Des
historiens, ignorants ou prévenus, continuent à représenter
Fouquier-Tinville, le célèbre accusateur public au tribunal révolutionnaire,
comme une créature docile de Robespierre. Cela leur est nécessaire pour
pouvoir faire retomber sur celui-ci la responsabilité des boucheries de la
grande Terreur. Et
pourtant, Fouquier-Tinville s’est défendu avec force contre l’accusation de
robespierrisme. Il a déclaré avec insistance qu’il n’était allé chez
Robespierre qu’une seule fois, le jour de l’assassinat de Collot d’Herbois.
Cette affirmation ne fut contestée par personne au cours du long procès qui
lui fut intenté et qui aboutit à sa condamnation à mort[1]. Fouquier a fait plus. Il a
prétendu qu’il était secrètement hostile à Robespierre, et il a invoqué à cet
égard des faits et des témoins. « A l’appuy de ma conduite, écrit-il dans son
premier mémoire justificatif, j’observe que, dînant, il y a environ quatre
mois[2], chez le citoyen Le Cointre,
député, avec plusieurs autres, notamment avec le citoyen Merlin de
Thionville, je lui ay tenu une conversation dont il se rappellera/ sans
doute, laquelle prouvera combien je détestois le despotisme de Robespierre[3] ». Ici encore, aucun
démenti d’aucune sorte ne fut opposé à Fouquier. Or, on sait que Lecointre et
Merlin de Thionville figurèrent parmi les ennemis les plus acharnés de
Robespierre. Fouquier
affirme encore que, huit jours environ avant le 9 thermidor, il eut avec le
député Martel une conversation au cours de laquelle il « blâma le despotisme
que Robespierre semblait exercer au Comité de Salut public ». Martel,
cité au procès, convint du fait dans les termes suivants : « Avant le 9
thermidor, il me dit qu’il fallait nous liguer contre le despotisme de
Robespierre, pour sauver nos têtes, et que Robespierre l’avait menacé, s’il
n’allait pas plus vite en besogne[4] ». S’il
est peu probable que Robespierre, qui ne venait plus au Comité et qui voulait
arrêter la Terreur, ait tenu à Fouquier le propos que rapporte Martel, il est
vraisemblable, en revanche, que Fouquier se soit exprimé sur le compte de
Robespierre en termes défavorables. Fouquier
se défendit vivement d’avoir mis de la passion dans le jugement de Danton et
de ses amis. Il prétendit même que les Comités lui avaient forcé la main. Le
dantoniste Vilain d’Aubigny, cité comme témoin, confirma ses déclarations et
ajouta que Fouquier lui avait dit, au moment du procès, « qu’il avait fait
tout ce qui avait dépendu de lui pour les sauver[5] ». Il est vrai qu’il lui
reprocha de s’être borné à gémir. Quand
on sait que Fouquier était quelque peu apparenté à Camille Desmoulins et
qu’il dut en partie à celui-ci sa nomination, on s’explique qu’il ait éprouvé
quelque gêne à requérir contre ses anciens protecteurs. Mais, pour prouver
son opposition à Robespierre, l’accusateur public invoque surtout sa conduite
dans l’affaire Catherine Théot, cette première machination dirigée contre
l’incorruptible par ses adversaires du Comité de Sûreté générale. « Une
autre preuve que je n’ai jamais suivi la volonté personnelle de Robespierre,
c’est que, m’ayant intimé, au Comité de Salut public et au nom du Comité,
qu’il fallait différer l’affaire de Catherine Théos (sic), après lui avoir
observé, en vain, qu’un décret m’imposait le devoir de la suivre, ne pouvant
me faire entendre ce jour-là, je me suis retiré et suis allé au Comité de
Sûreté générale, où j’ai rendu compte des bruits et de mon embarras, en
indiquant par trois fois il, il, il, au nom du Comité de Salut public, s’y
oppose ; c’est-à-dire Robespierre, répondit un membre que je crois être le
citoyen Amar ou le citoyen Vadier ; à quoi je répliquai : Oui. — Tous les
membres du Comité y étoient présents, à l’exception de David, Jagot et Panis.
— J’observe qu’il a été trouvé également sous mes scellés un extrait de
l’affaire de Catherine Théos, qui prouve que je m’en suis occupé ; j’observe
de plus que j’ai fourni un nouvel extrait de cette affaire, intitulé : Cette
affaire est une vraie contre-révolution, surtout relativement aux pièces
émanées de dom Gerle et de Lamothe, médecin. Cet extrait doit être joint aux
pièces qui sont entre les mains du citoyen Vadier. Or, j’en appelle à tout
être impartial, si j’eusse été partisan de Robespierre et de ses principes,
aurois-je dénoncé, environ trois semaines avant le neuf thermidor, sa
conduite et son despotisme dans un tems où personne n’osoit élever la voix sur
le compte de cet individu, et dans un tems où, dans
la Convention, dans le Comité de Salut public et dans la Société des
Jacobins, il avoit l’art perfide et dangereux de faire prévaloir ses opinions ?[6] » Le
témoin Monnet, huissier du tribunal, qui déposa au procès, confirma les dires
de Fouquier. D’après lui, les significations étaient déjà prêtes pour
traduire Catherine Théot et ses complices au tribunal, quand Fouquier, de
retour du Comité, vint le prévenir que l’affaire n’aurait pas lieu[7]. Fouquier précisa les souvenirs
du témoin : « Je fus mandé à ce sujet au Comité de Salut public à une heure
du matin. Robespierre y était : il y eut une querelle très vive entre les
membres des Comités ; on ne voulut pas qu’elle fût mise en jugement ; c’est,
je crois, ce qui a occasionné la division entre les membres des Comités, et
ce qui a amené la journée du 9 thermidor ; on me demanda les pièces de cette
affaire pour en faire un second rapport. » Nous
savons par l’un des prévenus, Quesvremont dit Lamothe, que le fait se passa
le 8 messidor : « J’avais été marqué, sur la liste de Fouquier, pour périr le
9 messidor, et, le 8 au soir, ses sbires vinrent me chercher pour me
transférer à la Conciergerie ; j’étais au Plessis, où je suis encore,
lorsqu’à dix heures du soir, au moment où je me mettais au lit, un gardien
ouvrit ma porte et me dit : « Lamothe, fais ton paquet pour la
Conciergerie... » Mais, au bout d’une heure, on vint me dire que je pouvois me
coucher et que je ne partirois que le lendemain[8]. » Jusqu’ici
nous n’avons entendu, sur les rapports de Fouquier et de Robespierre, que des
témoignages hostiles à Robespierre. Une trouvaille d’archives nous a révélé
la lettre suivante, minute autographe de la main d’Herman, ancien président
du tribunal révolutionnaire, et pour lors membre de la commission des
administrations civiles, police et tribunaux : Je
te crois bon patriote et éclairé, écrit donc Herman à Desvieux, président du
tribunal du 3e arrondissement ; je m’adresse à toi pour que, dans ta
conscience républicaine, tu m’indiques un citoïen propre à remplir les
fonctions d’accusateur public, que le Comité de Salut public m’a chargé de
chercher. Prompte réponse. Salut
et fraternité[9]. Une
suscription d’Herman porte : Envoyé le 8 messidor an II. Cette
lettre est très intéressante. Elle prouve qu’au moment même où Fouquier
essayait de traduire Catherine Théot au tribunal révolutionnaire,
Robespierre, qui voulait parer le coup que lui portait Vadier, se défiait
tellement de Fouquier qu’il avait demandé au Comité de Salut public sa
révocation. Herman ne lui aurait pas cherché un successeur s’il n’en avait
reçu l’ordre. Comme Fouquier resta finalement en place, il a fallu qu’il y
ait eu un contre-ordre. J’ai déjà noté, dans ma récente étude sur les Divisions dans les Comités de gouvernement à la veille du 9 thermidor[10], que des scènes violentes se produisirent au Comité de Salut public le 11 messidor. C’est probablement ce jour-là que le contre-ordre fut donné. Le 8 messidor, Robespierre avait eu gain de cause, puisque Catherine Théot ne fut pas jugée. Le 11, il fut battu, malgré le renfort que lui prêta Saint-Just, de retour de l’armée depuis le matin. On comprend dès lors toute la portée de la réflexion de Fouquier sur ces incidents, qui occasionnèrent, d’après lui, les divisions irrémédiables des Comités et amenèrent le 9 thermidor. On comprend aussi que Fouquier n’ait mis aucune hésitation, le 10 thermidor, à requérir la mise hors la loi de Robespierre et de ses amis. On comprend que dans la période qui précéda immédiatement cette grande journée, Fouquier ait reçu fréquemment la visite d’Amar, de Vadier, de Vouland, de Jagot, c’est-à-dire des plus acharnés adversaires de Robespierre. E. Hamel s’est demandé si Fouquier n’était pas du complot[11]. Le fait que Barère proposa de le maintenir à son poste d’accusateur public, à la séance du 11 thermidor, lui semblait une présomption grave. La lettre d’Herman, que nous avons publiée plus haut, donne un poids singulier à la supposition de l’historien de Robespierre. En tout cas, les faits et les documents cités prouvent jusqu’à l’évidence que Fouquier-Tinville ne peut être considéré à aucun titre comme une créature et un instrument de l’incorruptible[12]. |
[1]
Les débats du procès de Fouquier-Tinville ont été reproduits par Bûchez et
Roux, aux tomes XXXIV et XXXV de leur Histoire parlementaire.
[2]
C’est-à-dire à la fin de floréal.
[3]
Premier mémoire de Fouquier dans H. Fleischmann, Réquisitoires de
Fouquier-Tinville, 1911, p. 192. Ce mémoire a été écrit le 20 thermidor an
II.
[4]
Histoire parlementaire, t. XXXV, pp. 16-17.
[5]
Histoire parlementaire, t. XXXV, pp. 403.
[6]
Deuxième mémoire dans Fleischmann, p. 210.
[7]
Buchez et Roux, t. XXXV, p. 18.
[8]
J'ai publié cet extrait de la pétition adressée par Lamothe à la Convention
après thermidor, dans mon étude sur l’affaire Catherine Théot. (Contributions
à l’histoire religieuse de la Révolution, p. 140.)
[9]
Archives nationales, BB³⁰ 22.
[10]
On la trouvera plus loin.
[11]
Histoire de Robespierre, 1867, t. III, p. 612.
[12]
Cette étude m’a valu une lettre de M. Alphonse Dunoyer, l’érudit auteur d’une
biographie de Fouquier-Tinville parue en 1913 : « Je suis tout à fait de votre
avis, m’écrit M. Dunoyer, quant au fait que Fouquier ne peut être considéré à
aucun titre comme une créature et un instrument de Robespierre. » M. Dunoyer me
fait remarquer en outre que Fouquier dénonça Dumas comme complice de
Robespierre Or, Dumas, qui présidait ie tribunal révolutionnaire, était détesté
de Fouquier. Il cite enfin ce passage caractéristique de l’interrogatoire que
subit Fouquier le 1er frimaire an III devant le juge Pierre Forestier : « Je
déclare que je n’ai eu aucune liaison particulière avec les Robespierre,
Saint-Just, Couthon et Le Bas, que je ne les ai jamais vus qu’aux Comités de
Salut public et de Sûreté générale, comme membres de ces Comités ; que je n’ai
jamais été chez aucun d’eux, sinon une seule fois chez Robespierre l’aîné, le
jour de l’assassinat de Collot d’Herbois, comme j’avais été chez Collot, que je
n’ai pas trouvé : le ton despotique avec lequel Robespierre m’a reçu m’aurait
détourné à jamais si j’avais eu envie d’y aller. »