AUTOUR DE ROBESPIERRE

 

CHAPITRE II. — UNE LETTRE DE RÉGIS DESIIORTIES À ROBESPIERRE JEUNE.

 

 

La lettre suivante est conservée, dans ce qui subsiste des papiers de Robespierre jeune, aux Archives nationales (F¹ 4433). Ernest Hamel en a cité quelques lignes dans son Histoire, t. III, p. 640. Elle contribue à nous l'aire mieux connaître la famille et l’entourage de Robespierre à Arras et, à ce titre, elle vaut la peine d’être connue.

Son auteur, Régis Deshorties, était le fils[1] du premier lit d’un ancien notaire d’Arras, Robert Deshorties, qui avait épousé en secondes noces une tante paternelle de Robespierre, Marie-Éléonore-Eulalie, et qui mourut le d décembre 1792. Charlotte Robespierre a écrit dans ses mémoires que Robert Deshorties avait eu de son premier mariage plusieurs filles, dont l’une avait plu à Robespierre aîné, 9ui comptait l’épouser, quand il fut nommé député aux États Généraux. Mais la jeune fille inconstante ne voulut Pas attendre son retour. Elle en épousa un autre pendant son absence. Robespierre aîné aurait été très peiné de cette trahison. On voit, par la lettre de Régis, qu’il garda cependant avec la famille Deshorties les meilleures relations.

Arras, le 30 messidor l’an 2e.

CONCITOÏEN ET AMI,

Qu’il y a longtemps que je n’ai reçu de lettre de toi ; au sortir d’une triste et pénible maladie, il y a environ cinq mois, je t’avois adressé à Paris une longue épître qui, selon toute apparence, ne t’est point parvenue ; car j’appris peu de tems après que tu n’étois déjà plus dans la grande ville, lorsque ma lettre y arriva. Depuis j’aurois pu être en doute sur ton existence si la déesse aux cens voix, en publiant la prise de Toulon et les faits héroïques des Républicains françois, ne m’avoit appris, en même tems, combien tu avois contribué, par ton exemple, à stimuler l’activité de nos soldats. Postérieurement à cette époque mémorable, tu poursuivis ta course militaire et tu t’en allas si loin, que moi, qui n’eus pendant si longtemps pour horison que l’étendue d’une chambre, je te crus au bout du monde. Maintenant que te voilà revenu sur les bords de la Seine, j’espère que tu voudras bien consacrer, ne fut-ce qu’un quart d’heure, à t’entretenir avec moi, et à me donner quelques signes de ton existence morale et physique. J’ai bien du regret de n’être pas arrivé à Paris quelques jours plus tard, j’aurois eu la douce satisfaction de t’y embrasser, mais je ne suis heureux en rien et il ne m’est donné que de savoir jouir du plaisir de mes semblables avec lesquels je m’identifie aisément. Charlotte Robespierre m’avoit promis de m’instruire de suite de ton arrivée dans la capitale. Ne recevant point de lettre d’elle ni sur cet objet ni sur une autre lettre dont elle auroit du m’accuser la réception, je m’imaginai — comme plusieurs personnes me l’avoient assuré — que tu allois venir à Arras et que c’étoit là la raison du silence de ta sœur. S’il étoit possible que mes espérances se réalisassent, je te somme, au nom de l’amitié, de venir loger chez Régis. Tu te rappelles que, dans une de tes précédentes lettres, tu m’invitois bien cordialement à te conserver mon amitié : elle t’est acquise depuis longtems, mon eher Bonbon, mais je te préviens que tu ne la conserveras qu’aux conditions "que je viens de t’imposer. Mais, si j’étois trompé dans une aussi douce attente, je chercherois à m’en consoler en pensant que les vrais amis de la patrie doivent lui sacrifier jusqu’aux plus affectueux sentimens de la nature. S’il ne t’est pas possible de venir voir tes amis, dis-moi combien de tems tu penses rester à Paris. J’irai te parler d’une affaire qui m’intéresse ainsi que mes cohéritiers et qui est encore dans les bureaux de notre District. J’ai laissé à la citoïenne Charlotte un mémoire pour toi.

Si tu vois Isabelle Canone avant que je lui écrive, dis-lui qu’elle recevra sous peu une lettre de moi. Il faut, sans doute, que je sois bien occupé, puisque je ne trouve pas le moment de répondre à ses deux dernières épîtres. Ce seroit ici le lieu de te parler de mon voyage à Paris, si je n’étois bien sûr qu’on aura pris le soin de t’en instruire et qu’une citoïenne, qui vaut à elle seule plus qu’un comité, y aura joint quelque commentaire d’un badin demi caustique. Quoiqu’il en soit, j’ai donné à la citoïenne Canone une grande preuve de dévouement et telle qu’aucun de ses amis, j’ose le dire, n’auroit voulu en faire autant dans les circonstances où elle se trouvoit. Cependant j’ai eu le chagrin de voir que de toutes les personnes qui ont eu connoissance de mon procédé, elle étoit celle qui l’a le moins senti. Cette incontestable indifférence ne m’empêchera pas de lui être utile et de la servir avec le même zèle dans toutes les occasions, car il est dans mon cœur d’obliger les malheureux de toute l’étendue de mon pouvoir. Par la manière dont elle m’annonce qu’elle se propose de revenir à Arras, je crois qu’il n’entre pas dans ses projets de donner à ses amis voix délibérative dans les affaires même où ils auroient le droit d’émettre leur opinion et où leurs conseils pourroient lui être de quelque utilité.

Que te chargerai-je de dire à Maximilien ? Te prierai-je de me rappeler à son souvenir ? et où trouveras-tu l’homme privé ? Tout entier à la patrie et aux grands intérêts de l’humanité entière, Robespierre n’existe plus pour ses amis. L’espèce humaine asservie par la caste des tyrans a des obligations infinies aux hommes de cette trempe, mais l’homme sensible, le disciple des Fénelon et des Jean-Jacques, sent que la terre seroit pour lui une solitude si elle n’avoit pour habitans que des hommes de ce caractère.

Passons à des choses moins sérieuses. Tous les amis se portent bien. L’honnête Buissart, le prophète de la Révolution, qui, comptant sur l’infaillibilité de ses baromètres politiques (car il en a de tous les genres), veut avoir toujours prédit six mois d’avance les événemens les plus importants, qui par sa sagacité et sa pénétration phisico-politique avoit annoncé, il y a deux mois, la ruine de la ville d’Arras, que le gouvernement révolutionnaire, semblable à une lave brûlante, aloit, selon lui, transformer en un désert couvert de cendres ; eh bien, le brave Buissart vit encore ; il attend, avec résignation, qu’il plaise au pouvoir législatif, c’est-à- dire à sa femme, de revenir l’honorer de sa présence. Il espère que, lorsqu’elle aura donné au Comité de Salut public tous les renseignements dont ses profondes connoissances en politique garantissent la justesse, elle voudra bien retourner parmi ses pénates reprendre les rênes du gouvernement domestique et se remettre aux occupations que l’auteur de la nature a particulièrement assignées aux femmes. Le docteur de Montpellier se porte assez bien pour un septuagénaire, il conserve jusqu’à la dernière heure sa bruyante vivacité. Ton parent Duruts et sa famille jouissent d’une pleine santé. Je crois qu’il en est de même de ton oncle Carault et de ses enfans. Une de tes cousines a été sur le point de se marier, il y a un mois. Tout étoit ajrrêté (déchirure)], le jour pris, les frères avertis, lorsque tout à coup un vent défavorable s’éleva, l’amant chéri vit ses espérances s’engloutir dans la mer si orageuse des (déchirure du papier) femmes. Ah ! que c’est une terrible chose, mon cher Bonbon, que Shetonien, c’est le diable à confesser. L’aînée des Carault est aimable et d’un excellent caractère. J’ai quelquefois été tenté de me mettre sur les rangs, mais ce redoutable Tonien à l’ale m’a toujours déconcerté.

Quitter un sujet aussi important pour te dire un mot de nos victoires, la transition est heureuse. Les succès de nos armées seroient en vérité prodigieux si nous pouvions oublier un instant la différence qui se trouve entre un esclave qui se bat pour son maître et un citoïen qui combat pour la liberté. Quoique mon cœur se dilate à la nouvelle de chaque victoire, j’avoue que je ne suis pas sans quelque légère crainte, en me rappellant la manière dont les Belges ont traité les François, lors de la retraite de l’infâme Dumouriez. Nous ferons bien, je pense, de les traiter en ennemis en observant les égards qu’ils ont lieu d’attendre de notre générosité et d’attendre pour les traiter en frères que nous nous soyons bien assurés de leurs véritables sentimens. Au reste les observations dont Regis Deshorties est capable n’auront sûrement pas échappées à l’œil pénétrant du Comité. Son activité et sa prévoyance se font sentir dans toutes les parties de la République. Embrasse pour moi Charlotte Robespierre et ses amies et reçois les tendres salutations de ton dévoué concitoïen et cordial ami.

F.-R. DESHORTIES.

 

On voit par ce document que Charlotte Robespierre n’avait pas fait connaître à Arras la brouille qui l’avait séparée de ses frères avec lesquels elle n’habitait plus[2]. Aux lettres de Régis lui demandant des nouvelles d’Augustin, Charlotte ne répond pas. Régis s’étonne de ce silence dont il ne sait pas la cause. Qu’était-ce que cette Isabelle Canone à laquelle Régis Deshorties donnait des preuves de dévouement qu’elle ne paraissait pas apprécier ? Espérons qu’un érudit d’Arras nous l’apprendra un jour.

L’honnête Buissart, ce prophète de la Révolution, comme Régis l’appelle, et qui était si tendrement soumis à sa femme, est bien connu des historiens. C’était un des amis les plus chers de Maximilien[3].

Quant au « docteur de Montpellier », septuagénaire, dont Régis donne des nouvelles, il s’agit de Gabriel Durut qui avait épousé, comme Deshorties père, l’une des tantes paternelles des Robespierre, Aldegonde-Henriette. Il habitait Arras et était fier de son titre de docteur de l’Université de Montpellier.

L’oncle Carrault, que Régis appelle du sobriquet de Shetonien, et qui lui fait peur, est l’oncle maternel de Robespierre. Il possédait une brasserie, rue Ronville.

La lettre de Régis Deshorties est peut-être la dernière qu’Augustin Robespierre reçut de ses amis d’Arras. Il montait à l’échafaud dix jours après qu’elle eût été écrite.

 

 

 



[1] Et non le frère, comme l’a cru Ernest Hamel.

[2] Sur cette brouille, voir l’intéressante étude d’Hector Fleischmann, Robespierre et Guffroy, dans les Annales révolutionnaires, t. III, 1910, pp. 321-340.

[3] Paris a publié, dans sa Jeunesse de Robespierre, les lettres que Maximilien lui écrivit sous la Constituante.