AUTOUR DE ROBESPIERRE

 

CHAPITRE IX. — DES INTRIGUES CONTRE ROBESPIERRE AU PRINTEMPS DE 1794. - TRUCHON ET ROCH MARCANDIER.

 

 

Le 15 floréal an II, le citoyen Lhoste, qui demeurait rue du Temple, n° 111, était abordé par un de ses voisins, le citoyen Truchon, révolutionnaire notoire de la section des Gravilliers. Truchon, le prenant par le bras, lui disait : « Il faut que je te fasse voir quelque chose. » H tirait une brochure de sa poche, c’était le discours que Billaud-Varenne avait prononcé devant la Convention le 1er floréal précédent, et il lisait, à la page 9, ligne 6, le passage suivant : « Le fourbe Périclès se servit des couleurs populaires pour couvrir les chaînes qu’il forgea aux Athéniens, il fit croire longtemps que jamais il ne montait à la tribune sans se dire à lui- même : Songe que tu vas parler à des hommes libres, et «e même Périclès, étant parvenu à s’emparer d’une autorité absolue, devint le despote le plus sanguinaire. » Ayant fini sa lecture, Truchon regarda Lhoste, jouit de son étonnement et lui demanda : « Reconnois-tu là Robespierre ? » Lhoste répondit par prudence qu’il ne savait pas faire d’application sans avoir lu ce qui précède et ce qui suit et qu’en conséquence il allait acheter le discours de Billaud-Varenne, mais qu’au reste « on ne pouvait tout au plus quant à présent appliquer à Robespierre que le beau côté de Péri clés. »

C’est Lhoste lui-même qui rapporte en ces termes sa conversation avec Truchon quand il fut interrogé, trois semaines plus tard, par le comité de surveillance de la Section des Gravilliers[1].

Germain Truchon, qui interprétait ainsi la pensée de Billaud-Varenne et qui devinait avec une rare perspicacité les divisions qui allaient éclater au sein du Comité de Salut public, Truchon était en relations avec les ennemis de Robespierre. A la section des Gravilliers, il avait connu Léonard Bourdon, ce chef d’institution qui avait été nommé à la Convention. Avec l’appui de Bourdon, il avait livré bataille à Jacques Roux et à ses partisans, et il avait obtenu sur eux l’avantage. Il était lié aussi avec un autre conventionnel qui se distingua au premier rang des ennemis de l’incorruptible, avec Goupilleau de Montaigu, qu’il avait connu avant la Révolution quand ils plaidaient tous les deux en qualité d’avocats devant le Parlement de Paris.

Les thermidoriens n’ont jamais brillé par la moralité. Germain Truchon, leur instrument, avait été emprisonné à Bicêtre pendant sept ans, par arrêt du Parlement, et il n’avait recouvré la liberté que le 13 août 1791. Marié deux fois, il était en procès avec ses deux épouses. Ses biens ayant été séquestrés par autorité de justice, il vivait d’un cabinet de contentieux et de travaux rétribués qu’il faisait pour les administrations publiques. Il avait figuré, dans la Commune révolutionnaire du 10 août, puis parmi les soi-disant juges qui présidèrent aux massacres des prisons en septembre 1792. Il se vantera, après le 9 thermidor, d’avoir sauvé du massacre de nombreuses personnes, telles que la citoyenne Saint- Brice et la jeune Tourzel. Mais il sera accusé d’avoir détourné les effets précieux des victimes. Le policier Blache, qui l’employa ensuite comme « observateur », se plaindra de son immoralité et le traitera, dans un rapport circonstancié, d’hypocrite et de coquin. Sa mauvaise réputation était telle que, bien qu’il fût membre du comité civil de sa section, le comité révolutionnaire des Gravilliers le fit mettre en arrestation comme suspect le 8 prairial. Il restera en prison jusqu’à la fin de la Convention.

Truchon avait-il calomnié les intentions de Billaud- Varenne en supposant que celui-ci avait visé Robespierre sous le nom de Périclès ? Si nous n’avions pour répondre à la question que le discours de Billaud-Varenne du 1er floréal, nous serions assez embarrassés. Ce discours, qui a pour but d’exposer à la Convention les lignes directrices de la politique que le Comité de Salut public entend suivre au moment où la campagne va s’ouvrir, reste le plus souvent dans les généralités vagues. Billaud menace tous « ceux qui paralysent la marche de la Révolution », il dénonce par avance le péril que ferait courir à la liberté l’ambition d’un général entreprenant, et l’ambition des généraux lui sert de transition pour passer à l’ambition des chefs civils, pour rappeler l’exemple de Périclès : « Tout peuple jaloux de sa liberté, dit-il, doit se tenir en garde contre les vertus même des hommes qui occupent des postes éminents. »

De toutes les phrases de son rapport, c’est celle-là qui se prêtait le mieux à l’allusion à Robespierre. Mais Billaud dénonçait ensuite longuement l’esprit de conquête. Il annonçait que le Comité arrêterait la guerre dès que le territoire serait délivré : « Nous marchons, non pour conquérir, mais pour vaincre, non pour nous laisser entraîner par l’ivresse des triomphes, mais pour cesser de frapper, à l’instant où la mort d’un soldat ennemi serait inutile à la liberté. » Ici Billaud était pleinement d’accord avec Robespierre. Son rapport ne nous fournit que peu de lumières sur la question posée.

Mais nous avons le dernier discours de Saint-Just, le discours qu’il avait écrit pour défendre Robespierre et pour dénoncer les ennemis de celui-ci, Billaud et Collot-d’Herbois, le discours dont il ne put prononcer que les premières phrases à la tragique séance du 9 thermidor. Or, Saint-Just, dans ce discours, fait porter tout son effort contre Billaud-Varenne, qu’il représente comme un fourbe qui flattait Robespierre en sa présence et qui le dénigrait et le calomniait en son absence. « Afin de pouvoir tout justifier et tout oser, dit Saint-Just, il m’a paru qu’on préparait les Comités à recevoir et à goûter l’impression des calomnies. Billaud annonçait son dessein par des paroles entrecoupées, tantôt c’était le mot de Pisistrate qu’il prononçait, et tantôt celui de dangers. Il appelait tel homme absent Pisistrate, aujourd’hui présent il était son ami. » Il semble que ce texte nous éclaire. Billaud, qui comparaît Robespierre au tyran Pisistrate en messidor, a bien pu le comparer au tyran Périclès en floréal. Truchon, qui rôdait autour des futurs thermidoriens, a bien pu surprendre leurs confidences. Il a deviné Billaud-Varenne.

Si celui-ci attaquait Robespierre à mots couverts dès le 1er floréal, c’est-à-dire plus de trois mois avant le 9 thermidor, l’intrigue contre l’incorruptible, qu’on fait commencer généralement en prairial, devrait être avancée d’un mois au moins. Constatation intéressante. On dit d’ordinaire, sur la foi des thermidoriens, que le désaccord entre les membres du Comité de Salut public a eu pour cause, d’une part, le décret du 18 floréal sur les fêtes nationales, et, d’autre part, le décret du 22 prairial sur le tribunal révolutionnaire. Or, quand Billaud met en garde la Convention et la France contre « les vertus mêmes des hommes qui occupent les postes éminents », quand il rappelle l’exemple de Périclès, Robespierre n’a pas encore exposé sa politique religieuse ni, à plus forte raison, ses idées sur la réorganisation de la justice révolutionnaire. Pour miner sourdement, dès le 1er floréal, la popularité de son collègue, Billaud avait donc d’autres motifs que ceux qu’il a dits plus tard.

 

Robespierre se plaindra aux Jacobins, dès le 13 messidor, des calomnies qui trouvaient créance jusque chez ses collègues du Comité de Salut public. « Je suis dépeint, dira-t-il, comme un tyran et un oppresseur de la représentation nationale... L’accusation de Louvet est renouvelée dans un acte trouvé parmi les papiers du secrétaire de Camille Desmoulins, ami du conspirateur Danton. Cet acte était prêt de paraître lorsque le Comité de Sûreté générale l’a découvert et l’a renvoyé au Comité de Salut public. Les conjurés y citent tout ce qui s’est passé dans la Révolution à l’appui de leur dénonciation contre un prétendu système de dictature. A examiner l’absurdité de la dénonciation, il serait inutile d’en parler, des calomnies aussi grossières ne sont pas faites pour séduire les citoyens, mais on verra qu’elles n’étaient préparées que comme un manifeste qui devait précéder un coup de main contre les patriotes. Que direz-vous, si je vous apprends que ces atrocités n’ont pas semblé révoltantes à des hommes revêtus d’un caractère sacré, que parmi mes collègues eux-mêmes il s’en est trouvé qui les ont colportées ? »

Il est possible de vérifier et de contrôler les faits auxquels Robespierre se borne à faire allusion. Le secrétaire de Camille Desmoulins, qui rédigeait contre l’incorruptible un acte d’accusation prêt à être imprimé quand il fut arrêté, n’est pas un mythe. Il s’appelait Roch Marcandier.

Né à Guise, comme Camille Desmoulins, en 1767, d’une famille nombreuse et pauvre[2], il était venu à Paris en 1786 et avait appris le métier de typographe. Son frère aîné était professeur au collège Louis-le-Grand et avait eu Camille Desmoulins parmi ses élèves. Quand Camille Desmoulins lança ses Révolutions de France et de Brabant, Roch Marcandier tint son bureau d’abonnement et lui servit, à l’occasion, de secrétaire de rédaction. Il faisait paraître de temps en temps des entrefilets dans le journal de Marat et dans le journal de Fréron. C’était un cordelier ardent. Mais Desmoulins interrompit son journal en août 1791. Marcandier perdit son gagne- pain. Il s’était marié dès 1787 avec Marie-Anne Coirnot. Il tomba dans la misère. Un instant le député girondin Kersaint le prit comme secrétaire, mais il ne garda que deux mois cette place et il dut de nouveau s’ingénier pour vivre. Après le 10 août, il passa au service du ministre de l’intérieur Roland, qui l’employa dans sa police. Brûlant ce qu’il avait adoré, il se mit à déchirer à belles dents ses anciens amis les Cordeliers. Il fournit contre eux des rapports, et Roland n’hésita pas à donner connaissance à la Convention, à la séance du 29 octobre 1792, d’une lettre où Marcandier accusait les Cordeliers de préparer de nouveaux massacres et de s’autoriser, à cet effet, du nom de Robespierre[3]. Robespierre fit à l’insinuation une réponse méprisante.

Quelques mois plus tard, Marcandier faisait paraître contre les Montagnards un violent pamphlet périodique, le Véritable ami du peuple, qui eut 12 numéros depuis le 10 mai jusqu’au 21 juillet 1793. Il dirigeait ses coups particulièrement contre Danton et ses amis, qu’il appelait « les hommes de proie ». Il était devenu l’agent à tout faire des Girondins, qui firent relâcher sa femme qui avait été un instant arrêtée en mai 1793, pour une infraction aux règlements sur le colportage[4]. Les Girondins, abattus par l’insurrection du 2 juin, Marcandier parvint à dépister la police montagnarde et se tint caché dans Paris.

Quand il vit Camille Desmoulins attaquer à son tour les Montagnards dans le Vieux Cordelier, il essaya de se réconcilier avec son ancien patron. Il lui écrivit, le 6 pluviôse, cette curieuse lettre : c’était au lendemain du jour où les amis de Danton avaient protesté devant la Convention contre l’arrestation du beau-père do Camille Desmoulins[5].

Roch Marcandier à Camille Desmoulins.

J’apprends, Camille, par la voye des journaux d’aujourd’hui, que ton beau-père est en prison. Ainsi que Jésus-Christ est mort pour les péchés des autres, ton beau-père est en charte privée à cause de toi. Bourdon de l’Oise a dit que cette arrestation étoit l’ouvrage de la clique de Vincent. Voici à cet égard quelles sont mes conjectures. Lucron, anarchiste féroce, Lucron, ton ancien perruquier, est membre du comité révolutionnaire de la section de Mutius Scævola ; il a dans ce comité l’influence que tous les hardis coquins savent obtenir sur ceux qui ne le sont pas ; depuis qu’il a du pouvoir cet homme ne s’occupe qu’à persécuter les meilleurs citoyens, notamment ceux qu’il a eu jadis pour pratiques. Il est le grand ami de Vincent. On m’a même assuré qu’il avoit dans, les bureaux de la guerre une place avantageuse qu’il n’a obtenue qu’en prêchant le meurtre, le pillage et tous les excès du brigandage. Etre l’ami de Vincent et avoir une place dans les bureaux de la guerre, voilà deux motifs suffisants pour te persécuter ; mais comme les scélérats ne sont pas. encore assez tout-puissants pour te frapper directement, ils ont dirigé leurs coups vers ton beau-père. Les bureaux de la guerre auront mis l’infame Lucron en œuvre pour se venger des vérités que tu as dites contre Barrabas Bouchotte. Prends des renseignemens à ce sujet et tu verras que je tiens le véritable fil de l’intrigue. Informe-toi en même temps s’il est vrai que ce Lucron a acquis à Sèvres tout récemment une superbe maison. Si le fait est vrai, il ne sera pas difficile de prouver à Lucron qu’il n’est devenu propriétaire de cette maison qu’en dévalisant les malheureux qu’il a fait arrêter et de chez qui sans doute il emportoit aussi bibliothèque, pendules, brevets de pensions, etc. Quand ce méprisable coquin veut faire incarcérer quelqu’un qui lui déplaît, il l’accuse assez ordinairement d’être payé par Pitt ; c’est de cette manière qu’il s’y prit, il n’y a pas longtemps, pour accrocher un mandat d’arrêt contre moi. On lui allégua qu’il falloit des preuves. Il répondit qu’il les donneroit quand je serois arrêté, c’est-à-dire qu’une fois emprisonné et dans l’impuissance de se defïendre les coquins sont sûrs de faire prendre leurs calomnies comme des preuves. Moi payé par Pitt ! Depuis 6 mois que je suis proscrit par des scélérats qui m’ont enlevé le peu que je possédois, même un paquet de lettres que m’avoit écrit Marat, j’ai contracté pour près de mille écus de dettes !

Je t’avois demandé un rendez-vous pour te donner connoissance de certains faits qui t’intéressent ainsi que 4 de tes collègues. Tu ne m’as fait aucune réponse. Je ne sais en vérité quelle interprétation donner à ton silence !

Je ne vois point paraître ton 6e n°. Tu as donc peur ? J’étois décidé à reprendre mon journal. J’avois même envoyé le manuscrit du 13e n° à l’impression. Mais comme je ne veux pas être la voix qui crie dans le désert, je vais donner ordre de tout suspendre.

Je t’envoye le manuscrit qui devoit être imprimé à la suite du 13 e. Tu peux en prendre lecture et le remettre chez ton portier où je l’enverrai prendre demain soir ; ne le perds pas, je t’en prie. Si tu veux que nous ayons une conférence, tu me le feras savoir. J’ai à te parler des propositions que m’a fait faire le Père Duchesne.

Salut et fraternité.

R. MARCADIER.

 

Le perruquier Gilbert Lucron, contre lequel Marcandier excitait Camille Desmoulins, était bien membre du comité révolutionnaire de la section Mutins Scævola. Il occupait en même temps un emploi « de garde magasin des fers de la république pour les armes portatives aux ci-devant Jacobins de la rue Dominique ». Mais Lucron n’avait rien d’un féroce anarchiste. Le conventionnel P.-J. Audouin rendra hommage à sa probité et à sa pauvreté quand il sera un instant arrêté comme terroriste en l’an III. Mais Marcandier n’y regardait pas de si près. Il voulait profiter de l’incident pour rentrer en grâce auprès de Camille et des Dantonistes. La dernière phrase de sa lettre au sujet « des propositions » que lui aurait fait faire le Père Duchesne, montre, si on peut ajouter foi à sa parole, qu’il cherchait à se coaliser aussi avec les Hébertistes. Tous les moyens lui étaient bons pour frapper les Montagnards et Robespierre.

Le manuscrit qu’il joignit à sa lettre à Desmoulins était un pamphlet contre Robespierre, qui sera publié plus tard à l’imprimerie du Journal du Matin sous le titre suivant : Fragment de Salluste trouvé dans les papiers de Camille Desmoulins ou Dénonciation qui devait être prononcée à la tribune contre la tyrannie avec quelques petits changemens[6]. Empruntant à Camille les procédés allégoriques mis en œuvre dans le Vieux Cordelier, l’ex-policier girondin imaginait de mettre dans la bouche d’Œmilius Lepidus un discours au peuple romain contre Sylla. Sylla, bien entendu, c’était Robespierre. « Romains, quand je regarde Sylla au milieu de sa puissance et de ses forfaits, je suis moins allarmé du tyran que de vous-mêmes, de sa scélératesse que de votre vertu... Le peuple romain, qui naguère était l’arbitre des nations, aujourd’hui dépouillé de sa puissance, de sa gloire, du droit de délibérer, condamné à la pauvreté et au mépris, n’a pas même les alimens qui ne manquent point aux esclaves... Le peuple voit les maisons de ses pères en proie aux satellites du tyran et devenues le prix de ses forfaits. Les lois, les jugemens, le trésor public, les provinces, le sort des nations sont en la disposition d’un seul homme. Seul il a le droit de vie et de mort. Aussi avez-vous vu les victimes humaines qu’il a immolées et les tombeaux inondés du sang des citoyens... A l’exception de quelques satellites complices de ses crimes, quel est l’homme qui embrassera sa défense ?... D’où vient donc l’audace de Sylla ? C’est que la tourbe ignorante prend la férocité pour le courage, la prospérité pour la vertu ; mais, au moindre revers, elle le méprisera autant qu’elle le redoutait. C’est peut-être aussi le spécieux prétexte de la paix et de la concorde, car ce sont les noms dont il colore son attentat et son parricide. Il ose faire entendre que les Romains ne peuvent voir la fin de la guerre si le peuple, en proie aux furieux qui l’oppriment, ne demeure dépouillé de ses héritages, si lui-même n’est revêtu de la souveraineté. » Ces citations suffisent. Marcandier avait mis à profit les leçons de Camille, son ancien patron. Il excellait à tourner contre Robespierre la disette et la lassitude de la guerre. J’ignore si Camille répondit à ses avances, mais il garda son manuscrit, qui ne sera publié qu’après sa mort.

Du fond de sa cachette, Marcandier ne cessait de stimuler les ennemis de Robespierre. Le 20 germinal, quelques jours après le supplice de Danton, il écrivait à Legendre :

Un mot, Legendre. Tout prouve que Robespierre est un ennemi implacable. Tout prouve qu’il veut dominer, tout prouve qu’il ne veut pas qu’il reste trace de ceux qui ont contribué à faire notre glorieuse révolution. Tu as acquis une grande popularité ; tu serais fait, comme un autre, pour commander. Tu as pris le parti de Danton. Vois, à présent, ce que tu as à craindre. Vois à présent ce que tu as à faire... Quand tu seras chargé de fers, quand il ne te restera plus que la rage de te voir trompé dans ta confiance et conduit sur l’échafaud, il ne sera plus temps de dire : Que n’ai-je fait ceci, que n’ai-je fait cela ?... Voilà cependant le sort qui t’attend... Dufourny en est un exemple terrible[7]. Vas-tu faire de cet avis ce que tu as fait de celui dont tu as fait part à la Convention[8] ?... Comme tu voudras... Je gage que c’est pure pusillanimité... Tu as cru que c’étoit un piège tendu par Robespierre lui-même qui vouloit t’éprouver... Que ça soit vrai ou faux, tu peux croire que cet écrit t’est adressé par l’homme qui t’est le plus sincèrement attaché, sans te connoître particulièrement, mais à cause de ton bouillant patriotisme et de tes talents et sois certain que si tu périssois, l’amour de ma patrie ne me laisseroit pas survivre longtemps à un tel malheur ; mais, je ne mourrai pas seul et je ferai pour mon pays, sans y être forcé, ce que tout te prescrit de faire pour le sauver[9].

 

Marcandier avait bien tort de faire fond sur Legendre. Dès que celui-ci eut reçu sa lettre, il alla la porter au Comité de Salut public. Un mois plus tard, le 23 prairial, Marcandier commit l’imprudence d’écrire de nouveau à Legendre et, cette fois, il signa sa lettre :

Paris, ce 23 prairial l'an II.

CITOYEN,

Dans la situation déplorable où je suis tombé par la force des circonstances, j’ai eu le malheur d’être réduit à vivre éloigné, depuis un an, de la société entière. Je suis sans appui, sans consolateur, pour ainsi dire délaissé de tout ce qui respire dans la nature. Malgré mes vicissitudes, mes regards sont toujours fixés sur la liberté publique et sur le sort des patriotes qui, comme vous, ont marché d’un pas ferme et avec incorruptibilité dans le sentier de la Révolution.

Citoyen Legendre, j’ai à vous communiquer les choses les plus importantes, elles vous intéressent personnellement, ainsi que plusieurs de vos collègues. Venez sans nul délai, si vous voulez les entendre. Ma femme vous donnera elle- même mon adresse, je ne la joins pas à ma lettre parce que si elle venoit à s’égarer je serois compromis. Salut et fraternité.

R. MARCANDIER[10]

 

Le lâche Legendre se rendit immédiatement au Comité de Sûreté générale pour concerter avec lui la capture de Roch Marcandier, qui fut arrêté selon ses indications[11]. Marcandier et sa femme furent interrogés par le Comité le 30 prairial. Voulland lui demanda quel était l’objet des renseignements qu’il voulait confier à Legendre. Il répondit : « de le prévenir qu’on m’avoit dit que l’on parloit de l’arrêter, ainsi que plusieurs de ses collègues dont je donnois le nom sur une carte au citoyen Legendre.

« — De qui teniez-vous ces renseignements ?

« — Je les tenois de mon frère, qui lui-même me dit les tenir du citoyen Crosnier, ingénieur, employé en cette qualité dans les armées de la République et qui loge dans la rue fauxbourg Honoré, au coin de la petite rue Verte. »

On l’interrogea ensuite sur les manuscrits qui avaient été découverts au cours de la perquisition qui avait été faite à son domicile.

« — Etes-vous l’auteur de deux manuscrits intitulés Conjuration de Robespierre et Au meurtre, à l'assassin !

« — Oui. »

Mais il nia avoir eu l’intention de faire imprimer ces deux pamphlets. Voulland lui demanda encore s’il n’avait pas fourni à Camille Desmoulins « un écrit ayant pour but de renverser les Comités de Salut public et de Sûreté générale », et s’il ne s’était pas vanté qu’on pourrait trouver cet écrit sous les scellés de ce condamné. Il reconnut avoir écrit plusieurs fois à Camille Desmoulins, mais il nia lui avoir remis un manuscrit contre les Comités, ce qui était manifestement un mensonge.

Voulland lui mit enfin sous les yeux deux lettres qu’il avait écrites à l’imprimeur Normand au sujet de l’impression d’une adresse aux 48 sections qu’il avait rédigée. Il reconnut les lettres, mais il prétendit qu’il avait brûlé l’adresse.

Sa femme, interrogée ensuite, reconnut qu’elle avait porté à l’imprimeur un manuscrit qui pourrait bien être cette adresse aux 48 sections. L’imprimeur avait refusé de s’en charger et elle l’avait rendue à son mari.

Marcandier et sa femme furent condamnés à mort, le 24 messidor, par le tribunal révolutionnaire.

Je n’ai pas retrouvé dans les dossiers des archives nationales les deux manuscrits qui motivèrent la condamnation. Mais il n’est pas difficile d’imaginer leur contenu. Marcandier y reprenait la célèbre accusation du girondin Louvet contre la dictature de Robespierre. Il l’amplifiait et la complétait. Il lui donnait la forme d’un manifeste, et ce manifeste, nous dit Robespierre, « devait précéder un coup de main contre les patriotes ».

Robespierre a cru que Roch Marcandier n’était que l’instrument de ses ennemis. Il reviendra sur lui dans son dernier discours, celui qu’il appellera lui-même son testament de mort, le discours du, 8 thermidor : « On assure que l’on était prévenu généralement dans la Convention nationale qu’un acte d’accusation allait être porté contre moi. On a sondé les esprits à ce sujet et tout prouve que la probité de la Convention nationale a forcé les calomniateurs à abandonner ou du moins à ajourner leur crime. Mais qui étaient-ils ces calomniateurs ? Ce que je puis répondre d’abord, c’est que, dans un manifeste royaliste trouvé dans les papiers d’un •conspirateur connu, qui a déjà subi la peine due à ses forfaits et qui paraît être le texte de toutes les calomnies renouvelées à ce moment, on lit en propres termes cette conclusion adressée à toutes les espèces d’ennemis publics : « Si cet astucieux démagogue n'existait plus, s'il eût payé de sa tête ses manœuvres ambitieuses, la nation serait libre ; chacun pourrait publier ses pensées, Paris n'aurait jamais vu dans son sein cette multitude d’assassinats vulgairement connus sous le faux nom de jugements du tribunal révolutionnaire. »

Comme on le voit par la citation que nous donne Robespierre de l’appel de Marcandier, celui-ci provoquait à son assassinat. Or, on sait que, le 4 prairial, Admirai avait guetté Robespierre pendant plusieurs heures à la sortie du Comité de Salut public et que c’était en désespoir de cause, parce qu’il ne l’avait pas rencontré, qu’il avait déchargé ses pistolets sur Collot d’Herbois. C’est un fait significatif aussi que le lendemain de cet attentat manqué, le 5 prairial, le député Laurent Lecointre, dantoniste ardent, ait concerté, de son propre aveu, avec huit de ses collègues, l’assassinat de Robespierre[12]. C’est quinze jours plus tard que Marcandier était arrêté et qu’on trouvait dans ses papiers un acte d'accusation contre Robespierre, qui se terminait par an appel à l’assassinat.

Il faut avoir ces faits présents à l’esprit pour comprendre ce qui s’est passé dans les Comités à la veille du 9 thermidor. Dès le 1er floréal, Billaud-Varenne suggérait dans un discours à la Convention la comparaison de Robespierre avec Périclès. C’est en floréal, nous dit encore Hippolyte Carnot, qu’éclataient au Comité de Salut public les premiers dissentiments. Lazare Carnot traitait Robespierre et Saint-Just de « dictateurs ridicules ». Quelle amertume pour Robespierre de constater, au moment même où la perfide accusation armait le bras des assassins, qu’elle trouvait créance jusque chez ses collègues du gouvernement ! De là à supposer qu’il n’y avait une entente entre les assassins et les calomniateurs, il n’y avait pas loin. Cependant la preuve que cette entente ait existé n’est pas faite. Les Truchon et les Roch Marcandier étaient sans doute des individus sans moralité, capables de tout, mais, en l’état actuel de la documentation, on ne peut pas affirmer d’une façon absolue qu’ils aient été des instruments de Billaud-Varenne ou de Lecointre, ou d’autres encore. Ce qui reste établi, c’est que l’atmosphère de suspicion qu’avaient créée les Girondins autour de Robespierre, non seulement ne s’était pas dissipée, mais s’était épaissie depuis la chute des Dantonistes et des Hébertistes. Les immenses services rendus par Robespierre et sa popularité sans égale offusquaient ses collègues du Comité. La calomnie, partout présente, faisait son œuvre. Il y avait trop longtemps qu’il était appelé l’incorruptible.

 

 

 



[1] Archives nationales, F⁷ 4775³⁵.

[2] Ed. Fleury, Roch Marcandier, Laon, 1850. Archives nationales, W 413, F⁷ 4445, F⁷ 4774²⁷. Bibliothèque de la ville de Paris, Collection Dubuisson. Papiers inédits trouvés chez Robespierre, etc.

[3] Archives parlementaires, t. LIII, p. 45, p. 164.

[4] Voir les séances de la Convention des 12 et 16 mai 1793.

[5] Voir sur cette arrestation les Annales révolutionnaires, t. XI, pp. 253-257.

[6] Bibliothèque nationale, Lb⁴¹ 1043, 6 p.

[7] Dufourny venait d’être rayé des Jacobins.

[8] Le 18 germinal, Legendre avait déclaré à la Convention qu’il avait reçu une lettre anonyme où il était invité à assassiner Robespierre et Saint-Just.

[9] Papiers inédits trouvés chez Robespierre, t. I, p. 183.

[10] Papiers inédits trouvés chez Robespierre, t. I, p. 179. L’éditeur a imprimé par erreur 25 prairial au lieu de 23.

[11] Legendre écrivit au Comité de Sûreté générale le billet suivant : « Du 24 prairial l’an II. Louis Legendre, représentant du peuple, s’est présenté au Comité et a déclaré avoir reçu une lettre de Roch Marcandier, caché depuis un an et qu’il soupçonnoit d’être un ennemi de la patrie. Il demande au citoyen Legendre une conférence, ce que celui-ci n’a pas voulu lui accorder sans en avoir fait préalablement part au Comité, d’autant qu’il se propose de prendre, en cette occasion, toutes les mesures nécessaires pour le mettre entre les mains du Comité. » (Papiers inédits, t. I, p. 183.)

[12] Voir la brochure de Lecointre parue après thermidor sous le titre Conjuration formée dès le 5 prairial par neuf représentants.