussi sanguinaires, même contre mes plus dangereux ennemis, et je soutiens le fait de toute fausseté[13]. » La question du président et la réponse de Ronsin, qui figurent en ces termes dans le Bulletin, ont complètement disparu de la version officielle.

Le président demande à Desfieux : « Avez-vous eu le dessein de faire afficher des pétitions tendantes à opérer votre élargissement et celui de vos amis ? Avez-vous entretenu des intelligences tendantes à vous faire un parti chez les Liégeois ? » [Il s'agit des Liégeois réfugiés à Paris, qui soutenaient en majorité la politique hébertiste[14].] Desfieux nie purement et simplement. Cet incident est absolument passé sous silence dans la version officielle mi il n'est nullement question del% Liégeois.

Dumas s'adresse maintenant à Proli : « Proly, avez-vous fait des soustractions dans les bureaux des comités de la Convention, comme vous en êtes accusé ? — R. Je n'ai rien à me reprocher à cet égard et les soustractions dont on me charge n'ont jamais été mon ouvrage... » Cette question et cette réplique sont inconnues à la version officielle.

Si la déposition de Dufourny est incomplète dans le récit officiel, en revanche la déposition de Jacques Moine, agent comptable dans la fabrication des amies, y est relatée d'une façon beaucoup plus précise. C'est ici la version dantoniste qui est écourtée et fautive. Jacques Moine, dans le Bulletin, ne parle qu'en termes vagues des banquiers qui s'étaient enrichis « en faisant passer des fonds aux ennemis extérieurs et aux émigrés. » Dans le recueil de Nicolas, il nomme ces banquiers Grefeuil (lisez Grefuilhe) Mons (lisez Monts), Ces banquiers ne sont pas désignés dans le récit dantoniste, même Moine dit plus loin, dans le recueil de Nicolas, que Desfieux avait des connaissances détestables, « notamment avec un nommé Peyrateau, et que Grefeuil se rendait habituellement au comité qui se tenait chez Desfieux ». Aucune trace de ces financiers dans la version de Clément-Caillot. Les dantonistes n'aimaient pas contrister les banquiers en jetant leurs noms en pâture à l'opinion.

La déposition du peintre Sambat, juré au tribunal, est à peu près semblable dans les deux versions. Cependant, dans la version dantoniste, il y a un peu plus de détails. « Hébert, dit-il dans le Bulletin, dans une affiche, a fait des sorties indécentes centre Danton ! il a essayé de le vilipender par cette affiche. Il y a eu des intrigues de la part de Momoro et Delcloche, concertées avec Vincent, pour faire recevoir ce dernier aux Jacobins… » Rien sur cette affiche d’Hébert dans la version officielle,

Dumas reproche à Proli d'avoir poussé à la paix au lendemain de la trahison de Dumouriez. Proli nie, Dumas, pour le confondre, lui réplique : « Comment accorderez-vous votre réponse avec une lettre de vous à Dampierre : lettre trouvée dans la poche de ce denier, et qui traitait de négociations de paix avec les ennemis ? — R. J'accorderai facilement le tout et je ne dirai que la vérité. Lorsque l'armée du Nord se trouvait réduite dans une certaine stupeur, par quelques échecs procédant de trahisons ou de toute autre cause, quelques membres du Comité de Salut public m'engagèrent à écrire à Dampierre pour l'inviter à insinuer adroitement aux puissances coalisées de reconnaître la République française et de se retirer[15]. » Pour comprendre cet incident, il faut se souvenir que le général Dampierre, que l'influence de Danton avait fait nommer commandant en chef de l'armée du Nord après la trahison de Dumouriez, avait essayé d'entamer des négociations de paix avec le prince de Cobourg sur la base de l'échange de la famille royale avec les conventionnels que Dumouriez avait livrée à l'ennemi. Quand Dampierre fut frappé à mort au début de mai dans un combat, on trouva dans la poche de sa redingote des documents compromettants qui prouvaient l'existence de ses pourparlers avec l'Autriche[16]. Je n'ai pas retrouvé cet incident dans le recueil de Nicolas. Si les dantonistes l'ont relaté et si les juges l'ont passé sous silence, c'est que les uns et les autres avaient sans doute pour cela des raisons, mais qui m'échappent.

La déposition du dantoniste Charles Laveaux, ancien rédacteur du Journal de la Montagne, est écourtée dans la version officielle. Au contraire, la déposition du Belge Charles Jobert (ou Jaubert), espion à la solde du Comité de Sûreté générale, est beaucoup plus longue et circonstanciée dans le recueil de Nicolas que dans le recueil de Clément-Caillot.

Les dépositions des huitième et neuvième témoins, Antoine-Marie-Charles Garnier, député, et Félix-Thomas Riden, greffier à Saint-Lazare, sont assez développées dans la version officielle, alors qu'elles sont réduites à cette ligne dédaigneuse dans la version dantoniste : « Les 8e et 9e dépositions n'ont donné aucun renseignement important. »

La déposition du onzième témoin, qui était le général Auguste Danican, est complètement supprimée dans le recueil dantoniste.

La déposition du douzième témoin, Raymond Verninac, ministre de la République en Suède, mérite une mention particulière, parce qu'elle mit Pache en cause. Il déclara que le 17 ventôse, ayant rencontré le général Laumur, celui-ci lui avait dit « que l'on parloit de l'établissement d'un grand juge ; que l'on désignoit Pache pour remplir cette fonction ; que lui, témoin, parlant de la nécessité de la réunion entre les patriotes, Laumur répliqua : en coupant cinq à six têtes, cela sera bien aisé[17]. »

Le président interpella Laumur sur cette déclaration. Laumur répondit, « ne pas se rappeler s'il a nommé Pache ; déclare au surplus qu'il a raisonné sur le projet de nommer un chef d'après les bruits publics et qu'il a parlé de couper cinq à six têtes comme d'autres choses[18]. »

Il est remarquable que, dans les deux versions, le nom de Pache est en toutes lettres. On peut alors se demander si Féral, Dufourny et Pâris-Fabricius, qui ont accusé les rédacteurs de la version officielle d'avoir intentionnellement supprimé le nom de Pache, ont dit la vérité.

La version dantoniste est beaucoup moins circonstanciée sur cet incident que la version officielle. Elle ne mentionne pas l'interpellation du président à Laumur, ni la réponse de Laumur, qui était un demi-aven. A l'instruction, le 23 ventôse, devant le juge Ardouin, Laumur avait déclaré que le dictateur dont il était question ne serait t ni Danton ni Robespierre, étant de la société des jacobins, mais qu'on croyait qu'on le choisirait dans la municipalité », ce qui était indiquer Pache, tout en ne le nommant pas[19].

Il y a mieux. Le témoin Fleuri-Gombeau, trésorier de la gendarmerie, qui avait assisté à la conversation de Laumur avec Verninac, le 17 ventôse, confirma la déposition de Verninac sur les propos de Laumur. Sa déposition figure dans la version officielle. Il n'en est absolument pas-trace dans la version dantoniste.

Le président interroge de nouveau Laumur sur les déclarations de Gombeau. Laumur répond qu'il a dit à Verninac que « les Cordeliers ayant fait cette levée de boucliers, ils ne choisiroient sans doute que Danton, et ne s'adresseroient ni à Robespierre ni à Pache, contre lesquels ils paroissoient être[20]. » Cette seconde réponse de Laumur a complètement disparu, comme la première de la version dantoniste. Si Coffinhal, Subleyras et Naulin, qui ont rédigé la version officielle, ont substitué, comme Dufourny les en accuse, le nom de Danton au nom de Pache, ils ont été d'une maladresse insigne, car, dans la phrase même- où Laumur nomme Danton, ils laissent subsister les noms de Pache et de Robespierre. Singulière façon de ne pas attirer l'attention publique sur ces deux derniers.

Ce n'est pas tout. Westermann dépose à son tour. Lui aussi a rencontré Laumur, qui lui a parlé de la conjuration « sans avoir l'air d'y applaudir », et Laumur ajouta : « — Oh ! vous ne savez pas le fin mot ; l'on veut un grand juge, le terme de dictateur étant trop connu et trop effarouchant, mais je suis bien sûr que les intrigants n'y réussiront pas[21]. »

Le président, pour la troisième fois, interpelle Laumur. Oui ou non a-t-il parlé d'un grand juge et qui a-t-il désigné pour remplir cet emploi ? Laumur « prétend que c'est le témoin [c'est-à-dire Westermann] qui lui a parlé de Pache, et le témoin au contraire soutient que c'est Laumur[22] ». Cette réponse de Laumur, comme ses réponses antérieures, sont complètement absentes de la version dantoniste. Pourquoi ?

Pourquoi la version officielle relate-t-elle cette mise en cause de Pache, si elle avait voulu à tout prix couvrir ce dernier, comme le prétend Dufourny ?

Il est singulier que Westermann, en relatant le propos de Laumur, s'efforce de décharger celui-ci de toute inculpation. Laumur, dit-il, parlait de la conjuration « sans avoir l'air d'y applaudir ».

Le quinzième témoin, Thérèse-Geneviève Tavernier, veuve Marquis, dépose que, le décadi précédent, Westermann lui avait parlé de la guerre de Vendée « qui serait finie il y a longtemps sans les intrigues de Ronsin » ; que Westermann « ajouta que Danton étoit désigné pour être grand juge ; ce que le témoin répondit croire assez, le nommé Allard, son voisin, lui ayant dit que Danton passoit pour devoir être dictateur[23] ».

Le président interpelle Westermann. Il répond sur Ronsin. Il ne dit-rien du propos sur Danton. Alors le président l'interrompt et lui observe « qu'il étoit possible que Pache, qui avoit jusqu'à présent mérité la confiance du peuple, fut mis en avant par la conjuration sans son adhésion, et observe au témoin qu'il n'est pas possible que l'idée de Pache lui soit venue sans qu'il en ait entendu parler ».

Ce passage de la version officielle — qui n'offre aucune analogie avec la version dantoniste — ne laisse pas d'étonner. Thérèse Tavernier, d'après la version officielle, n'a parlé que de Danton. Westermann n'a parlé ni de Danton ni de Pache, et le président ne parle que de Pache, sans faire allusion à Danton. Cela ressemble par trop évidemment aux propos interrompus. Ce n'est pas la physionomie fidèle des débats. On voudrait pouvoir comparer ici les deux versions, mais la version dantoniste est absolument muette sur Thérèse Tavernier, sur les interrogations du président, sur la réponse de Westermann et la réplique du président.

La fin du procès, les débats des 3 et 4 germinal sont extrêmement écourtés dans la version dantoniste, qui n'a pas noté la déposition du 26e témoin, Pierre Allard, qui revint sur les propos de Westermann relatifs à Ronsin. A cette occasion, le président pressa de nouveau Laumur de s'expliquer sur les propos qu'on lui prêtait relatifs au grand juge. « Laumur, dit la version officielle, qui avoit provoqué la déclaration du témoin sur ce fait, pressé de nouveau de s'expliquer sur le projet de créer un grand juge, avoue en avoir parlé à Westermann et autres, même avoir nommé Danton, mais persiste à dire que ce n'étoit que l'effet du bruit public et de ses combinaisons politiques sur la conduite des Cordeliers[24]. »

A première vue, si on admet la véracité de la Version officielle, que la version dantoniste ne contredit pas sur ce point, il peut paraître surprenant que le général Laumur, inculpé d'hébertisme, ait songé à Danton pour en faire un grand juge. Danton n'était-il pas le chef des ennemis de l'hébertisme ? On semble alors très disposé à croire que le nom de Danton a partout été substitué au nom de Pache, et Dufourny aurait dit la vérité au procès de Fouquier-Tinville.

Cependant Laumur déclara à l'instruction que les noms de Danton et de Robespierre avaient été mis en avant pour le poste de grand juge. Il ajouta qu'on les avait écartés parce qu'ils étaient jacobins. Mais l'aveu reste, Il fut question de Danton dans les conversations qu'il eut avec Westermann, avec Gombeau, avec Thérèse Tavernier, avec Pierre Allart

La présence du nom de Danton dans sa déposition secrète faite à l'instruction ne permet pas de supposer que le nom de Danton n'a pas été prononcé à l'audience et qu'il aurait été partout substitué au nom de Pache par les rédacteurs de la version officielle.

On peut et on doit se demander pourquoi ces rédacteurs, les juges Subleyras, Coffinhal et Naulin, auraient fait ce faux dont Dufourny et Ferrai les accusent ? S'il était absurde de supposer que certains hébertistes aient pu songer à Danton pour les aider à renverser le Comité de Salut public, pourquoi les juges auraient-ils introduit cette absurdité dans les débats du procès ? Quel avantage en eût retiré la cause officielle ? On ne fait pas un faux sans motif, pour le plaisir I Or, s'il était absurde de supposer que les hébertistes avaient pensé à Danton pour la fonction de grand juge, à quoi servait le faux, sinon à jeter le soupçon sur la véracité de la publication officielle'

Mais en quoi la chose était-elle absurde ? Un mois exactement avant la tentative d'insurrection des Cordeliers, le 14 pluviôse, Danton s'était joint à ceux qui avaient demandé la mise en liberté de Vincent et de Ronsin, qui avaient été incarcérés sur la dénonciation de Fabre d'Eglantine. A cette occasion, il avait affecté de se tenir au-dessus et en dehors des partis dans la position d'un arbitre désintéressé : « Ainsi, je défends Ronsin et Vincent contre des préventions, de même que je défendrai Fabre et mes autres collègues tant qu'on n'aura pas porté dans mon âme une conviction contraire à l'opinion que j'en ai. »

Il est remarquable que les hébertistes, qui attaquaient vertement Desmoulins, Philippeaux, Fabre d'Eglantine, Bourdon de l'Oise, Chabot et Basin, épargnent Danton dans les semaines qui précèdent leur tentative et au cours de cette tentative même Hébert, jadis si acharné contre lui au mois d'août 1793, se tait. Vincent, Momoro, Ronsin, tous se taisent. N'avaient-ils pas pour cela leurs raisons ?

De sa prison, l'hébertiste Proli écrivait à Jeanbon Saint-André pour le prier d'intervenir auprès de Danton en sa faveur, « afin de le ramener à des sentiments plus bienveillants pour lui[25] ».

Un ami de Danton, Daubigni, figurait alors dans le parti hébertiste. Il avait violemment attaqué Bourdon de l'Oise -et défendu Rossignol. Daubigni ménageait Danton. Après thermidor, il fut un des rares révolutionnaires qui essaiera, vainement d'ailleurs, de prendre la défense de sa mémoire.

Il est curieux que Westermann ait été intime avec Laumur, un des généraux sur lesquels comptaient les hébertistes, et qui sera guillotiné avec eux. Que signifient ces confidences que Laumur faisait à Westermann sur le plan des conjurés, sur le choix de leur grand juge ? Westermann les écoutait et, quand il déposa au procès, il se porta garant des bonnes intentions de Laumur.

Westermann avait alors à se plaindre du Comité de Salut public qui venait de le destituer. Il aurait dû être arrêté, mais le dantoniste Lecointre avait fait décréter, le x8 nivôse, que, par exception à la loi qui Ordonnait l'incarcération de tous les fonctionnaires destitués, il resterait en liberté. Westermann était un soudard propre à tous les coups de main. Il ne serait pas autrement surprenant que Laumur et Ronsin eussent essayé de l'enrôler dans leur entreprise.

Les partis n'avaient alors aucune fixité ; aucuns contours arrêtés. Parmi les Indulgents comme parmi les Exagérés, il y avait bien des nuances, bien des ambitions, bien des intérêts. Les uns et les autres se sentaient menacés par le Comité de Salut public. Il n'y aurait rien d'impossible que les éléments troubles qu'ils renfermaient eussent cherché à collaborer dans le coup de main qu'ils préparaient comme un moyen de salut.

Laumur savait comme tout le monde les relations de Westermann avec Danton. En lui parlant de dictateur, de grand juge qu'on instituerait après le coup, il a fort bien pu le tâter sur Danton.

A toutes les grandes crises, Danton avait été accusé ide désirer la dictature. L'imprimeur Brune, futur maréchal de France, voisin et ami de Danton, disait au café Procope, au temps de l'agitation républicaine qui suivit la fuite à Varennes, qu'il fallait proclamer M. Danton tribun du peuple[26]. Au ro août 1792, au ro mars et au 31 mai 1793, la presse se fit l'écho des aspirations de Danton à la dictature. Les mêmes bruits coururent en mars et avril 1794[27].

C'est 'un fait que les contemporains ont cru que Danton s'était entendu avec les hébertistes contre le Comité de Salut publie. L'espion royaliste qui, de Paris, informait d'Antraigues lui écrivait, le 20 ventôse, quelques jours avant l'arrestation des hébertistes : « Quelques-uns de ces scélérats d'aristocrates prétendent que Danton est derrière Hébert et qu'il presse ce Père Duchesne de se déchaîner contre Robespierre, que le premier veut dégotter dans l'opinion publique pour se rendre seul maître de nos destinées...[28] » L'espion ajoutait avec finesse que Danton se débarrasserait ensuite d'Hébert et de sa faction quand il s'en serait servi contre le Comité.

Robespierre et Saint-Just eurent la même impression que l'espion royaliste. Ils crurent que les deux factions, hébertiste et dantoniste, cherchaient à se rapprocher et à se liguer : « La faction des Indulgens, qui veulent sauver les criminels, et la faction de l'Etranger, qui se montre hautaine parce qu'elle ne peut faire autrement sans se démasquer, mais qui tourne sa sévérité contre les défenseurs du peuple, toutes ces factions se retrouvent la nuit pour concerter leurs attentats du jour, elles paraissent se combattre pour que l'opinion se partage entre elles ; elles se rapprochent ensuite pour étouffer la liberté entre deux crimes[29]. »

Quand la version officielle du procès des hébertistes met dans la bouche de certains témoins la désignation éventuelle de Danton comme grand juge, non seulement elle ne pèche pas contre la vraisemblance, mais elle ne s'écarte pas de la logique.

Les dantonistes qui, après thermidor, déposèrent au procès de Fouquier-Tinville, ont peut-être raison d'accuser la version officielle d'avoir systématiquement supprimé des dépositions des témoins tout ce qui compromettait Barère et les membres du Comité de Salut public ; ils sont sans doute aussi dans le vrai quand ils accusent le Comité et le tribunal d'avoir eu le dessein de mettre hors de cause Pache et Hanriot, que protégeait Robespierre[30] ; mais on commettrait, à mon avis, une erreur grave en donnant à leurs accusations une portée générale et absolue. De ce, qu'ils ont dit que la version officielle avait parfois attribué à Danton de qui concernait Pache, il ne s'ensuit nullement qu'aucun témoin n'a mis en cause Danton. La déposition de Laumur à l'instruction suffirait à prouver le contraire.

Le silence de la version dantoniste sur ces incidents trahit l'embarras ou la peur.

Nous savons maintenant à quoi nous en tenir. II est évident que dantonistes et gouvernementaux cherchèrent dans le procès des hébertistes des armes les uns contre les autres. Les premiers s'efforcèrent de compromettre les seconds avec les conspirateurs. Les gouvernementaux esquissèrent la manœuvre inverse. Le compte rendu des débats fut un champ de bataille. Il s'agissait de s'emparer de l'opinion publique. C'est ce qu'il ne faut jamais oublier quand on utilise les relations du procès. A les prendre pour argent comptant et sans contrôle, on s'expose à de sérieux mécomptes. N'est-il pas curieux que les auteurs robespierristes de l'Histoire parlementaire de la Révolution, Buchez et Roux, n'aient pas su distinguer entre les deux versions et qu'ils aient reproduit dans leur compilation précisément la version dantoniste ? Ils ont transcrit sans choix et sans critique la première venue, et ils ont préféré celle-là sans doute parce qu'elle était la plus courte.

Il serait grand temps cependant que l'histoire de la Révolution entrât dans une phase scientifique.

 

 

 



[1] Bibliothèque nationale., Lb⁴¹ 3773.

[2] A Paris, de l'imprimerie du tribunal révolutionnaire, rue Honoré, n° 355, maison ci-devant de la Conception. L'an Il de la République française. Bib. nat., Lb⁴⁴ 5032.

[3] Le procès d'Hébert commence la quatrième partie du Bulletin. La première partie, comprenant cent numéros, avait paru du 6 avril au 6 septembre 1793 ; la deuxième partie, comprenant également cent numéros, du 10 septembre 1793 à brumaire an II ; la troisième partie, ne comprenant que onze numéros, du 4 au 8 frimaire an II.

[4] Sur la page de garde, une gravure symbolise la République. Elle représente une femme armée d'une massue qui foudroie le Père Duchesne auprès de ses fourneaux. On lit au-dessous : « La grande frayeur du Père Duchesne ». Bib. nat., Lb⁴⁴ 3774.

[5] Jean-Pierre-Victor Féral fut délégit6 de la ville de Pont-l’Évêque au comité insurrectionnel formé à Caen par les fédéralistes du Calvados, les 14 et 20 juin 1793. Il fut traduit, pour ce fait, au tribunal révolutionnaire qui l'acquitta, faute de preuves. Le Comité de Sûreté générale décerna contre lui un mandat d'amener, mais le Comité de Salut public le nomma en même temps au jury de jugement du tribunal criminel da Caen (Archives nationales, F⁷ 4794).

[6] Archives nationales, W 501.

[7] Souligné dans le texte ainsi que les passages suivants en italique.

[8] Orthographié ailleurs Ferral.

[9] Voir notre étude Fabre d'Églantine inventeur de la Conspiration de l'Étranger, dans la 2e série de nos Etudes robespierristes.

[10] Je cite le Bulletin d'après la reproduction qu'en ont donnée Buchez et Roux dans leur Histoire parlementaire, t. XXXI. La citation est à la page 374.

[11] Buchez et Roux, t. XXXI, P. 374.

[12] Buchez et Roux, t. XXXI, P. 375.

[13] Buchez et Roux, t. XXXI, P. 377.

[14] Voir mon livre La Révolution et les Étrangers, chapitre III.

[15] Buchez et Roux, t. XXXI, p. 380.

[16] Voir mon livre Danton et la Paix.

[17] Procès instruit et jugé contre Hébert, p. 85.

[18] Procès instruit et jugé contre Hébert, p. 85.

[19] TUETEY, Répertoire, t. X, n° 2383.

[20] Procès instruit et jugé contre Hébert, p. 87.

[21] Procès instruit et jugé contre Hébert, p. 87.

[22] Procès instruit et jugé contre Hébert, p. 88-89.

[23] Procès instruit et jugé contre Hébert, p. 89.

[24] Procès instruit et jugé contre Hébert, p. 110.

[25] Voir cette lettre dans les Annales révolutionnaires, 1916, t. VIII, p. 147.

[26] Voir mon livre sur le Club des Cordeliers, p. 133, note.

[27] Voir entre autres la lettre de Miles à Noël, du ri avril 1794, la lettre de Mallet du Pan à lord Elgin, du 3 août 1794, etc.

[28] Voir la seconde série de mes Etudes robespierristes, La Conspiration de l’Etranger, p. 210.

[29] Rapport du 23 ventôse an II.

[30] Voir dans les Annales révolutionnaires, 1916, t. VIII, p. 147 notre note sur l'arrestation de Pache.