ROBESPIERRE TERRORISTE

 

II. — QUELQUES AFFAIRES DE COMMERCE ET D'INTELLIGENCES AVEC L'ENNEMI SOUS LA TERREUR - LE BANQUIER BOYD ET SES AMIS.

 

 

Cet article a d'abord para dans les Annales révolutionnaires de mai-juin 192o.

 

Pendant longtemps, il fut de bon ton, parmi les historiens de la Révolution, de considérer que la formule e agents de Pitt et de Cobourg. *, qui revient si souvent dans les documents de l'époque, n'était qu'une injure banale, sans signification précise, à laquelle il n'y avait pas lieu de s'arrêter. Cette grave erreur a faussé toute la compréhension des grands drames politiques et patriotiques dont la France révolutionnaire fut le théâtre. En effaçant du tableau des événements les menées trop réelles des agents de l'ennemi, les discours et les actes des terroristes ne sont plus apparus avec leurs causes. Ils ont pris l'aspect de gestes de déments ou de fanatiques s'agitant dans l'incohérence et la férocité.

Que les historiens superficiels qui ne travaillent que sur l'imprimé aient commis cette erreur de ne pas prendre au sérieux l'existence des agents de l'ennemi cachés sous un masque démagogique à tous les carrefours du pouvoir révolutionnaire, cela n'accuse que leur légèreté et leur précipitation ; mais que les historiens qui consultent les sources manuscrites et qui ouvrent les dossiers des archives, que les historiographes du tribunal révolutionnaire notamment, les Campardon et les Wallon, n'aient pas vu plus clair que les antres, qu'ils aient passé à côté de la vérité qui sortait éclatante des dossiers qu'ils avaient sous les yeux, la chose étonnerait et scandaliserait, si on ne savait par expérience à quel degré la passion politique et confessionnelle, les partis pris légendaires, aveuglent les meilleurs esprits, dès qu'ils sont en présence de la Terreur. Ici, on ne raisonne plus, on ne comprend plus, on voit rouge.

Les études que j'ai réunies sous le titre La Révolution et les étrangers ont fait revivre quelques-uns des plus notoires de ces agents de Pitt et de Cobourg, qui inquiétèrent à juste titre les grands patriotes qui siégeaient au Comité de Salut public. Mais je suis loin, hélas ! d'avoir épuisé le sujet. Je n'ai guère fait qu'en montrer l'intérêt et l'importance.

Plus on approfondira la connaissance de l'époque, plus on s'apercevra que le tribunal révolutionnaire a été essentiellement une institution de défense nationale, plus on se rendra compte des services rendus, qu'on mettra enfin en regard de ses erreurs et de ses crimes.

Une bonne partie, peut-être la plus considérable, des affaires qui furent portées devant le terrible tribunal furent des affaires de commerce et d'intelligences avec l'ennemi, une catégorie de causes qui furent réservées, pendant la dernière guerre, à la compétence des conseils de guerre.

Les procès de cette nature s'enchaînent les uns les autres. Les révélations des accusés et des témoins, les découvertes des perquisitions font apparaître sans cesse de nouvelles complicités. On saisit à la poste une lettre d'émigré, on arrête le destinataire. La perquisition amène la découverte de nouvelles lettres où il est question d'autres correspondants de l'ennemi. Ceux-ci, à leur tour, sont perquisitionnés, et ainsi de suite. Les procès se succèdent, distincts en apparence, et c'est cependant une seule et unique affaire qui continue. Souvent l'accusé principal, celui vers lequel viennent converger les poursuites, a réussi à se mettre à l'abri et la justice ne saisit que les comparses.

La plupart des agents de l'étranger s se recrutaient dans le monde de la banque, qui était souvent, en ce temps-là comme aujourd'hui, un monde cosmopolite et interlope. Les grandes maisons de banque qui existaient à Paris étaient presque toutes aux mains de Genevois, de Suisses, d'Allemands, de Hollandais ou d'Anglais. Les Français d'origine ne formaient certainement qu'une minorité dans ce commerce de l'argent, international par nature et par destination. Une série de monographies consacrées aux principaux manieurs d'argent de l'époque rendraient les plus grands services, même pour la compréhension de l'histoire politique. Ce n'est pas de nos jours seulement que la finance fonde des journaux, fait l'opinion publique et les élections, s'empare de la machine à légiférer. Or, nous ignorons tout des banquiers de l'époque révolutionnaire. Il est certain cependant qu'ils ont exercé sur les événements un rôle considérable. On découvre leur main dans la prise de la Bastille[1] dans la déclaration de guerre contre l'Autriche, dans les obscures tentatives de corruption qui divisèrent le parti Montagnard. Les Genevois surtout, groupés autour de Mirabeau, qui savait les utiliser, à titre plus onéreux pour eux que gratuit, les Panchaud, les Clavière, les Grenus, les Delessert, formèrent une colonie remuante et ambitieuse, pratiquant entre ses membres une solidarité étroite fondée sur la communauté des haines `confessionnelles autant que sur la solidarité des intérêts. Aussi longtemps que l'histoire des banques et des banquiers ne sera pas faite, il restera toujours quelque chose d'obscur et d'incomplet dans l'explication des événements.

Ne dissimulons pas que l'entreprise sera longue et ardue. Les papiers des- banquiers échappent d'ordinaire aux atteintes des historiens. Ceux-ci ne peuvent reconstituer leur action que par les traces qu'elle a laissées dans les dossiers judiciaires. Mais, par une bonne fortune singulière, à l'époque révolutionnaire, la plupart des banquiers devinrent suspects. Beaucoup furent arrêtés et quelques-uns condamnés, et ce qui fit leur malheur fait la joie du chercheur.

Pour mes enquêtes sur les agents de l'étranger et sur les politiciens leurs complices, j'ai été amené à fouiller les archives du tribunal révolutionnaire et du Comité de Sûreté générale. J'ai pu rassembler ainsi quelques renseignements sur deux banquiers anglais, établis à Paris, rue de Grammont n° 9, quelques dizaines d'années avant la Révolution, sous la raison sociale Boyd et Ker.

Walter Boyd, qualifié de junior dans les documents, jouissait de la confiance de Pitt, dont il était le banquier comme il l'était aussi du Foreign office[2]. Outre sa maison de Paris, il possédait un établissement à Londres, sous la raison sociale Boyd, Benfield and Co[3]. Ses affaires étaient prospères. Il était le correspondant à Paris de la grande maison bruxelloise Veuve Nettine et Cie, qui lançait les emprunts du gouvernement autrichien. Il s'intéressait aux affaires coloniales comme aux opérations financières proprement dites. Je vois qu'à la date du 14 avril 1790, il est nommé avec Sabatier l'un des commissaires délégués à la caisse par les administrateurs de la nouvelle Compagnie des Indes[4].

Comme tous les banquiers qui veulent inspirer confiance, il menait grand train. Il possédait à Boulogne-sur-Seine une agréable maison de campagne entourée d'un grand parc à l'anglaise où il élevait des daims en liberté[5]. Célibataire, à ce qu'il semble, il avait une maîtresse en titre, Marie-Nicole Montréal, qu'il logea somptueusement rue projetée Michaudière, avec un ménage pour la servir[6]. Marie-Nicole n'avait que vingt-trois printemps quand elle connut Boyd, le 4 novembre 1791. Elle était à Paris depuis un an seulement.

L'associé de Boyd, Jean-Guillaume Ker, était un Écossais d'Edimbourg âgé d'une quarantaine d'années. Il avait comme maîtresse une femme mariée, âgée de trente-cinq ans, Catherine-Denise-Jeanne d'Estat, dont le mari, Tobie Gothereau Billens, membre de la république de Fribourg et ancien officier aux gardes suisses, était retourné en Suisse après le 10 août[7]. Mole de Billens, qui se faisait appeler baronne, tenait un petit salon aristocratique dans son appartement du cul-de-sac Taitbout, n° 16, où fréquentaient notamment un ancien gentilhomme de la chambre, Jean-Baptiste-Emmanuel Rœttiers, et le marquis de Charras et sa femme, née Rœttiers de Chauvigny. -

Mme de Billens avait une nombreuse famille. Son frère, Michel d'Estat dit Bellecour, était parti en 1783 pour la Russie et y était parvenu au grade de major de cavalerie. Il était revenu en France le 27 juin 1791, juste au lendemain du retour de Varennes. Agé de trente et un ans en 1792, il vivait avec une femme Livry, amie intime de sa sœur[8].

Si la baronne de Billens et son frère Bellecour fréquentaient plutôt les aristocrates, leurs sœurs, mêlées au monde de la galanterie, ne répugnaient pas à se lier avec les jacobins. Toutes deux habitaient Versailles. La plus jeune était entretenue par le fournisseur d'Espagnac, ancien abbé, qui s'était procuré à la Montagne d'utiles, amitiés. L'aînée, qui se faisait appeler Bellecour comme son frère, était la maîtresse du chargé d'affaires d'Espagne Ocariz, qui avait essayé de sauver Louis XVI en offrant au capucin Chabot +millions à répandre parmi ses collègues pour acheter leurs suffrages. Des témoignages nombreux et concordants prouvent que Chabot était l'ami des sœurs d'Estat et les prenait sous sa protection[9].

Il ne semble pas que, pendant les premières années de la. Révolution tout au moins, les deux banquiers anglais Boyd et Ker aient exercé une action dans les milieux politiques. Du moins, cette action n'a-t-elle pas laissé de traces. Ils s'abstenaient de se faire inscrire aux Jacobins, où les banquiers ne manquaient pas. Mais ils commettaient l'imprudence d'entrer. Boyd au club de Valois et Ker au club monarchique, deux clubs aristocratiques[10].

Aussi éprouvèrent-ils quelques craintes de la chute de la royauté. Après le 10 août, Boyd et sa maîtresse quittèrent un moment Paris. Ker leur procura un passeport par l'intermédiaire du banquier Bérard, qui commandait le bataillon des Filles-Saint-Thomas et qui jouissait dans sa section d'une grande influence. La Montréal quitta aussi Paris, le 8 septembre 1792, pour se rendre à Dunkerque, où elle séjourna jusqu'au 23 du même mois. Elle expliquera plus tard au comité révolutionnaire de la section Le Pelletier qu'elle s'était absentée a parce qu'il y avait un peu de bruit à Paris C'était au lendemain des massacres des prisons.

Les débuts de la Convention semblent avoir rassuré les deux banquiers anglais. Les Girondins gouvernaient et les Girondins s'appuyaient sur les classes dirigeantes.

Les choses se gâtèrent avec la déclaration de guerre à l'Angleterre (ter février 1793). Pitt plaçait les sujets français résidant en Angleterre sous la surveillance de la police. La France, par cosmopolitisme humanitaire, hésitait d'abord à user de représailles. Elle laissait aux sujets ennemis séjournant sur son territoire une liberté entière. Mais, après les premières défaites de Belgique, contemporaines du soulèvement vendéen, en mars 1793, étaient institués dans chaque commune des comités de surveillance chargés de dénombrer les sujets ennemis et de prendre contre eux les premières mesures de précaution.

Le décret instituant la surveillance des étrangers est du 18 mars. Huit jours plus tard, Jean-Guillaume Ker se fit délivrer sans difficulté par le directoire du département de Paris un passeport pour Londres. Le procureur général syndic du département Lullier avait des relations intimes avec le baron de Batz, avec qui Ker était lié. Est-ce lui qui fit délivrer le passeport ? Toujours est-il que le banquier anglais partit aussitôt pour Londres. Il était à Abbeville le 29 mars, à Calais le 7 avril, à Dunkerque le lendemain[11].

Il avait laissé à Paris la baronne de Billens, mais il avait eu soin de remettre à Boyd un pouvoir pour lui ouvrir un crédit. De Woodburn où il résidait en Angleterre, il écrivait à sa maîtresse de longues lettres très tendres qu'il lui faisait parvenir par Liège[12]. Dans une de ces lettres datée du 10 août 1793, il lui conseillait d'aller s'installer chez la marquise de Charras.

Comme il communiquait sans difficulté, malgré la guerre, avec sa maîtresse, il pouvait communiquer de même avec son associé Boyd, qui était resté à Paris à la tête de la maison de banque.

Mais les rigueurs contre les étrangers s'aggravaient du même pas que les dangers de la patrie. A la fin du mois de juin, Boyd fut accusé t d'être en correspondance avec Pitt et de distribuer à Paris de l'argent pour favoriser la Contre-Révolution e. Il fut un moment arrêté. Il est probable qu'on ne trouva rien ou que la protection de Chabot le fit remettre presque aussitôt en liberté. « On se plaint, écrivit le journaliste girondin Dulaure, de la facilité avec laquelle cet homme très suspect a été absous[13]. » Ce n'était qu'une première alerte.

Le 7 septembre, deux jours après que la Terreur fut mise officiellement à l'ordre du jour, la Convention ordonna des perquisitions chez tous les banquiers sujets ennemis et la mise de leurs biens sous séquestre. La mesure s'exécuta à Paris, dans la nuit du 7 au 8 septembre. Mais le lendemain 8, sur les observations du député Ramel, la mesure fut rapportée, sous prétexte qu'elle exposerait à la confiscation les créances des Français à l'étranger. Les scellés déjà apposés sur les papiers des banquiers étrangers furent levés. Mais il faut croire que les papiers découverts à la banque Boyd avaient paru suspects, car les scellés, par exception, y furent maintenus pendant plusieurs jours encore.

Boyd s'efforça d'intéresser à la levée de ses scellés les députés Chabot et Delaunay, tous deux membres du Comité de Sûreté générale. Chabot, qui avait déjà pris parti, le 9 septembre, à la tribune de la Convention, contre le séquestre des biens des sujets ennemis, n'hésita pas à prendre en mains la cause du banquier anglais. Il alla trouver Robespierre qui, dès les premiers mots, lui dit que Boyd était un conspirateur, un agent de Pitt grondait par Robespierre, Chabot se rendit au département. Il vit Lullier, qui lui promit de faire lever les scellés, mais qui n'en fit rien. Les scellés furent cependant levés, après une démarche du baron de Batz auprès de Lullier, si -on en croit Chabot. Le député Delaunay a déclaré que Chabot avait reçu du banquier anglais 300.000 livres pour ses bons offices dans cette circonstance. Le baron de Batz racontera, dans sa Journée des soixante, que Chabot avait fait chanter Boyd pour lui extorquer 200.000 livres « le couteau sur la gorge ». Boyd céda. « II ne paya cependant les 2000.000 livres qu'en lettres de change acquittables après l'événement. » Le récit de Batz et les déclarations de Delaunay sont d'ailleurs confirmés par d'autres sources[14].

Le répit que Boyd avait acheté si cher ne fut pas de longue durée. A la nouvelle, d'ailleurs fausse, que le représentant Beauvais avait été supplicié par les Anglais, maîtres de Toulon, la Convention remit en vigueur, le 9 octobre, le décret du 7 septembre, qui avait ordonné l'arrestation de tous les sujets anglais et le séquestre de leurs biens. Boyd fut prévenu immédiatement et, le soir même, muni d'un passeport que lui avait sans doute procuré Chabot, il quittait Paris et la France[15].

Quand le lendemain, 10 octobre, les commissaires du comité de surveillance de la section Le Peletier, Jean-Claude Boichut et Pierre Cornet, se présentèrent sa banque, rue de Grammont, n° 9, ils ne trouvèrent plus que le caissier Antoine-Grégoire Geneste, qui leur dit qu'il venait d'acheter, au prix de 15.000 livres, les bureaux et la caisse de la maison Boyd. Il exhiba la quittance de cet achat et il ajouta que son entrée en jouissance commençait le jour même[16].

Boyd, contre lequel le comité de surveillance de la section Le Peletier avait lancé un mandat d'arrêt, le 19 du premier mois (10 octobre), resta introuvable. Quand la police se présenta à sa maison de Boulogne, pour apposer les scellés, le 26 du premier mois (17 Octobre 1793), elle ne trouva personne. mais les scellés avaient déjà été apposés quatre jours plus tôt par les nains du comité révolutionnaire de Boulogne.

Jusque-là Boyd n'avait été recherché et inculpé que comme sujet ennemi et non comme conspirateur. Robespierre le soupçonnait déjà d'être l'agent de Pitt. Mais les commencements de preuves manquaient[17]. L'affaire prit un autre aspect, quand, le 26 brumaire, Chabot et Basire vinrent révéler au Comité de Sûreté générale un grand complot de corruption et de contre-révolution qu'avaient tramé dans l'ombre, à les en croire, leurs collègues Julien de Toulouse et Delaunay d'Angers, inspirés par le baron de Batz et divers autres banquiers contre-révolutionnaires. Chabot avait accusé Batz d'avoir spéculé sur les scellés de Boyd. Il avait ajouté que Batz s'était aidé de Delaunay pour cette opération et il avait précisé que Delaunay « voyait souvent la maîtresse de Boyd », c'est-à-dire la Montréal[18].

Les Comités de gouvernement, faisant état des révélations de Chabot, comprirent Boyd dans les mandats d'arrestation qu'ils lancèrent le 27 brumaire, à 3 heures du matin. Trois jours plus tard, le 3o brumaire, ils lancèrent le nouveau mandat d'arrêt qui suit :

Du 30 brumaire, l'an 2e

Le Comité [de Sûreté générale] arrête que la nommée M outré al, demeurant rue projettée Michaudière, maîtresse du nommé Boid, anglais, chef de la maison Boid, Ker et compagnie, dans laquelle étoit associé La Borde[19], qui vient de partir avec un faux passeport et que ladite Montréal se propose d'imiter, sera saisie par le porteur du présent, autorisé, pour cet effet, à faire réquisitions civiles et militaires ; examen sera fait des papiers et extraction de ceux trouvés suspects qui seront apportés au comité ; le scellé sera apposé sur ses autres papiers et effets et sur ceux dudit Boid, procès-verbal dressé e% ladite Montréal et tous autres chez elle trouvés suspects conduits dans une maison d'arrêt pour y rester détenu • par mesure de sûreté générale. Le porteur est autorisé de plus à faire toutes les informations nécessaires pour découvrir les auteurs du faux passeport délivré à Boid qui s'est soustrait par ce moyen au décret contre les Anglais.

M. BAYLE, Philippe RÜHL, LOUIS, DAVID, JAGOT, GUFFROY, LAVICOMTERIE[20].

 

Le mandat fut immédiatement mis à exécution. Marie-Nicole Montréal, interrogée, le 3 frimaire, par le comité révolutionnaire de la section Le Peletier, ne fit aucune difficulté pour reconnaître que Boyd était venu chez elle sur les 7 heures du soir, le 9 octobre, jour du vote du décret contre les Anglais. Il était resté jusqu'à 9 heures du soir et, depuis, elle ne l'avait plus revu. Elle ne savait pas ce qu'il était devenu, ni s'il s'était muni d'un passeport. La Montréal fut envoyée à la Petite Force.

Déjà la police recherchait toutes les personnes qui avaient été en relations avec les deux banquiers anglais. Elle avait appris qu'un huissier de la Convention, qui était en même temps traiteur, venait souvent chez. Boyd et chez sa maîtresse. Celle-ci, interrogée à ce sujet, avait reconnu que Rose avait mangé quelquefois chez elle. La femme de chambre avait précisé que Rose était encore venu à la maison trois fois depuis le décret contre les Anglais. Rose fut mis sous la surveillance d'un gendarme, sans pour cela quitter ses fonctions d'huissier à la Convention[21].

Le comité révolutionnaire de la section du Mont-Blanc perquisitionnait au domicile de Ker, chez sa maîtresse, Mme de Billens. Il découvrait la correspondance de Ker, la correspondance de la baronne. Il jetait un coup de filet sur tous les habitués du salon du n° 16 du cul-de-sac Taitbout. Arrêtés vers le milieu de frimaire, la baronne de Billens, le marquis et la marquise de Charras, J.-B.-Emmanuel Rœttiers, étaient traduits, le 11 pluviôse, devant le tribunal révolutionnaire pour correspondances et intelligences avec l'ennemi. Rœttiers avait été en correspondance avec l'émigré Corberon. Des lettres compromettantes avaient été trouvées chez ses coaccusés. Tous furent condamnés à mort le même jour, 11 pluviôse[22].

Les débats du procès intenté à la femme Billens et à ses coaccusés avaient attiré l'attention sur le caissier de la maison Boyd, Antoine-Grégoire Geneste, qui avait repris la suite des affaires, après la fuite de son patron. Il avait été prouvé que Geneste avait fourni des fonds à Mme de Billens à une date postérieure au décret sur le séquestre des biens des Anglais, et ces fonds provenaient d'un ordre donné par Ker. En conséquence, le comité révolutionnaire de la section du Mont-Blanc lançait un mandat d'arrestation contre Geneste, rue des Moineaux, maison du tonnelier, n° 409, le 19 ventôse an II, sous l'inculpation de commerce avec l'ennemi. Geneste, interrogé le 22 ventôse, reconnaissait qu'il avait remis à Mine de Billens environ 2.700 livres en deux fois. La perquisition faisait découvrir les deux reçus que Mme de Billens lui avait signés. La somme avait été avancée sur le compte d'un banquier bruxellois, c'est-à-dire sujet ennemi, Charles-Robert Gomart[23]. Ce compte avait été ouvert le 10 octobre 1793, c'est-à-dire le lendemain du départ de Boyd et postérieurement au décret du séquestre. Les lettres de Gomart, trouvées sous les scellées, prouvaient la réalité du versement des fonds.

A cette question des commissaires : « A luy demandé de nous déclarer quelle marche tiennent les Anglais pour faire passer des fonds à des personnes qu'ils peuvent devoir en France ? e Geneste déclara : « A répondu qu'il ne leur connaissoit d'autres moyens que de s'adresser à des banquiers tant de Bruxelles que d'autres endroits, lesquels faisoient passer des assignats en France. » Geneste fut écroué à la Conciergerie, puis transféré à Sainte-Pélagie le 29 ventôse. Une circonstance aggravait son cas. Sa femme, qu'il avait épousée à Bruxelles en février 1793, avait quitté Paris au mois de septembre pour retourner en Belgique, sous prétexte de la maladie de sa mère. Elle avait donc émigré. On avait trouvé dans la perquisition les lettres qu'elle adressait de Bruxelles à son mari. D'autres documents, plus graves encore, avaient été saisis : des lettres signées Veuve Nettine et Cie, raison sociale de la grande banque de Bruxelles, et datées d'octobre à décembre 1793 ; une traite de 200.000 florins sur une banque d'Amsterdam et datée de Bruxelles le Ier février 1794 ; des lettres de banquiers de Londres, Livourne, etc. Toutes ces pièces prouvaient que la banque Geneste n'avait pas interrompu, malgré la loi, ses opérations avec l'ennemi.

La traite de 200.000 florins sur Amsterdam prouvait que Geneste était l'agent du banquier Laborde de Méréville, qui tentait de faire passer, par son intermédiaire, des fonds à son fils, le célèbre constituant ami des Lameth, qui avait émigré à Londres.

Geneste eut beau essayer de se justifier dans un long mémoire où il plaidait les circonstances atténuantes et où il rappelait qu'il s'était enrôlé dans la garde nationale au moment de la prise de la Bastille, qu'il y avait été nommé sergent-major, que sa compagnie avait demandé sa mise en liberté. Que comptaient les preuves de civisme devant les pièces à conviction accablantes ?

Geneste fut livré à Fouquier-Tinville, en même temps que le vieux banquier Joseph Delaborde et d'autres aristocrates en relations plus ou moins directes avec Boyd, Ker, Mine de Billens, etc. Du nombre étaient Pierre Hariague de Guibeville, M.-Cl.-Emilie Hariague, veuve de Bonnaire ; Michel d'Estat Bellecour, frère de la Billens ; Jeanne-Marie Nogué, veuve de Nolin d'Ivry, sa femme ou sa maîtresse ; Rollot fils, ancien officier ; Gongenot, ancien maître d'hôtel du roi et syndic de la Compagnie des Indes. Tous furent condamnés à mort le 29 germinal an II[24].

La chaîne fatale entraînait tous ceux qui avaient été en rapport avec les agents de Pitt en fuite.

Le jour même du procès de Geneste et de ses complices, le 29 germinal, Fouquier-Tinville requérait en pleine audience l'arrestation d'un témoin dont la déposition lui avait paru suspecte.

Attendu qu'il résulte de la déposition de Thomas-Simon Bérard, âgé de 53 ans, commandant de la garde nationale de la section de 1792, demeurant rue de Gramont, n° 10[25] ;

Qu'il étoit intimement lié avec Boid et Ker, banquiers émigrés ; que la veille du 10 aoust, le bataillon de la section des Filles-Saint-Thomas a passé la nuit au ci-devant château des Tuileries ; que ce bataillon a été passé en revue le lendemain, 10 aoust, par Capet, que Bérard étoit capitaine d'une des compagnies de ce bataillon, que le même jour il a accompagné Capet à la Convention, qu'il résulte en outre de la déposition d'Edouard Prudente, témoin, que le 10 aoust a été vue chez Bérard remettante à sa femme un paquet renfermé dans un carton ; que le banquier Ker s'est aussi rendu le même jour chez ledit Bérard ; que toutes ces circonstances réunies ne permettent pas.de douter que ledit Bérard entretint alors et a depuis continué d'entretenir des intelligences criminelles avec Boid et Ker, émigrés et conspirateurs ;

... Appert le tribunal, après avoir entendu le réquisitoire de l'accusateur public, avoir ordonné qu'il seroit décerné un mandat d'arrêt contre ledit Bérard pour ensuite être par l'accusateur public requis et par le tribunal ordonné ce qu'il appartiendra[26].

 

Bérard fut arrêté séance tenante. Le lendemain, le comité révolutionnaire de la section du Mont-Blanc commençait une enquête sur son compte. Le 1er floréal, la veuve Carouge, domiciliée rue et cul-de-sac Taitbout, n° 16 (c'était l'adresse de Mme de Billens), déclarait devant ce comité que « le nommé Bérard étoit l'intime ami de Boet (sic) et Ker, qu'il faisoit de grandes affaires ensemble, que d'ailleurs ils étoient intimement liés ensemble, puisque Ker a dit à la Billens, après l'affaire du dix aoust qui les a forcé de partir, qu'elle ne soit pas en peine pour les passeports, que son ami Bérard, qui étoit bien dans la section, luy en feroit avoir sans être obligé de parottre, ce qui a eu lieu effectivement, puisqu'ils sont partis quelque temps après ; déclaration faite à la Billens par Ker en présence d'elle déclarante... »

Le 3 floréal, le citoyen Lombard, demeurant, lui aussi, rue Taitbout, n° 16, déclara à son tour « qu'étant au service de Ker, il a vu le nommé Bérard venir chez ledit Ker, depuis longtems qu'ils étoient très liés ensemble, et un jour Ker parloit à luy déclarant des patriotes et des aristocrates ; luy déclarant dit à Ker : Mais M. Bérard est patriote ! — Comme tous ceux qui ont quelque chose à garder, a répondu ledit Ker en luy souriant ».

Le même jour, la veuve Fragalde confirma l'intimité qui régnait 'entre Bérard et Ker, qui se voyaient très fréquemment.

Il n'en fallait pas plus pour rendre le pauvre Bérard très suspect. En vain, le comité révolutionnaire de la section Le Peletier essaya de venir à son secours. Il certifia, le 2 floréal, que rien n'était parvenu à sa connaissance qui pût faire douter de ses sentiments patriotiques. Il rendit hommage à son civisme. En vain, la société populaire de la même section Le Peletier vint à la rescousse le 7 floréal, en attestant que, depuis le commencement de la Révolution, Bérard S'était s constamment montré bon patriote et zélé républicain s. L'ami de Ker fut traduit au tribunal révolutionnaire, en même temps que les deux frères Tassin, l'aîné Louis-Daniel, ancien banquier, et le cadet Gabriel, dit Tassin de l'Etang. Celui-ci avait commandé le bataillon des Filles-Saint-Thomas, qui avait pris part à la défense des Tuileries, le 10 août 1792. Bérard protesta qu'il n'avait jamais aimé Tassin de l'Etang, son chef de bataillon, qu'ils étaient, au contraire, en mauvais termes depuis le début de la Révolution. Mais il avoua qu'il avait conduit sa compagnie aux Tuileries le 9 août au soir. Il ne put nier ses relations avec Ker. Il fut condamné à mort, le 14 floréal, en même temps que les deux Tassin[27].

Plus heureux que leurs amis, Boyd et Ker gardèrent leurs têtes sur leurs épaules.

Boyd conserva toute la confiance de Pitt. En fructidor an IV, sous le Directoire, un agent secret du gouvernement français, qui n'est pas autrement désigné que par la lettre I, se présenta à lui pour offrir de procurer la paix à l'Angleterre en achetant plusieurs personnes des hautes régions officielles françaises[28]. M. Raymond Guyot, qui nous révèle le fait, ajoute qu'il l'a puisé dans les Chatham papers au Record office, où est conservée une correspondance de Boyd. Si cette correspondance était connue, peut-être nous permettrait-elle d'élucider le rôle exact que ce banquier a joué à Paris sous la Terreur. M. Guyot, qui ne l'a consultée que pour la période du Directoire, nous apprend encore qu'en l'an V, Boyd fut envoyé par Pitt à Paris pour ménager un accord secret avec le gouvernement français[29]. Après le 18 fructidor, il servait encore d'intermédiaire entre Londres et Paris. Il est donc vraisemblable que les pressentiments de Robespierre n'étaient pas sans fondement.

Boyd revint encore en France après la paix d'Amiens, en 1802. Il s'y attarda et, quand la guerre recommença, il fut retenu comme otage, ainsi que tous ses compatriotes qui séjournaient sur notre territoire. Il né fut relâché qu'en 1814.

Les traités de Vienne mirent à notre charge les créances que les sujets anglais avaient à faire valoir contre notre gouvernement pour les dommages qui leur avaient été causés pendant les guerres révolutionnaires et napoléoniennes. Walter Boyd revint à Paris en 1819 pour dresser l'état des indemnités qui lui étaient dues et qui furent payées, conformément au traité[30].

Il nous a semblé que, si incomplète qu'elle soit, l'histoire du banquier Boyd et de ses amis français jetait quelque lumière sur les dessous du régime révolutionnaire. Environné d'un monde d'ennemis qui l'attaquent de toutes parts, ce régime se défend comme il peut, en frappant tous ceux qu'il soupçonne d'intelligences avec les gouvernements étrangers. A défaut de preuves formelles, les indices parfois lui suffisent. Il réprime le commerce avec l'ennemi de la Même façon que nos conseils de guerre l'ont réprimé dans la grande tourmente que nous avons traversée. L'affaire Geneste offre une analogie frappante avec certaines affaires qui ont été jugées récemment, et ce n'est pas seulement sous la Terreur qu'une chaîne invisible a traîné les coupables ou les demi-coupables à l'échafaud ou au poteau d'exécution.

 

 

 



[1] Voir mon article sur les Capitalistes et la prise de la Bastille, dans l'Ecole de la Vie du 3 octobre 1918.

[2] D'après la National Biography. Il était né en 1754 et il mourut en 1837.

[3] Archives nationales, W 348. Dossier des poursuites contre Antoine-Grégoire Geneste, caissier de la maison Boyd.

[4] Archives nationales, AJ¹ 544 (Papiers de la Compagnie des Indes).

[5] Arch. de la Seine, 704 (dossier des biens séquestrés appartenant à Boyd).

[6] Archives nationales, F⁷ 4774⁵¹ (dossier Montréal).

[7] Archives nationales, W 316 (affaire Billens, etc.).

[8] Archives nationales, W 348 (affaire Guibeville, Bellecour, etc.). Une femme Livry tenait, rue Neuve-des-Petits-Champs, une maison de jeu où on n'était admis que sur invitation. Est-ce cette dame avec laquelle Michel d'Estat vivait maritalement ?

[9] Archives nationales, W 357 (procès Bérard). La veuve Carouge, qui habitait dans la même maison que Mme de BilIens, déposa, le ter floréal an II, que d'Estat l'aînée avait des correspondances avec Ocariz, qu'elle était l'amie de Chabot, qu'elle tut avait avoué qu'elle avait fait sortir d'Espagnac de prison. par la protection de Chabot, etc. Son mari confirma sa déposition, ainsi que Pierre-Antoine Duvillier. Chabot avoua dans ses lettres, écrites à Robespierre de sa prison, les offres d'argent qu'Ocrait lui avait faites au moment du procès de Louis XVI. La jeune d'Estat, maîtresse de d'Espagnac, fut arrêtée au début d'avril 1793, quand le fournisseur, considéré comme complice de Dumouriez, fut frappé d'un mandat d'arrêt. Mais on la remit en liberté presque aussitôt (voir la lettre de d'Espagnac à julien de Toulouse du 9 avril 1793, dans mon livre Etudes robespierristes, 1re série, p. 167-168). Sur les intrigues de Chabot et de Danton dans le procès du roi, voir mon livre Danton et la paix. La correspondance de Chabot avec Robespierre est reproduite dans mon livre L'affaire de la Compagnie des Indes.

[10] Baron de BATZ, Les conspirations de J. de Batz, t. II, p. 20.

[11] Archives nationales, W 316.

[12] Les lettres de Ker sont au dossier de sa maîtresse, W 316.

[13] Le Thermomètre du jour du 2 juillet 2793. Voir aussi le Moniteur, t. XVI, p. 745.

[14] Voir le mémoire apologétique de Chabot que nous avons publié en 1914 ; Le Baron de Bals, par son petit-fils, t. II, p. 208 ; la note remise par Bous à Dufourny, au moment où les Jacobins décidèrent de soumettre Chabot à l'enquête, Arch. nat., W 342 ; les lettres de Chabot et les déclarations de la maîtresse de Delaunay publiées dans mon livre sur l'Alaire de la Compagnie de$ Indes ; la déclaration du chirurgien Henry Jacob devant la section de Brutus, le 29 brumaire an II, etc. Le département de Paris, par arrêté du 17 septembre 1793, autorisa un de ses membres, André-Henry Dunouy, à lever les scellés sur les registres et papiers de la maison Boyd-Tier, « en se conformant aux dispositions prescrites pour la levée des scellés chez les banquiers régnicoles, à la charge néanmoins de faire distraction de toutes les traites sur l'étranger et à ne laisser pour être acquittées que les traites sur les régnicoles ». La levée des scellés eut lieu le lendemain. Arch. nat., 4615.

[15] Interrogatoire de la Montréal devant le comité révolutionnaire de la section Le Peletier, le 3 frimaire an II. Archives nationales, F⁷ 4774⁵¹.

[16] Arch. net., F⁷ 4613. Dossier Boyd-Ker.

[17] On avait simplement saisi na paquet de lettres adressées à Boyd, où figurait un billet d'un banquier de Lyon, Chabot, qui demandait à Boyd s'il pouvait lui négocier une lettre de change de 1.900 livres sterling qu'il possédait et que la banque Gomart de Bruxelles avait tirée à l'ordre de P. S. Dalahaut et fils (Archives nationales, 4615).

[18] Voir mon livre l'Affaire de la Compagnie des Indes.

[19] Il s'agit de Laborde de Méréville, l'ancien constituant ami des Lameth, qui avait été le banquier de Marie-Antoinette.

[20] Archives nationales, F⁷ 4774⁵¹.

[21] Cette situation paradoxale dura plusieurs mois. Le 15 germinal, le comité des Inspecteurs de la salle prit l'arrêté suivant : « Le comité, instruit que le citoïen Rose, un des huissiers de la Convention, est sous la surveillance d'un garde, considérant que le bon ordre et la dignité de la Convention exige que tous ceux qui sont employés à son service soient reconnus à l'abri de tout reproche, ou congédiés et punis s'ils le méritent, a arrêté que le comité de Sûreté générale sera invité à s'occuper le plutôt possible de l'affaire du citoïen Rose et à annoncer au comité des Inspecteurs s'il doit conserver ou destituer ledit citoïen Rose. Robin, président ; Fiquet, Hézard, Huguet, Duval (de l'Ille-et-Vilaine) et Duval (de l'Aube) » (Arch. nat., F⁷ 4774⁵¹). Le comité de Sûreté générale retira le garde qui surveillait Rose le 26 germinal. Notons que ce Rose pourrait bien être le même chez qui Danton faisait, rue Grange-Batelière, des repas à cent écus par tête.

[22] Archives nationales, W 316.

[23] Ce nom est encore orthographié Goemars, Gaumare, etc., dans les pièces.

[24] Archives nationales, W 348, F⁷ 4722, F⁷ 4729, F⁷ 4778.

[25] Il était le voisin de Boyd, dont la banque était au n° 9 de la même rue.

[26] Archives nationales, W 357.

[27] Archives nationales, W 357.

[28] Raymond GUYOT, Le Directoire et la paix de l'Europe, p. 281.

[29] Raymond GUYOT, Le Directoire et la paix de l'Europe, p. 464-466.

[30] Archives nationales, F⁷ 4615.