AUTOUR DE ROBESPIERRE

 

CHAPITRE XI. — LE RÔLE DE BARÈRE ET DE VADIER AU 9 THERMIDOR JUGÉ PAR BUONARROTI.

 

 

Parmi les conjurés qui préparèrent dans l’ombre le coup du 9 thermidor, deux ont joué un rôle important, le caméléon Barère, toujours prêt à se mettre du côté du manche, et le sec Vadier, homme de loi retors qui avait une pierre à la place du cœur. Au Comité de Salut public, Barère protégeait de son mieux les pourris dont il redoutait les intrigues. Au Comité de Sûreté générale qu’il présidait, Vadier menait l’assaut et dirigeait contre l’incorruptible la première attaque sérieuse qui fut l’affaire Catherine Théot.

Dans la suite, Vadier et Barère déplorèrent les conséquences du 9 thermidor. Ils avaient renversé Robespierre par peur, par jalousie, par désir du pouvoir. Ils n’avaient pas cru renverser la République. Menacés pendant la réaction thermidorienne, accusés comme terroristes par les mêmes pourris qu’ils avaient sauvés de la fatale charrette, ils firent un retour sur eux- mêmes.

En l’an IV, Vadier se lia avec les babouvistes dont la plupart étaient les admirateurs de Robespierre. On l’impliqua dans la Conspiration des Égaux et il fut enfermé trois ans et demi avec Buonarroti dans l’île Pelée en rade de Cherbourg. Plus tard Buonarroti le retrouva avec Barère en Belgique quand la Restauration eût exilé les régicides.

Les trois hommes que la communauté du malheur rapprochait se fréquentèrent. De quoi auraient-ils parlé sinon du passé, de ce passé terrible qui les divisait tout en les unissant ?

Sur le chapitre de Robespierre, Buonarroti était intransigeant et il laissait voir à ses interlocuteurs qu’il ne leur pardonnait pas le 9 thermidor. Barère, qu’il rencontrait chez un M. Rodier à Bruxelles, avait trop de souplesse et de faculté d’oubli pour s’en formaliser. Il a laissé de Buonarroti un portrait sympathique dans ses Mémoires. Vadier, plus irascible, plus rancunier, se fâchait de l’éloge de l’incorruptible et entreprenait de démontrer que ses intentions avaient été pures au 9 thermidor. Un jour, il remit à Buonarroti tout un mémoire apologétique de sa conduite, Buonarroti le garda, l’étudia et éprouva le besoin de s’interroger sur le compte de Vadier et de Barère dans la note qu’on va lire et qu’il écrivit pour lui seul[1].

Me voilà lié avec Vadier et par contre coup en contact avec Barère son ami. Est-ce parce que je les estime, est-ce parce que je vois en eux deux fermes appuis de la liberté, deux sages fondateurs de la République ? Je suis obligé d’avouer qu’à mes yeux ils ne méritent cet honneur ni l’un ni l’autre[2].

Ces deux hommes enveloppés dans les proscriptions, dont furent atteints tant de républicains dans les cours des aimées 2, 3 et 4 de la République, durent leurs malheurs aux services qu’ils avaient précédemment rendus à la cause populaire.

Ces deux hommes sont odieux aux royalistes dont ils frappèrent l’idole, aux Girondins dont ils accusèrent les chefs et aux Thermidoriens dont ils refusèrent de partager l’infamie et les complots[3].

Il y en avait assez de ces circonstances pour me déterminer à les fréquenter de préférence à presque tous leurs collègues qui se sont déclarés les ennemis de la cause que j’ai défendue.

Un autre motif m’attira vers Vadier ; ce vieillard fut impliqué à tort dans le grand procès de Vendôme et partagea pendant trois ans et demi ma captivité et ma déportation. Je fus le voir comme mon ancien compagnon de malheur et l’accueil amical[4] que je reçus de lui et particulièrement de sa femme et de sa fille m’engagea à répéter mes visites dont je me suis fait enfin une habitude journalière. C’est chez Vadier que j’ai souvent rencontré Barère et que j’ai pu me former une idée de ses talens, de ses connaissances, de sa philosophie et de son caractère.

Barère est grand parleur. Son imagination est vive, ses principes politiques sont incertains ; il aime les plaisirs et le faste, il se plaît à briller dans les salons ; il est faible, irrésolu et excessivement timide, il est grand conteur d’anecdotes vraies ou inventées.

Vadier n’est plus qu’un radoteur, mais à' travers son caquet on découvre les sentiments d’après lesquels il s’est dirigé dans le cours de la Révolution où il a malheureusement joué un grand rôle. Haïr les Nobles et se moquer de la religion, voilà toute la politique de Vadier. Il aime bien l’Égalité pourvu qu’il jouisse d’un bon revenu, qu’il puisse vendre ses denrées bien chères et qu’il exerce quelque influence dans les affaires publiques.

Au temps où Vadier brillait dans le monde, il étoit de bon ton de se mocquer de toute idée religieuse et même d’aflicher l’athéïsme ; aussi Vadier fonde-t-il toute sa philosophie sur l’impiété et ne voit que dans l’influence des idées religieuses les causes de la tirannie qui accable dans ce moment la France et l’Europe entière.

Les opinions de Vadier paroissent à découvert quand on le met dans la nécessité de se prononcer sur le mérite de Rousseau et de Voltaire ; la frivolité, l’irréligion et l’immoralité de celui-ci l’enchantent, tandis qu’il repousse comme des paradoxes les principes religieux, moraux et politiques de l’autre. Vadier ne voit qu’imposture et tirannie dans l’alliance d’une sage religion avec une bonne législation et ses préjugés à cet égard sont si forts qu’il prèféreroit la licence la plus immorale à la vertu appropriée à la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme. Il craint la mort et affecte de la braver ; le danger l’effraye et il veut qu’on admire son courage.

Ces deux hommes qui, dans tous leurs discours, se targuent de leur patriotisme et font parade de leur incorruptibilité ont eu l’un et l’autre une très grande part aux événemens qui ont arrêté la marche de la Révolution et ont creusé le tombeau de la liberté.

Ce qui me porte à les juger ainsi ce sont les faits publics, ce sont leurs aveux, c’est la connoissance que j’ai de leurs principes et de leur caractère.

Lorsqu’en l’an 2 de la République, on eût abattu le royalisme et l’aristocratie bourgeoise dont les Girondins étoient les chefs, il ne s’agissoit plus que d’achever l’anéantissement des factions opposées à l’Égalité et de donner à la France des institutions propres à fonder solidement la liberté et la souveraineté du Peuple.

Pour atteindre cette double fin, il falloit persister dans la sévérité déployée contre les ennemis de la Révolution et réprimer l’immoralité qui à cette époque fesoit de grands progrès dans une classe nombreuse de citoyens.

Au frein insidieux que les anciennes Loix et les anciennes opinions religieuses imposoient autrefois aux passions désordonnées des hommes, le nouveau régime, dont les fondemens étoient à peine jetés, n’avoit encore pu substituer généralement des mœurs pures et libres qui dévoient résulter des bonnes loix et d’une sage éducation.

Tandis que l’amour de la vraie gloire rendoit faciles et agréables pour les uns tous les sacrifices qu’exigeait l’accomplissement de la régénération publique, d’autres ne voyoient dans le bouleversement de l’ancien ordre social que l’occasion de s’attribuer les faveurs dont jouissoient les grands et les riches d’autrefois et de se livrer impunément aux excès de tous les genres.

C’est ainsi que de faux républicains se permirent des actes de mauvaise foi envers de prétendus aristocrates, que d’autres s’enrichirent en prévariquant dans les fonctions publiques, que la foi du mariage fut violée pour assouvir l’amour des richesses, que des vengeances personnelles furent exercées sous le prétexte de déjouer les complots des ennemis publics.

Ces actions criminelles furent alors provoquées et justifiées par la prédication d’une morale relâchée qui eut ses apôtres même dans le sein de la Convention nationale où elle produisit des falsificateurs de décrets[5], des concussionnaires[6], des protecteurs d’émigrés[7], et des révélateurs des secrets de l’État[8].

A ces désordres ajoutoient au nouvel encouragement les efforts qui furent faits pour ériger l'athéisme en dogme national. Us ne tendoient à rien moins qu’à dégoûter de la vertu et énerver les courages par l’amour des voluptés, à généraliser la corruption et à soulever le peuple blessé dans ses opinions et effrayé de l’oppression qu’eût fait peser sur lui le débordement des vices et des crimes dont il avoit sous les yeux des exemples nombreux.

A cette époque, l’ennemi le plus puissant qui restoit à combattre étoit l’immoralité et le plus grand, le seul moyen qu’on avoit pour établir solidement la véritable République étoit la pureté et la vertu de la Convention nationale. C’étoit donc à maintenir cette pureté et cette vertu et surtout l’opinion qu’il importait qu’on eût, que dévoient dès lors s’attacher ceux qui présidoient aux destinées de la France et dési- roient sincèrement le triomphe de l’égalité.

 

En regard des accusations de Buonarroti il n’est que juste de résumer l’apologie de Vadier. Vadier se justifie en prétendant qu’il n’a fait que se mettre en état de légitime défense. C’est de Robespierre que serait partie l’attaque. Robespierre aurait créé un triumvirat avec Couthon et Saint-Just. Il se serait séparé des Comités de gouvernement et de la Convention. Vadier oublie que l’affaire Catherine Théot, qu’il monta contre Robespierre, date du lendemain de la fête du 20 prairial et que ce n’est qu’après cette sauvage et perfide agression que Robespierre se relâcha de son assiduité au Comité de Salut public[9].

Vadier ajoute — et cette raison est meilleure que la précédente — que Robespierre en organisant le bureau de police du Comité de Salut public avait usurpé les attributions du Comité de Sûreté générale et « les rendait milles en les contrariant ». Il s’agirait de savoir avec exactitude quels furent les motifs pour lesquels ce bureau de police fut organisé et s’il fonctionna vraiment contre le Comité de Sûreté générale. Cette étude est à faire.

Vadier prétend que les triumvirs, maîtres du bureau de police, mettaient en accusation les citoyens que le Comité de Sûreté générale avait mis en liberté et inversement élargissaient ceux dont le Comité avait ordonné l’arrestation. On ne peut se prononcer qu’en dépouillant minutieusement les registres du Comité et ceux du bureau et en recherchant le passé politique des hommes arrêtés et libérés. Recherche ingrate mais qui s’impose.

Chose à noter, Vadier croit, comme Robespierre le croyait lui-même, que les agents de l’étranger ont joué un rôle dans toutes les grandes crises révolutionnaires dans la chute des Girondins et des Dantonistes comme dans la réaction thermidorienne.

La réaction de thermidor ! Il n’en parle qu’avec effroi et horreur : « C’est de là que datent les maux de la Patrie identifiés avec mes malheurs ».

Vadier convient que c’est son rapport sur l’affaire Catherine Théot qui l’a rendu suspect à Robespierre, à ce même Robespierre qu’il avait encensé auparavant ! « Cet hypocrite, dit-il, regarda cette partie de mon rapport [sur Catherine Théot] comme une botte secrète à son despotisme naissant et en fit dès lors une affaire majeure ». Mais pourquoi Vadier portait-il à Robespierre cette « botte secrète » ? Deux raisons seulement ressortent de son mémoire. Il accusait Robespierre d’empiéter sur ses attributions par son bureau de police et surtout il lui reprochait la fête de l’Être suprême. C’est en dernière analyse le fanatisme anticlérical qui a entraîné Vadier, autant et plus que la jalousie, dans le complot qui eut le 9 thermidor pour dénouement. On comprend que, tout en lui gardant rigueur, tout en jugeant sévèrement sa sécheresse de cœur, Buonarroti n’ait cependant pas hésité à mettre ses mains dans celles d’un tel homme. Elles n’étaient pas souillées de rapines et de sang comme celles de tant d’autres justiciers de thermidor.

 

 

 



[1] Le mémoire de Vadier et la note de Buonarroti figurent dans les Papiers de ce dernier à la Bibliothèque nationale, Fonds français, nouv. acq. 20804.

[2] Ces notes ont été écrites avant la mort de Vadier (Note de Buonarroti).

[3] J’entends parler des complots qui eurent lieu après le 9 thermidor et qui tendaient à détruire entièrement la démocratie et à se partager les dépouilles de la République.

Quant au complot même dont Robespierre et le peuple furent les victimes, Vadier et Barère en furent absolument les auteurs ou les complices. Ces deux hommes ainsi que Collot, Billaud, Amar, Élie Lacoste, s’associèrent aux Dantonistes, leurs ennemis, pour culbuter Maximilien, mais dès que celui-ci eut succombé, la lutte se renouvela entre eux et les immoraux qui finirent par les écraser. (Note de Buonarroti.)

[4] C’est-à-dire semi-amical de la part de Vadier, l'amitié véritable et l’effusion du cœur, je les ai trouvées chez sa femme. Vadier un moment après notre réunion fut saisi d’un mouvement d’avarice et, craignant que je ne leur demandasse de l’argent, il s'empressa de me déclarer sans préambule et sans y être provoqué que l’état de ses fortunes (sic) le mettoit dans l’impossibilité de me secourir. (Note de Buonarroti.)

[5] Allusion à Chabot, Basire, Delaunay d’Angers, Julien de Toulouse.

[6] Perrin de l’Aube, Courtois, etc.

[7] Osselin, Danton.

[8] Hérault de Séchelles, Thibaudeau.

[9] Vadier en convient lui-même à la fin de son mémoire : « On sait que cette farce comico-fanatico-religieuse fut suivie d’assez près de la scission qui s’éleva dans le Comité de Salut public par l’absence de Robespierre qui s’en sépara pour concerter son triumvirat avec ses adjoints Couthon et Saint-Just. » Robiquet, p. 324.