D'après quelques documents inédits[1].
La
crise qui se dénoua au 9 thermidor fut causée par des luttes de personnes
plus encore que par des conflits de programmes ou de partis. Elle ne paraît
si obscure que parce que les acteurs en scène, étant poussés par des
inimitiés privées, ne voulaient pas ou ne pouvaient pas tout dire. Les
reproches qu’ils s’adressent aux Jacobins ou à la Convention ont quelque
chose de voilé et d’inachevé. On les sent pleins de réticences et de sous-
entendus. Ils se portent des coups terribles, mais ce sont des coups fourrés.
En public, ils jouent un rôle. Ils dissimulent les véritables raisons de
leurs désaccords. Ils ne sont pleinement sincères que dans l’ombre des
comités. Là ils s’injurient et se menacent, mais injures et menaces ne
laissent pas de traces immédiates. Quand ils se décideront à parler
clairement, ce sera après les événements, pour des besoins apologétiques ; si
bien que leurs aveux tardifs éveillent la défiance. Aussi
est-ce une bonne fortune que de mettre la main sur des documents strictement
contemporains qui permettent de saisir sur le fait et au moment même l’action
souterraine des antagonistes aux prises. C’est le genre d’intérêt que nous
paraissent offrir ceux que nous voudrions présenter aujourd’hui aux lecteurs
en les remettant à leur place et dans leur lumière. Tous
les témoignages s’accordent à nous apprendre que les premiers dissentiments
graves et persistants commencèrent à se manifester dans les comités après le
fameux décret du 18 floréal, par lequel Robespierre avait fait reconnaître
solennellement l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme. Le Comité de
Sûreté générale, composé d’une grande majorité de « déchristianisateurs
» à outrance, affectait de considérer Robespierre comme un protecteur masqué
du catholicisme. Vadier et Amar se firent surtout remarquer par la violence
de leur opposition. Le premier était profondément anticlérical. Le second
avait contre Robespierre des griefs d’autre sorte. Chargé du rapport sur
l’affaire Chabot, il n’avait voulu y voir qu’une affaire d’agiotage et tout
son effort avait porté sur la falsification du décret de liquidation de la
Compagnie des Indes. Robespierre lui avait reproché sans ménagements de
négliger le côté politique de l’affaire, « la conspiration de l’étranger »,
que Chabot et Basire avaient dénoncée. De là des rancunes qui durèrent. Le
rapport contre les dantonistes avait été enlevé au, Comité de Sûreté générale
et confié à Saint-Just. Le Comité fut froissé de se voir relégué au second
plan. Il fut plus froissé encore quand il se vit dessaisi du rapport sur la
réorganisation du tribunal révolutionnaire. La célèbre loi du 22 prairial fut
déposée au nom du Comité de Salut public par Couthon, qui s’était aidé des
conseils de Robespierre. Griefs d’amour- propre, griefs impardonnables. La
question religieuse offrait au Comité de Sûreté générale l’occasion d’une
revanche. Au moment même où se célébrait au milieu d’une pompe grandiose la
fête de l’Être suprême, Vadier mettait la dernière main à un grand rapport
qu’il lut à la Convention sept jours plus tard, le 27 prairial. Il y
dénonçait une nouvelle conspiration « fanatique », la conspiration de
Catherine Théot, la Mère de Dieu, une pauvre vieille illuminée- qui, dans son
étroit logement de la rue Contrescarpe, annonçait aux malheureux comme elle
la fin prochaine de leurs misères, la venue du Messie qui régénérerait toute
la terre. L’affaire Catherine Théot n’avait pas seulement pour but de jeter
le ridicule sur l’idée religieuse, d’empêcher l’apaisement que Robespierre
avait cru réaliser par la fête de l’Être suprême, elle était un coup oblique
dirigé contre la personne même du nouveau « pontife ». Vadier savait en effet
que le chartreux dom Gerle, ancien constituant, fréquentait chez la Mère de
Dieu et que dom Gerle avait obtenu de Robespierre une attestation de civisme.
Dom Gerle avait été arrêté. L’enquête ferait apparaître ses relations avec
Robespierre. Les policiers, qui avaient surveillé les réunions de Catherine
Théot dès le mois de floréal, lui faisaient dire dans leurs rapports que
Robespierre était le Messie dont elle prédisait la venue. Ils auraient même
trouvé dans la paillasse de la pauvre vieille, qui ne savait pas écrire, une
soi-disant lettre qu’elle aurait adressée à Robespierre, « son premier
prophète », « son ministre chéri », pour le féliciter des honneurs qu’il
rendait à l’Être suprême. Bien entendu, Vadier ne dit rien de tout cela dans
son rapport du 27 prairial. Il gardait ces révélations en réserve. Il les
sortira à la grande séance du 9 thermidor : « Il y avait sous les matelas de
la Mère de Dieu », dira-t-il alors, « une lettre adressée à Robespierre.
Cette lettre lui annonçait que sa mission était prédite dans Ézéchiel, que
c’était à lui qu’on devait le rétablissement de la religion qu’il
débarrassait des prêtres[2]. » La lettre de Catherine
'n’existe plus aux archives et peut-être n’a-t-elle jamais existé que dans
l’imagination de Vadier ou de ses policiers. Mais il faut retenir l’intention
d’atteindre Robespierre derrière l’illuminée. Par une
autre voie encore, Vadier espérait compromettre Robespierre dans la «
conspiration fanatique ». H y avait à Choisy-le-Roi un beau-frère de Duplay,
de ce menuisier du faubourg Saint-Honoré, chez qui logeait Robespierre. Or,
ce beau-frère, un certain Vaugeois, maire de sa commune, recevait assez
souvent à sa table Maximilien. Il avait une sœur, et cette sœur avait été en
rapports avec Catherine Théot. Par là encore Robespierre était vulnérable.
Après le 9 thermidor, les vainqueurs ne manquèrent pas de faire établir les
relations de Robespierre avec les Vaugeois, d’une part, et des Vaugeois avec
Catherine Théot, d’autre part. C’est ce que nous révèle ce curieux rapport de
police : Le
12e jour thermidor, l’an II de la République françoise une et indivisible. Soussigné
Jean-Baptiste Blache, agent principal du Comité de Sûreté générale de la
Convention nationale, ayant avec moi les citoyens Louis-Daniel Bertrand et
Léonard Rousselet, membres du comité révolutionnaire de la commune de Choisi-
sur-Seine, Vu
ce qu’il résulte de la dénonciation à nous faite, dit agent, le matin de ce
jour, par les dits membres du comité révolutionnaire et les officiers
municipaux du dit Choisi, nous sommes transportés chez la nommée Marie-Louise
Vaugeois, veuve de Guillaume-Jean Duchange, cy-devant nourrice du duc
d’Aquitaine, demeurant à Clioisi-sur-Seine, boul- levart des Sans-Culottes,
où étant, au nom de la loi et en vertu des pouvoirs qui m’ont été donnés par
le Comité de Sûreté générale, je lui ai juré l’arrest de sa personne, et, de
fait, l’ayant fait conduire en l’auberge du nommé Guenin, après avoir laissé
deux membres du dit comité révolutionnaire du dit Choisi pour faire recherche
de papiers qui pour. roient se trouver chez elle et d’autres objets suspects,
il a été procédé à ses interrogatoires comme suit : A elle demandé si elle
est sœur du nommé Vaugeois, exmaire de Choisi, actuellement en arrestation ? Répond
qu’ouv. A
elle demandé si elle a connoissance que le dit Vaugeois eut des
fréquentations, correspondances et autres affinités particulières avec les
nommés Robespierre aîné, Robespierre cadet, Le Bas, Saint-Just, Henriot, ses
aides de camp, Dumas, ex-président du comité (sic) révolutionnaire, et
précédemment avec Lacroix et Danton[3], si elle-même n’a pas eüe des
fréquentations avec les susdénommés ? Répond
n’avoir aucunes connoissances de la susditte demande. A
elle demandé si une femme dénommée la Mère de Dieu n’a pas demeurée chez elle
à différentes fois et à quelle époque ? Répond
qu’elle est venue chez elle deux ou trois fois sans se rappeler les époques. A
elle demandé si elle ne s’est pas fait tirer les cartes et dire son oroscope
par la prétendue Mère de Dieu, ainsi que son frère Vaugeois et sa famille ? Répond
que non. A
elle représenté qu’elle nous déguise la vérité et que les faits cy-dessus se
trouvent prouvés contre elle. A
dit que ces réponses contiennent vérité. Demandé
à l’interrogée par quel canal elle avoit connu la prétendue Mère de Dieu et
si elle avoit connu le nommé dom Gerle, ex-chartreux et ex-député à
l’Assemblée législative (sic) ? Répond
que ce fut la nommée Godefroy, demeurante à Paris, rue des Rosiers, dans le
Marais, agremaniste (sic) de profession[4], qui lui amena la première fois
la Mère de Dieu, que la compagnie étoit la femme Gondouin, demeurant à Paris,
rue de Verderet, près la halle aux poissons, et dont le mary étoit ci-devant
jardinier ; que quant à dom Gerle, elle l’a connu chez son frère Vaugeois[5]. Cette
pièce suffirait à nous révéler, s’il en était besoin, les dessous de
l’affaire Catherine Théot. Déjà, à la fête du 20 prairial, Robespierre avait
été l’objet de railleries et de menaces de la part de plusieurs de ses
collègues, de Bourdon de l’Oise entre autres. En écoutant le rapport de
Vadier du 27 prairial, il sentit qu’une intrigue couvait dans l’ombre : « La
première tentative que firent les malveillants », dira-t-il le 8 thermidor, «
fut de chercher à avilir les grands principes que vous aviez proclamés et à
effacer le souvenir touchant de la fête nationale [du 20 prairial]. Tel fut
le but du caractère et de la solennité qu’on donna à ce qu’on appelait
l’affaire de Catherine Théot. La malveillance a bien su tirer parti de la
conspiration politique cachée sous le nom de quelques dévotes imbéciles. »
Robespierre s’est-il douté sur le moment que Vadier ne visait pas seulement
sa politique, mais sa personne ? Peut-être, car il s’opposa de toutes ses
forces à la mise en jugement de la Mère de Dieu. Le 8 messidor, après une
discussion très vive, le Comité de Salut public décida que Catherine Théot ne
serait pas traduite au tribunal révolutionnaire. Cette décision, qui était en
contradiction manifeste avec le décret de la Convention rendu le 27 prairial,
fut la dernière victoire que Robespierre remporta au Comité. Elle ne manqua
pas de fournir à ses ennemis un prétexte de plus pour l’accuser de dictature. Dès le
début de messidor[6], la guerre ouverte était au
Comité de Salut public. Billaud, Collot d’Herbois et Carnot avaient pris
l’offensive contre Robespierre, soutenu par Couthon et bientôt par
Saint-Just, qui revint de mission dans la nuit du 10 au 11 messidor, au
lendemain de Fleurus (8 messidor). Prieur de la Côte-d’Or se rangea aussitôt aux
côtés de Carnot, son compatriote[7], Barère et Robert Lindet
évoluèrent entre les deux groupes, cherchant parfois à les réconcilier.
Prieur de la Marne était en mission à Brest, Jeanbon Saint- André à Toulon.
Leur absence affaiblit le parti robes- pierriste et fut peut-être la cause
indirecte de sa chute. Billaud,
qui ne pardonnait pas à Robespierre ses hésitations à abandonner Danton,
s’offusqua de la loi du 22 prairial et reprocha à Robespierre et à Couthon de
l’avoir fait voter sans la soumettre au préalable à l’examen du Comité de
Salut public[8]. Il nous dit lui-même qu’avant
d’engager l’action il avait eu une conférence avec le Comité de Sûreté
générale : « Après la loi du 22 prairial, le Comité de Sûreté générale me fit
appeler dans son sein pour concerter ensemble les moyens d’arrêter le tyran
dans sa course dictatoriale[9]. » C’était le moment où Vadier
préparait le rapport sur Catherine Théot. Collot
d’Herbois, qui avait longtemps protégé les Hébertistes et qui se sentait
solidaire de Fouché, avec lequel il avait « improvisé la foudre » sur les
contre-révolutionnaires lyonnais dans la plaine des Brotteaux, dut se croire
en danger quand il vit Robespierre attaquer avec acharnement Fouché, son
complice[10] Billaud n’eut pas de peine à
l’entraîner. Quant à
Carnot, il ne pardonnait pas à Robespierre d’avoir pris le parti de
Saint-Just contre lui dans deux incidents récents. Saint-Just avait, au début
de floréal, protesté contre l’arrestation d’un agent des poudres et salpêtres
que Carnot avait fait incarcérer au Luxembourg[11]. Carnot s’était emporté. Il y
avait eu des menaces échangées. Saint-Just aurait déclaré à Carnot qu’il
connaissait ses liaisons avec les aristocrates et qu’il le ferait
guillotiner. Carnot l’en aurait défié et, s’adressant à Saint-Just et à
Robespierre, il leur aurait crié : « Vous êtes des dictateurs ridicules. » Le
Comité donna raison à Carnot. L’autre incident, plus grave, se produisit à
l’occasion de la seconde mission de Saint-Just à l’armée du Nord. Le 30
prairial, après la prise d’Ypres, Carnot, sans consulter Saint-Just, qui
était devant Charleroi, avait donné l’ordre à l’armée du Nord de réclamer à
l’armée de la Moselle un renfort de 15.000 hommes d’infanterie et de 1.500 de
cavalerie. Quelques jours après la victoire de Fleurus, qui eut lieu le 8
messidor, Pichegru écrivit à Jourdan pour lui demander ce renfort en lui
communiquant la lettre de Carnot. Jourdan, soutenu par le représentant
Gillet, déclara qu’il avait besoin de ces troupes. Gillet protesta auprès du
Comité de Salut public par deux lettres datées du 14 et du 15 messidor. Il
s’adressa, en outre, à Saint-Just personnellement, en lui demandant de faire
révoquer l’ordre malencontreux donné par Carnot. L’ordre fut révoqué, mais il
y eut au. Comité des explications véhémentes. Saint-Just qualifia d'inepte la
mesure prescrite par Carnot[12]. Cette
scène ne fut pas la seule. Elle fut précédée d’une autre qui eut lieu
immédiatement après le retour de Saint-Just, sans doute le 11 messidor.
Levasseur de la Sarthe la racontera à la Convention dans la grande séance du
13 fructidor, où furent discutées les accusations de Lecointre contre les
anciens membres des comités de gouvernement, mais Levasseur la datera d’un
jour trop tôt : « Le 10 messidor », dit-il, « je fus au Comité de Salut
public. J’y fus témoin que ceux qu’on accuse aujourd’hui [c’est-à-dire
Billaud, Collot, etc., les sept membres dénoncés par Lecointre] traitèrent
Robespierre de dictateur. Robespierre se mit dans une fureur incroyable. Les
autres membres du Comité le regardèrent avec mépris. Saint-Just sortit avec
lui[13]. » Quelle fut la cause de la
querelle ? Est-ce à propos de l’ajournement du procès de la Mère de Dieu,
est-ce à propos de la loi du 22 prairial que Robespierre fut traité de
dictateur ? D’après Barère, les deux Comités réunis « auraient appelé dans
leur sein Robespierre et Saint- Just pour les forcer à faire révoquer
eux-mêmes cette loi [du 22 prairial], résultat d’une combinaison inconnue à
tous les autres membres du gouvernement. Cette séance fut très orageuse.
Vadier et Moïse Bayle furent ceux qui, parmi les membres du Comité de Sûreté
générale, attaquèrent la loi et ses auteurs avec le plus de force et
d’indignation. Quant au Comité de Salut public, il déclara qu’il n’y avait eu
aucune part et qu’il la désavouait pleinement. Tous étaient d’accord de la
faire révoquer dès le lendemain ; et c’est après cette décision que
Robespierre et Saint-Just déclarèrent qu’ils en référeraient à l’opinion
publique, qu’ils voyaient bien qu’il y avait un parti formé pour assurer
l’impunité aux ennemis du peuple et pour perdre ainsi les plus ardents amis
de la liberté, mais qu’ils sauraient bien prémunir les bons citoyens contre
les manœuvres combinées par les deux comités de gouvernement. Ils se
retirèrent en proférant des menaces contre les membres du Comité. Carnot, entre
autres, fut traité par Saint-Just d’aristocrate et menacé d’être dénoncé à
l’Assemblée. Ce fut comme une déclaration de guerre entre les deux Comités et
le triumvirat[14] ». Il
semble bien que la scène dont parle Barère est la même que celle à laquelle
fit allusion Levasseur à la séance du 13 fructidor. C’est immédiatement après
que Robespierre cessa de prendre part aux délibérations du Comité de Salut
public. Il est impossible de ne pas voir dans son discours du 13 messidor aux
Jacobins un écho très direct des accusations dont il venait d’être l’objet au
sein des comités de gouvernement. Il se plaignit qu’on' cherchât à
ressusciter la faction des indulgents, « à soustraire l’aristocratie à
la justice nationale », autrement dit qu’on voulût rapporter la loi de
prairial. Il fît allusion aux persécutions dont on l’abreuvait : « Déjà
sans doute on s’est aperçu que tel patriote qui veut venger la liberté et
l’affermir est sans cesse arrêté dans ses opérations par la calomnie qui le
présente aux yeux du peuple comme un homme redoutable et dangereux. » Il
précise qu’on se croyait assez fort pour « calomnier le tribunal
révolutionnaire et le décret de la Convention concernant son organisation. On
va même jusqu’à révoquer en doute sa légitimité... On a osé répandre dans la
Convention que le tribunal révolutionnaire n’avait été organisé que pour
égorger la Convention elle-même. Malheureusement, cette idée a obtenu trop de
consistance. » Puis Robespierre faisait un retour sur lui-même : « A Londres,
on me dénonce à l’armée française comme un dictateur ; les mêmes calomnies
ont été répétées à Paris. Vous frémiriez si je vous disais dans quel lieu. A
Londres, on fait des caricatures, on me dépeint comme l’assassin des honnêtes
gens, des libelles imprimés dans les presses fournies par la nation elle-même
me dépeignent sous les mêmes traits. A Paris, on dit que c’est moi qui ai
organisé le tribunal révolutionnaire, que ce tribunal a été organisé pour
égorger les patriotes et les membres de la Convention, je suis dépeint comme
un tyran et un oppresseur de la représentation nationale... Ceux qui
défendent courageusement la patrie sont exposés comme ils l’étaient du temps
de Brissot, mais je préférerais encore au moment actuel celui où je fus
dénoncé par Louvet sous le rapport de ma satisfaction personnelle ; les
ennemis des patriotes étaient alors moins perfides et moins atroces
qu’aujourd’hui. » En terminant, Robespierre envisageait l’obligation où il
pourrait être placé de donner sa démission du Comité de Salut public : « Si
l’on me forçait de renoncer à une partie des fonctions dont je suis chargé,
il me resterait encore ma qualité de représentant du peuple et je ferais une
guerre à mort aux tyrans et aux conspirateurs[15]. » Quand on rapproche ce
discours des mémoires de Barère, il est impossible de ne pas supposer qu’il
fut l’écho direct de la scène qu’ils relatent et qui se passa devant les deux
comités de gouvernement. Cette scène ne faisait qu’en suivre d’autres. Billaud
dira, le 13 fructidor, que le 23 prairial il y avait eu au Comité de Salut
public « une scène si orageuse que Robespierre en pleura de rage, que depuis
ce temps il ne vint plus que deux fois au Comité de Salut public et qu’afin
que le peuple ne fût pas témoin des orages qui nous agitaient, il fut convenu
que le Comité de Salut public tiendrait ses séances un étage plus haut ». Pour
mieux frapper Robespierre, les conjurés voulurent-ils l’isoler de son fidèle
Couthon ? C’est probable, car le 15 messidor un arrêté du Comité de Salut
public délégua Couthon en mission à l’armée du Midi. Couthon ne partit pas.
Un nouvel arrêté complémentaire du précédent le chargea, le 19 messidor,
d’une mission à La Rochelle et à Bordeaux. Couthon ne partit pas davantage.
Dès cette date, dès le milieu de messidor, les dissentiments qui régnaient
dans les Comités s’étaient ébruités au dehors. Un fidèle de Robespierre, le
jacobin Des- champs, « aide de camp de la force armée de Paris », “Chargé
d’une mission à Boulogne-sur-Mer[16], confiait à l’agent national de
cette ville ses craintes et ses espérances. L’agent national Quignon relata
quelques jours plus tard les confidences qui lui furent faites dans une
lettre qu’il fit parvenir à Barère par le parent de celui-ci, Hector, alors
en mission dans le Nord. Voici cette lettre, qui a au, moins l’intérêt de
nous apprendre ce qu’on pensait de la crise dans les milieux les plus dévoués
à Robespierre : L'agent national du district de
Boulogne au Comité de Salut public. CITOYENS REPRÉSENTANS, Je
dois vous rendre compte de tout ce qui tient à la sûreté publique. Une
phrase, un mot jetté dans la conversation qui auroit trait à l’intérêt
général doit être recueilli avec soin. J’attendois une occasion favorable
pour vous faire part d’une conversation que j’ai eue avec deux individus. Je
vais entrer dans tous les détails, parce que vous devez être mis à même de
juger l’effet que peut produire la conduite quelquefois irréfléchie, pour ne
pas dire plus, de certains commissaires qui se répandent dans les départemens
munis de pouvoirs soit ostensibles, soit secrets. Je viens au fait. Le quinze
de ce mois messidor, deux commissaires se présentent dans mon bureau vers les
dix heures du matin. Ils exhibent chacun une commission qui les charge de
faire emplette dans ce district de dix ou douze mille paires de chaussettes
de fil pour les élèves de l’École de Mars. Ils se nomment l’un Pillon,
l’autre Deschamps. Je porte leur commission à l’enregistrement, à
l’administration, et je sors avec eux pour prendre des renseignements dans la
commune sur l’objet de leur mission. Nous trouvons un citoyen qui se charge
de les mettre à portée de tirer parti des ressources locales. Je les quitte
en les invitant à ne pas m’épargner lorsqu’ils auroient besoin de mon
ministère. J’oubliois de dire qu’en allant et venant, la conversation avoit
roulé sur la conduite que tiennent les ennemis de la chose publique en
répandant des nouvelles des armées (alors l’armée du Nord venoit de remporter
plusieurs victoires), à chaque instant Deschamps me deman- doit si des
malveillans ne s’attachoient point à exagérer les succès de nos armes ou à
diminuer l’effet des bonnes nouvelles annoncées par la Convention nationale.
Nous parlâmes aussi du fanatisme qui régnait dans le district de Bergues, où
l’on célèbre encore les anciens dimanches par des processions et des messes
solennelles. (Ceci m’avoit été rapporté par le citoyen Robingam, commissaire
des approvisionnemens à l’armée de Sambre-et-Meuse, employé par le citoyen
Laurent, représentant du peuple.) Tout ce que me répondit Deschamps étoit
parfaitement dans le sens de la Révolution et ne tendoit qu’au bien public.
Nous nous quittâmes après avoir touché quelques mots sur la résidence
qu’avoient prise à Boulogne une foule d’étrangers des départements de la
Gironde, de la Corrèze, de la Dordogne et du Calvados. Deschamps me dit que
les patriotes alors avoient dû bien souffrir de ne pouvoir les faire chasser
sur-le-champ. Ceci étoit exact. La Convention l’a su dans le tems, et c’est
ce qui n’a pas peu contribué à donner à cette commune une mauvaise réputation
que la masse du peuple ne méritoit pas. Le
soir, vers les neuf heures, j’étois chez un ami, on m’appelle pour donner aux
deux citoyens dont s’agit les commissions qu’ils avoient laissées à
l’enregistrement. Je monte au district et de suite je vais les trouver à
l’auberge et je leur remets les commissions. Ils se mettent à table ; la
conversation s’ouvre sur la faction des Hébert, des Danton, des Ronsin.
Deschamps s’ouvre à moi tout à coup avec la plus grande confiance ; il
m’assure que les Hébert, etc., étoient guillotinés, mais que ce parti cherchoit
encore à se relever, que le Comité de Salut public et de Sûreté générale
sauroit bien les confondre, que le moment n’étoit pas encore venu de frapper,
que les patriotes de la bonne trempe gémissoient de voir des gueux singer le
patriotisme pour l’étouffer lorsqu’ils en trou- veroient l’occasion
favorable, sans faire attention au bien de la République, mais pour
satisfaire les haines particulières. Jusque-là, vous ne trouverez sans doute
que le langage d’un homme qui aime sa patrie ; vous allez voir le dénouement.
On parla des Jacobins. Je lui dis que cette société marche toujours droit,
que c’est là où Couthon, Robespierre, Collot d’Herbois vont parler avec la
plus grande confiance contre ceux qui voudroient attaquer la conduite des
membres des Comités de Salut public et de Sûreté générale, soit en
flagornant, en idolâtrant ou bien en les calomniant pour arrêter les effets
salutaires du gouvernement révolutionnaire. Ho I me dit Deschamps, ne crois
pas que dans la société des Jacobins il y ait tous patriotes de la bonne
trempe, il y en a plus d’un encore qui ne sont que des êtres nuis, des
liseurs de gazettes, des hommes peu capables de résister dans un moment
critique au choc des factions. J’observai que depuis quelque tems les papiers
publics fesoient mention de l’adoption de plusieurs membres à la société,
mais qu’il ne paroissoit pas qu’on eût discuté longtems. Deschamps me dit que
cela étoit fait exprès et qu’il savoit pourquoi. Je répliquai qu’étant
éloigné des événemens nous ne pouvions pas voir toujours aussi juste qu’à
Paris, qu’au reste nous étions assurés que les Jacobins soutiendroient la
Convention comme le point de ralliement, ainsi que les Comités de Salut
public et de Sûreté générale. Remarquez que Pillon, collègue de Deschamps, ne
disoit rien que des oui, des non. Tout à coup, j’entends ce dernier faire un éloge
pompeux de Robespierre, que ce représentant étoit malheureux, que le Comité
même avoit un ennemi dans son sein. Je tombai comme des nues. Je ne pus
m’empêcher de lui dire que ce propos me paroissoit indiscret, qu’il devoit
prendre bien garde de s’exprimer ainsi, que ce propos pourroit compromettre
la chose publique s’il étoit donné à quelque individu dont le patriotisme ne
lui seroit pas bien connu. Deschamps me répondit qu’il me con- noissoit,
qu’il ne lui falloit pas beaucoup de temps pour con- noître son homme, qu’il
voyoit bien qu’on pouvoit se fier à moi. Je l’invitai alors à me nommer ce
membre du Comité. Hé bien ! dit-il, c’est Carnot. Oui, Carnot. C’est un foutu
gueux qui reste la nuit au Comité pour être à portée d’ouvrir tous les
paquets, qui a failli faire manquer l'affaire de Charleroi. Ho ! il y en a
bien d’autres, dit-il... Le Gendre est cerné, Talien est un gueux. Bourdon de
l’Oise ne vaut pas mieux. Vous
jugez ici, citoyens représentans, quelle a dû être ma position. Un individu
que je ne commis pas, qui ne me con- noît sans doute pas non plus, s’annonce
comme initié dans les secrets du gouvernement et s’en vient les révéler dans
la conversation 1 Je laisse à votre sagesse à prononcer. Ces propos me
chagrinent singulièrement depuis que je les ai entendus. Je ne pouvois sortir
brusquement de la chambre sans me priver des moyens de tirer parti de cette
conversation. Le reste de l’entretien roula sur le compte de ces individus
qui cherchent des plans dans la République pour leurs propres intérêts, pour
faire de fines parties de débauches. Deschamps vouoit ces êtres immoraux au
mépris en m’assurant que le gouvernement sauroit bien les pincer un jour et
en faire justice. Ici se termine la conversation. Je pris congé des deux
commissaires et je retournai chez mon ami pour prendre un morceau. Je
consultai sur-le-champ trois autres de mes intimes qui se trouvoient réunis
dans cette maison. Leur surprise fut extrême. Après bien des pourparlers, il
fut décidé que je ferois part de tout ceci au Comité de Salut public et de
Sûreté générale. Je ne l’ai pas fait sur-le-champ parce que je voulois une
occasion favorable. Je savois que Hector Barère devoit passer dans nos murs.
Il est maintenant à Boulogne. Je dépose entre ses mains le narré fidèle de la
conversation. Je compte qu’il en fera l’usage que dicte la sagesse et la
prudence d’un républicain. Je déclare sur mon honneur, sur ma parole de
citoyen français que je dis la vérité tout entière. Boulogne,
le 25 messidor, 2e année républicaine. QUIGNON l’aîné. J’oubliois
de dire que Deschamps, dans le cours de la conversation, m’a fait entrevoir
qu’il étoit aussi chargé d’une commission secrète de la part du Comité de
Salut public, qu’il cherchoit après quelques individus, qu’il comptoit les
trouver à Rouen. Il me donna le nom de Fourquier (?), c’est à ce que je pense pour
le remettre au comité de surveillance de cette commune de Boulogne[17]. Tiens, dit-il, voilà bien nos
pouvoirs, en me montrant une feuille de papier, ils sont, ma foi, bien signés
de Robespierre, de Couthon, etc. C’est ce que je ne vis pas bien clairement,
car je n’eus pas le tems de voir de près. QUIGNON l’aîné[18]. Il est
significatif que, dès le début du mois de messidor[19], Deschamps savait que Carnot
était au Comité de Salut public l’adversaire principal de Robespierre, qu’il
connaissait l’accusation que Saint-Just avait portée contre Carnot « d’avoir
failli faire manquer l’affaire de Charleroi », qu’il désigne parmi les
députés immoraux qu’il faut punir Tallien, Legendre et Bourdon de l’Oise. Il y
avait dans la lettre de Quignon que lui remit son parent un passage qui dut
intéresser vivement Barère, celui dans lequel Deschamps se plaignait des
malveillants qui exagéraient les succès de nos armes. Barère, qui dans ses
carmagnoles s’attachait à faire mousser les victoires, dut faire son profit
de l’indication. C’est
presque immédiatement après la réception de cette lettre, qui dut parvenir à
Paris à la fin de messidor[20], que Barère commença à sortir
de sa réserve prudente et à se ranger de plus en plus du côté des ennemis de
Robespierre. Le 21
messidor, aux Jacobins, Robespierre s’était efforcé de rassurer les députés
sur les bruits qui le représentaient comme préméditant parmi eux de nouvelles
saignées : « On cherche à persuader à chaque membre que le Comité de Salut
public l’a proscrit. Ce complot existe... On veut forcer la Convention à
trembler, on veut la prévenir contre le tribunal révolutionnaire et rétablir
le système des Danton, des Camille Desmoulins. On a semé partout les germes
de divisions... J’invite tous les membres à se mettre en garde contre les
insinuations perfides de certains personnages qui, craignant pour eux-mêmes,
veulent faire partager leurs craintes[21]... » Barère répondit
indirectement à ce discours en disant à la tribune de la Convention, le 2
thermidor : « Il faut que les citoyens qui sont revêtus d’une autorité
terrible, mais nécessaire, n’aillent pas influencer par des discours préparés
les sections du peuple. Il faut que le peuple les surveille dans leurs
fonctions et dans leur domicile[22]. » Autrement dit, Barère
reprochait à Robespierre, sans le nommer bien entendu, d’exciter les jacobins
et les gens de la maison Duplay contre le gouvernement. C’était la première
fois qu’il se risquait timidement à entrer dans la bataille. Il avait dans sa
poche la lettre de Boulogne. Chose
curieuse, le lendemain, 3 thermidor, Robespierre jeune, sans doute informé
par Deschamps, se plaignit aux Jacobins « qu’on eût l’impudeur de dire dans
le département du Pas-de-Calais, qui méritait d’être plus tranquille, qu’il
était en arrestation comme modéré ». — « Eh bien ! oui, je suis modéré si
l’on entend par ce mot un citoyen qui ne se contente pas de la proclamation
des principes de la morale et de la justice, mais qui veut leur application[23]. » Quelques
mois plus tard, Billaud-Varenne, dans un mémoire justificatif de sa conduite,
accusera Robespierre d’avoir envoyé à l’armée du Nord un « Deschamps
pour y semer la défiance contre le Comité de Salut publie en représentant
celui de ses collègues chargé des opérations militaires comme un conspirateur[24]. » Si
Carnot avait encore eu des scrupules à la fin de messidor à se joindre aux
conjurés, la lettre de Quignon n’était-elle pas de nature à les faire cesser
? A la
date même où Deschamps faisait connaître à Quignon les manœuvres de Carnot
contre Robespierre, le bruit circulait dans la campagne lyonnaise que
Robespierre avait rompu avec Collot d’Herbois. « Je t’assure », écrivait à
Robespierre un anonyme, d’une chaumière au midi de Ville-Affranchie le 20
messidor, « que je me suis senti renaître lorsque l’ami sûr et éclairé qui
revenait de Paris, et qui avait été à portée de vous étudier dans vos
bureaux, m’a assuré que, bien loin d’être l’ami intime de Collot d’Herbois,
tu ne le voyais pas avec plaisir au Comité de Salut public, mais que, comme
il avait un parti à Paris, il serait peut-être dangereux pour le Comité de
l’exclure de son sein[25]. » Les
bruits des dissentiments qui avaient éclaté au sein des comités avaient même
déjà franchi les frontières. Le représentant Gillet écrivait de Nivelles (Brabant), le 23 messidor, au Comité de
Salut public, en lui adressant trois numéros du journal le Mercure universel,
imprimé à Bruxelles : « Vous lirez sans doute comme moi, avec surprise, dans
le n° 361, que Bourdon de l’Oise et Tallien soient regardés par nos féroces
ennemis comme les champions de la faction qui doit, suivant eux, renverser le
Comité de Salut public. » Il faut avouer que « les féroces ennemis » étaient
bien informés. De Nantes, le 3 thermidor, 21 juillet 1794, le représentant Bô
envoyait au Comité de Salut public un billet écrit par Fouché à sa sœur et
que Bô avait pu se procurer « par un tour d’adresse ». Ce billet était ainsi
conçu : Je
dois vous tranquilliser sur deux points : 1° notre petite va mieux et 2° je
n’ai rien à redouter des calomnies de Maximilien Robespierre. La société des
jacobins m’a invité à venir me justifier à sa séance ; je ne m’y suis point
rendu, parce que Robespierre y règne en maître. Cette société est devenue un
tribunal. Dans peu, vous apprendrez l’issue de cet événement qui, j’espère,
tournera au profit de la République. Bô
ajoute dans sa lettre d’envoi que ce billet annonce des factions qu’il faut
frapper sans ménagement[26]. Après
thermidor, les vainqueurs s’efforcèrent de justifier leur conduite aux yeux
de la France républicaine en cherchant à donner quelque couleur de réalité à
la fable qu’ils avaient lancée de la « conspiration de Robespierre ».
Ils interrogèrent le neveu et le fils du menuisier Duplay, Simon Duplay, qui
avait perdu un membre à Valmy et qu’on appelait depuis Duplay à la jambe de
bois[27], et Jacques Duplay, tous deux
en prison, comme toute leur famille. Voici ces interrogatoires, qui sont
intéressants parce qu’ils nous révèlent l’état d’âme des thermidoriens[28] : CONVENTION NATIONALE. Comité de Sûreté générale. Du
12 nivôse, l’an III de la République françoise une et indivisible. Le
Comité de Sûreté générale arrête que, pour l’exécution de son arrêté en datte
du 18 frimaire, Duplay, ex-juré au tribunal révolutionnaire, et Duplay, connu
par sa jambe de bois, seront momentanément extradés de la maison d’arrêt du
Plessis et amenés demain à onze heures du matin au Comité, section de police,
pour y être interrogés par Harmand, un de ses membres, et seront de suite
réintégrés dans la susditte maison. Charge
de l’exécution du présent arrêté le commandant de la gendarmerie de service
près le Comité. Les
représentants du peuple composant le Comité de Sûreté générale. Signé
: Harmand, Mathieu, Bentabole, Boudin, Méaulle, Legendre. Comité de Sûreté générale. Section de la police de Paris. Du
12 nivôse, l’an III de la République françoise une et indivisible. Est
comparu le citoyen Simon Duplay, demeurant à Paris, rue Honnoré, section des
Piques, n° 366, chez son oncle Maurice Duplay. Lequel
a répondu aux interrogatoires qui lui ont été faits ainsi qu’il suit : D.
— N’est-ce pas chez ton oncle que logeaient les frères Robespierre ? R.
— Oui, mais Robespierre le jeune en est sorti après son retour de l’armée
d’Italie pour aller loger rue Florentin. D.
— N’as-tu pas connoissance que le 8 thermidor, ou quelques jours auparavant,
plusieurs membres du Comité de Salut public dînèrent chez Robespierre l’aîné
? R.
— Non, excepté Barère, qui y dîna dix, douze ou quinze jours auparavant, sans
pouvoir préciser le jour[29]. D.
— N’as-tu pas connoissance que Saint-Just et Lebas y dînèrent à la même
époque ? R.
— Non. D.
— Dans le dîner où s’est trouvé Barère, ne l’as-tu pas entendu proposer à
Robespierre de se raccommoder avec les membres de la Convention et des
Comités qui paroissoient lui être opposés ? R.
— Non, je crois même que le dîner dont il s’agit précéda la division qui
depuis a éclaté au Comité de Salut public entre quelqu’un des membres qui le
composaient et Robespierre. D.
— Sçais-tu quelle étoit la cause de cette division entre les membres du
Comité de Salut public et Robespierre ? R.
— Non. D.
— Ne sçais-tu pas que Robespierre, indépendamment de la police générale de la
République, dont il s’étoit chargé, vouloit encore diriger les armées et que
c’est de là qu’est née la division dont il s’agit[30] ? R.
— Non, je sais même que Robespierre n’entendoit rien à l’art militaire. D.
— Ne l’as-tu pas entendu différentes fois le même Robespierre déclamer contre
les victoires des armées de la République, les tourner en ridicule et dire
dans d’autres moments que le sacrifice de six mille hommes n’étoit rien
lorsqu’il s’agissoit d’un principe ? R.
— Non, je l’ai vu, au contraire, différentes fois se réjouir de nos victoires
et je ne lui ai jamais entendu tenir ce dernier propos. D.
— Ne sais-tu pas que Saint-Just et Lebas, pendant les différentes missions
qu’ils ont remplies dans les départemens et près des armées, correspondoient
directement avec Robespierre ? R.
— Je l’ignore. D.
— Quelques jours avant le 9 thermidor, Robespierre n’a-t-il pas fait enlever
de la police générale plusieurs cartons et les papiers qui y étoient
renfermés ; et n’as-tu pas con- noissance que quelqu’un de la maison du
citoyen Duplay, ton oncle, a été employé à cet enlèvement ? R.
— Non. Je n’ai aucune connoissance de cet enlèvement. D.
— N’as-tu pas vu ou ne sçais-tu pas que des Anglois et autres étrangers
venoient souvent chez Robespierre ? R.
— Non. Je n’ai vu venir chez Robespierre d’autres étrangers que ceux qui, en
vertu d’un décret de la Convention nationale, étoient obligés de sortir de
Paris, et qui réclamoient des exemptions ou des réquisitions, et qui, pour
cet effet, laissoient leurs mémoires à la maison. D.
— N’as-tu pas vu différentes fois, quelques jours avant le 9 thermidor,
Fleuriot, maire de Paris, d’autres officiers municipaux et administrateurs de
police venir chez Robespierre et avoir avec lui des entretiens secrets et
particuliers ? R.
— Non. D.
— N’y as-tu jamais vu venir Henriot, ex-commandant de la garde nationale ? R.
— Je l’ai vu venir quelquefois à la maison, mais près d’un mois ou environ
avant cette époque. Lecture
faite... S.
DUPLAY — HARMAND. CONVENTION NATIONALE. Comité de Sûreté générale. Section de la police de Paris. Du
12 nivôse, l’an III de la République françoist une et indivisible. Est
comparu le citoyen Jacques Maurice Duplay, demeurant ordinairement chez son
père, menuisier, rue Honnoré, section des Piques, n° 366, à Paris. Lequel a
répondu aux interrogatoires qui lui ont été faits ainsi qu’il suit : D.
— Citoyen, n’est-ce pas chez ton père que logeoient les frères Robespierre ? R.
— Oui. D.
— N’as-tu pas connoissance que, quelques jours avant le 9 thermidor et
peut-être même le 8, Barère, Collot, Billaud- Varenne et plusieurs autres
membres des anciens Comités de Salut public et de Sûreté générale ont dîné
chez Robespierre aîné[31] ? R.
— Non, il y avoit près de trois mois qu’ils n’y étoient venus, autant que je
puis m’en rappeller. D.
— N’est-il pas vrai qu’environ à la même époque Saint-Just et Lebas dînèrent
chez ton père avec Robespierre aîné ? R.
— Lebas y dînoit souvent comme ayant épousé une de mes sœurs. Saint-Just y
dînoit rarement ; mais il venoit fréquemment chez Robespierre et montoit dans
son cabinet sans communiquer avec personne. D.
— Dans le dîner dont je te parle, n’as-tu pas entendu Saint-Just proposer à
Robespierre de se réconcilier avec quelques membres de la Convention et des
Comités qui parois- soient lui être opposés ? R.
— Non. Je sais seulement qu’ils paroissoient très divisés. D.
— As-tu quelques notions sur ces divisions ? R.
— Je n’en ai rien sçu que par les discussions qui ont eu lieu à cet égard aux
Jacobins et par l’altercation que l’on disoit avoir eu lieu au Comité de
Salut public entre Robespierre aîné et Carnot. D.
— N’as-tu pas entendu dire à Robespierre que le gouvernement populaire, tel
qu’il étoit organisé par la Convention, ne pouvoit pas se maintenir ? R.
— Non. Je ne lui ai jamais rien entendu dire de semblable. D.
— Ne lui as-tu pas entendu dire qu’il falloit envoyer à l’échafaud une partie
de la Convention nationale ? R.
— Non. J’ai seulement entendu dire aux Jacobins par Couthon qu’il existoit
dans le sein de la Convention six individus dont il seroit utile de la
délivrer ou un propos à peu près semblable[32]. D.
— Quelques jours avant le 9 thermidor, n’es-tu pas allé à la police générale
pendant la nuit avec Robespierre ou Saint- Just, ou avec des ordres et des
émissaires de leur part ? R.
— Non, je ne sache pas que personne de la maison soit allé à la police
générale, et Robespierre se couchoit d’assez bonne heure depuis son absence
du Comité de Salut public. D.
— N'as-tu pas connoissance que, quelques jours avant la journée du 9
thermidor, Robespierre et Saint-Just ont fait enlever de la police générale
des cartons qui renfermoient différents papiers ? R.
— Je sais seulement qu’environ un mois avant cette journée, notamment le tems
où Robespierre étoit chargé de la police générale de la République[33], un des chefs de bureau de
ladite police lui apportoit tous les matins plusieurs papiers dans un
portefeuille qu’il renvoyoit après en avoir pris lecture. D.
— Ne sais-tu pas que Saint-Just et Lebas correspon- doient directement avec
Robespierre pendant leurs missions aux armées ? R.
— Je sais seulement que Saint-Just et Lebas, pendant leurs missions,
écrivoient souvent au Comité de Salut public, mais je n’ai aucune
connoissance qu’ils ayent écrit directement à Robespierre. J’ajoute qu’après
la prise de Landrecy, étant commissaires à l’armée du Nord, ils firent un
voyage secret à Paris pour conférer avec le Comité de Salut public sur les
plans de campagne[34]. D.
— N’as-tu pas connoissance que quelques Anglois venoient souvent chez
Robespierre et y étoient admis secrètement ? R.
— Non, je n’y ai vu qu’Arthur, dont le père étoit Anglois[35]. Je n’y en ai jamais vu
d’autres. Lecture
faite... J.-M.
DUPLAY — HARMAND. Ces deux interrogatoires déçurent l’attente de l’ancien girondin Harmand (de la Meuse), qui les conduisit. La « conspiration de Robespierre » n’en continua pas moins de passer à ses yeux pour une chose constante et prouvée. N’y a-t-il pas encore aujourd’hui même des historiens pour y croire ? |
[1]
Cette étude a d’abord paru dans la Revue historique (année 1915, t.
CXVIII).
[2]
Bûchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution, t. XXXIV, p.
31.
[3]
Sur ces faits, voir les dernières pages de mon étude sur l'Histoire secrète
du Comité de Salut public, dans la seconde série de mes Etudes
robespierristes.
[4]
La femme Godefroy était une assidue des réunions de Catherine Théot. Elle y
remplissait le rôle d’éclaireuse, c’est-à-dire qu’elle lisait à haute voix l’Apocalypse
et l’Évangile et qu’elle éclairait les fidèles sur leur véritable sens.
[5]
Archives nationales, W 79 (papiers du parquet du tribunal
révolutionnaire).
[6]
Et même plus tôt, voir l’étude suivante.
[7]
« Prieur de la Côte-d’Or était le seul avec lequel Carnot fût pleinement
d’accord. » (Mémoires sur Carnot par son fils. Charavay, 1893, p.
523.) Carnot était originaire de la Côte-d’Or, comme Prieur
[8]
Réponse de Barère, Billaud, etc., à Lecointre, dans la Révolution française,
t. XXXIV, p. 168.
[9]
Mémoire inédit de Billaud-Varenne sur les événements du 9 thermidor.
Paris, 1910, Alexandre More, p. 39.
[10]
Voir la séance des Jacobins du 23 prairial. Robespierre avait reproché à Fouché
de n’avoir pas dénoncé les menées de Chaumette à Nevers et il avait laissé
entendre qu’il intriguait contre le Comité de Salut public : « Tel vomit
aujourd’hui des imprécations contre Danton, qui naguère encore était son
complice. Il en est d’autres qui paraissent tous de feu pour défendre le Comité
de Salut public et qui aiguisent contre lui le poignard » (Moniteur).
[11]
Mémoires sur Carnot par son fils, t. I, p. 531 et suiv., et Réponse
de Barère, Billaud, etc., p. 77, note.
[12]
Voir le discours de Saint-Just au 9 thermidor.
[13]
Moniteur. Puisque Saint-Just sortit av<c Robespierre, la scène n’a pu
se passer le 10 messidor.
[14]
Mémoires de Barère, t. II, p. 205.
[15]
D’après le Journal de la Montagne. Il n’y a aucune raison de reporter la
date de ce discours, comme l’a fait M. Aulard, au 9 messidor.
[16]
Un arrêté du Comité de Salut public en date du 1 er messidor l’avait chargé
précédemment de se rendre à Rouen « pour y arrêter Charles Fourquet, sa sœur...
et les transférer à Paris sous bonne garde ». L’arrêté «st signé Robespierre,
Couthon et Barère.
[17]
Il s’agit de Fourquet que Deschamps était chargé d'arrêter.
[18]
Archives nationales, W, 79. On lit cette suscription d’une autre main :
« Pièce sur laquelle il est important de réfléchir et qui coïncide avec la
brochure intitulée : les Causes secrètes du 9 thermidor, par Vilate. »
Vilate, dans cette brochure, fait de Barère la cheville ouvrière du complot
contre Robespierre. On lit encore sur la pièce : « Deschamps a été guillotiné.
C’est Barère qui a remis cette pièce au tribunal. C’est ainsi qu’il faisait
punir les indiscrets. » Deschamps fut guillotiné le 5 fructidor an IL
[19]
Pour être à Boulogne le 15 messidor, Deschamps a dû quitter Paris le 13 ou le
14 au matin au plus tard. Peut-être a-t-il assisté à la séance des Jacobins du
13 messidor où Robespierre dénonça les nouveaux indulgents.
[20]
J’ignore à quelle date Hector Barère revint à Paris porteur de la lettre de
Quignon qui est du 25 messidor. Le 6 thermidor, une députation de la société
populaire de Boulogne-sur-Mer parut aux Jacobins et se plaignit des
malintentionnés qui représentaient Boulogne comme un second Coblentz. Comme des
doutes s’élevaient sur le patriotisme de Boulogne, Deschamps, « nouvellement
arrivé de ce pays », fit part que « les aristocrates y étaient tous renfermés
et que les autorités constituées n'étaient plus composées que de sans-culottes
». Quand Deschamps garantissait ainsi le civisme des autorités de Boulogne, il
ignorait sans doute qu’elles le dénonçaient au Comité de Salut public.
[21]
Bûchez et Roux, t. XXXIII, p. 336.
[22]
Bûchez et Roux, t. XXXIII, p. 377.
[23]
Bûchez et Roux, t. XXXIII, p. 379-380.
[24]
Mémoire cité, p. 43.
[25]
L'anonyme qui a écrit cette lettre se présente comme une « des
malheureuses victimes de l’affaire de Lyon..., ruiné, malheureux et caché dans
une pauvre petite campagne pour avoir accepté une place dans un comité de
surveillance avant la journée du 29 mai [1793] ». Il dénonce à Robespierre les
crimes de Collot à Lyon. Voir sa lettre dans. Bûchez et Roux, t. XXX, pp.
417-420.
[26]
Aulard, Actes du Comité de Salut public, t. XV, p. 345. Bô envoya trois
nouvelles lettres de Fouché le 8 thermidor. Ibid., t. XV, p. 453.
[27]
Simon Duplay a fait l’objet d’une récente étude de M. L. Grasilier, Voir le
compte-rendu qui lui a été consacré dans les Annales révolutionnaires,
t. VI, 1913, p. 418 et suiv.
[28]
Archives nationales, W 79.
[29]
Détail intéressant qui montre que l’intimité de Robespierre avec Barère avait
subsisté après les scènes violentes du début de messidor.
[30]
Cette question montre l’importance de la brouille de Robespierre avec Carnot.
[31]
Les enquêteurs sont des thermidoriens de droite qui voudraient compromettre les
thermidoriens de gauche, les anciens membres des Comités déjà dénoncés par
Lecointre.
[32]
« La vertu et l'énergie de la Convention nationale peuvent écraser à volonté
les cinq ou six petites figures humaines dont les mains sont pleines des
richesses de la République et dégoûtantes du sang des innocents qu’ils ont
immolés » (discours de Couthon aux Jacobins, le 6 thermidor).
[33]
Robespierre fut chargé du bureau de la police pendant l’absence de Saint-Just à
l’armée du Nord.
[34]
Saint-Just et Lebas avaient été envoyés à l’armée du Nord par arrêté du Comité
de Salut public du 10 floréal. Ils apprirent à Guise, le 14 floréal, la
nouvelle de la prise de Landrecies. Saint-Just est porté comme présent à la
séance du Comité de Salut public du 20 floréal. Il était absent la veille et le
lendemain. C’est donc le 20 floréal qu’il vint secrètement à Paris. Son dernier
biographe n’en a rien su.
[35]
Arthur, président de la section des piques (place Vendôme) et ami de
Robespierre, guillotiné le 12 thermidor.