Conférence faite à
l'Ecole des Hautes Études sociales, le 24 mars 1920, publiée dans les Annales
révolutionnaires de mai-juin 1920.
Quand
la France révolutionnaire, attaquée sur toutes ses frontières par l'Europe
monarchique et déchirée au-dedans par une partie de ses enfants qui
pactisaient avec l'ennemi, résolut de vaincre ou de périr, elle concentra ses
forces dans un suprême effort, elle organisa la Terreur qui fut l'instrument
nécessaire de la victoire. Robespierre, dont l'âme était pourtant douce et
humaine, prit sa part, sa part redoutable, dans l’organisation du système de
répression qui fit trembler les traites et les réduisit à l'impuissance. Lui
qui s'était élevé, sous la Constituante, au temps où la paix régnait encore,
contre les mesures d'exception prématurées, lui qui s'était opposé aux
premières lois contre les prêtres et contre les émigrés, qui avait même
dédaigneusement excusé les manifestes incendiaires du prince de Condé, lui
qui s'était montré si souvent l'adversaire résolu de la centralisation du
pouvoir et qui avait pris avec un beau courage la défense de toutes les
libertés, lui qui avait proposé en vain l'abolition de la peine de mort, il
fut entraîné peu à peu, par les nécessités inéluctables de la double guerre
intérieure et extérieure, à donner son adhésion et son concours à la seule
politique qui fût capable de sauver la République et la Patrie. Ceux-là
seuls pourraient lui en faire un crime qui refuseraient d'admettre qu'un pays
en état de guerre doit être gouverné par d'autres méthodes qu'un pays en état
de paix. Quand
s'est déchaînée sur le monde la catastrophe de 1914, notre gouvernement
républicain a proclamé l'état de siège sur tout le territoire. Il a remis aux
conseils de guerre une juridiction souveraine non seulement sur les
militaires, mais sur les civils. Toutes les libertés ont été suspendues, même
la liberté du domicile, car en vertu de l'état de siège les perquisitions ont
pu se faire de nuit comme de jour chez les particuliers. Le Parlement a cessé
de siéger pendant de longs mois. Quand il s'est remis à fonctionner, toutes
les questions graves ont été soustraites à l'examen du pays pour être
traitées dans le secret des commissions, souvent mal informées. La censure a
fait peser sur la pensée la contrainte la plus tyrannique. Elle ne s'est pas
seulement exercée sur les journaux et sur les livres, elle a fait porter son
inquisition jusque sur les correspondances privées. Il suffit d'avoir
présente à l'esprit cette dictature étouffante, à laquelle une France unie et
calme a été soumise pendant cinq longues années, pour être équitable aux
terroristes de 1793 qui se sont montrés libéraux, j'ose le dire, en regard de
nos hommes d'État d'hier et d'aujourd'hui, puisqu'ils n'ont jamais proclamé
un état de siège général et illimité, puisqu'ils n'ont jamais organisé de
censure préventive, puisqu'ils n'ont jamais livré les civils à la justice des
conseils de guerre, puisqu'ils n'ont jamais fermé la tribune de la Convention
ni même la tribune des clubs. Le tribunal révolutionnaire de Paris, de
sinistre mémoire, prononça 2.500 condamnations environ jusqu'au 9 thermidor.
Les tribunaux révolutionnaires des départements en prononcèrent peut-être le
double. Hélas ! Il y eut dans le nombre trop d'innocents, mais il y eut aussi
une grande majorité de coupables, qui avaient entretenu réellement des
intelligences avec l'ennemi et conspiré contre la République. Quand on
connaîtra mieux l'histoire des conseils de guerre et des cours martiales qui
ont fonctionné pendant cette grande tourmente qui vient de se terminer, on
sera peut-être plus indulgent pour les répressions de l'an II. Il ne se passe
guère de semaine sans qu'on nous fasse connaître les noms de condamnés qui
ont été fusillés par erreur et dont la Cour de cassation réhabilite la
mémoire. Je lisais dernièrement dans un journal (Le Progrès
civique du 14 février 1920) que le nombre des réhabilités est déjà de 2.700, supérieur ainsi
au chiffre des condamnations du tribunal révolutionnaire. Et, qu'on veuille
bien réfléchir que nos gouvernants d'hier n'eurent jamais à lutter contre des
périls comparables à ceux dont la Convention eut à triompher. Au mois d'août
1914, c'est dans un pays uni, unanime, que l'état de siège a été proclamé. En
1793, la France était affreusement déchirée par les factions, la guerre
civile doublait la guerre extérieure, un parti puissant par le nombre et par
la richesse appea.it ouvertement la victoire de l'ennemi. Et pourtant, malgré
les périls de cette situation tragique, ce ne fut que progressivement et à
regret que Robespierre et les Montagnards consentirent à porter atteinte aux
libertés publiques. La Terreur qu'ils organisèrent ne sortit pas, comme
l'état de siège de 1914, d'une conception imaginée par un état-major dans le
silence du cabinet et réalisée subitement le jour de la déclaration de guerre,
comme une simple annexe de la mobilisation. Le régime d'exception ne s'imposa
au contraire aux républicains convaincus qui prirent le pouvoir en 1793 que
sous la pression des événements, comme une obligation déplorable à laquelle
ils ne recoururent que pas à pas et comme à contre-cœur. Quelle
fut maintenant la part prise par Robespierre à l'établissement et au
fonctionnement de la Terreur ? Demandons-nous s'il est vrai qu'il ait
apporté, dans la répression nécessaire du défaitisme et de la trahison, des
passions personnelles, des ambitions, dei rancunes, des intérêts, ou s'il n'a
pas été, bien au contraire, constamment inspiré par le seul sentiment du bien
public et s'il n'a pas fait effort pour modérer l'instrument de mort et pour
lui soustraire des victimes, sinon innocentes, du moins irresponsables, et
si, par hasard, il n'a pas succombé lui-même sous le couperet, juste au
moment où il voulait arrêter sa sinistre besogne. Demandons-nous, en un mot,
s’il est légitime de considérer Robespierre comme la personnification de la
Terreur sanglante et de ses excès. Il
suffit d'un bref exposé chronologique pour mettre en évidence cette
constatation que Robespierre marcha vers la Terreur du même pas que
s'aggravaient les dangers de la patrie. Après
l'insurrection du 10 août, qui précipita du trône la royauté traîtresse, au
moment de l'invasion prussienne en Champagne, il prit l'initiative de faire
instituer le premier tribunal extraordinaire qui ait eu à juger les crimes
contre la Révolution et qui disparut presque aussitôt après la réunion de la
Convention. Nommé président de ce tribunal, Robespierre refusa la place par
une lettre où il disait : « J'ai combattu, depuis l'origine de la Révolution,
la plus grande partie de ces criminels de lèse-nation. J'ai dénoncé la
plupart d'entre eux, j'ai prédit tous leurs attentats, lorsqu'on croyait
encore à leur civisme ; je ne pourrais être le juge de ceux dont j'ai été
l'adversaire et j'ai dû me souvenir que s'ils étaient les ennemis de la
patrie, ils s'étaient aussi déclarés les miens[1]. » On
chercherait en vain trace de l'action de Robespierre dans lès massacres de
septembre, qui furent le contre-coup sanglant de l'entrée des Prussiens à
Longwy et à Verdun. Il y resta complètement étranger. Il
condamna Louis XVI, mais il n'eut pas l'hypocrisie de se poser en juge du roi
vaincu. Il pensa qu'aussi longtemps que celui-ci vivrait, il serait le centre
des complots contre la liberté : « Louis combat contre nous du fond de son
cachot et l'on doute s'il est coupable et si on peut le traiter en ennemi !
Je prononce à regret cette fatale vérité, mais Louis XVI doit mourir, parce
qu'il faut que la patrie vive » (3 décembre 1792). Quand
le représentant Michel Le Peletier de Saint-Fargeau tomba, le 20 janvier
1793, sous le poignard du garde du corps Pâris, qui voulait venger Louis XVI
dans le sang d'un régicide, Basire avait proposé la peine de mort contre
quiconque recélerait l'assassin. « J'attaque le fonds même de la motion,
s'écria Robespierre, elle est contraire à tous les principes. Quoi ! au
moment où vous allez effacer de votre code pénal la peine de mort, vous la
décréteriez pour un cas particulier ! Les principes d'éternelle justice s'y
opposent. Pourquoi d'ailleurs sortir de la loi pour venger un représentant du
peuple ? Vous ne le feriez pas pour un simple citoyen ; et cependant
l'assassinat d'un citoyen est égal, aux yeux des lois, à l'assassinat d'un
fonctionnaire public. » Généreuses paroles qui montrent jusqu'à l'évidence
qu'à cette date encore Robespierre restait, de toute son âme, hostile aux
mesures d'exception, et pourtant Le Peletier était son ami ! Ce sont
les défaites de Belgique et le soulèvement vendéen, au mois de mars 1793, qui
lui firent accepter les lois contre les émigrés et l'institution du tribunal
révolutionnaire réclamé par Danton. Les folles menaces des Girondins contre
Paris, leurs tentatives pour fédérer les départements et pour y lever des
forces armées, la trahison de Dumouriez lui firent comprendre que la
décentralisation qu'il avait contribué à établir perdrait la République si
elle était -maintenue. Il esquissa dès lors le programme du gouvernement
révolutionnaire qui ne se réalisa que peu à peu. « Quand la République était
tranquille au dedans, dit-il le 27 mars 1793, et partout victorieuse dans ses
armées, il était permis un instant d'essayer l'usage des principes de la
générosité que nous dictaient nos mœurs... Mais quand l'aristocratie lève des
armées au dedans et tend les mains aux armées extérieures, quand le trône
parait n'avoir été renversé que pour se rétablir à la voix d'un nouveau tyran[2], c'est alors que le moment est
venu pour les patriotes de reprendre dans toute son énergie cette haine
vigoureuse et immortelle dont ils se sont montrés animés pour le nom des
rois. » Quelques
jours plus tard, quand Danton, affolé par les désastres de Belgique, essayait
de faire endosser par item la Convention les tractations secrètes qu'il avait
entamées avec l'Autriche en vue de la paix, Robespierre s'opposa de toute son
énergie à cette politique de faiblesse et il fit décréter, le 13 avril 1793,
la peine de mort contre t quiconque proposerait de négocier ou de traiter
avec les puissances ennemies qui n'auraient pas préalablement reconnu
solennellement l'indépendance de la nation française, sa souveraineté,
l'indivisibilité et l'unité de la République fondée sur la liberté et
l'égalité ». Le 8
mai 1793, quand les levées d'hommes pour la Vendée provoquèrent des troubles
graves à Paris, Robespierre demanda l'arrestation des suspects, qui ne sera
ordonnée que quatre mois plus tard par la fameuse loi du 17 septembre. Vient
la terrible crise qui commence en juillet 1793. Les coalisés ont pris Mayence
et Valenciennes. Les Girondins, unis aux royalistes, soulèvent les
départements. Ils livrent Toulon aux Anglais. Robespierre réclame alors des
exemples énergiques. Pour prévenir les trahisons répétées des généraux, il
suspend sur leurs têtes la hache nationale. « Un général qui paralyse
ses troupes, s'écrie-t-il le 25 août 1793 à propos de Custine, les morcèle,
les divise, ne présente nulle part à l'ennemi une force imposante, est
coupable de tous les désavantages qu'il éprouve ; il assassine tous les
hommes qu'il aurait pu sauver. » Les lenteurs du procès de Custine énervent
l'opinion. Les plaidoyers que prononcent certains témoins en faveur du
général risquent de l'égarer. Robespierre veut qu'on en finisse promptement.
Il demande aux Jacobins la réorganisation du tribunal révolutionnaire. Pour
que la justice d'exception remplisse son but, il pense qu'elle doit être
expéditive, que le châtiment, rapide comme l'éclair, doit punir la faute dès
qu'elle est constatée. Robespierre
est inflexible pour les crimes des chefs, mais il veut qu'on épargne les
comparses. Quand Amar, le 3 octobre, fit décréter la mise en accusation des
députés girondins qui avaient soulevé les départements, un ami de Danton,
Osselin, proposa d'ajouter à la liste les noms des 73 députés qui avaient
protesté contre la journée parisienne du 2 juin. L'Assembl6e, interdite,
allait voter la motion de mort, quand Robespierre se leva pour la combattre.
Il avait été l'ennemi des Girondins qui l'avaient affreusement calomnié, il
sauva les 73 : « La Convention nationale, dit-il, ne doit pas chercher à
multiplier les coupables. C'est aux chefs de la faction qu'elle doit
s'attacher... Je dis que la dignité de la Convention lui commande de ne
s'occuper que des chefs, et il y en a déjà beaucoup parmi les hommes que vous
avez décrétés d'accusation. Je dis que, parmi les hommes mis en état
d'arrestation, il s'en trouve beaucoup de bonne foi, mais qui ont été égarés
par la faction la plus hypocrite dont l'histoire ait jamais fourni l'exemple
; je dis que, parmi les nombreux signataires de la protestation, il s'en
trouve plusieurs, et j'en connais, dont les signatures ont été surprises. »
Le courage est contagieux. Les premières paroles de Robespierre en faveur des
73 avaient été accueillies par des murmures. Il tint bon et la Convention le
suivit. Ce
n'était pas la première fois qu'il faisait entendre en faveur de ses pires
adversaires politiques le langage de la modération. A la séance du 23 juin
précédent, au moment du vote de la Constitution montagnarde, le côté droit
avait refusé de prendre part à la délibération. Le farouche Billaud-Varenne
avait stigmatisé cette abstention et réclamé l'appel nominal pour établir les
responsabilités. Robespierre fit adroitement écarter sa motion menaçante par
cette phrase dédaigneuse : J'aime
à me persuader que s'ils ne se sont point levés avec nous, c'est plutôt parce
qu'ils sont paralytiques que mauvais citoyens. » Les députés de la Gironde et
de la Plaine, que Robespierre avait sauvés au prix de sa popularité, lui
témoignèrent sur le moment leur reconnaissance, en attendant de se joindre,
après sa mort, à la meute de ses ennemis. Leurs lettres nombreuses, qui
existent encore, apportent en faveur ; de l'humanité de l'Incorruptible le
témoignage le plus irrécusable[3]. Le lâche Durand de Maillane
lui-même n'a pu s'empêcher de reconnaître dans ses mémoires que sa victime « avait
toujours préservé le côté droit des coups dont on le menaçait de la Montagne
», et il ajoute cette réflexion où le cynisme le dispute à l'inconscience : « et
certes, il ne nous fallait rien moins e qu'un si puissant protecteur ![4] » De
pareils témoignages n'embarrassent pas, il est vrai, les calomniateurs de
Robespierre. S'il sauva les 73 girondins, expliquent-ils, ce ne fut pas par
humanité, mais par ambition. Il voulait s'attirer leur reconnaissance et
s'appuyer sur eux pour arriver à la dictature. A ce raisonnement charitable,
reproduit à satiété, il- est une réponse simple et décisive. Quand
Robespierre s'opposa courageusement, le 3 octobre, à la mise en accusation
des 73, ceux-ci étaient déjà en prison, ils ne participaient plus à aucun
scrutin. Tous furent remplacés par leurs suppléants et ils ne rentrèrent à la
Convention que plusieurs mois après la chute de l'homme qui les avait sauvés.
Ne disposant d'aucun suffrage, de quel secours auraient-ils pu être à
l'ambition de leur protecteur ? Mais
poursuivons l'examen des discours et des actes de Robespierre. S'il réclame,
aux Jacobins, le 28 septembre 1793, la prompte organisation de l'armée
révolutionnaire, qui doit assurer les subsistances des villes et des années,
c'est qu'à cette date la loi du maximum va entrer en vigueur et qu'il est
convaincu, par une expérience douloureuse, que les propriétaires de denrées
de première nécessité ne veulent s'en dessaisir que sous la menace et la
contrainte. Mais quand, six mois plus tard, une expérience inverse lui aura
démontré que l'armée révolutionnaire n'a pas répondu à l'attente du
gouvernement, mais qu'elle est devenue, aux mains des Ronsin et des Manuel,
un instrument d'ambition et une cause d'effroi et de troubles, il n'hésitera
pas à faire décréter la suppression de l'organe défectueux dont il avait
réclamé pourtant la prompte création. Tant il est vrai que Robespierre n'eut
rien d'un théoricien et qu'il ne resta jamais sourd aux leçons des faits ! On le
représente volontiers comme un homme haineux et défiant. Il n'aimait pas le
débraillé, les violences, la démagogie des hébertistes, et pourtant, quand
les amis de Danton, Basire, Chabot, Fabre d'Églantine, les accusèrent, à la
fin de brumaire, d'intelligences avec « les agents de l'étranger », avec
les Proly, les Dubuisson, les Pereira, les Frey, les Gus-man, aventuriers
cosmopolites à la solde des coalisés, Robespierre prit la défense d'Hébert et
de Chaumette et empêcha leur arrestation, sur laquelle délibéraient déjà les
Comités ; Hébert et Chaumette se plurent à reconnaître l'appui généreux qu'il
leur prêta[5]. Mais, quelques mois plus tard,
quand les hébertistes se lancèrent dans une opposition systématique, quand
ils voilèrent aux Cordeliers la table des Droits de l'homme, quand ils
préparèrent ouvertement une insurrection et peut-être un massacre des prisons[6], Robespierre n'hésita plus à
réprimer des excès qui faisaient le jeu de la Contre-Révolution. Encore
faut-ajouter qu'il s'efforça, ici comme dans le cas des girondins, de limiter
la répression à son strict minimum. Il sauva Pache, Hanriot, Boulanger, que
certaines dépositions avaient compromis et dont l'accusateur public demandait
l'arrestation. Robespierre n'entendait pas que, sous couleur d'hébertisme, on
pût 4 atteindre et frapper les meilleurs patriotes. Il ne voulait pas fournir
aux aristocrates plus ou moins déguisés l'occasion d'une revanche dont la
patrie ferait les frais : « Comme les conspirateurs, dit-il à la Convention,
le 3o ventôse, s'étaient cachés sous le masque du patriotisme, on croyait
facile de ranger dans la classe de ces faux patriotes et de perdre ainsi les
sincères amis de la liberté. Hier encore, ajouta-t-il indigné, un membre fit
irruption au Comité de Salut publié et, avec une fureur qu'il est impossible
de rendre, demanda trois têtes. » Le député assoiffé de sang, qui réclamait
trois têtes au moment où le procès des hébertistes n'était pas encore
terminé, et dont Robespierre tut le nom par charité, était un de ces
Indulgents qui, depuis plusieurs mois, dirigeaient, par la plume acérée de
Camille Desmoulins, une ardente campagne pour la clémence et déversaient en
même temps à pleines mains le ridicule et l'odieux sur le Comité de Salut
public et le gouvernement révolutionnaire. Robespierre
avait au fond du cœur trop de générosité pour qu'il n'ait pas été d'abord
attiré par le programme de clémence qu'affichait Camille Desmoulins, son
ancien condisciple et ami. Il lut et approuva les deux premiers numéros du
Vieux Cordelier, mais il blâma le troisième, virulente satire qui fit les
délices des ennemis du régime. La situation militaire était encore trop
grave, — Hoche venait de subir un échec à Kaiserslautern, Toulon était encore
aux mains des Anglais, — Robespierre craignit que la brusque suppression des
mesures révolutionnaires, la libération en masse des suspects, ne déchaînât
une violente réaction qui eût emporté la République. Puis, les imprudences des
Dantonistes, leurs sourdes intrigues en faveur d'une paix prématurée, leurs
liaisons louches avec des hommes tarés et même avec des royalistes avérés, le
mirent en défiance. Il proclama qu'il n'était pas temps de paralyser
l'énergie nationale et il fit front résolument aux extrémistes de droite
comme à ceux de gauche, à ceux qui voulaient exagérer la Terreur comme à ceux
qui voulaient la supprimer avant l'heure. « On veut vous arrêter, dit-il
aux Jacobins, le 19 frimaire, dans votre marche rapide, comme si vous étiez
parvenus au terme de vos travaux... Vous ne savez pas que dans vos armées la
trahison pullule[7] ; vous ne savez pas qu'à
l'exception de quelques généraux fidèles, vous n'avez de bon que le soldat.
Au dedans, l'aristocratie est plus dangereuse que jamais, parce que jamais
elle ne fut plus perfide. Autrefois, elle vous attaquait en bataille rangée ;
maintenant, elle est au milieu de vous, elle est dans votre sein, déguisée
sous le voile du patriotisme. » Ce tableau n'avait rien d'exagéré.
Quiconque approfondit un peu l'histoire de l'époque dans les dossiers
d'archives sait que Robespierre disait la vérité. L'intrigue
contre-révolutionnaire, cachée sous le bonnet rouge, pullulait en effet aux
Jacobins, à la Convention, dans les comités et dans les états-majors. La
démence que les Indulgents réclamaient, Robespierre y consentit, mais à cette
condition que seuls les vrais patriotes en bénéficieraient. Il proposa, le 30
frimaire, d'instituer une commission spéciale pour rechercher et élargir les
patriotes détenus. Afin d'écarter les sollicitations qui ne manqueraient pas
de s'exercer sur cette commission, les noms des membres qui en feraient
partie resteraient secrets et ils délibéreraient à huis clos. Mais la
jalousie du Comité de Sûreté générale, ainsi que l'intransigeance de
Billaud-Varenne, firent échouer le généreux dessein de Robespierre. Le comité
de justice, qu'il avait essayé de substituer au comité de clémence de Camille
Desmoulins, fut rejeté, le 6 nivôse, après un débat confus. Les
attaques des Dantonistes forcèrent Robespierre à préciser sa conception du
gouvernement révolutionnaire. Il le fit dans deux discours admirables qu'il
prononça le 5 nivôse et le 17 pluviôse. Régime d'exception, le gouvernement
révolutionnaire avait pour but de sauver la République. Armé d'un pouvoir
immense, il fallait l'empêcher d'en abuser, et comment ? En exigeant de ceux
qui le maniaient un complet désintéressement, une absolue abnégation. Le jour
où la dictature tomberait en des mains impures et perfides, la liberté serait
perdue. Contre l'abus de la dictature, une seule garantie, d'ordre moral, la
vertu des dictateurs. Pour remplir sa mission sublime, le gouvernement
révolutionnaire devait donc reposer à la fois sur la terreur et sur la vertu,
« la vertu sans laquelle la terreur est funeste, la terreur sans
laquelle la vertu est impuissante » (17 pluviôse). Était-il
temps de renoncer à la terreur ? Robes ! pierre ne le pensait pas. La France
n'était pas sauvée. Mais la terreur ne devait faire trembler que les seuls
ennemis de la patrie. « N'existât-il, dans toute la République, qu'un
seul homme vertueux persécuté par les ennemis de la liberté, le devoir du
gouvernement serait de le rechercher avec inquiétude et de le venger avec
éclat. » Mais point de pitié pour les complices de l'étranger : « La
protection sociale n'est due qu'aux citoyens paisibles. Il n'y a de citoyens
dans, la République que les républicains. Les royalistes, les conspirateurs,
ne sont, pour elle, que des étrangers au plutôt des ennemis. Cette guerre
terrible que soutient la liberté contre la tyrannie n'est-elle pas
indivisible ? Les ennemis du dedans ne sont-ils pas les alliés des ennemis du
dehors ? Les assassins qui déchirent la patrie dans l'intérieur, les
intrigants qui achètent les consciences des mandataires du peuple[8], les traîtres qui les vendent,
les libellistes mercenaires soudoyés pour déshonorer la cause du peuple, pour
tuer la vertu publique par la contre-révolution morale ; tous ces gens-là
sont-ils moins coupables ou moins dangereux que les tyrans qu'ils servent ?
Tous ceux qui interposent leur douceur parricide entre ces scélérats et le
glaive vengeur de la justice nationale ressemblent à ceux qui se jetteraient
entre les satellites des tyrans et les baïonnettes de nos soldats ; tous les
élans de leur fausse sensibilité ne me paraissent que des soupirs échappés
vers l'Angleterre et vers l'Autriche » (17 pluviôse). Les
Indulgents auraient dû faire leur profit de l'avertissement. Ils persistèrent
à défendre leurs amis, les fripons compromis dans le scandale de la
liquidation de la Compagnie des Indes ; ils persistèrent à protéger des
sujets ennemis suspects, à intriguer sourdement en faveur d'une amnistie
générale, préface d'une paix prématurée, d'une paix de renoncement et de
défaite, en même temps qu'ils s'efforçaient de nouer avec les Hébertistes une
coalition contre le Comité de Salut public[9]. Robespierre, qui avait pris
plusieurs fois la défense de Danton et de Camille Desmoulins aux Jacobins et
au sein des Comités, se résigna dès lors à laisser la justice révolutionnaire
faire son œuvre. La campagne militaire du printemps allait s'ouvrir. Il
fallait, selon le mot de Barère, déblayer le sol de l'intérieur de tant
d'intrigues. Robespierre accusa les Indulgents, le 1er germinal, d'être les
complices de l'étranger : « Le peuple n'est, à leurs yeux, qu'un vil troupeau
qu'ils croient fait pour attacher à leur char et les traîner à l'opulence et
à la fortune. » S'ils triomphent, ajouta-t-il, « vous verrez les
fripons s'introduire dans les armées, certains fonctionnaires publics se
liguer avec eux... Les armées seront battues. » Les fripons, complices de
l'ennemi, furent précipités sous le couperet. A ceux
qui font à Robespierre un crime de la double exécution des extrémistes et des
indulgents lui ne fut pas d'ailleurs son œuvre personnelle, mais celle des
Comités de gouvernement ; conseillerai de lire ces fortes réflexions de
Jaurès : « Dans ces heures si pleines, si prodigieusement concentrées,
où les minutes valent des siècles, la mort seule répond à l'impatience des
partis et à la hâte des choses. On ne sait à quel autre procédé les factions
rivales auraient pu recourir pour régler leurs litiges. On imagine mal
Girondins, Hébertistes, Dantonistes, accumulés dans la prison du Luxembourg.
Ils auraient formé avant peu un Parlement captif, un Parlement d'opposition
où Vergniaud, Danton, Hébert, auraient dénoncé d'une même voix la 7tyrannie
robespierriste. Et nul n'aurait pu dire avec exactitude où siégeait la
Convention, aux Tuileries ou au Luxembourg. Autour de cette Convention de
prisonniers illustres, se seraient groupés tous les mécontentements et toutes
les forces hostiles au gouvernement révolutionnaire. Dans les périodes calmes
et lentes de la vie des sociétés, il suffit d'enlever le pouvoir aux partis
qui ne répondent pas aux nécessités présentes. Les partis dépossédés peuvent
préparer leur lente revanche, sans paralyser le parti en possession. Mais,
quand un grand pays révolutionnaire lutte à la fois contre les factions
intérieures armées et contre le monde, quand la moindre hésitation ou la
moindre faute peuvent compromettre, pour des siècles peut-être, le destin de
l'ordre nouveau, ceux qui dirigent i cette entreprise immense n'ont pas le
temps de rallier « les dissidents », de convaincre leurs adversaires, Ils ne
peuvent faire une large part à l'esprit de dispute fou ou à l'esprit de
combinaison. Il faut qu'ils combattent, : il faut qu'ils agissent et, pour
garder intacte toute leur force d'action, pour ne pas la disperser, ils
demandent à la mort de faire autour d'eux l'unanimité immédiate dont ils ont
besoin[10]. » Jamais Jaurès historien, qui
n'est pas toujours juste pour Robespierre, ne s'est élevé peut-être à une
telle sérénité, à une telle compréhension, à une telle hauteur ! Si
Robespierre se fit un cœur inexorable pour frapper les ennemis de la patrie,
il s'efforça du moins de réduire la répression au strict nécessaire. La
terreur eut toujours pour lui un correctif : la vertu, la pitié. Il tenta,
vainement, de sauver la sœur de Louis XVI, Madame Élisabeth. Il la disputa à
Hébert aux Jacobins, le 1er frimaire. Il disait au libraire Maret, après
l'exécution : « Je vous garantis, mon cher Maret, que, loin d'être l'auteur
de la mort de Madame Elisabeth, j'ai voulu la sauver. C'est ce scélérat de
Collot d'Herbois qui me l'a arrachée[11]. » Il
tenta de sauver le constituant Thouret, compromis dans la conjuration des
prisons. Une seule signature manque au mandat d'arrestation de Thouret, la
sienne[12]. Il sauva les signataires des
pétitions royalistes des 8.000 et des 20.000 (séance des Jacobins du 29
ventôse). San
frère, Robespierre jeune, pendant sa mission en Franche-Comté, mit en liberté
par centaines les suspects dont les prisons regorgeaient ; en liberté,
ceux, qui n'avaient été enfermés que pour cette seule raison qu'ils suivaient
les offices des prêtres réfractaires, « cette opinion doit être isolée
de la Révolution » ; en liberté, les cultivateurs dont les bras étaient
nécessaires à l'ensemencement des terres ; en liberté, ceux qui n'avaient été
arrêtés que pour des propos sans conséquence, « autant le gouvernement
révolutionnaire doit être terrible envers les coupables, autant il doit venir
au secours des êtres faibles, pusillanimes ou égarés » ; en liberté, les
vieillards et les infirmes ; en liberté, les parents des défenseurs de la
patrie, etc. Robespierre jeune partit au milieu des ovations d'une population
délirante[13]. Mais
Robespierre jeune se fit un ennemi du terroriste d'affaires Bernard de
Saintes, qui avait ordonné les arrestations qu'il annula. Après son départ,
les partisans de Robespierre jeune furent persécutés et il eut beaucoup de
peine à les défendre. Il comprit alors qu'aux mains d'un Bernard de Saintes
la Terreur devenait un redoutable instrument d'oppression et de brigandage,
dont finissaient par être victimes les meilleurs patriotes. « La calomnie
s'attache aux hommes les plus purs, écrivait-il au Comité de Sûreté générale,
le 6 ventôse, pour protester contre l'arrestation d'un patriote vésulien,
Viennot. Lorsqu'on ne renverse pas un morceau de bois croisé, on est dénoncé
comme contre-révolutionnaire. Il s'élève un système, qui, tend à faire perdre
la confiance publique à ceux qui poussent tous les citoyens à la hauteur de
la Révolution par la morale, qui proposent des actions utiles à la place des
cris insensés des clabaudeurs. » Il écrivait en même temps à son frère :
« je n'ai pas suivi le système de ces hommes immoraux et pervers qui
affectent le' philosophisme pour ne point, laisser voir qu'ils sont sans
mœurs et sans vertus, qui abattent une, croix pour qu'on ne s'occupe pas de,
leurs dilapidations et de leurs crimes » (lettre du i6 germinal). Soyons
sûrs que Robespierre aîné pensait, exactement comme son jeune frère. Napoléon
à Sainte-Hélène racontera à Las Cazes qu'il avait vu de longues lettres de
Robespierre aîné à Robespierre jeune, alors
en mission à Toulon et à l'armée d'Italie ; où le premier disait au second
que les excès des proconsuls « déshonoraient la Révolution et la tueraient[14] ». Un
agent du Comité de Salut public, Ève Demaillot, qui sera mêlé, sous l'Empire,
à la conspiration du général Malet, raconte, dans une brochure parue au début
de la Restauration, qu'il fut chargé par Robespierre d'une mission dans le Loiret
pour élargir les suspects, qui furent presque tous délivrés, et il ajoute que
« l'abbé Le Duc, fils naturel de Louis XV, prêt à aller à l'échafaud,
dut la vie à Robespierre »[15]. A ces
témoignages, plus ou moins directs, mous pouvons en joindre d'autres, plus
probants encore, strictement contemporains des événements. Nous possédons les
lettres par lesquelles le jeune Julien, chargé par le Comité de Salut public
d'une enquête dans les départements maritimes, rend compte au jour le jour
des constatations qu'il faisait sur l’application de la Terreur. Épouvanté
par les excès de Carrier à Nantes, il jette à Robespierre ce cri d'alarme « J'ai
vu Nantes, il faut sauver cette ville... Carrier, qui se fait dire malade et
à la campagne lorsqu'il est bien portant et dans Nantes, vit loin des affaires,
au sein des plaisirs, entouré.de femmes et d'épauletiers flagorneurs qui lui
forment un sérail et une cour. Carrier fait incarcérer les patriotes qui se
plaignent avec raison de sa conduite... Il n’y a pas un instant à perdre... Il
faut sauver Nantes, éteindre la Vendée, réprimer les élans despotiques de
Carrier... » (15 pluviôse). Au reçu de cette lettre, Robespierre fit rappeler
Carrier Informé
par le même Julien de la vie de sardanapale que menait Tallien à Bordeaux,
aux côtés de la belle Thereza Cabarrus, Robespierre fit rappeler Tallien. Il
fit rappeler de même Barras et Fréron, qui s'étaient souillés de sang et de rapines dans
leur mission du Midi ; Rovère et Poultier, qui dirigeaient eux-mêmes dans le Vaucluse les bandes
noires organisées pour le pillage des biens nationaux. Il fit rappeler Lebon,
qui se conduisait dans l'Artois en fou furieux. Il fit rappeler Fouché qui, après avoir fait mitrailler en masse
es aristocrates lyonnais pendant plusieurs mois, après des simulacres de
jugement, avait trouvé à la fin plus expédient de leur vendre des mises en
liberté et qui avait fini par mettre en prison à leur place les patriotes
lyonnais amis de Chalier, leur victime. Fouché
avait connu Robespierre à Arras, au temps où il enseignait à l'Oratoire. Il
courut chez Robespierre à son retour de Lyon. Il s'efforça de se justifier. «
Mon frère lui demanda compte, dit Charlotte Robespierre, qui a raconté
l'entrevue dans ses mémoires, du sang qu'il avait fait couler et lui reprocha
sa conduite avec une telle énergie d'expression que Fouché était pâle et
tremblant. Il balbutia quelques excuses et rejeta les mesures cruelles qu'il
avait prises sur la gravité des circonstances. Robespierre lui répondit que
rien ne pouvait justifier ses cruautés dont il s’était rendu coupable, que Lyon,
il est vrai, avait été en insurrection contre la Convention nationale, mais
que ce n'était pas une raison pour faire mitrailler en masse des ennemis
désarmés. » Nous
avons un moyen de contrôler l'exactitude du récit de Charlotte Robespierre.
Il existe une lettre adressée à Robespierre aîné par un juge de la commission
populaire des Cinq qui condamna les rebelles lyonnais. Ce juge, nommé Fernex,
prend soin de se disculper auprès de Robespierre des reproches de cruauté que
celui-ci lui avait faits : « Je ne puis m'empêcher de te dire que j'ai
été un peu affecté de l'espèce de reproche que tu me fais relativement à
Commune Affranchie... J'atteste ici que j'étais plutôt le défenseur que le
juge de ceux qui pouvaient être présumés avoir agi plutôt par erreur que par
méchanceté, et je peux t'assurer qu'il n'en est guère péri que de ceux qui
persécutent les patriotes » (lettre du 1er messidor). La
cause est entendue. Robespierre blâma vivement les excès des terroristes. Il
ne se borna pas à les blâmer. Il s'efforça d'en empêcher le retour en
retirant le pouvoir révolutionnaire des mains impures de ceux qui en avaient
abusé. Tous
ces proconsuls rappelés rentraient à Paris le cœur altéré de rancune. Tous
figureront au premier rang parmi les conjurés qui préparèrent la catastrophe
du 9 thermidor. Si
Robespierre était tombé, le 4 prairial, sous le pistolet d'Admiral, il serait
resté pour la postérité ce qu'il était alors pour les contemporains, le plus
grand homme d'Etat de la Révolution. Mais Robespierre échappa à l'attentat
et, trois semaines plus tard, il rédigeait avec Couthon la loi qui a servi de
prétexte pour ternir sa mémoire et pour le vouer aux gémonies de l'histoire,
la loi du 22 prairial sur le tribunal révolutionnaire, Cette
loi supprimait les défenseurs, permettait aux jurés de se contenter de
preuves morales à défaut de preuves matérielles, élargissait la définition
des inculpés tombant sous le coup de la justice révolutionnaire, réorganisait
enfin le tribunal dont le personnel était en partie renouvelé. « Le délai
pour punir les ennemis de la patrie, avait dit Couthon, ne doit être que le
temps de les reconnaître ; il s'agit moins de les punir que de les anéantir. »
A l'appui de la suppression des défenseurs, Couthon faisait valoir deux
raisons, l'une d'ordre politique, l'autre d'un ordre particulier. Donner la
parole à la défense, c'était procurer une tribune au royalisme et à l'ennemi.
« Le tribunal institué pour punir les conspirateurs retentissait de
blasphèmes contre la Révolution et de déclamations perfides dont le but était
de lui faire le procès en présence du peuple. » Puis les défenseurs « rançonnaient
les accusés d'une manière scandaleuse... tel s'était fait donner 1.500 livres
pour un plaidoyer... les malheureux seuls n'étaient pas défendus ». «
Les défenseurs naturels et les amis nécessaires des patriotes accusés, ce
sont les jurés patriotes, les conspirateurs ne doivent en trouver aucun. » Prenant
la parole, après Couthon, Robespierre rappela que depuis deux ans la
Convention était sous le poignard des assassins, faisant ainsi allusion à
l'assassinat de Le Peletier, de Marat, aux récentes tentatives dirigées
contre Collot d'Herbois et contre lui-même. « Nous nous exposons,
dit-il, aux assassins particuliers pour poursuivre les assassins publics.
Nous voulons bien mourir, mais que la Convention et les patriotes soient
sauvés. » C'était présenter la loi nouvelle comme une loi de
représailles et il ne me semble, pas douteux, en effet, que les attentats
successifs d'Admiral et de Cécile Renault n'aient provoqué sur l'esprit de
Robespierre, qui relevait de maladie, une sorte d'exaltation fébrile. Pour
juger cette loi terrible, il faut se remettre dans l'atmosphère de l'époque.
La chose nous est facile depuis que nous avons.vu fonctionner, après
Charleroi, les cours martiales organisées sans recours en révision, sans
recours en grâce, sans appel, par un simple, décret signé Millerand. Anatole
France, qui se transporte sans effort dans ce passé, qui lui est si familier,
a plaidé en ces termes remarquables l'indulgence pour Robespierre : « On
ne saurait le rendre responsable de tout ce qui fut fait alors, pas plus que
de l'esprit public et des mœurs. La loi de prairial, nous dit-on, voilà son
crime ! Voyons, ne faisons pas les hypocrites. Nous nous révolterions
aujourd'hui contre une loi qui supprimerait défenseurs et témoins devant le tribunal,
c'est entendu ; témoignages, défense, voilà pour l'accusé des garanties
sacrées, d'accord ; mais nous savons tous bien qu'en pleine Terreur ces
garanties n'étaient plus qu'apparentes et que le défenseur était alors la
plaie de l'accusé et que les témoins ne pouvaient jamais le servir. « La
loi de prairial, elle supprime des fantômes ! » Le mot de Saint-Just,
atteste une conviction profonde ; « la loi donne pour défenseurs aux
patriotes calomniés des jurés patriotes, elle n'en accorde point aux
conspirateurs ». Ce qu'il faut, à ce moment-là, ce qui convient, ce
n'est pas la justice ordinaire, formaliste et lente, c'est une justice
expéditive, mais sentimentale, une justice patriarcale. Il devient de plus en
plus difficile de prêter à tel ou tel homme de la Révolution plus de cruauté
naturelle ou plus de méchanceté voulue qu'à tel ou tel autre ; qu'on fût
girondin ou dantoniste, on ne connaît alors, comme moyen d'action, que la
proscription ou la mort. Relisez André Chénier, ce royaliste constitutionnel
: Ô
vertu ! Ce poignard, seul espoir de la terre, Est ton arme sacrée... Chénier,
Marat, Hébertistes ou Feuillants, ils sont tous pour la violence ; tous
préconisent les mêmes moyens et l'auteur de la Jeune Captive me paraît
comparativement avoir été parmi les plus féroces. Robespierre ne passait pas
pour plus cruel que les autres, et il ne l'était pas ![16] » Ne croyez-vous pas
qu'Anatole France a souvent plus d'esprit historique que bien des historiens
? On se
tromperait beaucoup si on croyait que l’indignation, dont firent montre
quelques députés lors de la délibération de la loi de prairial, leur fut
inspirée par l'horreur de l'arbitraire. Ces députés songèrent t surtout à
eux-mêmes. De tous les articles de la loi, ils ne retinrent que celui qui
semblait permettre au Comité de Salut public de traduire directement les députés
au tribunal révolutionnaire en se passant d'un vote préalable de la
Convention. Tous les proconsuls corrompus, que Robespierre avait fait
rappeler de leurs missions, tous les fripons qu'il avait menacés, dès le 7
prairial, prirent peur. Ils affectèrent de croire que le Comité de Salut
public, et plus spécialement Robespierre, s'apprêtait à décimer la Convention
et ils firent voter un amendement qui consacrait l'immunité parlementaire.
Couthon et Robespierre protestèrent, le 24 prairial, contre cet amendement
qu'ils jugèrent injurieux et ils s'indignèrent contre la pensée qu'on leur
avait prêtée. Ils affirmèrent que la loi nouvelle n'abrogeait pas la
disposition constitutionnelle en vertu de laquelle aucun représentant ne
pouvait être mis en accusation sans un vote formel de l'Assemblée.
L'amendement fut rapporté. Après
thermidor, quand les Collot, les Billaud, les Barère, furent persécutés à
leur tour par la réaction qu'ils avaient déchaînée, ils prétendirent que la
loi de prairial était l'œuvre des seuls Robespierre et Couthon qui l'auraient
présentée à la Convention sans prendre l'avis du Comité de Salut public.
Cette thèse est inadmissible. La loi de prairial ne fit qu'étendre ' au
tribunal révolutionnaire de Paris les dispositions 1 déjà arrêtées un mois
auparavant pour la commission d'Orange chargée de punir les
contre-révolutionnaires de Vaucluse. Cette commission fut instituée, le 21
floréal, par un arrêté du Comité de Salut public qui porte les signatures de
Collot d'Herbois, de Barère, de Billaud-Varenne, à côté de celles de
Robespierre et de Couthon. Une « instruction », un règlement, signé
de Carnot, de Billaud et de Couthon, compléta l'arrêté. Il y était dit que la
commission devait juger révolutionnairement, sans assistance de défenseurs.
Lecointre, Courtois et Saladin ont constaté que cette instruction servit de «
patron » à la loi de prairial. Mêmes dispositions, mêmes expressions, dans
l'une et dans l'autre. D'ailleurs, comme Lecointre lui reprochait, le 13
fructidor, d'avoir signé les actes relatifs à l'institution de la commission
d'Orange, Billaud-Varenne revendiqua hautement sa responsabilité : « C'est
Couthon, dit-il, qui est l'auteur de l'arrêté qui établit la commission
d'Orange ; je ne sais si je l'ai signé, mais je déclare que si je ne l'ai pas
fait, je le ferai tout à l'heure. » Quand
Billaud-Varenne et Barère prétendront être restés étrangers à la loi du 22
prairial, Saladin leur rappellera qu'ils l'avaient tous deux défendue aux
séances des 22 et 24 prairial. Fouquier-Tinville
déposera, au cours de son procès, qu'il se rendit deux fois au Comité de
Salut public, au moment où la loi était en préparation, pour faire quelques
objections à la suppression des défenseurs. La première fois, Collot,
Billaud, Carnot, Barère et Prieur étaient présents. Ils l'écoutèrent et lui
dirent que Robespierre était chargé du travail. La seconde fois, Robespierre
était présent à l'audition de Fouquier. Il lui ferma la bouche, dit-il. Si le
Comité avait désapprouvé Robespierre, Fouquier n'aurait pas manqué de, le
spécifier. Il est donc certain que la loi du 22 prairial ne fut pas l'œuvre
personnelle de Robespierre et de Couthon, mais le résultat des délibérations
de tout le Comité Le Comité sut à quoi s’en tenir avant le dépôt de la loi
sur le bureau de la Convention. M.
Aulard lui-même a fait remarquer que la définition des ennemis de la patrie,
telle qu'elle figure dans la loi, est très analogue à celle qu'avait déjà
formulée Carnot dans son discours du 12 germinal. On peut aussi la rapprocher
des définitions semblables qu'il est facile de retrouver dans les discours de
Barère du 6 nivôse et du 15 floréal et dans le discours de Saint-Just du 23
ventôse. On voit
déjà ce qu'il faut penser des protestations intéressées des Billaud, des
Collot, des Barère, des. Vacher, des Amar, qui prétendirent, après thermidor,
que leur opposition à la loi de prairial fut l'origine des dissensions qui
éclatèrent au Comité de Salut 'public et qui amenèrent la chute de Robespierre.
Ils auraient accusé celui-ci de vouloir se servir de la' loi pour faire
guillotiner les Fouché, les Tallien, les Carrier, 'les Barras, les Fréron,
les Rovère, tous les proconsuls corrompus. Ils se seraient mis en tra vers de
ses projets sanguinaires, et Robespierre, traité par eux de tyran, se serait
alors retiré du Comité où il n'aurait plus fait que de très rares
apparitions. L'examen
des 'registres et des papiers du Comité montre que Robespierre ne s'absenta
du Comité de Salut public qu'à partir du 15 messidor, trois semaines après le
vote de la loi. Jusqu'à cette date, sa signature figure tous les jours sur
les actes du Comité. Après cette date,' jusqu'au 9 thermidor, sa signature
n'apparaît plus que de loin en loin, sur des arrêtés' très peu nombreux et en
général insignifiants[17]. Ce n'est donc pas la loi de
prairial, que Barère et Billaud défendirent d'ailleurs à la tribune, qui a pu
être la cause des désaccords qui ont motivé la retraite de Robespierre après
le 15 messidor. Dans l'intervalle il s'était passé autre chose. Vadier et le
Comité de Sûreté générale, -qui ' reprochaient à Robespierre la modération de
sa- politique religieuse, s'étaient rangés du côté des proconsuls rappelés
et, avec eux, Collot d'Herbois, qui était lié à Fouché par la solidarité du
crime, je veux dire par les mitraillades des Brotteaux. Vadier avait lancé
contre Robespierre une perfide attaque par son rapport du 27 prairial sur
l'affaire Catherine Théot. La Convention avait ordonné, ce jour-là que la
pauvre servante illuminée, que Vadier dénonçait comme le chef d'une
dangereuse conspiration fanatique, serait traduite, avec ses complices, avec
le chartreux dom Gerle, avec la duchesse de Bourbon, au tribunal
révolutionnaire. Robespierre
n'hésita pas, quand l'affaire vint au Comité de Salut public, à s'opposer
avec un beau courage à l'exécution du décret de la Convention. Le 8 messidor,
il arracha la vieille Catherine à Fouquier-Tinville. Dès lors, ses
adversaires, particulièrement Collot et Billaud, le traitent de dictateur et
de tyran. Carnot se joint à eux quand Saint-Just, de retour de l'armée, lui
reproche d'avoir ordonné, sans le consulter, un mouvement de troupes qui, à
son sens, compromettait le succès de nos armes. C'est à ce moment, entre le 8
et le 15 messidor, qu'éclatent au Comité les scènes violentes qui motivèrent
la retraite de Robespierre. Celui-ci
s'expliqua aux Jacobins dès le 13 messidor « A Londres, on me dénonce à
l'armée française comme un dictateur, les mêmes calomnies sont répétées à
Paris, vous frémiriez si je vous disais dans quel lieu !... A Paris, on
dit que c'est moi qui ai organisé le tribunal révolutionnaire, que ce
tribunal a été organisé pour égorger les patriotes et les membres de la
Convention. Je suis dépeint comme un tyran et un oppresseur de la
représentation nationale... » Ainsi Robespierre protesta au moment même contre
les calomnies dont il était l'objet. Est-il
vrai qu'il ait demandé au Comité de• Salut public les têtes de certains
conventionnels corrompus, les mêmes qui le renverseront au 9 thermidor ?
Ceux-ci l'ont prétendu, mais ils étaient ses ennemis. Robespierre s'est
toujours défendu d'avoir fait pareille demande. Le 21 messidor, aux Jacobins,
il protesta de nouveau contre les bruits répandus par ses adversaires. « On
veut forcer la Convention à trembler, on veut la prévenir contre le tribunal
révolutionnaire et rétablir le système des Danton, des Camille Desmoulins...
» Il avait dit auparavant : e Ce n'est pas pour provoquer aucune mesure
sévère contre les coupables que j'ai pris la parole ; que m'importe leur vie
ou leur mort, pourvu que le peuple et la Convention soient éclairés ! » Le 23
messidor encore, il déclarait aux Jacobins que ses principes étaient « d'arrêter
l'effusion du sang humain versé par le crime », et le.8 thermidor enfin,
dans son dernier discours, il protesta longuement, contre la même calomnie : « Est-ce
nous qui avons i plongé dans les cachots les patriotes et porté la terreur
dans toutes les conditions ?... Est-il vrai que l'on ait colporté des listes
odieuses où l'on désignait pour victimes un certain nombre de membres de la
Convention et qu'on prétendait être l'ouvrage du Comité de Salut public et
ensuite le mien ? Est-il vrai qu'on ait cherché à persuader à un certain
nombre de représentants irréprochables que leur perte était résolue, à tous
ceux qui, pour quelque erreur, auraient payé un tribut inévitable à la
fatalité des circonstances et à la faiblesse humaine, qu'ils étaient voués au
sort des conjurés ? Est-il vrai que l'imposture ait été répandue avec tant
d'art et d'audace qu'un grand nombre de membres n'osaient plus habiter la
nuit leur domicile ? Oui, les faits sont constants et les preuves de ces
manœuvres sont au Comité de Salut public. e Impostures et manœuvres, voilà
comment Robespierre qualifie le bruit qui le représentait comme méditant de
nouvelles saignées dans l'Assemblée. Et
cependant, dans ce même discours du 8 thermidor, qui fut son testament de
mort, Robespierre dénonçait en terminant une poignée de fripons qui
conspiraient et qui avaient des complices jusque dans les deux Comités de
gouvernement qu'il fallait épurer. Ces fripons, auxquels il faisait allusion,
étaient au nombre de cinq ou six. Couthon l'avait déclaré aux Jacobins dès le
26 prairial, en citant ce chiffre. Il le répétera à la Convention le jour
même du 8 thermidor. Sommé
par Panis de nommer ces fripons qu'il dénonçait, Robespierre commit la faute
de rester dans le vague : « On me parle de Fouché, je ne veux pas m'en occuper
actuellement... Je n'écoute que mon devoir, je ne veux ni l'appui ni l'amitié
de personne. Je ne cherche point à me faire un parti ; il n'est, donc pas
question de me demander que je blanchisse tel ou tel. J'ai fait mon devoir,
c'est aux autres à faire le leur. » Robespierre laissa ainsi l'Assemblée dans
l'incertitude. Il laissa planer sur elle la lourde menace qu'il avait essayé
en vain de soulever au début de son discours. Par là il se perdit. Il
paraît donc assez vraisemblable qu'en faisant voter la loi de prairial,
Robespierre ne visait qu'à punir cinq ou six proconsuls corrompus et
sanguinaires qui avaient fait de la Terreur l'instrument de leurs crimes. « J'atteste,
dit Saint-Just dans le discours qu'il commença le 9 thermidor et qu'il ne put
achever, j'atteste que Robespierre s'est déclaré le ferme appui de la
Convention et n'a jamais parlé dans le Comité qu'avec ménagement de porter
atteinte à aucun de ses membres. » Chose
curieuse, le témoignage de Saint-Just reçoit d'un des plus notoires
thermidoriens, de Barras lui-même, qui commandait la force armée au 9
thermidor, la plus décisive confirmation. On lit, en effet, dans une page
autographe des mémoires de Barras : « Une querelle [fût] causée [au
Comité de Salut public] par la proposition d'une liste de proscription à
laquelle Robespierre s'opposai justement. Il s'agissait d'arrêter 14 députés
et des citoyens ; cette liste mise en délibération par la majorité, passée à
chaque membre qui y ajoutait, parvient à Robespierre portée à trente-deux députés.
Robespierre dit : « Je vois cinq ou six députés indignes du caractère dont
ils sont revêtus ; il sera facile de les engager à donner leur démission ;
mais je ne prêterai ni mon vote ni ma signature aux vengeances qu'on veut
exercer. » Deux amis de Robespierre furent de son avis ; les têtes
s'échauffèrent, des personnalités s'ensuivirent ; on rappela à Robespierre
qu'il avait voté contre la faction Danton. Les trois opposants furent traités
de modérés. Robespierre, se levant avec humeur, leur dit : « Vous tuez la
République ; vous êtes des fidèles agents de l'étranger qui redoute le système
de modération qu'il faudrait adopter. » La séance devint tellement orageuse
que Collot usa de voies de fait envers Robespierre. Celui-ci alors déclara
qu'il quittait le Comité, qu'il ne pourrait avec honneur siéger avec des
bourreaux, qu'il en rendrait compte à la Convention. On aperçut le danger de
la publicité de cette scène, on blâma la colère patriotique de Collot, on
supplia Robespierre, après avoir déchiré la funeste liste, de ne pas donner
aux ennemis de la République de nouveaux moyens de l'attaquer. Robespierre
parut s'apaiser, surtout lorsque Collot s'approcha de lui pour l'embrasser ;
il s'y refusa et, malgré ses instances, il sortit[18]. » Ce
témoignage d'un homme qui a renversé Robespierre et qui a été mêlé de très
près aux événements n'est-il pas décisif ? Pour Barras, c'est Robespierre qui
s'opposa aux proscriptions. Il déchira la liste préparée par ses collègues.
Les cinq ou six membres qu'il accuse et qu'il veut éliminer (le chiffre de
Barras est celui de Couthon), il ne veut pas qu'on les arrête, mais seulement
qu'on les force à donner leur démission. On comprend dès lors qu'il n'ait pas
répondu, le 8 thermidor, à la sommation de Panis. Il n'a nommé personne, pas
même Fouché, qu'il avait pourtant exécuté aux Jacobins, parce qu'il ne
voulait traduire personne au tribunal révolutionnaire. Ses protestations
indignées contre les bruits odieux répandus par ses ennemis étaient sincères. Nous
pouvons donc conclure que Robespierre a représenté dans la Terreur la mesure,
l'indulgence, l'honnêteté. Ses
efforts soutenus pour faire mettre la vertu à l'ordre du jour, sa tendre
sollicitude pour les préjugés religieux du peuple, sa fête du 20 prairial à
l'Être suprême, qui était un essai, heureux pour réconcilier les croyants
avec la République, tout prouve que Robespierre préparait graduellement la
suppression des mesures d'exception et le retour, par l'apaisement, à un
régime normal. A la veille même de la fête du 20 prairial, le conventionnel
Faure lui écrivait pour lui conseiller dg proposer une amnistie générale[19]. Faure ne lui aurait pas donné
ce conseil s'il n'avait pas été assuré que sa suggestion serait accueillie
sans défaveur. L'idée de cette amnistie générale dut se répandre dans les
milieux parlementaires, puisque le député girondin Girault, l'un des 73 enfermés
à la Force, lui écrivait, le 26 prairial : « Ô toi, qui trois fois nous
as garantis de la fureur des hommes cruels qui demandaient nos têtes ; toi,
qui as si bien su distinguer entre les effets de' 'erreur et du crime, c'est
à toi qu'il appartient aujourd'hui d'achever ton ouvrage et d'accélérer la
décision de notre sort que mille et mille incidents peuvent encore reculer
d'une manière indéfinie[20]. » Le 20
messidor encore, un constituant, qui avait vu à Lyon les horreurs des
mitraillades et qui avait été victime de la répression, écrivait à
Robespierre pour lui dire sa joie d'avoir appris, par un ami sûr qui revenait
de Paris, que l'Incorruptible avait blâmé la conduite de Collot d'Herbois
dans cette malheureuse ville[21]. C'est à
Robespierre que s'adressent toutes les victimes de la Terreur qui cherchent
protection et réconfort. Le frère même de Cécile Renault, lorsqu'il est
arrêté, se tourne vers lui comme vers le défenseur naturel de l'innocence : « Robespierre,
tu es généreux, sois mon avocat. » Le royaliste Beaulieu, qui était en
prison lors du 9 thermidor, nous dit que sa première impression et celle des
autres détenus, en apprenant la, mort de Robespierre, fut de craindre une
aggravation de la Terreur. « Uniquement occupés, dans nos prisons, à
rechercher dans les discours qu'on prononçait, soit aux Jacobins, soit à la
Convention, quels étaient les hommes qui nous laissaient quelque espoir, nous
y voyions que tout ce qu'on disait était désolant, mais que Robespierre
paraissait encore le moins outré[22]. » Je
pourrais multiplier ces témoignages, je me bornerai à rappeler ce mot de
Reubell, qui fut, lui aussi, un ennemi de Robespierre : « Je n'ai jamais
eu, disait Reubell à Carnot, qu'un reproche à faire à Robespierre, c'est
d'avoir été doux[23]. » Et c'est bien là en effet,
le sentiment des terroristes qui firent le 9 thermidor. Fouché ne
s'écriait-il pas le 19 fructidor : t Toute pensée d'indulgence est une pensée
contre-révolutionnaire i ? Billaud-Varenne, à la séance du 9 thermidor,
n'avait-il pas accusé Robespierre d'indulgence ? « La première fois que
je dénonçai Danton au Comité, Robespierre se leva comme un furieux, en disant
qu'il voyait mes intentions, que je voulais perdre les meilleurs patriotes. »
Barère,
enfin, le 11 thermidor, ne prononçait-il pas un éloge sans réserve du tribunal
révolutionnaire, « cette institution salutaire qui détruit les ennemis
de la République et purge le sol de la liberté » ? Et
pourtant, c'est ce même Robespierre, accusé de modérantisme par les
terroristes qui l'ont renversé, qui est considéré par beaucoup d'historiens
comme l'incarnation de la Terreur. On fait retomber sur lui la responsabilité
des hécatombes des derniers mois. Le girondin Saladin, qui protesta centre
cette légende intéressée mise en circulation par les thermidoriens, a fait
remarquer que « dans les.45 jours qui ont précédé la retraite de
Robespierre du Comité de Salut public, le nombre des victimes est de 577, et
que dans les 45 jours qui l'ont suivie, jusqu'au 9 thermidor, le nombre est
de 1.286 ». Puisque Robespierre ne siégeait plus au Comité, puisque sa
signature manque au bas des arrêtés de mort, tout homme de bon sens en
conclurait que c'est à tort qu'on le rend responsable. Mais les historiens
ennemis de Robespierre ne s'embarrassent pas de la logique ni du bon sens. On
tuait au nom de la loi de prairial, cela leur suffit pour condamner
Robespierre. Bref, ces preuves morales, qui leur donnent le frisson dans la
loi de prairial, ils les invoquent sans sourciller quand il leur faut juger
Robespierre. Ils donnent ainsi la mesure de leur bonne foi et nous apprennent
à apprécier à sa valeur leur vertueuse indignation devant les excès de
l'arbitraire. Si
l'Incorruptible avait été renversé, comme ils le disent, parce qu'on le
rendait responsable de l'aggravation de la Terreur, ses ennemis n'auraient
pas manqué de brandir contre lui cette accusation. Or, que lui reprochent-ils
dans la séance tragique du 9 thermidor ? « Lui reproche-t-on d'avoir
personnifié un régime de sang, poussé aux excès révolutionnaires, rempli les
prisons, vanté le règne de la Guillotine ? Non. Ce qu'on lui impute, au
contraire, c'est d'avoir protégé d'anciens nobles, fait destituer le plus fougueux
des Comités révolutionnaires de Paris, défendu Camille Desmoulins et essayé
de sauver Danton... Qu'on ajoute à ces crimes celui d'avoir attaqué les
Comités dans le Club des Jacobins, celui d'avoir été « dominateur »,
suivant l'expression de Lozeau, et celui d'avoir menacé cinq ou six
terroristes de la trempe de Fouché ou de Tallien, et l'on aura le complément
des motifs pour lesquels les thermidoriens, de leur propre aveu, firent le 9
thermidor. Ce fut Louchet qui proposa le décret d'arrestation et, trois
semaines après, ce même Louchet demandait comme unique moyen de salut public
la mise à l'ordre e jour de la Terreur ! » Cette argumentation de Louis Blanc
paraît irrésistible. On
prétend cependant que Robespierre était un dictateur, un pontife, et que rien
ne se faisait sans ses ordres ou sans sa permission. On en croit trop
aisément les thermidoriens sur parole. Robespierre était en minorité au
Comité de Salut public au temps où on place sa prétendue dictature. Le Comité
de Sûreté générale, qui avait sous sa surveillance directe le tribunal
révolutionnaire, lui était presque unanimement hostile et intriguait
ouvertement avec ses ennemis. L'accusateur public Fouquier-Tinville, qui
était la cheville ouvrière du tribunal, était du complot. C'est en vain que
Robespierre avait essayé d'obtenir son remplacement le 8 messidor. Il n'y
avait pas réussi[24]. Singulier
dictateur, qui avait contre lui les principaux pouvoirs de l'État I M.
Aulard lui-même, si prévenu contre Robespierre, a dû le reconnaître. Le 9
thermidor ne fut pas fait par lm {i ' Ides hommes qui voulaient arrêter la
Terreur, mais, au contraire, par des hommes qui avaient abusé de la Terreur
et qui voulaient la prolonger à leur profit, pour se mettre à l'abri. Parce
que ces hommes furent débordés après l'événement, parce qu'ils ne parvinrent
pas à arrêter la réaction qu'ils avaient involontairement déchaînée en
identifiant, pour des raisons de tactique, Robespierre avec les excès, la
légende s'est formée que Robespierre avait été vraiment la Terreur
personnifiée. Il serait temps qu'on porte enfin sur le drame un jugement
équitable. « Le
nom des vaincus, a dit Louis Blanc, qui l'ignore ? est exposé à la souillure
de bien des mensonges, quand ce sont les vainqueurs qui règnent, qui ont la
parole ou qui tiennent la plume. Malheur à qui succombe après avoir tout fait
trembler ! La haine descend avec lui dans son tombeau, s'y établit, et les
vers du sépulcre ont depuis longtemps achevé de ronger son corps, que la
calomnie est là continuant de ronger sa mémoire. » A quoi
bon conclure ? Les faits que j'ai cités parlent assez haut. Si ce fut un
crime d'organiser le despotisme de la liberté pour vaincre le despotisme des
rois, Robespierre a commis ce crime, avec tous les Montagnards. Il a sauvé
avec eux la Révolution et la France. Mais si on prétend que ce terroriste a
fait couler le sang à plaisir, par goût ou par ambition, on commet envers lui
la plus grande des iniquités. De tous les gouvernants d'alors, aucun ne fut
plus probe, aucun ne fut plus désintéressé, aucun ne fut plus indulgent pour
les fautes vénielles, aucun ne voulut plus sincèrement la réconciliation des
Français dans le patriotisme et dans la liberté, aucun ne fut animé au même
degré de la passion du bien public. Il ne fut terrible que contre ceux qui
assassinaient la patrie. Que les pourvoyeurs des conseils de guerre et des hautes cours d'hier et d'aujourd'hui continuent donc à lancer au grand vaincu la banale injure thermidorienne. C'est dans l'ordre. Nous perdrions notre temps à leur démontrer qu'il ne fait pas nuit en plein jour. Ils ont leur siège fait. Ils n'admettront jamais que les mesures d'exception, dont ils se sont faits les apologistes dans la guerre récente, étaient infiniment plus justifiées et plus nécessaires dans la crise de l'an II. Innocent ou coupable, il faut, pour leur politique et pour leurs passions, que Robespierre soit condamné et avec lui la démocratie, la véritable, celle qui ne s'accommode pas des compromis ni des compromissions. |
[1]
Moniteur du 28 août 1792.
[2]
Dumouriez, qui essaya d'entraîner son armée sur Paris pour proclamer Louis
XVII.
[3]
Hamel les a citées, t. III, p. 157.
[4]
Mémoires, éd. Baudouin, 1825, p. 143.
[5]
Voir dans le Moniteur, la séance des Jacobins du 1er frimaire et la
séance de la Commune du 2 frimaire.
[6]
Laurent de l'Ardèche raconte qu'un confident de Ronsin apprit la chose à
Robespierre et que celui-ci s'écria : « Quoi ! encore du sang et toujours du
sang ? » (Annales révolutionnaires, t. I, p. 522.)
[7]
Cela était vrai à la lettre. Voir les ouvrages du colonel Contanceau sur la
campagne de 1794 à l'armée du Nord.
[8]
Allusion à l'affaire Chabot.
[9]
Voir notre article sur les Deux versions du procès des Hébertistes, dans les Annales
révolutionnaires de janvier-février 1919.
[10]
Jaurès, La Convention, p. 1769.
[11]
Récit du royaliste Beaulieu (Annales révolutionnaires, t. VII, p. 255).
[12]
Voir les Annales révolutionnaires, t. IV, 1911, p. 394, 578.
[13]
Voir notre étude des Annales révolutionnaires, t. VII, 1914, p. 310 et
suiv.
[14]
Mémorial, t. I, p. 245.
[15]
Annales révolutionnaires, t. II, p. 436.
[16]
Interview d'Anatole France par François Crucy dans le Paris-journal du
26 octobre 1911.
[17]
Jusqu'au 11 messidor, date du retour de Saint-Just de l'armée du Nord,
Robespierre dirigeait à sa place le bureau de police administrative annexé au
Comité de Salut public, bureau qui excita la jalousie du Comité de Sûreté
générale. Les 15, 16, 17, 19, 20, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29 messidor,
Robespierre ne signa aucun arrêté. Le 18 messidor, il signa deux arrêtés. Le 21
messidor, il signe un arrêté. Le 30 messidor, il en signe un avec Couthon et
Saint-Just. Les 1er, 3, 4, 5, 6, 7 thermidor, il ne signe aucun arrêté, Il en
signe un le 2. Donc, cinq arrêtés seulement portent sa signature du 15 messidor
au.9 thermidor.
[18]
Mémoires de Barras, t. I, p. 339, 340.
[19]
Lettre citée par Ernest Hamel, t. III, p. 543.
[20]
Ernest Hamel, t. III, p. 137.
[21]
Lettre publiée par Courtois, en annexe de son rapport, p. 328-330
[22]
Annales révolutionnaires, t. VII, p. 105-106.
[23]
Ernest Hamel, t. III, p. 503.
[24]
Voir notre article Robespierre et Fouquier-Tinville, dans les Annales
révolutionnaires, 1917, t. IX, p. 239-248.