J’ai
raconté, il y a quelques années déjà, l’affaire Catherine Théot[1]. En dénonçant comme un foyer de
conspiration les réunions inoffensives présidées par une vieille illuminée,
dont le chartreux dom Gerle était le directeur de conscience, le Comité de
Sûreté générale et son rapporteur Vadier montaient, au lendemain de la fête
de l’Être suprême, une machine de guerre contre Robespierre qu’il s’agissait
de ridiculiser et de compromettre avec des fanatiques. Vadier s’appliqua de
son mieux, dans son rapport du 27 prairial, à donner de l’importance à une
affaire qui n’en avait aucune ; il fit de la vieille Catherine une redoutable
prophétesse qui avait de nombreux fidèles, il ritualisa ses réunions, il leur
attribua un caractère liturgique. Le policier Sénar, qui avait été chargé de
la surveillance organisée autour de Catherine dès le mois de floréal, s’était
de son côté donné beaucoup de mal pour remplir les vœux de Vadier. Son objet
était de démontrer que ces visionnaires considéraient Robespierre comme un
Messie. En comparant le récit de Sénar avec les interrogatoires des prévenus
et avec les pièces des dossiers, j’étais déjà arrivé à cette conclusion que
toute l’affaire avait été truquée. J’étais encore au-dessous de la vérité. Ayant
eu à consulter récemment aux archives le registre-journal du Comité
révolutionnaire de la section du Muséum[2], j’y découvrais toute une série
de témoignages véridiques qui peignent au naturel la vieille servante dont le
nom est passé à l’histoire. Le 29
prairial an II, deux jours après le rapport de Vadier, un certain Nicolas
Leclerc, qui habitait rue et maison Estienne, brûlant de civisme ou de
rancunes, vint dénoncer au Comité la famille Delaroche, demeurant dans sa
maison, au 4 e étage, comme « ayant une entière connaissance de la femme
Théos[3], se disant vierge ». Cette
famille assistait régulièrement aux réunions de la prophétesse et le
dénonciateur ajoutait que la veuve Escoffier et la fille La Picarde étaient
dans le même cas. La
dénonciation suivit son cours. Le 30 prairial, le Comité interrogea
longuement les adeptes de Catherine Théot qui lui avaient été signalés. Jean-Baptiste-Amable
Delaroche, qui déclara être âgé de 75 ans, natif de Paris, ancien boulanger
et vivant des secours que la République lui accordait comme père de
défenseurs, reconnut qu’il connaissait depuis trois ans la femme Théot. Mais
il ajouta aussitôt que ce n’était qu’après l’arrestation de cette femme qu’il
apprit qu’elle se faisait appeler la Mère de Dieu. — Sénar, qui l’avait
surnommée Théos, c’est-à-dire Dieu, était bien capable de l’avoir aussi
affublée de cette maternité. — Delaroche continua en déclarant que Catherine
avait été employée pendant quinze ans chez un marchand fayencier, sur le quai
des Miramiones. « Il observa qu’elle a une main paralysée dont elle ne se
sert qu’en tremblant ». Les assemblées de Catherine se tenaient tous les jours,
« mais quelquefois la femme Théos invitait les personnes qui venaient
d’ordinaire chez elle à se dispenser de venir, en leur observant qu’on ne
voulait pas de rassemblement et qu’il valait mieux venir de loin en loin ».
On ne s’occupait dans ces réunions que des paroles de Dieu, de la lecture de
la Bible et d’autres livres pieux, ainsi que des prédictions que Catherine
avaient faites autrefois, notamment sur la destruction des prêtres et des
tyrans et sur les victoires de la République. Delaroche savait que Catherine
avait été détenue à la Bastille en 1778 ou 1779 et qu’elle avait dit en
sortant que « si l’on ne détruisait pas la Bastille de bon gré, elle le
serait de force ». Il lui avait entendu dire que c’était les prêtres qui
l’avaient fait mettre à la Bastille « à cause des écrits dans lesquels elle
annonçait leur chute et leur châtiment, en disant qu’ils seraient fouettés
avec des verges de fer ». Catherine disait encore que « c’était Dieu qui
avait permis l’année 1789, que le 14 juillet de ladite année elle était
partie de Sèvres à dix heures du soir et qu’elle était arrivée à minuit à la
ville de Paris, où elle avait fait différentes déclarations et manifesté son
sentiment sur la Révolution, et qu’elle avait dit que c’était à elle que l’on
devait le renvoi des Petits Suisses qui étaient au Champ-de-Mars ». Delaroche
avait entendu dire à Catherine que « les rois, les reines, les grands, les
prêtres étaient des tyrans, qu’ils ne pouvaient se soutenir et qu’ils
seraient renversés comme ils le méritaient et que le pauvre devait triompher
». Il ne lui avait jamais vu témoigner de regrets sur la Constitution civile
du clergé ni sur la fermeture des églises. « Au contraire elle leur avait
annoncé tout cela ; lui-même, qui autrefois suivait exactement les usages
religieux des églises, avait été éclairé par cette femme qui l’avait
convaincu de l’inutilité de la confession, des prêtres et de la suffisance de
s’adresser à Dieu lui-même pour la rémission de ses péchés ; que, depuis deux
ans, il avait suivi les conseils de cette femme, n’avait plus fréquenté les
églises et s’était corrigé, autant qu’il avait pu, des défauts qu’il pouvait
avoir ». Delaroche
déclarait encore qu’il avait vu deux fois dom Gerle aux assemblées, que « la
femme Godefroy[4] écrivait, sous la dictée de la
femme Théos, toutes les lettres que celle-ci adressait soit aux prêtres, soit
à d’autres sur ses prédictions ». Il observa que Catherine ne savait ni
lire ni écrire. Il avait vu aussi aux assemblées le médecin Quesvremont de
Lamotte qui était déjà arrêté. Delaroche
affirma que dans les assemblées personne n’avait de titre particulier. « Ils
appelaient seulement cette femme leur mère, mais lorsqu’il s’agissait de
l’Écriture, il l’a entendu se nommer la seconde Ève et qu’elle était inspirée
de la grâce. » On ne
parlait de la guerre de la Vendée et des opérations militaires « que pour
applaudir et montrer la satisfaction des victoires que nos armées
remportaient », « Toujours la femme Théos s’est opposée à ce qu’on y parlât
d’affaires publiques et elle recommandait aux ouvriers et à tous les autres
assistants de remplir leurs devoirs de citoyens et de célébrer les jours de
décade et d’observer la loi... » Dom
Gerle ne prenait la parole que très rarement. Il lui avait entendu dire, il y
avait environ deux ans, à l’évêque de la Dordogne, « qu’il valait mieux ne
pas mourir que de mourir, que si Catherine Théos était reconnue par
l’assemblée pour ce qu’elle paraissait être[5], nous serions à la fin de la
corruption des mœurs, qu’elle écraserait la tête du serpent ; que nous ne
mourrions plus et qu’il n’y aurait plus de guerre ». A son
tour Barbe-Geneviève Pinard, femme Delaroche, âgée de 68 ans, fut interrogée.
Son mari l’avait conduite chez Catherine Théot, rue des Rosiers, au Marais.
Elle n’y était allée que trois fois, la dernière quinze jours ou trois
semaines avant son arrestation. On ne s’occupait dans ces réunions que de
lectures pieuses. Elle avait entendu dire à Catherine « que, lorsqu’elle
était servante, elle portait une ceinture de fer avec des piquants ; que
jamais, telle fatigue qu’elle eut, cette ceinture ne lui avait fait le
moindre mal ni laissé aucune contusion ou marque, que cette femme Théos avait
dit avoir porté cette ceinture pendant le temps que Dieu l’avait inspirée,
qu’ensuite elle l’avait quittée. » Catherine
disait « que cette guerre ne durerait pas encore longtemps, qu’il fallait que
tous les rois, jusqu’au pape, descendissent de leurs trônes, que les prêtres
seraient renversés, qu’il n’y aurait plus qu’un pasteur et un troupeau ». Marguerite
de Prise, veuve du chirurgien Jean Escoffier, vivant de son revenu qui
consistait en une rente viagère de 1.800 livres, âgée de 59 ans et demeurant
rue Estienne, n° 4, témoigna à son tour. Elle déclara qu’elle n’avait pas
connu à Catherine le nom de Mère de Dieu. Le citoyen Delaroche l’avait conduite
une fois à une de ses réunions. Elle y était allée par curiosité. Il n’avait
été question que d’une lecture faite par une veuve Godefroy. Celle-ci avait
lu des passages de l’Évangile sur lesquels elle faisait des réflexions. On
avait ensuite chanté des cantiques en l’honneur de Dieu. On n’observait « aucun
autre usage que d’embrasser la femme Théos sur les joues en entrant ou en
sortant ». Il n’y avait à la réunion qu’une douzaine de personnes. Enfin
Marie-Anne Legendre, dite la Picarde, blanchisseuse, âgée de 32 ans,
demeurant rue Boucher, n° 7, fut entendue. Elle déclara qu’en 1786, alors
qu’elle était domestique chez le limonadier Garin, rue de la Parcheminerie,
elle y voyait venir fréquemment une femme âgée, malade et pauvre, qui prenait
ses repas chez ledit Garin. Elle ne connaissait cette femme que sous le nom
de Catherine. Elle n’avait jamais entendu l’appeler ni Théos ni Mère de Dieu.
Catherine prédisait avant la Révolution que les tyrans seraient renversés,
les prêtres détruits, les confessionnaux changés en guérites et que le roi
serait traîné sur un échafaud. La Picarde n’était pas allée à ses assemblées
et elle ne l’avait pas revue depuis la Révolution. Ces témoignages, dont la sincérité est évidente, n’ont pas besoin d’être commentés. Il en résulte clairement que Catherine était une visionnaire ; elle mettait ses visions au service de la Révolution. Les petites gens qui venaient chez elle chanter des cantiques et écouter des lectures pieuses ne formaient ni une secte ni une conspiration. Il fallut toute l’ingéniosité du policier Sénar et toute la malice tortueuse de Vadier pour échafauder une accusation politique sur d’aussi pauvres données. Mais toutes les armes étaient bonnes pour atteindre Maximilien Robespierre, dont la popularité immense offusquait ses rivaux. |
[1]
Voir mon livre Contributions à l’histoire religieuse de la Révolution
française, Paris, 1907, pp. 96-142. Voir aussi mon article sur les
Divisions dans les Comités de gouvernement à la veille du 9 thermidor, qu’on
trouvera plus loin.
[2]
Archives nationales, F⁷ 4667. La section du Muséum, anciennement
du Louvre, tenait ses séances dans l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois.
[3]
Catherine s’appelait Théot. C’est le policier Sénar qui trouva plaisant de la
nommer Théos et Vadier s’empressa de faire son profit de la spirituelle
trouvaille.
[4]
Celle qui, d’après Sénar, remplissait le rôle d’Eclaireuse.
[5]
Déjà dom Gerle et l’évêque constitutionnel de la Dordogne Pontard avaient
essayé de se servir, dans l’intérêt de leur église, de la prophétesse Suzette
Labrousse, originaire du Périgord. Catherine leur parut une remplaçante de
Suzette, qui était partie pour Rome, afin de convertir le pape, au printemps de
1792.