AUTOUR DE ROBESPIERRE

 

CHAPITRE III. — ROBESPIERRE ET AIGOIN.

 

 

Ce fut un malheur pour l’histoire que les papiers de Robespierre, mis sous scellés après Thermidor, tombèrent aux mains du député Courtois de l’Aube. Ce concussionnaire, ami de Danton, traita ces papiers comme sa propriété personnelle. Il mit de côté ceux qu’il jugeait les plus défavorables à la mémoire de son ennemi et il les publia, parfois en les tronquant, en annexe de son fameux rapport de nivôse an III. Ils figurent encore aujourd’hui, en originaux et en copies, aux Archives nationales, dans les papiers de la commission parlementaire dont Courtois fut le rapporteur. Quant aux autres, sans doute les plus nombreux et les plus importants, il en disposa à sa guise, et la plupart sont aujourd’hui perdus. Aussi est-ce une bonne fortune pour le chercheur que de retrouver quelques épaves échappées au naufrage.

Les lettres inédites, que nous publions plus loin, proviennent du dossier Aigoin, aux Archives nationales[1]. Ce ne sont pas des originaux, mais des copies certifiées authentiques qui portent la signature « pour copie conforme » des trois commis du Comité de Sûreté générale. Sauvage, Valant et Dubois, qui les ont établies d’après les originaux. Ces commis ont travaillé sous les ordres de la Commission parlementaire chargée de l’examen des papiers de Robespierre, ainsi qu’en font foi les mentions manuscrites inscrites en tête de leurs copies. L’authenticité des documents ne laisse donc rien à désirer.

Le correspondant de Robespierre, François-Victor Aigoin, n’était pas le premier venu. Associé de la maison de banque Lajard, Brunet et Cie, c’était un des principaux négociants de Montpellier. Au renouvellement de la municipalité, le 11 décembre 1791, il fut élu l’un des vingt-et-un notables de la commune. Aigoin admirait Robespierre, puisqu’il lui avait demandé d’être le parrain de son fils. Mais, au moment où se place sa première lettre, au lendemain du renvoi des ministres girondins, il n’avait pas encore appris à distinguer entre les jacobins, et la polémique de Robespierre contre Brissot et même contre Lafayette l’étonnait et le troublait. Les objections qu’il lui présente sont intéressantes.

Montpellier, le 17 juin 1792, l’an IV de la liberté.

J’ai bien reçu, cher patriote, votre lettre par laquelle vous avés daigné adopté mon fds[2]. Cette précieuse lettre, que je préfère à tous les thrésors de l’Univers, a valu mille baisers à Guillaume-Auguste Maximilien Robespierre Aigoin, qui vous les envoie, et a fait couler des larmes bien douces, d’amour et de reconnoissance, à son père et surtout à sa respectable maman. Je ne saurois vous peindre l’effet qu’a produit sur cette dernière cette marque touchante de votre affection, parce qu’il est impossible de rendre ce qui se sent si vivement et vous savés que les femmes ont à cet égard sur nous un très grand avantage.

Le n° 3 de votre intéressant journal[3] m’est parvenu et j’ai été extrêmement sensible à votre attention ; mais, mon ami, vous avés des coopérateurs ou du moins vous n’êtes pas seul intéressé à cette louable entreprise. Seroit-il juste de vous voir nuire à autrui pour m’obliger ? Je vous prie donc de me compter au nombre de vos souscripteurs et d’ajouter à cette bonté, celle de faire dire à Duplaind[4] de retirer trente six livres chez Rilliet et C le, banquiers de Paris, qui les lui compteront d’après l’ordre qu’ils en ont de Lajard, Brunet et C le de Montpellier, dont je suis l’associé. Je réclame aussi de ce libraire les deux premiers n os que je n’ai point et de me les adresser à F. V. Aigoin et non à Aigoin Aigoin comme il a fait mettre sur l’adresse du n° 3 ; mais en voilà bien assez sur cet objet. Entretenons-nous de ce qui doit occuper tous les Français, dans ces temps difficiles, du bonheur public.

Je ne pourrai vous parler de ce grand objet sans vous Parler de vous-même, comme il est impossible de parler d’une bataille sans faire mention des généraux d’armée, ou d’une lutte fameuse sans parler des athelèttes. Cela posé, je vous dirai : Comment se fait-il que les patriotes se divisent au moment du combat ? Je sens que vous allés me répondre que les Condorcet, les Brissot, les Guadet, les Vergniaux, les Gensonné ne sont rien moins que patriotes. Vide mon n° 3, ajouterés-vous. Je conviens que vous y présentés des griefs très graves ! Ce qui a rapport à Avignon et aux braves Marseillais est surtout sans réplique[5], car il est affreux de voir sacrifier ceux-là mêmes qui ont sauvé les départements méridionaux des horreurs de la guerre civile, et peut-être la France entière d’un bouleversement général ; mais enfin vous êtes forcé d’applaudir à leur conduite dans bien des circonstances, et s’il n’y a eu qu’erreur là où vous avez vu des crimes, n’est-il pas infiniment douloureux de voir des patriotés cruellement désunis pour des erreurs réciproques ? Quant aux ministres, est-ce à nous de rechercher s’ils sont ceux de telle ou de telle cabale[6] ? Non. Nous devons nous borner à voir s’ils aiment la Constitution, s’ils la font marcher, s’ils la deffendent, jusqu’à ce que la révision nous permette de lui rendre sa pureté primitive, sa conformité avec la déclaration des droits et d’enlever les taches dont les derniers jours de l’assemblée constituante l’ont dégradée et obscurcie. C’est à cela que nous devons nous borner et c’est déjà une très grande tâche. Les Anglais s’amusèrent-ils à rechercher si le fameux Schafftsbury était le ministre d’une cabale ? Non, mais ils profitèrent de ses lumières, ils s’approprièrent son génie, et dès lors les esprits les moins éclairés présagèrent la chute prochaine de la prérogative royale ; et d’ailleurs, mon bon ami, que devenir si les Condorcet, les Guadet, les Brissot, les Gensonné, les Vergniaux ne sont pas patriotes, s’ils sont des ennemis de la patrie ? Que nous reste-t-il à faire, sinon de commencer la guerre civile ou de nous ensevelir dans le cercueil de l’esclavage ? Car enfin, le parti que vous appellés patriote, celui des députés qui ne vous laissent rien à désirer pour les lumières et surtout par leur inflexible probité, ce parti, dis-je, est infiniment petit. Le parti de la Cour, celui des Jaucourt, des Dumas, des Calvet, des Laureau, des Cheron, etc., etc., est infiniment plus nombreux. Il doit l’être et le sera toujours grâce au fleuve corrupteur autant qu’empoisonné de la liste civile, mais enfin, si tel est notre malheur, et si vous supposés que les hommes que j’ai cité puissent se réunir à ces monstres, je l’ai déjà dit, c’en est fait de la liberté, et nottés que, par la perte de la liberté, j’entends le moindre acte qui ajouteroit a la prérogative royale, qui tendroit à rompre l’unité du corps législatif, etc., et cependant qui a enchaîné à cet égard la mauvaise volonté des membres corrompus du corps législateur ? C’est Guadet qui a enlevé au roy sa prérogative usurpée de nommer aux emplois supérieurs des finances nationales. C’est Condorcet qui a contribué le plus au décret vetotifié contre les prêtres réfractaires. C’est Gensonné qui a détruit une conspiration prête à éclater dans tout l’empire. C’est Brissot, en culbutant Lessart, qui a dévoilé les complots des satellites du pouvoir exécutif. C’est Vergniaux qui a contribué, par ses écrits et ses discours, à propager les principes philosophiques, les lumières éternelles de la raison, et à les faire triompher des erreurs du fanatisme royal et religieux et des attentats sanglants de la superstition. Ce sont eux tous ensemble. Avec de si grands avantages, s’ils conspirent la perte de la liberté publique, s’ils se réunissent à s es ennemis déclarés, c’en est fait d’elle, je le répète encore, °u bien, il faut, tirant l’épée et jettant le fourreau, chasser t’indignes législateurs du palais national. Hé ! quelle affreuse perspective que celle qui nous montre tous les représentans constitutionnels de la nation, ou du moins la grande majorité, à la fois perfide et parjure ? Voyés donc, mon cher Robespierre, où vous entraîne ce terrible sistème ? Examinés de nouveau, défiés-vous des premiers mouvements d’un cœur Patriote et d’une ame sensible. Si ces hommes sont criminels, lancés des carraux sur leurs têtes, point de pitié, cela seroit un crime ; mais, si dans les reproches que vous leur faites, As n’ont commis que des erreurs, rapprochés-vous, invités à l’union, à la concorde. Seules elles nous sauveront au milieu des dangers, quand nous nous lèverons tous pour défendre la liberté. Faut-il s’occuper d’un petit procès quand l’Europe entière menace la vie politique de la France ? Il faut en convenir, ce seroit aussi dangereux qu’insensé et la patrie attend trop de vous et des citoyens vertueux qui vous ressemblent pour ne pas en exiger les plus grands sacrifices, à plus forte raison celui de l’amour-propre offensé ou celui de l’erreur d’un premier mouvement.

Je passe à un autre objet qui n’est pas moins essentiel. Lafayette est à la tête d’une des armées de la liberté et cette armée recèle beaucoup d’officiers généraux ou autres qui, faute d’avoir licencié totalement la troupe de ligne pour la reconstituer ensuite et lui donner immédiatement après des officiers de son choix[7], profiteront du premier moment favorable pour trahir leurs serments, leur patrie et passer à l’ennemi. Nous avons d’autant plus lieu de le craindre que de pareils évènements sont souvent arrivés et se renouvellent tous les jours. Mais vous allés beaucoup plus loin et ici je vous dirai, Robespierre, un homme ordinaire peut lancer dans l’ordre social une opinion erronée ou dangereuse sans tirer à conséquence, mais il n’en est pas de même de ces hommes privilégiés qui dirigent en quelque sorte l’opinion publique, qui la maîtrisent et qui sont dignes de cette faveur. Il n’en est pas de même d’un homme qui a résisté pendant trois ans à toutes les séductions, à toutes les sortes de corruptions, à tous les prestiges et dont la vertu comme celle de Caton aurait triomphé des dieux eux-mêmes. Robespierre, cet homme-là, c’est vous ; et cependant vous dittes à la tribune, vous publiés dans vos écrits que Lafayette est un traître 2. Je vous demanderai d’abord si vous avés la certitude de ce fait, et en second lieu, si vous avés mesuré toute l’étendue des dangers d’une telle opinion qui se propage et ne peut que se propager puisque c’est vous qui la proclamés. Maintenant je commencerai par discuter la première proposition parce que si je prouve que tous les Français doivent, que vous devés vous-même regarder Lafayette, à cause de sa vie passée, parce qu’il a consacré ses plus jeunes ans à la deffense de la liberté, parce qu’il a dicté dans les premiers beaux jours de l’assemblée constituante une déclaration des droits plus étendue peut-être, surtout pour les opinions religieuses, que celle qui a été adoptée, parce que les rois ennemis le craignent, le haïssent et que les émigrés surtout Je détestent. Voilà les titres qui fondent chez les Français leur estime pour Lafayette et leur confiance en lui. Vous Pensés différemment et il le faut bien puisque vous le publiés. Mais voyons si quelques préjugés ne vous auroient point induit en erreur sur son compte et commandé cette opinion.

L’assemblée constituante n’a pas fini comme elle avoit commencé. Tout homme éclairé connoît les maux de la révision et que la fuite du roy, qui devait naturellement faire restreindre sa prérogative et étendre les limites de la liberté publique, faillit éteindre celle-ci dans son berceau, mais on n’a pas assés réfléchi, ce me semble, aux difficultés sans nombre dont l’assemblée constituante se trouva environnée à cette funeste époque. La raison, les principes, peut-être niême l’utilité publique exigeoient que Louis seize fut puni et par conséquent déthrôné. Rien ne pouvoit pallier sa fuite e t sa dissimulation, sa trahison étoit évidente. Il sembloit donc qu’il se présenteroit une telle occasion, sinon de se passer d’un tel roi, du moins de réduire ses prérogatives, d’abolir l’hérédité, l’inviolabilité, ce qu’il y avoit d’excessif dans la liste civile et par conséquent de dangereux pour la liberté, la nomination à une infinité de places qui luy donne trop d’influence et par conséquent trop de moyens de corruption, etc., etc. C’étoit votre avis, celui de Péthion, celui de plusieurs membres sincèrement vertueux de votre assemblée. J’ai déjà dit que c’étoit celui que conseilloit la raison, la justice, les principes et j’ajouterai que c’étoit celui de tous les Français éclairés qui savent que les despotes sont incorrigibles, mais quand l’assemblée constituante fut descendue de la hauteur °ü son admirable énergie l’avoit fait monter, à l’époque de la fuite du roy, et qu’elle contempla de sang froid le danger qu’elle avoit couru, le précipice qu’elle avoit sous ses pieds, qu’elle contempla l’Europe entière armée contre la France, qu’elle se vit sans troupes disciplinées et sans chefs, elle frémit des dangers que couroit la chose publique, soit que le roy fut déthrôné, soit qu’il fuît de nouveau, soit qu’il refusa d’accepter la Constitution et ce fut cet éfroy, n’en doutés pas, qui dicta les décrets contre les sociétés populaires, massacra des citoyens paisibles et désarmés au Champ de Mars et dégrada cette même Constitution. Que les principaux membres des sept comités ayent été séduits par la liste civile, c’est ce dont je ne doute point. Je ne crois pas plus que vous à la vertu des Barnave, des Lameth, des Duport, des Dandré, des Beaumetz, etc., etc., mais je pense et vous devés penser que la majorité à jamais respectable de cette auguste assemblée est demeurée incorruptible, et que si les discours de ces perfides ont fait plus d’impression sur elle que ceux de Péthion et les vôtres, si les efforts de la cabale l’emportèrent dans son esprit sur ceux du plus noble désintéressement, de la plus sublime vertu, du plus pur amour de la patrie, ce fut l’effet unique de la terreur qu’elle conçut que le roy refusât d’accepter la Constitution, si on ne la lui présentait acceptable.

Il s’agit maintenant de placer Lafayette et de le classer parmi les hommes séduits et corrompus ou bien dans la majorité crédule ou de bonne foi. Si Lafayette a pensé que la chose publique couroit des dangers si on faisoit un mauvais parti au roy, il a agi conséquemment à ses principes. S’il a tâché d’empêcher l’effet d’une pétition qui tendoit à demander le châtiment de Louis seize, je suis loin de tolérer de mon approbation la plus éloignée le massacre du Champ de Mars, mais enfin ce crime affreux n’est-il pas plus l’œuvre de la municipalité que le sien et lui appartient-il uniquement ? Comme l’ainour de la patrie justifie tout, si dans son opinion il a vu des dangers pour celle-ci dans la persécution de Louis seize, fût-il blâmé de l’univers, ne lui resteroit-il pas le refuge toujours assuré de sa conscience et le sentiment du bien qu’il auroit cru faire ? Voilà, si vous y ajoutés une vie entière consacrée aux plus importantes, aux plus nobles fonctions, à celles qui font le plus chérir la liberté, si vous y ajoutés l’idolâtrie des Parisiens régénérés et devenus libres, voilà les titres de Lafayette à la confiance des Français et qui leur font croire que peu d’entre eux pourroient en montrer de semblables.

Je pense comme vous que la liberté publique ne peut périr que par la force armée et, ne l’eussiés-vous pas dit, l’expérience et l’histoire de tous les siècles, de toutes les révolutions le démontre. Mais, outre que le caractère qui vient d’être donné à Lafayette rend très improbable qu’il se rende coupable d’un tel crime, en eût-il la pensée, la volonté, le pourroit-il ? Si près de la plus étonnante révolution qui fut jamais, l’armée de la liberté serviroit-elle à asservir ses compatriotes ? Des citoyens combattroient des citoyens, dans la même ère où les satellites de l’ancien despotisme les ont respectés ? Vous sentés vous-même combien il seroit absurde de le penser ; mais j’irai plus loin encore et je dis qu’en admettant toutes vos données, c’est à dire que Lafayette eut la pensée, la volonté et le pouvoir de perdre la liberté, il faudroit moins que jamais le dire et le publier, et je n’ai pas besoin de vous...[8]

 

Entre la première et la seconde lettre d’Aigoin à Robespierre, plusieurs mois se sont écoulés, remplis Par des événements considérables. Le trône est tombé le 10 août sous les coups des Montagnards. Lafayette, justifiant les défiances de Robespierre, a essayé de le relever en entraînant son armée sur Paris. Ses soldats ne l’ont pas suivi, ainsi qu’Aigoin l’avait prédit, et Lafayette a dû passer la frontière. La lutte s’est engagée plus âpre entre Girondins et Montagnards au moment de la première invasion. Les Girondins traitent leurs adversaires d’anarchistes et de désorganisateurs. Ils leur imputent les massacres de septembre ; ils excitent les départements contre Paris. Aigoin, qui les défendait au mois de juin contre les attaques de Robespierre, non seulement les abandonne, mais se retourne contre eux. Il les accuse de préparer la guerre civile par leur projet de garde départementale qui serait formée pour défendre la Convention contre Paris. Il s’émeut des agressions de Barbaroux et de Louvet contre Robespierre. Il croit maintenant à la faction Brissot. Il est de tout cœur avec Robespierre et avec la Montagne, c’est-à-dire avec le parti de la défense nationale.

Pour le coup, mon cher Robespierre, la dictature n’est plus une chimère ; je ne sais qui l’exerce, mais le moteur existe, vous allez en juger.

Les départemens méridionaux sont requis par les conseils généraux de fournir trois hommes par compagnie de la garde nationale pour se rendre à Paris et y garder la Convention[9]. Pour que vous ne puissiez en douter, je joins ici le billet de convocation qui m’a été adressé[10].

Auroit-on le funeste projet de faire périr la Liberté par la guerre civile ? Quels sont les instigateurs de ce terrible événement ? C’est ce que j’ignore ; mais ce qui est infiniment important, c’est de remonter à la cause de tous ces troubles ; ce qui est important, c’est de punir les traîtres qui osent disposer de la force publique contre une nation généreuse qui n’a commis d’autres crimes que d’avoir conquis et reconquis la Liberté, malgré ses lâches mandataires[11], et qui saura la conserver toute entière, dussent-ils en périr de dépit ! Vous ferez tel usage que vous jugerez convenable de cette dénonciation trop importante pour la passer sous silence et même de mon nom pour la certifier et garantir.

Le courrier de hier nous a porté les détails scandaleux de l’accusation intentée contre vous. Je me réfère à cet égard à ce que je vous ai marqué par ma dernière[12]. Le tems est un grand maître et l’époque n’est sans doute pas très éloignée où les intrigans de toutes les classes et les tyrans du peuple, sous quelque forme qu’ils s’enveloppent, seront démasqués •et rentreront dans une profonde nullité. Mais, ce qui est vraiment scandaleux, c’est que, dans cette même enceinte où on osa absoudre Lafayette, on interrompe, par des murmures, l’accusé qui se défend[13] ; c’est que dans cette enceinte, sur laquelle doivent planer la justice et la vérité, des représentans de la nation, qui se croient sans doute plus que des hommes, ne soient pas même des hommes, qu’ils ne sachent, qu’ils ne puissent pas conserver cette attitude imposante et calme qui seule convient à des citoyens qui veulent condamner ou absoudre à propos.

J’attendrai avec bien de l’impatience le résultat de la séance de lundi[14] où vous avez été ajourné pour votre défense ; elle sera claire et péremptoire, je n’en doute pas, et elle le deviendra bien davantage encore quand notre horizon politique et ce tas d’intrigailleries dont nous sommes enveloppés auront été un peu débrouillés.

Louvet s’est beaucoup élevé contre les jacobins, pour n’avoir pas applaudi aux ministres jacobins nommés sous l’assemblée législative. Mais ce cher homme n’a pas vu que ces mêmes jacobins n’étoient pas assez insensés pour ne pas mettre une énorme différence entre le vertueux Rolland et le perfide Lessart[15] ; ils se plaignirent seulement avec beaucoup de justice et de raison de ce que ces bons ministres, tout vertueux qu’ils fussent, étoient nommés par une faction de l’assemblée législative, par la faction Brissot. Ils avoient raison en principe puisque la tyrannie est bien près, quand, au pouvoir de faire les lois, on réunit celui de les faire exécuter, puisqu’on est en effet ministre du moment même qu’on les nomme. Ils avoient raison de craindre, ces jacobins, qu’on veut avilir aujourd’hui, qu’une faction contraire, du sein de cette même assemblée, en chassant ces mêmes bons ministres, on les remplaçât par les plus infâmes citoyens ; et ils sont, ces jacobins, d’autant moins coupables d’une telle opinion que toutes leurs craintes ne tarderont point à se réaliser.

J’ai reçu votre dernière lettre avec les deux premiers numéros de vos Lettres à vos commettans[16]. Duplain m’avoit envoyé le n° 2, sans doute par votre ordre. Veuillez lui recommander de me faire parvenir la suite avec exactitude. S’il y manque, je me plaindrai à vous et votre amitié y suppléera. Vos craintes sur la poste ne sont pas chimériques. Je ne doute pas que les ennemis de la patrie ne disposent de ses secrets ; je puis vous assurer du moins que la correspondance des jacobins avec notre société républicaine est totalement interceptée ; et nous allons prendre les mesures les plus salutaires à cet égard.

Je vous le réitère, j’attens de vos nouvelles avec toute l’impatience de l’amitié. Celles des papiers publics ne me satisferoient qu’à demi sur votre combat de lundi. Puisse-t-il détruire à jamais l’intrigue, les intrigans, et ouvrir enfin les yeux à ceux de vos collègues qui ont été séduits avec des intentions pures !

Robespierre, Aigoin vous embrasse.

Signé : F.-V. Aigoin.

Montpellier, 7 novembre, 1ere de la République [1792].

Pour copie conforme : Sauvage.

 

Montpellier, le 20 novembre 1792, l’an 1er de la République française.

Ma dernière, très cher Robespierre, renfermoit le billet de ma convocation à mon bataillon, pour contribuer à former la garde de la Convention nationale, et je vous communiquois combien une pareille démarche me paroissoit illégale avant qu’un décret de la Convention eût déterminé le mode et la quotité de cette garde. Il m’est parvenu depuis que le sieur Paganel, député du département de Lot-et-Garonne, avoit écrit à son département pour presser le départ des citoyens qui se dévouoient à percer le sein des généreux révolutionnaires du 10 août. La société d’Agen a fait, à ce sujet, une adresse envoyée à toutes les sociétés patriotes de la République qui est assurément très propre à fomenter une guerre civile ou à anéantir la liberté. Vous en jugerez. Et ces misérables ont feint de craindre la dictature ? Et ne l’exercent-ils pas ? Paganel n’est-il pas dictateur ? Il est d’abord pouvoir législatif, puisqu’avant que celui-ci ait délibéré, il fait avancer des soldats, et il est pouvoir exécutif pour la même raison ; il est pouvoir judiciaire, puisqu’il ne dépendra pas de lui que les braves parisiens ne tombent sous les coups de leurs frères des départemens et il semble les y condamner. Je vous envoie cette pièce vraiment curieuse qui peut, entre vos mains, être infiniment utile à la chose publique.

J’ai eu notre fils dangereusement malade, et à l’agonie pendant deux jours, mais il s’est relevé et est sorti victorieux des bras de la mort, ainsi que vous de l’accusation traîtresse de vos perfides ennemis.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

Signé : F.-V. Aigoin.

 

Vous n’imagineriez jamais jusqu’à quel point l’opinion publique commence à se vicier. En vérité, ce sera bientôt pis que dans les beaux momens du feuillantisme. Il faut que les jacobins, les vrais et sincères amis de l’Égalité et d’une Constitution populaire, redoublent de prudence, d’efforts et d’énergie, je dois dire même d’adresse. Tout est permis à la vertu pour triompher du vice, à l’esclave pour tuer la tyrannie. Voyez avec quelle savante combinaison la Chronique appuyé le Patriote, le Patriote Gorsas, Gorsas la Sentinelle, la Sentinelle la Gazette nationale de France ; c’est comme si vous disiez : Millin soutient Brissot, Brissot Gorsas, Gorsas Louvet, Louvet Garat, tous ensemble soutiennent les vertueux ministres per fas et nefas, et, de leur côté, les vertueux, aussi per fas et nefas, soutiennent nos illustres et couvrent la république entière d’une nuée de libelles[17] Je sais que les jacobins ont délibéré plusieurs journaux et qu’ils en ont confié la rédaction à des mains habiles et pures[18] ; mais observez qu’on pèche par la forme. Ce n’est point des cahiers qu’il faut au peuple, dont la curiosité est de jour en jour plus avide ; ce sont des feuilles de tous les jours, parsemées de traits piquants, avec le narré des débats de la Convention, qui en soit un abrégé parfait. Voilà le mode qu’il faut adopter, en donnant connaissance des entreprises par des prospectus abondans. Je me proposois d’écrire à votre société, à ce sujet. Soyez, je vous prie, mon organe auprès d’elle de cette mesure que je crois on ne peut plus importante.

Pour copie conforme : Sauvage, secret, principal.

 

Vous, dont toute la vie fut consacrée à la défense de l’innocence opprimée ou persécutée, verrez avec plaisir, très cher Robespierre, que je vous fournisse une nouvelle occasion de remplir un devoir si doux. Il est digne de votre belle ame et de cette vertu tant calomniée, de ne pas vous laisser rebuter par les milliers d’épines que les intrigans sèment sur vos pas ; il est digne de vous, dans un moment où vos audacieux ennemis cherchent à se populariser, en caressant l’homme puissant, en accablant l’innocent opprimé, de relever celui-ci de la nuit du tombeau où on veut l’entraîner. Je n’entrerai dans aucun détail relatif à l’affaire que je vous recommande. J.-A. Chaptal, qui vous rendra ma lettre, vous la développera, vous remettra les mémoires destinés à éclairer tout homme impartial, et combien vous gémirez quand vous connoîtrez la profonde perfidie avec laquelle on a cherché à perdre le pauvre Lajard, en identifiant ses délits prétendus avec ceux dont un ministre de son nom a pu se rendre coupable. Vous frémirez, vous dis-je ! Je ne m’étendrai pas davantage là- dessus, de peur d’être trop long ; je ne dirai qu’un mot : je jure que Lajard est innocent.

Je ne vous recommande pas Chaptal ; il n’en a pas besoin. Vous serez charmé d’avoir fait sa connoissance et vous trouverez en lui un littérateur, un savant, surtout un excellent patriote[19]. Adieu, cher Robespierre, je vous embrasse du plus profond d’un cœur qui est tout à vous.

Signé : F.-V. Aigoin.

Montpellier, 1 er décembre, l’an I er de la République.,

Pour copie conforme : Sauvage, secret. principal.

 

Montpellier, le 22 mars 1793, l’an II e de la République française.

Quel est donc, cher Robespierre, notre affreuse situation ? Seroit-il vrai que nous n’eussions fait qu’entrevoir l’aurore de la liberté et de l’égalité pour être replongés l’instant d’après dans toutes les horreurs ou de la plus féroce anarchie ou de la tirannie pire encore que l’anarchie même ; quel est le déchirant spectacle que présente la France, ce beau pays nouvellement conquis à la liberté, à l’égalité et qui devroit l’être déjà aux plus grandes, aux plus belles vertus.

Une poignée d’intrigans se dispute les dépouilles de nos anciens despotes, les généraux nous trahissent, les patriotes divisés se déchirent les uns les autres et semblent désormais offrir une proye facile au premier monstre qui voudra les asservir ; eh ! que n’avons-nous pas à craindre si un pareil ordre de choses se perpétue, si les patriotes les plus énergiques, et surtout les plus purs, sont presque partout honnis, persécutés, désarmés.

Hélas ! quand, dans votre discours du 9 de ce mois[20], vous avés parlé des patriotes désarmés à Montpellier[21], vous ne vous doutiez pas sans doute que votre ami fut celui sur qui les coups de l’aristocratie ou de l’égarerpent se fussent dirigés avec plus de fureur, vous verrez par les papiers que je vous envoyé jusqu’à quel point ont été poussés dans cette odieuse persécution l’oubli des lois des droits les plus sacrés de l’homme et du citoyen, le feuillantisme et l’esprit de parti le plus doublement égaré.

Vous y verrés aussi, et je l’espère, avec une bien douce satisfaction, avec quelle vigueur j’ai su résister à une injuste oppression. J’envoie tous les détails et tous les papiers de mon affaire aux jacobins et à plusieurs députés patriotes de la Convention. Ma cause est la leur et je ne doute point qu’ils ne s’employent de toutes leurs forces pour la faire triompher, puisqu’elle est celle de la justice et de la liberté, pour qui ils ont toujours combattu.

Je vous prie, cher frère et ami, de suivre cette affaire avec toute la vigueur que vous avés su toujours déployer en faveur des patriotes opprimés, et cette vigueur augmentera sans doute à raison que ma cause est plus juste et que je vous aime plus tendrement.

Je vous avois demandé vos ouvrages ; tout, jusqu’à vos moindres opinions, jusqu’à vos rêves s’il étoit possible, est pour moi d’un prix inestimable. Vous ne vous êtes point rendu à mes vœux, excellent ami. Vos occupations en ont sans doute été la cause, mais vous aurez sans doute plus d’égards pour moi, maintenant que je suis malheureux ; que je vous lise, que je philosophe un peu avec vous, avec vous que j’appelle avec tant de vérité et de plaisir le véritable ami des hommes, et je sens tous mes maux s’adoucir.

Je vous prie, cher Robespierre, de vous rappeler de votre pauvre mais bien bon ami et de remettre le paquet ci-joint à la société des jacobins qui prendra sans doute le parti de nommer une commission pour examiner mon affaire. Veuillés l’y engager. Je ne vous dirai plus que je vous aime, car comment vous le dirai-je avec autant de vérité et d’énergie que je conserve dans mon cœur ce doux, ce précieux sentiment. F.-V. Aigoin. Votre fils est charmant, autre consolation que l’injustice des hommes ne me ravira point.

Pour copie conforme, ce 4 frimaire de l’an 3 de la rép. une et ind. : COURTOIS, député de l’Aube.

 

Les brochures, dont Aigoin annonçait l’envoi à Robespierre, sont conservées à la Bibliothèque nationale[22]. Elles nous permettent de préciser les persécutions dont il fut l’objet de la part des autorités girondines de Montpellier. Aigoin avait été désarmé comme suspect et rayé des contrôles de la garde nationale. Il s’en prit surtout au maire, M. Durand, et à l’officier municipal Brieugne, qu’il appelle « le Diétrich de Montpellier ». Il protesta, le 23 février, contre la décision du conseil de discipline qui l’avait désarmé, par une affiche où il mit ses adversaires au défi d’articuler des faits à l’appui de l’accusation qu’il était un « agitateur, un désorganisateur, un anarchiste ». Le 12 mars, il fit placarder une nouvelle affiche où il reproduisait un certificat de civisme que venaient de lui décerner les juges de paix Clément, de l’arrondissement des Carmes, et Rainaud, de l’arrondissement de Lattes. Clément et Rainaud certifiaient qu’ils n’avaient reçu aucune dénonciation contre Aigoin. Celui-ci porta son affaire à la Convention. Il adressa des pétitions aux députés montagnards. Il essaya d’intéresser à sa cause les sociétés populaires et notamment les Jacobins de Paris. On vient de voir qu’il comptait surtout sur son ami Robespierre. N’ayant pas reçu de réponse à sa lettre du 22 mars, il lui écrivit de nouveau le 8 avril.

Montpellier, le 8 avril, l’an 2 de la Rép.

Poursuivi, cher Robespierre, avec un acharnement inouï, par les ennemis du bien public, j’ignore si on ne m’a point dérobé à la poste les mémoires importans que je vous ai fait passer, le 22 du mois dernier, avec un paquet semblable que je vous priois de remettre à la société séante aux jacobins. Ci-joint un nouvel imprimé par lequel je repousse un nouvel outrage ; veuillez, je vous en conjure, m’en accuser la réception courrier par courrier. Éclairez-moi et fortifiez-moi dans les combats que les ennemis ou les amis égarés de la patrie me forcent de leur livrer, et que le triomphe appartienne enfin à la bonne cause.

Vous avez sans doute cessé vos Lettres à vos commettans, n’ayant reçu que jusques au n° 8[23]. Si vous les avez continuées sous cette forme ou toute autre, faites-les-moi parvenir et surtout obligez-moi de m’envoyer votre discours aux jacobins du 29 mars.

Si je ne reçois pas une de vos lettres bien promptement, je vous avoue que je serai fort en peine sur la sûreté de ma correspondance avec vous et les députés patriotes. Pauvre patrie I pauvre patrie ! Comme on cherche à te déchirer !

Signé : F.-V. Aigoin.

 

Il circule ici un bruit contre les citoyens Bazire, Rovère, Legendre, commissaires à Lyon, fait par Ciprien Delon[24], qui est infâme, et que les ennemis de la patrie affectent d’applaudir.

Pour copie conforme : Valant, secrét. commis.

 

Je suis bien étonné, cher Robespierre, de n’avoir aucune réponse de la société des jacobins ni de vous à ma lettre du 23 mars dernier par laquelle je vous priois tous d’appuyer l’importante pétition que je présentais à la Convention nationale et dont je vous donnois connoissanceJe ne sais si je dois en accuser l’infidélité de l’administration des postes ou si vos grandes occupations, dans les moments de crise que nous venons de parcourir, vous ont empêché de vous occuper de mon affaire ; mais je sais bien que, quoique j’aie écrit à ce sujet à un bon nombre de députés patriotes, aucun, excepté le sans-culotte Dumont, député de la Somme, très rare en bons députés, ne m’a donné le moindre signe de vie.

J’ai cependant de bonnes nouvelles à vous annoncer ; les trahisons de Dumouriez et consorts vaudront mieux pour la République que la plus éclatante victoire ; chaque jour nous porte de Paris cent paires de lunettes pour nos bonnes gens naguère aveuglés par les manœuvres rolandines, louvetines, brissotines et gorsaciennes ; l’esprit public renaît, l’enthousiasme de la liberté s’empare de tous les cœurs et nos ennemis trouveront leur confusion là où ils espéroient trouver notre ruine.

Et, même pour ce qui ne les regarde en particulier, les esprits sont totalement revenus et je suis à la veille d’obtenir la plus éclatante réparation du club et de la garde nationale et des corps administratifs.

Mais, mon cher Robespierre, je n’en tiens pas avec moins d’ardeur au succès de la pétition que j’ai présentée à la Convention nationale et au Conseil exécutif provisoire, parce que j’ai toujours considéré cette affaire, bien moins pour mon intérêt personnel et mon injure particulière, que pour le grand intérêt et le salut de la république qui couroit les plus grands dangers, menacée comme elle l’est du gouvernement militaire, si les corps armés continuoient à usurper le pouvoir judiciaire et à condamner arbitrairement les citoyens.

Je vous prie donc, très cher ami, de vous occuper incessamment de présenter ma pétition à la Convention nationale. Je vous en envoie, ci-joint, un duplicata, au cas que le premier paquet m’ait été soufflé ; et à l’égard des pièces sur lesquelles je fonde mes justes demandes, le patriote Dumont est chargé de vous en donner connoissance ainsi qu’à la société des jacobins.

Je vous conjure de m’accuser la réception de mes divers envois. Le décret qui prohiboit les journaux a pu suspendre l’envoi de vos Lettres à vos commettons, mais comme ce décret a été rapporté et que vous avez continué sans doute, je vous prie de. faire dire à Nicolas de m’envoyer la suite, étant demeuré au n° 8.

Je vous ai demandé vos œuvres patriotiques pendant le cours de la première Constituante. Quand me les enverrez- vous ? M’aimeriez-vous moins, je ne puis le croire ; car je ne suis pas heureux.

Mon ami, ne m’écrivissiez-vous qu’un mot, j’en veux un, et, sans ce mot, je vous jure que vous n’aurez pas de nouvelles de mon Robespierre. Mais vous ferez votre paix et je vous embrasse de tout mon cœur.

Signé : F.-V. Aigoin.

Montpellier, ce 16 avril, l’an 2 de la République.

 

Nous avons par hasard la réponse que fit Robespierre à cette lettre d’Aigoin.

MON CHER AIGOIN,

Depuis que je ne vous ai écrit, j’ai été à la fois indisposé et extrêmement occupé. Je n’avois point reçu votre première lettre. J’ai fait, en conséquence de la seconde, tout ce qui étoit en mon pouvoir pour vous procurer la justice qui est due à votre civisme pur et imperturbable et tous les bons citoyens vous l’ont rendue. Gardez-vous, mon ami, de douter jamais de ma tendre amitié. Après la patrie, je n’aime rien autant que les hommes qui vous ressemblent. Vous partagez avec tous les vrais amis de la république et de la vertu des disgrâces que vous essuiés. Aiés courage, et que votre civisme même vous console des persécutions qu’il vous a attirées. Comtés sur mon tendre dévouement, mais aiés quelqu’indulgence pour l’état de lassitude et d’accablement où mes pénibles occupations me mettent quelques fois.

Adieu, embrassez pour moi tout ce qui nous est cher.

Paris, le 2 mai, l’an II de la République.

ROBESPIERRE 1[25].

 

La lettre de Robespierre mit très longtemps à parvenir à Montpellier. Elle n’était pas encore arrivée à destination, le 22 mai, quand Aigoin prit de nouveau la plume pour se plaindre à Robespierre de son long silence.

Montpellier, le 22 mai 1793, l’an 2e de la République française.

Est-il possible, très cher Robespierre, que vous restiez si longtems sans me donner un seul signe de vie ? Vous avez déjà beaucoup de mes lettres à répondre. Et certes, dès longtems je vous ai dispensé de le faire puisque tous vos momens appartiennent à la chose publique qui, certes, a bien besoin que votre œil vigilant soit sans cesse sur elle pour qu’elle n’éprouve aucun dommage, mais je vous ai fourni une occasion de vous occupper du bien public en vous occuppant de votre ami, et en vous priant de présenter à la Convention la pétition que je vous ai dès longtems envoyée pour réclamer contre la violation des droits sacrés de l’homme et du citoyen qui a été exercée à mon égard de la manière la plus atroce et la plus inconcevable. Nous aurions vu ou plutôt nous verrons (car enfin j’espère que vous voudrez bien, ainsi que je vous en ai prié, vous concerter à ce sujet avec le patriote André Dumont), nous verrons, dis-je, dans cette occasion, si le côté droit defîendra les droits de l’homme avec la même vigueur qu’il employa dans l’affaire de Mr Peyre qu’il voulut dérober à la justice révolutionnaire.

Vous avez prononcé, soit à la tribune de la Convention, soit aux jacobins, plusieurs discours qui ont fait l’admiration universelle, vous ne me les avez point envoyés. Je vous avois aussi demandé ce recueil si précieux pour mon fils et le vôtre, et pour moi, de vos opinions dans l’assemblée Constituante, vous ne me l’avez point envoyé. Je n’ai reçu que le 10e n° de votre journal et j’ignore si la suite a paru ; ce que je sais, c’est que, du moins, ce n’est pas faute de matières.

Votre amitié, me direz-vous peut-être, est furieusement à charge. Oui, parbleu, elle l’est, et plût à Dieu, mon ami, que la vôtre le fut un peu, avec quel plaisir je vous offrirais jusqu’au dernier souffle d’une vie qui vous appartient toute entière. Veuillez, mon bon ami, faire remettre le paquet ci- inclus au Comité de correspondance des jacobins le plus promptement qu’il vous sera possible. Vous m’obligeriés aussi de me faire adresser le bulletin de la Convention, ce qui vous sera fort aisé, si vous voulez donner un ordre à cet égard à l’un des commis du bureau de correspondance.

Vous avez sans doute connoissance de ces heures de l’affaire chabot... (sic).

En honneur, c’est un amphigoury où l’on ne comprend rien, mais ce qui est bien certain, c’est que notre très insignifiant département a pris cette affaire au tragique. Au surplus, les mesures patriotiques, tant et si justement célébrées[26], n’apartiennent point au département qui a assez grimacé pour en adopter une partie, mais bien à sept sans-culottes, de même que la mesure de la culture des champs par les municipalités en l’absence des volontaires est de moi[27]. C’est ainsi que... des plumes du paon le geay sait se parer. Bonnier et Vouland, qui de ces heures sont auprès de vous, vous donneront des détails bien précieux à ce sujet.

Je vous embrasse, mon ami, du fond du cœur.

Signé : F.-V. Aigoin.

Pour copie conforme : Dubois, secrétaire commis.

 

De Montpellier, le 31 may 1793, l’an 2e de la République.

Rien n’égale, très cher Robespierre, le plaisir que me font vos lettres, et vous n’imaginez pas tout le plaisir que m’a fait la dernière que j’ai reçue de vous, et elle m’est d’autant plus chère que je vous ai prié, de moi-même, de m’écrire rarement, pour ne pas interrompre vos importants travaux pour le salut public, ce qui est bien nécessaire dans un moment où tant de prétendus honnêtes gens conspirent de tant de façons sa ruine.

Gossuin, président du Comité de correspondance, vient de m’apprendre que ma pétition avec les pièces qui l’accompagnaient fut renvoyée, par décret du 6 avril dernier, au Comité de Sûreté générale. Je vous prie donc, cher Robes- * pierre, d’engager l’un des membres patriotes de ce dernier comité de faire incessamment le rapport de mon affaire et, si les pièces s’étoient par hasard égarées, veuillez y suppléer par celles que vous, ou André Dumont de la Sommes, avez entre vos mains.

Je ne reçois plus depuis le n° 10 vos Lettres à vos commettons ; les auriez-vous discontinuées ou seroit-ce une infidélité de la poste ?

Je vous avois prié de m’envoyer vos derniers discours à la Convention, aux jacobins, et vos œuvres pendant la première Constituante. Veuillez le faire, mon ami, mon plus grand bonheur est de vous lire et on est heureux si rarement.

Je vous prie de faire rendre aux jacobins le paquet ci-joint.

Signé : F.-V. Aigoin.

Pour copie conforme : Dubois, secrétaire commis.

 

Le jour même où Aigoin écrivait cette lettre, les sections parisiennes marchaient sur la Convention pour l’obliger à expulser les chefs girondins. Dans la crise du fédéralisme, l’ami de Robespierre ne démentit pas son passé. Il protesta contre l’appel aux armes que les administrations girondines de l’Hérault avaient lancé au début de juin et il rédigea de son côté un appel Aux citoyens du Calvados pour leur prêcher l’obéissance à la Convention[28]. Duval-Jouve dit que cet appel était très bien fait et qu’il contient des appréciations parfaitement justes sur le parti qui se soulevait contre « la Convention et sur les moyens employés pour le soulever ». Quand les fédéralistes furent vaincus, Aigoin, qui avait été à la peine, fut désigné à l’attention du parti vainqueur. Il devint président des Jacobins régénérés de Montpellier et il se mit à prêcher la bonne parole dans les contrées voisines, notamment à Toulouse. Au cours d’une tournée de propagande qui l’avait conduit dans cette ville, il écrivit de nouveau à Robespierre.

Toulouse, le 2 octobre 1793, l’an 2 de la République.

J’ai eu le bonheur, très cher Robespierre, d’avoir l’initiative, à la société populaire de Toulouse, d’une proposition que cette société a délibéré de soumettre à la Convention nationale, et de lui demander de rendre un décret conforme. Vous les connoîtrez, ces propositions, et vous conviendrez qu’il n’existe pas de mesures plus propres à sauver la patrie, à la veille d’être anéantie, si vous n’y prenez garde, sous les complots toujours renaissans des agioteurs. Le Conseil général du département de la Haute-Garonne, toujours animé du plus vif et du plus pur patriotisme et secondé par les représentai du peuple dans ces contrées, s’est empressé de prendre, à ce sujet, un arrêté qui vous sera communiqué par le citoyen Bellecourt, l’un de ses membres, qu’il députe à la Convention nationale, et par le citoyen Barousse, président de la société des jacobins de Toulouse, que celle-ci députe également à la Convention. Je vous conjure donc, très cher ami, de rendre à ces députés et particulièrement au citoyen Barousse porteur de la présente, tous les services qui dépendront de vous, de les présenter à la société des jacobins, et de les aider de tous les moyens énergiques, dont vous êtes doué, pour les aider à obtenir le succès patriotique qu’ils ambitionnent[29].

Je vous embrasse de tout mon cœur.

Signé : F.-V. Aigoin.

 

Les bons principes ont enfin triomphé à Montpellier. Les fédéralistes, les rollandins, les brissotins, etc., sont écrasés, anéantis. Je ne vous en donnerai qu’une preuve, c’est que je suis aujourd’hui président de cette société populaire, dont je fus naguère banni à perpétuité à cause de ma doctrine montagnarde.

Pour copie conforme : Valant, secrétaire commis.

 

Robespierre n’avait pas oublié son ami. Avant que la lettre précédente lui parvînt, Aigoin avait été nommé par la Convention, sur la proposition du Comité de Salut public, juré au tribunal révolutionnaire, à la séance du 26 septembre. Il n’est pas interdit de penser que ce choix avait été indiqué par Robespierre. Aigoin accepta-t-il le poste de confiance auquel il était appelé ? C’est douteux, car je constate qu’il est encore à Montpellier au moment de la prise de Toulon. Il préside toujours la Société des Jacobins et, en leur nom, il adresse à la Convention les félicitations des patriotes[30]. Le représentant Boisset l’avait nommé président du district, le 22 octobre, mais il resta peu de temps dans ce poste, car il était remplacé dès le 29 brumaire[31].

Le 14 nivôse an II, sur la proposition de Barère, Aigoin était nommé commissaire national à la Trésorerie, à la place du citoyen Duvaisne[32]. Il occupait là un emploi plus conforme à ses aptitudes, puisqu’il exerçait la profession de banquier.

La correspondance d’Aigoin avec Robespierre est terminée. Les deux amis se voient sans doute souvent. Ils n’ont plus à s’écrire. Mais la famille d’Aigoin, restée ù Montpellier, n’hésite pas à recourir à Robespierre pour lui demander de petits services. Nous sommes mis au courant des affaires du ménage, même les plus intimes, par la curieuse lettre suivante.

Vigan, le 7e ventôse, l’an 2 e de la République française une et indivisible.

RESPECTABLE CITOYEN,

Ma belle-fille m’écrivit de Montpellier, le 4 nivôse, qu’elle alloit joindre mon fils, son mari, sous peu de jours, à Paris, avec ses deux fils ; ne sachant où il est logé dans cette grande ville, j’ai pris le parti et la liberté de vous adresser la réponse que j’ai fait à cette lettre ; j’ai pris cette licence avec d’autant plus de raison que je suis informé et plus que pénétré des bontés que vous n’avez cessé de lui départir, depuis la correspondance qu’il a entretenue avec vous et qu’il vous offrit son puis-né pour que vous daignassiez en être le parrain, et la réponse affectueuse et plus qu’honnête dont vous acceptâtes ce présent qui me combla de la joie la plus parfaite lorsque j’en fis la lecture dans le tems. Je me persuade que, sous vos étendards et sous vos lumineuses connoissances, un des flambeaux les plus brillants de la Convention, il profitera de vos sublimes leçons ; permettez que je vous en fasse mes remercîmens, l’exhortant à mériter toujours votre estime et la continuation de votre amitié. Je suis et serai toujours un de vos plus zélés admirateurs, et retenant dans ma mémoire les belles choses que j’entends de votre part, dans les papiers publics, je suis, avec la plus sincère reconnoissance, tout votre

Signé : Aigoin père.

P.-S. — Permettez, citoyen représentant, qu’un vrai sans- culotte, secrétaire de ces deux lettres et frère de votre ami Aigoin, profitte de cette occasion pour vous prier, citoyen représentant, de vouloir bien intercéder pour moi auprès de mondit frère. Il est vrai que je suis né hors le mariage, mais je n’en suis pas moins reconnu comme le premier né de la famille, avoué pour tel par le père. J’ai éprouvé cependant tant d’humiliations qu’il me seroit difficile de les décrire, mais nonobstant toutes ces épreuves, voyant notre père âgé de 86 ans et privé de la vue, j’ai cru que c’étoit mon devoir de me rendre auprès de lui pour le soigner. C’est à quoi je suis maintenant occupé en qualité de fils ; mais, comme je suis sans fortune, et que mon père n’en a pas plus qu’il ne lui en faut, je désirerois détenir un petit magazin de librairie d’ouvrages nouveaux pour nous aider à vivre : mais, comme je suis sans fonds, je voudrois que mon frère m’en fît passer une petite pacotille. Il sait déjà que la loi me réhabilite dans mes droits paternels, ainsi il n’auroit rien à craindre. Je lui en ferai ma reconnoissance à sa réception que je payerai lorsque j’en aurai fait le débit. C’est à quoi, je vous prie, citoyen représentant, de le déterminer ; dans ce cas, il fau- droit voir le catalogue de quelque libraire pour y faire un choix des livres nécessaires et utiles au public comme livres classiques, pièces de théâtre, cartes de géographie, le tout au nouveau mode, pour être expédié le plus promptement. Pardon, citoyen représentant, si je vous importune jusqu’à ce point : mais pensant que vous vous plaisez à rendre service, j’ai pris cette liberté.

Salut et fraternité.

Étienne AIGOIN.

Pour copie conforme : REBORY, secrétaire commis de la commission chargée de l'examen des papiers des conspirateurs.

 

Pendant que Robespierre passait ses jours et ses nuits à s’occuper des plus grands intérêts de la nation dans une crise sans précédent, il recevait des suppliques de cette sorte ! Tout n’est pas rose dans le métier de représentant du peuple.

Vint la catastrophe du 9 thermidor. Aigoin fut de ceux qui ne désertèrent pas les Jacobins et qui essayèrent de lutter contre la réaction grandissante. A la séance du 5 vendémiaire an III (26 septembre 1794), il prononça un discours au club contre l’aristocratie qui relevait la tête : « Elle fait revivre Condorcet, dit-il, et le proclame auteur d’une Constitution qui nous réconciliera avec les rois. Les Jacobins réconciliés avec les rois ! C’est le renversement de toutes les idées ! » Les nouveaux conspirateurs, semblables aux Brissotins, travestissaient les patriotes en hommes de sang, en septembriseurs. Ils ralliaient autour d’eux les royalistes, les modérés, les indulgents. Son discours fit grande impression et la Société en ordonna l’impression[33].

Ce succès enhardit Aigoin. C’était le moment où Lecointre attaquait les terroristes qui avaient renversé Robespierre et les dénonçait comme ses complices. Aigoin conçut-il le projet de profiter de l’attaque de Lecointre pour précipiter les Collot, les Barère, les Billaud, qui avaient tué son ami ? C’est probable. Il reparut à la tribune du club le 17 vendémiaire an III (8 octobre 1794). Cette fois, il prétendit démontrer l’existence d’une conspiration nouvelle, « fondée sur un système absolument semblable à celui de Robespierre ». Il ne jetait ainsi Robespierre par-dessus bord que pour mieux atteindre ceux qui l’avaient renversé et qu’il représentait comme ses complices. Mais les thermidoriens comprirent la manœuvre. Ils murmurèrent. Raisson interrompit : « Nous devons être bien persuadés du patriotisme du citoyen Aigoin[34] ; il a fait ses preuves en plus d’une occasion, et son zèle n’est pas équivoque ; mais on ne saurait disconvenir qu’il ne se soit écarté du but qu’il s’était proposé dans son discours. La plupart de ses raisonnements ne tendent qu’à donner quelque consistance aux calomnies mises en avant par Lecointre (de Versailles) et ses adhérents, et victorieusement repoussées par la Convention nationale elle- même. » Aigoin protesta de la pureté de ses principes. Il voulut continuer, mais les murmures recommencèrent. Le projet d’adresse à la Convention qu’il proposa en terminant fut repoussé par l’ordre du jour.

Quelques jours plus tard, les thermidoriens fermaient les Jacobins. Alors que la plupart des anciens Montagnards se taisaient, Aigoin voulut lutter encore. Dans un pamphlet qu’il intitula A bas les brigands et les buveurs de sang ![35], il se mit à attaquer avec violence le dantoniste Legendre et sa séquelle, qu’il représentait comme une bande de « brigands et de frippons, de dilapidateurs et de dominateurs, d’exacteurs et d’ex-tortionnaires ». Il rappelait leurs crimes, il les dénonçait comme des hypocrites qui s’affublaient du bonnet rouge pour mieux trahir la République et la patrie et il exaltait les vrais martyrs de la liberté : « Et vous, Marat, Bayle, Beauvias, Chalier, Gasparin, Fabre (de l’Hérault), ne devons-nous donc plus vous offrir notre amour, nos regrets, notre hommage ? » Il manquait à la liste le nom de Robespierre. Aigoin, pour céder au goût du jour ou par tactique, parce qu’il voulait se faire lire, glorifiait même le 9 thermidor qui avait fait justice des traîtres et des tyrans. Il ajoutait, il est vrai, que ceux qu’il attaquait avaient été leurs esclaves et leurs complices. Puis il s’en prenait de plus belle à ceux qu’il appelait « les patriotes du 9 thermidor ». « Vous, patriotes du 9 thermidor, êtes bien plus républicains que nous, qui renversâmes la Bastille, enchaînâmes le tyran et combattîmes tous les conspirateurs ! » Il n’hésitait pas à blâmer la clôture des Jacobins, dont il rappelait les services.

Cette brochure courageuse devait le désigner fatalement aux vengeances des réacteurs.

Le 12 germinal, les ouvriers parisiens marchèrent sur la Convention pour réclamer du pain et la constitution de 1793. Au lendemain de cette journée malheureuse, Aigoin fut arrêté comme complice des insurgés et enfermé à la prison du Plessis. Il protesta vivement contre l’inculpation dont il était l’objet dans deux mémoires qu’il adressa au Comité de Sûreté générale et dans une lettre au député de l’Ain, Gauthier. Depuis dix-huit mois qu’il était à Paris, il s’était enfermé, disait-il, dans ses fonctions de commissaire de la Trésorerie. Il ne voyait presque personne, sauf son compatriote, le député Bonnier. Il ne connaissait pas personnellement dix députés dans Paris. Il n’allait jamais aux faubourgs. Il n’avait jamais paru dans les groupes ni dans les lieux publics. Il ajoutait qu’il avait toujours été un homme d’ordre, qu’il avait protégé les fédéralistes de l’Hérault, qu’il avait combattu les mesures exagérées, qu’il avait remis des mémoires au Comité de Salut public pour la suppression du maximum et pour la reprise de l’activité commerciale[36]. Un autre jour, il évoquait son passé républicain. Il avait préparé la Révolution dès 1788. Il l’avait toujours servie aux dépens de sa santé, de son repos, de sa fortune, de toutes ses affections. Il était resté étranger à toute rancune personnelle. Il avait obligé ses plus grands ennemis ; il les avait pardonnés et même sauvés. « Dans le département de l’Hérault, j’ai brisé le sceptre de fer des Hébertistes et des Robespierriens sanguinaires et déprédateurs qui faisaient gémir, sous le joug, les meilleurs citoyens, et j’ai empêché, par mon influence personnelle, que, sous prétexte de fédéralisme, le sang des patriotes ne coulât dans ce département, comme il a inondé les départements voisins. » Il finissait en essayant d’attendrir ses adversaires : « Ma femme et mes enfants en bas âge n’ont d’autre ressource que dans mon industrie et dans la reprise de mon commerce. Mes anciens associés [Lajard et Brunet] vont renouveller sans moi leur police de société si je ne leur suis incessamment rendu. »

La femme d’Aigoin, née Brunet, multiplie les démarches en faveur de son mari. Le 16 germinal an III, elle se présentait au Comité de Sûreté générale, accompagnée de son amie la citoyenne Grenus[37], et demandait la permission de communiquer avec le prisonnier. « L’état de langueur dans laquelle il se trouve leur fait doublement désirer d’obtenir promptement cette consolation[38]. »

Surmontant sa répugnance, elle se présentait quatre fois, accompagnée de son frère, au domicile du député Courtois, qui avait été nommé rapporteur de l’affaire de son mari[39]. Elle ne trouvait pas Courtois et elle se décidait à lui écrire le 13 floréal. Elle protestait contre l’accusation qu’on avait portée contre lui d’être un des organisateurs de l’émeute du 12 germinal. Dès le 9 germinal, disait-elle, Aigoin avait envoyé sa démission de commissaire de la Trésorerie par l’intermédiaire du représentant Johannot. « Depuis lors, il ne s’occupa plus que de notre départ pour Montpellier où il alloit reprendre son commerce et ses affaires interrompues depuis plus d’un an par le décret de la Convention qui l’avoit appellé à Paris. » Le 12 germinal, bien loin de s’occuper de, politique, il achetait d’un maquignon les trois chevaux nécessaires à son voyage et s’occupait d’acheter une voiture dans le même but. S’il s’était rendu à la Convention, c’était poussé uniquement par la curiosité. « Les concitoyens de mon mari vivant plus intimement avec lui et entr’autres vos collègues Rabaud, Cambacérès, Jac. Joubert et Bonnier — ce dernier fréquentait alors journellement notre maison — peuvent édifier votre religion quant à la pureté de son civisme, et le représentant Perrin (des Vosges) m’a dit avoir reçu du département de l’Hérault des lettres qui l’attestent. »

Mme Aigoin réunissait les preuves de ses dires. Le maître-sellier Chibourg, demeurant rue Helvétius, ci- devant Sainte-Anne, certifiait, le 11 floréal, qu’Aigoin s’était rendu chez lui dans la matinée du 12 germinal pour y examiner un carrosse qu’il faisait réparer. Ce carrosse devait être prêt pour le 22 germinal, date fixée pour son départ de Paris.

De nombreux négociants et personnes notables de Montpellier, Garnier aîné, Blanc, B. Luchaire aîné. Bastide, A.-F. Blonquier, L. Granier, Puech cadet, Gourgas, Sabatier, Dunat, Barrau, Fignier, Sepet, Chauvet, Astier, etc., intercédèrent auprès du Comité de Sûreté générale, dans une lettre datée du 6 floréal : « Nous devons à la vérité de vous dire que, pendant les trois premières années de la Révolution, nous l’avons vu [Aigoin] passionné pour le nouvel ordre de choses qui s’établissoit, qu’il a concouru de tout son pouvoir à fonder dans nos climats l’empire de la liberté et que son âme, toujours franche, toujours loyale, ne nous a constamment paru pénétrée que de l’amour de la patrie. Si Aigoin est coupable d’un fanatisme, ce ne peut être que celui de la patrie. Il nous suffiroit d’un mot pour caractériser Aigoin : dans le temps qu’il condamnoit et combattoit avec énergie les opinions de ses amis, on l’a vu constamment rendre justice à leurs intentions et employer tout son crédit pour les soustraire à la proscription. Nous vous demandons de le rendre à sa famille, à ses amis, à son commerce. »

Enfin, le médecin des hôpitaux Doublet certifiait, le 9 floréal, « que le citoyen Aigoin, ci-devant commissaire de la Trésorerie nationale, demeurant rue Helvétius, n° 668, avait été, tout l’hyver, affecté d’une humeur rhumatisante ou goutte vague qui se portoit tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur, et que cette maladie s’était montrée encore plus vivement dans les premiers jours du printems, sans que le citoyen Aigoin ait voulu s’arrêter chez lui plus de deux jours et se soumettre au régime et au traitement dont il auroit eu besoin pour se guérir. »

 

Ces certificats et, plus encore, les démarches des députés de l’Hérault firent impression, et le Comité de Sûreté générale décida de faire sortir Aigoin de sa prison par l’arrêté suivant qui le mettait en surveillance à Montpellier :

Du 20 floréal an 3 de la République.

Sur les réclamations des représentants du peuple Rabaut- Pommier et Joubert, le Comité de Sûreté générale arrête que le citoyen Aigoin, actuellement détenu dans la maison d’arrêt du Plessis, sera transféré, sous la garde d’un gendarme, à ses frais, à Montpellier pour y rester en état de détention dans la maison d’arrêt de cette commune jusqu’à nouvel ordre.

Les représentants du peuple membres du Comité de Sûreté générale : COURTOIS, PÉMARTIN, PERRIN, PIERRE GUYOMAR, MONMAYOU, SARRET, KERVELGAN, SEVESTRE, BERGŒING.

 

Mais, si Aigoin comptait beaucoup d’amis à Montpellier, même parmi ses adversaires politiques, ceux-ci n’avaient pas tous désarmé. Le procureur-syndic du district Caïgergues le dénonça à la Convention, en messidor an III, et joignit à sa dénonciation une lettre qu’Aigoin avait écrite au Comité révolutionnaire de Montpellier pendant le procès des Girondins[40]. La dénonciation fit son œuvre. Le 7 thermidor an III, le Comité de Sûreté générale prit l’arrêté suivant :

Le Comité de Sûreté générale, instruit d’une dénonciation relative au citoyen F.-V. Aigoin, de Montpellier, postérieure à sa liberté, annulle son arrêté du 4 portant sa mise en liberté et la levée des scellés sur ses papiers ; il ordonne à la commission administrative de police de ne point mettre à exécution ledit arrêté.

Les membres du Comité de Sûreté générale : BAILLY, BERGŒING, KERVELGAN, PIERRET, rapporteur, LOMONT, ROVÈRE, MARIETTE.

 

Aigoin resta donc en prison. Mais le temps travaillait pour lui. Les sections royalistes de Paris étaient mitraillées par Bonaparte le 13 vendémiaire an IV. Au lendemain de cette journée, l’ancien ami de Robespierre réclama sa liberté. Sa lettre était revêtue de l’apostille suivante du conventionnel Florent Guiot : « Je recommande à mes collègues la pétition du citoyen Aigoin qui est un vrai et pur patriote. » Il est probable que le banquier montagnard bénéficia de l’amnistie générale que la Convention vota dans sa dernière séance. Dès lors, je perds sa trace. Il rentra sans doute dans la vie privée, comme tant d’autres bons citoyens qui avaient été soulevés au-dessus d’eux-mêmes par la grande vague patriotique et humanitaire qui caractérisa la Révolution française.

 

Les lettres d’Aigoin dépassent en intérêt sa modeste personnalité. Elles nous révèlent l’immense prestige dont jouissait Robespierre auprès des révolutionnaires sincères. Le banquier languedocien, ses adversaires politiques eux-mêmes le reconnaissent, est un homme désintéressé, un dévoué, un convaincu. Quand il a prié Robespierre d’être le parrain de son enfant, nulle arrière- pensée égoïste ne s’est mêlée à l’hommage qu’il a voulu rendre à l’homme d’État qu’il chérissait comme le sauveur du pays, comme l’incarnation de la foi nouvelle. Ce n’est pas un flatteur. La campagne de Robespierre contre les Girondins au début de la guerre lui a paru excessive et inopportune. Il le lui a dit. S’il s’est rangé ensuite à son avis, c’est que les faits l’ont instruit. Il s’est rangé du côté des Montagnards, parce qu’il a jugé que ceux-ci étaient seuls capables de défendre la République et de repousser l’ennemi. Il n’a pas sollicité les places. Les honneurs lui sont venus sans qu’il les eût recherchés. A la Trésorerie, il a fait son métier en conscience et il ne s’est pas fait faute de signaler, le cas échéant, les inconvénients d’une loi aussi populaire que le maximum. Les atténuations apportées à la politique terroriste en matière économique, après la chute des Hébertistes et des Dantonistes, ne sont peut-être pas étrangères à ses conseils. Je ne serais pas surpris non plus que les critiques que Robespierre formula dans les derniers temps, et notamment dans son discours du 8 thermidor, contre les expédients financiers de Cambon n’aient été inspirées, au moins en partie, par le banquier languedocien. En tout cas, je suis frappé qu’alors que la plupart des députés de l’Hérault intervenaient en sa faveur lors de sa détention, Cambon ait gardé le silence. Cambon n’est pas nommé une seule fois dans tout ce volumineux dossier.

Aigoin s’honora en résistant à la réaction thermidorienne. Sans doute, il renia, lui aussi, Robespierre. Mais il est douteux qu’alors il fût sincère. Les thermidoriens ne l’auraient pas poursuivi avec un tel acharnement s’ils avaient pu supposer qu’il avait désavoué du fond du cœur et Robespierre et les idées robespierristes. Babeuf, lui aussi, attaqua Robespierre après Thermidor, mais il ne tarda pas à faire amende honorable à sa grande mémoire et il devint un de ses plus courageux défenseurs. Il est probable qu’après la tempête, Aigoin fit de même et qu’il inculqua à son petit Maximilien le culte du martyr qui avait été son parrain et qui personnifia l’espérance de la démocratie pour plus d’une génération.

 

 

 



[1] Archives nationales, F⁷ 4577.

[2] Déjà le marchand mercier Deschamps, qui habitait à Paris, avait prié Robespierre d’accepter le parrainage de son enfant (Ernest Hamel, Histoire de Robespierre, t. II, p. 105). Nous respectons l’orthographe du document.

[3] Le Défenseur de la Constitution, dont le premier numéro parut le Jeudi 17 mai. Le n° 3 a dû paraître le jeudi 31 mai (voir les Annales révolutionnaires, 1911, t. IV, p. 671).

[4] L’imprimeur Duplain, qui habitait cour du Commerce, tout près de Danton.

[5] « Vous avez abandonné la cause de la liberté avignonnaise..., disait Robespierre aux Girondins. Vous avez abandonné les Marseillais, les sauveurs du Midi, les plus fermes colonnes de la Révolution... » (voir l’article de Robespierre dans Bûchez et Roux, Histoire parlementaire, t. XIV, pp. 397-416).

[6] Robespierre reprochait aux Girondins d’avoir soutenu le ministre de la guerre Narbonne suspect aux patriotes et de pousser aux places leurs créatures.

[7] Robespierre avait dénoncé Lafayette aux Jacobins le 18 avril 1792 et demandé sa destitution le 23 du même mois. Sur les intrigues de Lafayette et des généraux au début de la guerre de 1792, voir notre article des Annales révolutionnaires de mars-avril 1921.

[8] Le commis qui a copié cette lettre fait cette remarque au bas de sa copie : « Nota. — Cette lettre, qui est d’Aigoin, est incomplète. »

[9] Le projet de garde départementale n’avait pas encore été voté par la Convention et il ne le fut jamais.

[10] C’est sans doute en qualité de garde national qu’Aigoin avait été convoqué. Il n’avait pas été réélu comme notable aux élections de novembre 1792. Son associé Brunet venait d’entrer au directoire du département (Duval-Jouve, Montpellier pendant la Révolution, t. II, p. 17).

[11] Ces lâches mandataires, ce sont évidemment les Girondins, à la sincérité desquels Aigoin ne croit plus.

[12] La robespierride de Louvet fut prononcée le 29 octobre 1792. La lettre à laquelle Aigoin se réfère manque au dossier.

[13] Robespierre avait été violemment interrompu et pris à partie par les Girondins, soutenus par Guadet, qui présidait.

[14] Robespierre répondit à Louvet le 5 novembre 1792.

[15] Delessart, ministre des affaires étrangères à la veille de la guerre, avait été mis en accusation devant la Haute Cour comme coupable de complicité avec l’Autriche, le 10 mars 1792, sur la proposition de Brissot.

[16] La première Lettre de Robespierre à ses commettants parut après le 25 septembre 1792.

[17] Robespierre attaqua la presse girondine dans la 6e Lettre à ses commettants, qu’il écrivit après avoir reçu cette lettre d’Aigoin (voir Bûchez et Roux, t. XXI, pp. 38-43).

[18] A la séance du 31 octobre, un membre du comité de correspondance des Jacobins avait proposé à la société de fonder un journal hebdomadaire.

[19] Chaptal dirigeait à Montpellier une grande fabrique de produits chimiques. Ses relations avec Robespierre durent le mettre en vedette, car il sera chargé, en l’an II, de missions importantes pour les fabrications de guerre. Voir, dans la Revue de Paris du 1er décembre 1917, mon étude sur la Mobilisation des savants en l’an II.

[20] Dans ce discours, où il avait commenté les causes du désastre d’Aix-la-Chapelle, Robespierre avait vivement critiqué la politique intérieure et extérieure du Conseil exécutif.

[21] « L’aristocratie relève une tête insolente, avait dit Robespierre, et, à Montpellier, les patriotes sont opprimés et désarmés par l’ordre despotique d’un directoire oppresseur. »

[22] F.-V. Aigoin, citoyen de Montpellier, à ses concitoyens. Affiche in-4°. Bibl. nat. Ln²⁷ 159. — F.-V. Aigoin, citoyen de Montpellier, à tous les corps administratifs et à toutes les sociétés populaires de la République, in-8°, 8 pages. Id., Lb⁴¹ 2879. — Lettre d’envoi aux représentants du peuple, sans titre, feuille in-8°, datée du 5 avril 1793. Celle qui est conservée à la Bibl. nat. porte à la main cette mention : A. Thibodeau (sic), membre de la Convention, à Paris. Lb⁴¹ 2879.

[23] Robespierre publia 10 Lettres à ses commettants.

[24] Est-ce le frère de Jacques Delon, député du Gard à la Législative ?

[25] Le brouillon de cette lettre est à la Bibliothèque nationale, fonds français, nouvelles acquisitions, 312, fol. 139. Nous l’avons publiée dans les Annales révolutionnaires, 1913, t. VI, p. 564.

[26] Il s’agit d’un arrêté du département de l’Hérault, en date du 19 avril, sur le mode de recrutement des soldats. Ceux-ci ne seraient plus désignés par le scrutin ou le tirage au sort, mais par un comité nommé Par les commissaires de la Convention, sur la proposition des autorités locales. La Convention approuva cet arrêté le 13 mai, sur un rapport de Barère et le proposa en exemple.

[27] Cette mesure prise dans l’Hérault, sur l’initiative d’Aigoin, fut plus tard généralisée par une loi.

[28] Duval-Jouve, Montpellier pendant la Révolution, t. II, p. 72.

[29] Barousse et Bellecour, celui-ci administrateur du département de la Haute-Garonne, se présentèrent à la barre de la Convention le 17 octobre 1793 et donnèrent lecture d’un arrêté qui enjoignait à tout possesseur d’espèces monnayées métalliques de les échanger aux caisses des receveurs de district contre des assignats, sous peine d’être dénoncés à l’accusateur public, poursuivis et jugés dans les formes prescrites pour les coupables de crimes contre-révolutionnaires. Mais la Convention fit mauvais accueil à leur pétition et cassa l’arrêté pris par le département de la Haute-Garonne sur l’échange forcé du numéraire (Archives parlementaires, t. LXXVI, pp. 661-664).

[30] Duval-Jouve, t. II, p. 98, note 3.

[31] Duval-Jouve, t. II, p. 118.

[32] Moniteur, t. XIX, p. 130.

[33] Bibliothèque nationale, Lb⁴⁰ 2330.

[34] Le Moniteur, t. XXII, p. 222, imprime par erreur Egouin.

[35] Bibliothèque nationale, Lb⁴¹ 1465. Le pamphlet est daté du 26 brumaire an III.

[36] Il est à propos de signaler que le beau-frère d’Aigoin, Brunet, ancien administrateur du département de l’Hérault, avait dirigé dès le début, sous Raisson et Goujon, la commission des subsistances établie auprès du Comité de Salut public.

[37] Sans doute la femme du banquier de ce nom. Voir notre note sur les Deux Grenus dans les Annales révolutionnaires d’octobre-décembre 1918.

[38] Billet qui figure au dossier.

[39] Courtois habitait alors faubourg Saint-Honoré, n° 48, dans la maison d’émigré du comte de Langeron.

[40] Duval-Jouve, t. II, p. 119, note.