LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME. — LA TERREUR

 

CHAPITRE X. — DES CITRA AUX ULTRA.

 

 

Les Indulgents avaient pour eux la sympathie secrète de la majorité des députés que la Révolution du 2 juin n’avait convertis qu’en apparence aux doctrines de la Montagne, aux doctrines du Salut public. Sans l’éclat des services rendus le Comité eût été renversé plus d’une fois. Il ne se maintenait qu’en prouvant qu’il était nécessaire. Mais il ne pouvait agir, il ne pouvait mettre en marche l’énorme machine du gouvernement révolutionnaire qu’avec la confiance et l’appui des meneurs sans-culottes qui ne péroraient pas seulement dans les clubs, mais qui remplissaient maintenant les cadres de la nouvelle bureaucratie. Ces hommes nouveaux, nés de la guerre, jeunes pour la plupart, frais émoulus des écoles où on leur avait donné en exemple les héros de la Grèce et de Rome, défendaient dans la Révolution une carrière en même temps qu’un idéal. Ils peuplaient les bureaux de la guerre, surveillaient en qualité de commissaires du Conseil exécutif ou du Comité de salut public les généraux et les représentants eux-mêmes, ils étaient en nombre dans les comités révolutionnaires et dans les tribunaux répressifs, c’était par eux que s’exécutaient les ordres de Paris et que Paris était éclairé. Le régime reposait sur leur loyalisme et leur bonne volonté.

La campagne des Indulgents les atteignait directement. Ils étaient menacés non seulement dans leurs situations mais dans leurs personnes. Beaucoup furent englobés dans la dénomination redoutable d’agents de l’étranger ou d’ultra-révolutionnaires. Souvent les représentants qu’ils surveillaient ou qu’ils alarmaient les mirent en arrestation. Les luttes intestines des révolutionnaires ne furent donc pas limitées au champ clos des Jacobins de Paris ou de la Convention, elles s’étendirent à la France entière. Comme elles éclataient juste au moment de l’application de la grande loi du 14 frimaire, quand partout s’opérait l’épuration des autorités et des clubs, quand la Commission des subsistances s’organisait, le péril était grand que le nouveau régime fût paralysé avant même qu’il eût pris forme régulière. On jugerait mal de la gravité de la crise si on ne quittait la capitale pour examiner le pays.

Le conflit est partout. En Alsace, Saint-Just et Lebas, chargés d’une mission extraordinaire, après la prise des lignes de Wissembourg, ne communiquent pas avec les représentants aux armées du Rhin et de la Moselle, J.-B. Lacoste et Baudot qui s’en montrent froissés. Saint-Just fait arrêter le chef des réfugiés étrangers, Euloge Schneider, ancien vicaire épiscopal de l’évêque constitutionnel Brendel devenu accusateur public. Schneider venait de se marier. Il avait fait à Strasbourg une entrée sensationnelle, aux côtés de sa jeune épouse, en calèche escortée de cavaliers sabre au clair. Saint-Just le fit exposer quelques heures sur la plate-forme de la guillotine, avant de l’envoyer au tribunal révolutionnaire : Cette punition, écrivit Lebas à Robespierre, le 24 frimaire, qu’il s’est attirée par sa conduite insolente, a été aussi commandée par la nécessité de réprimer les étrangers. Ne croyons pas les charlatans cosmopolites et ne nous fions qu’à nous-mêmes. Saint-Just supprime du même coup la Propagande, sorte de club ambulant que les représentants à l’armée du Rhin avaient organisé pour républicaniser les campagnes.

Lacoste et Baudot protestent hautement. Ils écrivent à la Convention, les 28 et 29 frimaire, que le supplice infâme qu’a subi Schneider a consterné les patriotes et rendu les aristocrates plus dangereux et plus insolents que jamais. Ils font l’éloge des orateurs de la Propagande, tous trempés au fer chaud du Père Duchesne. Ils demandent en même temps leur rappel.

Conflit en Lorraine. Balthazar Faure, après avoir fait arrêter pour péculat le chef des hébertistes locaux, Marat Mauger, qu’il traduit au tribunal révolutionnaire, épure le club de Nancy en arrêtant les principaux révolutionnaires. Mais J.-B. Lacoste et Baudot accusent leur collègue d’être devenu l’idole des aristocrates, ils accourent à Nancy, épurent le club en sens contraire, destituent et incarcèrent les partisans de Faure qui vont remplacer dans les prisons les patriotes délivrés. Faure demande une enquête (3 pluviôse).

Conflit à Sedan où Perrin (des Vosges) fait arrêter, en nivôse, le meneur du club Vassan, maire de la ville, comme ultra. Ses collègues Massieu et Elie Lacoste protestent et prennent la défense de Vassan.

Conflit à Lille. Hentz et Florent Guiot, qui succèdent à Isoré et à Châles, font arrêter Lavalette et Dufresse que ceux-ci avaient placés à la tête de leur armée révolutionnaire départementale. Ils mettent en liberté un grand nombre de suspects. Châles, qui est resté à Lille, pour soigner une blessure reçue devant l’ennemi, proteste et les accuse de protéger les aristocrates.

Conflit dans la Haute-Saône, où Robespierre jeune remet en liberté par centaines les suspects arrêtés pour fédéralisme et fanatisme. Son collègue Bernard de Saintes, qui s’acharne contre le culte et remplit les prisons, entre avec lui en lutte violente.

Conflit dans la Loire. Le fougueux Javogues dresse un acte d’accusation contre Couthon et contre le Comité de salut public. Il dénonce le décret sur la liberté des cultes, l’institution des agents nationaux, montre les patriotes persécutés et conclut : La contre-Révolution existe dans le Comité de salut public qui a envoyé l’infâme Gouly faire la contre-Révolution dans l’Ain (lettre du 16 pluviôse à Collot). Couthon proteste à la tribune le 20 pluviôse. Javogues est rappelé et blâmé. Fouché fait arrêter son agent Lapallu qui est envoyé au tribunal révolutionnaire.

Gouly, déjà dénoncé par Javogues, est accusé à son tour par Albitte, son successeur dans l’Ain, comme le protecteur des aristocrates. Il avait incarcéré les meilleurs patriotes, remis en liberté les prêtres, les nobles, les religieuses et négligé l’application des lois révolutionnaires (lettre du 11 pluviôse).

Mais ce même Albitte, qui taxait Gouly de modérantisme dans l’Ain, avait été dénoncé lui-même quelques semaines auparavant par Barras et Fréron pour sa faiblesse à l’égard des rebelles de Marseille (lettre du 20 octobre). Il n’avait pas fait contribuer les riches, il n’était entouré que de Messieurs.

Barras et Fréron passent pour des Indulgents parce qu’ils furent les amis de Danton. Ces Indulgents présidèrent après la prise de Toulon à des représailles sanglantes : Dans les premiers jours de notre entrée, les patriotes enfermés sur le vaisseau Le Thémistocle [c’est-à-dire incarcérés pendant le siège], nous désignaient les plus coupables d’entre les rebelles et nous ordonnions qu’on les fusillât sur-le-champ... Mais nous avons établi une commission de braves sans-culottes parisiens, commissaires du pouvoir exécutif... Elle est en activité depuis deux jours et elle marche bien... 800 traîtres toulonnais ont déjà subi la mort (lettre du 16 nivôse). Ils appliquèrent à Marseille les mêmes méthodes qu’à Toulon. Ils ordonnèrent le désarmement de tous les habitants sans exception. Ils organisèrent une commission révolutionnaire tout entière composée de Parisiens comme celle de Toulon, et cette commission condamna 120 personnes à mort en dix jours. Ils voulurent démolir les plus beaux édifices et enlever à la ville son nom glorieux pour l’appeler Sans Nom. Les patriotes marseillais protestèrent, réclamèrent leurs armes, rappelèrent qu’ils avaient facilité la victoire de Carteaux, voulurent organiser à Marseille un congrès de tous les clubs du Midi. Barras et Fréron dispersèrent le congrès, fermèrent les locaux des sections, mirent en arrestation et envoyèrent au tribunal révolutionnaire les deux patriotes Maillet, président, et Giraud, accusateur public du tribunal criminel. Les patriotes marseillais répliquèrent en accusant Barras et Fréron, avec vraisemblance, de s’enrichir des dépouilles des négociants qu’ils incarcéraient pour les remettre en liberté contre espèces sonnantes. Déjà Robespierre jeune et Ricord, leurs collègues de mission, les avaient dénoncés au Comité de salut public. Le Comité maintint à Marseille son nom et rappela Barras et Fréron (4 pluviôse). Ils se posèrent en victimes des ultra et, de retour à Paris, grossirent les rangs des Indulgents. Mais il est visible qu’il s’agissait moins ici d’une querelle politique que d’une querelle de personnes et d’une lutte d’influences entre les autorités locales et les délégués du pouvoir central. Les mots d’ultra et de citra recouvraient souvent des espèces fort différentes.

A Lyon, comme à Marseille, la querelle des ultra et des citra cachait la révolte des patriotes locaux, amis de Chalier et des fonctionnaires venus de Paris. Marino accusera les premiers (aux Jacobins le 14 pluviôse) d’avoir semé la discorde entre le détachement de l’armée révolutionnaire amené par Collot d’Herbois et les troupes de ligne en garnison dans la ville. Les lignards reprochaient aux soldats de Ronsin leur solde plus élevée. Pendant trois jours et trois nuits, dit Marino, les canons ont été braqués, les maisons illuminées et nos frères prêts à s’entr’égorger. Fouché, qui avait d’abord concouru aux mitraillades, changea d’attitude après l’arrestation de Ronsin. Il ordonna, le 18 pluviôse, de cesser les exécutions et, le 24 pluviôse, il interdit toute nouvelle arrestation. C’était l’amnistie pour le passé. Il rassurait en même temps les aristocrates par l’intermédiaire d’un ancien confrère de l’Oratoire, Mollet. Le sanglant Fouché frappait maintenant les amis de Chalier comme ultra et ces soi-disant ultra étaient cependant en lutte avec les Marino et les Tolède, c’est-à-dire avec les partisans de Ronsin et d’Hébert que Fouché continuait à employer et à protéger.

A Bordeaux, où Tallien et Ysabeau commencèrent de bonne heure à dénoncer les ultra, il s’agissait surtout de fermer la bouche à des surveillants gênants qui dérangeaient les combinaisons personnelles des représentants. La Commission militaire, qu’ils avaient instituée sous la présidence d’un homme taré, Lacombe, avait d’abord montré une grande sévérité. L’ancien maire Saige, riche à 10 millions, le conventionnel Birotteau étaient montés sur l’échafaud. Mais bientôt les représentants et leur Commission s’humanisaient. Les quatre frères Raba, riches négociants, étaient remis en liberté moyennant une amende de 500.000 livres, le banquier Peixoto était tarifé à 1 200.000 livres, le négociant Lafond, le courtier Lajard à 300.000 livres chacun, etc. Ces mises en liberté n’échappèrent pas aux agents du Conseil exécutif qui dénoncèrent à Paris le luxe des représentants et signalèrent que Tallien vivait maritalement avec la belle Teresa Cabarrus, fille du directeur de la banque espagnole de Saint-Charles, une Dubarry moderne, qu’il avait fait sortir de prison et qui paradait, coiffée du bonnet rouge, dans les fêtes civiques. Ysabeau et Tallien dénoncèrent leurs dénonciateurs, ces agents de Pitt, ces intrigants brodés et galonnés qui sortaient par essaims des bureaux de la guerre. Au sujet de Teresa Cabarrus, ils ajoutèrent avec désinvolture : On suppose que Tallien devait épouser une étrangère. Sur la fausseté de ce prétendu mariage consultez le général Brune qui avait plus de liaison que Tallien avec la citoyenne dont il est question. Il doit connaître l’honnêteté d’une maison dans laquelle il se rendait tous les jours (lettre du 2 nivôse). Pour faire taire leurs dénonciateurs, ils mirent en arrestation, le 12 pluviôse, les membres du Comité de surveillance de Bordeaux, coupables, à les en croire, d’actes arbitraires : Nous poursuivons les intrigants, les faux patriotes, les ultra-révolutionnaires avec le même courage que nous avons poursuivi tous les ennemis de la liberté (17 pluviôse). Dès lors le modérantisme fut à l’ordre du jour à Bordeaux, comme à Lyon.

Dans le Gard, le représentant Boisset expulsait des places tous les chauds patriotes, révoquait leur chef Courbis, maire de Nîmes, le Marat du Midi, mettait en liberté les suspects par centaines, ce qui ne l’empêchait pas de fermer les églises et de blâmer le décret du 18 frimaire sur la liberté des cultes, tant il est vrai que la destruction du catholicisme n’a pas été l’apanage exclusif de ce qu’on appelle l’hébertisme.

A Avignon, le révolutionnaire Agricol Moureau, juge au tribunal, était envoyé au tribunal révolutionnaire par Rovère et Poultier dont il avait révélé les spéculations sur les biens nationaux. A Orléans, le patriote Taboureau, à Soissons, le patriote Lherbon, à Amboise, les frères Gerboin, à Blois, le commissaire du Conseil exécutif Mogue, beaucoup d’autres étaient jetés dans les prisons comme ultra.

On ne doit pas être surpris qu’en pleine Terreur des aristocrates et même des royalistes déguisés aient réussi à s’emparer des organes du gouvernement révolutionnaire. Dans un temps où les masses étaient illettrées, où l’instruction était un luxe, où les hiérarchies sociales restaient très fortes, la minorité cultivée exerçait bon gré mal gré une action considérable. Les riches gardaient leur clientèle et leur prestige. Il leur était facile, par quelques dons patriotiques, de prendre la couleur du jour. Le club de Besançon, en pluviôse, était présidé par un frère d’émigré, le ci-devant comte Viennot-Vaublanc qui affichait les opinions maratistes et ce n’était pas une exception.

Dans la Creuse, le représentant Vernerey parvint à arracher au tribunal révolutionnaire et à l’échafaud un bon républicain, Gravelois, maire d’une commune rurale du district de La Souterraine que les juges aristocrates du tribunal de Guéret avaient fait passer pour un anarchiste dangereux.

Il faut avoir ces faits présents à l’esprit pour se rendre compte de la perturbation profonde causée dans la France entière par la lutte des ultra et des citra. Partout s’élevaient des conflits qui menaçaient le régime jusque dans son existence. Les représentants, au lieu d’exercer leur arbitrage, se jetaient très souvent dans la bataille et s’accusaient réciproquement des pires méfaits. Dénonciations, destitutions, arrestations, épurations se succédaient à toute vitesse, en sens contraire. Et cependant il fallait administrer, gouverner, réprimer les complots, nourrir les villes et les armées, vaincre l’Europe. Les Comités s’avançaient à tâtons au milieu d’une nuée d’intrigues. C’est miracle qu’ils n’aient pas été plus souvent trompés et qu’ils aient réussi à éviter les pièges sans cesse renaissants qu’on tendait sous leurs pas. S’ils s’étaient divisés, ils étaient perdus et la République avec eux.

Les Comités n’entendent pas que sous couleur de frapper les vrais ultra on persécute les patriotes sincères simplement coupables d’une exaltation désintéressée. Ils craignent de perdre le contact avec les masses républicaines. Dans les coups dont on menace les agents du Conseil exécutif, ils pressentent des manœuvres obliques dirigées contre eux-mêmes. Les citra leur semblent plus dangereux encore que les ultra.

S’ils font rappeler Châles par décret le 27 nivôse, ils tentent d’éloigner un mois plus tard son accusateur Florent Guiot en l’expédiant dans le Finistère (30 pluviôse). Ils donnent raison aux patriotes marseillais en rappelant Barras et Fréron (4 pluviôse). Carrier, dénoncé par le jeune Jullien, leur agent, pour son luxe de satrape, pour son despotisme à l’égard des autorités locales, pour ses crimes enfin, est rappelé le 18 pluviôse, malgré Carnot. Balthazar Faure est rappelé le 5 pluviôse et les patriotes du Nord-Est élargis et remis en place. Boisset est rappelé à son tour, le 3 ventôse, et Courbis, sa victime, réintégré à la mairie de Nîmes, etc.

Les Comités protègent les patriotes, mais ils ne veulent pas permettre les représailles indéfinies et maladroites contre les anciens fédéralistes ralliés à la Montagne. Delacroix et Legendre, deux Indulgents, avaient, au cours de leur mission en Normandie, envoyé au tribunal révolutionnaire les officiers municipaux de Conches comme fédéralistes. Robert Lindet écrivit à Fouquier-Tinville qu’il déposerait comme témoin dans leur procès. Il demanda au tribunal d’ajourner l’affaire et le tribunal prononça l’ajournement le 15 nivôse. Le soir même, au cours d’une réunion des deux Comités, Lindet déclara qu’il donnerait sa démission si le procès était repris. La majorité lui donna raison. Voulland fit rendre un décret, le 24 pluviôse, pour soustraire les administrateurs fédéralistes des départements voisins de Lyon à la juridiction de la Commission extraordinaire de Fouché et de Collot d’Herbois. Le procès des 132 Nantais envoyés par Carrier à Fouquier fut ajourné, etc.

Soucieux de mettre fin aux représailles, les Comités n’entendaient pas pour autant relâcher la Terreur. Ils la croyaient au contraire plus que jamais nécessaire, car ils se sentaient toujours environnés de complots et de trahisons. Point de paix, point de trêve avec les despotes, point de grâce, point d’amnistie pour les conspirateurs et les traîtres, voilà le cri de la Nation ! (Couthon, lettre du 4 pluviôse.)

Alors qu’Hébert et ses amis ménageaient le Comité et que le Père Duchesne mettait une sourdine à ses colères, les Indulgents, au contraire, redoublaient leurs coups. Bourdon de l’Oise dénonçait l’adjoint de Bouchotte, Daubigny, le 12 nivôse. Le 18 nivôse, sous prétexte que les ministres gaspillaient les fonds publics à subventionner la presse hébertiste, il obtenait de la Convention un décret qui leur retirait le droit d’ordonnancer aucune dépense sans l’autorisation expresse et préalable d’un Comité. Mesure fort grave qui menaçait de paralyser les services publics en temps de guerre. Le Comité de salut public n’hésita pas à violer le décret et à ordonner aux commissaires de la Trésorerie de payer comme auparavant sur les seules ordonnances des ministres.

Westermann ayant été destitué par le Comité pour avoir distribué aux habitants de la Vendée 30.000 fusils avec lesquels ils avaient recommencé la guerre civile, Lecointre fit l’éloge du général qui parut opportunément à la barre et obtint que, par une exception formelle au décret qui mettait en réclusion les fonctionnaires destitués, Westermann jouirait de sa complète liberté. Robespierre tonna le soir même aux Jacobins contre les nouveaux brissotins, plus dangereux, plus perfides et plus plats que les anciens.

Le 3 pluviôse encore, Bourdon de l’Oise s’indigna que la veille, alors que la Convention s’était rendue sur la place de la Révolution pour célébrer l’anniversaire de la mort du tyran, on avait exécuté quatre condamnés en sa présence : C’est un système ourdi par les malveillants pour faire dire que la représentation nationale est composée de cannibales. Il fit décréter que le Comité de sûreté générale fournirait des explications sur cet incident, comme s’il avait été prémédité.

Il ne se passait pas de jour sans que les Comités fussent mis sur la sellette : 5 pluviôse, à propos de l’arrestation du beau-père de Camille Desmoulins, Danton fait décider que les Comités présenteront un rapport approfondi sur les mises en liberté ; 9 pluviôse, Rühl obtint un décret invitant le Comité de salut public à examiner la conduite de Bouchotte, à propos d’un Français détenu comme otage à Mayence ; 10 pluviôse, sur la plainte d’un capitaine de la marine marchande qui n’a pas obtenu dans la marine militaire l’avancement que la Convention lui avait promis pour ses services, le ministre de la Marine Dalbarade est interrogé à la barre et il faut une triple intervention de Barère, de Saint-André et de Couthon pour le sauver du tribunal révolutionnaire, etc.

 

Rien ne montre mieux par ces attaques continuelles, souvent couronnées de succès, combien la situation du gouvernement restait précaire.

Par la force des choses, les Comités étaient rejetés vers les ultra, vers les clubs. Déjà le Comité de sûreté générale avait fait remettre en liberté une victime de Fabre d’Eglantine, Mazuel, le 23 nivôse. Fabre l’avait remplacé le lendemain sous les verrous. Ronsin et Vincent furent enfin relâchés, le 14 pluviôse, sur un rapport de Voulland, malgré la vive opposition de Bourdon de l’Oise, Philippeaux, Legendre, Dornier, Loiseau, Clauzel, Charlier, Lecointre. Danton avait appuyé la mise en liberté, mais en proclamant bien haut qu’il appuierait aussi la mise en liberté de Fabre d’Eglantine quand viendrait le rapport de son affaire. C’était une sorte de marché, une double amnistie réciproque qu’il proposait indirectement aux Comités. Ceux-ci firent la sourde oreille. Si Danton voulait la conciliation, l’oubli du passé, l’entente, que ne commençait-il par l’exiger de ses partisans ? Pourquoi ceux-ci attaquaient-ils sans trêve le gouvernement et ses agents ?

Robespierre leur signifia, le 17 pluviôse, la pensée gouvernementale : Nous avons bien moins à nous défendre des excès d’énergie que des excès de faiblesse. Le plus grand écueil peut-être que nous avons à éviter n’est pas la ferveur du zèle, mais plutôt la lassitude du bien et la peur de notre propre courage. Le gouvernement révolutionnaire serait maintenu jusqu’à la paix. Et Robespierre menaçait la cabale qui avait cherché à diviser les représentants envoyés dans les départements avec le Comité de salut public et à les aigrir à leur retour.

La Terreur, avait dit Robespierre, devait durer autant que la guerre. Mais les Indulgents estimaient que l’heure de faire la paix avait sonné. Dès le 29 frimaire, Bourdon de l’Oise avait déclaré que les Anglais n’étaient pas éloignés de nous offrir la paix. Danton aura bientôt entre ses mains les lettres qu’un agent de Pitt, Miles, lui écrivit par l’intermédiaire de notre ministre à Venise, Noël, pour lui proposer d’ouvrir en Suisse une conférence en vue de la cessation des hostilités. D’autres ouvertures indirectes avaient été faites par la Hollande et par l’Espagne à nos agents Caillard et Grouvelle. L’Autriche elle-même tâtait notre agent à Bâle, Bacher. Nul doute que, si Danton avait été au pouvoir, il eût saisi avidement ces premières avances. Dans le n° 7 du Vieux Cordelier qui ne parut qu’après sa mort, Desmoulins se prononçait vivement pour la politique de paix.

Mais le Comité de salut public, par deux discours retentissants prononcés par Barère, les 3 et 13 pluviôse, traita avec dérision les offres secrètes des tyrans qui lui parurent cacher un piège, n’avoir pour objet que d’encourager en France tous les ennemis déclarés ou secrets du gouvernement révolutionnaire et d’arrêter les progrès de nos armées. Qui ose parler de paix ? Ceux qui espèrent ajourner la contre-Révolution à quelques mois, à quelques années, en donnant aux étrangers, aux tyrans, le temps de se restaurer, le temps de sucer les peuples, de refaire leurs approvisionnements, de reculer leurs armées... Il faut la paix aux monarchies, il faut l’énergie guerrière à la République, il faut la paix aux esclaves, il faut la fermentation de la liberté aux républicains. La guerre était nécessaire non seulement pour affranchir le territoire encore envahi, mais pour consolider la République à l’intérieur. Pas de paix avant une victoire éclatante et surtout une victoire sur les Anglais. Robespierre faisait mettre à l’ordre du jour des Jacobins les crimes du gouvernement anglais, moins encore pour créer une diversion aux luttes des partis que pour faire comprendre au public que la paix avec Pitt était impossible.

Mais, pour continuer la guerre qui allait prolonger les souffrances des sans-culottes, le Comité allait être obligé de pratiquer une politique sociale de plus en plus hardie qui l’éloignerait encore davantage des Indulgents, protecteurs ordinaires des classes possédantes. Les Indulgents avaient paralysé dès son principe la loi sur l’accaparement, en se refusant à voter les amendements nécessaires à son application. Ils avaient réussi, le 2 nivôse, à la frapper au point sensible, en faisant décréter, à l’occasion du procès du marchand de vin Gaudon, sauvé par eux de l’échafaud, que la seule peine prévue, la mort, ne serait plus prononcée par les juges. Il n’est guère douteux qu’ils espéraient que la loi du maximum, hâtivement rédigée et perpétuellement remise en chantier, ne tarderait pas à être en fait abrogée comme la loi sur l’accaparement. Mais le Comité ne voulait pas revenir en arrière. Il stimula la Commission des subsistances et Barère put présenter à la Convention, le 3 ventôse, le tableau du maximum général qui réglerait les prix dans toute la France et remédierait aux défauts de la loi primitive. Les sans-culottes auraient le sentiment d’être défendus.

La campagne allait s’ouvrir. Les Comités résolurent de frapper un grand coup qui atterrerait leurs adversaires et qui exalterait les masses. Saint-Just prononça en leur nom, le 8 ventôse, un fulgurant discours qui était le programme d’une Révolution nouvelle.

La Terreur avait été considérée jusque-là par ses auteurs les plus fervents comme un expédient passager qui disparaîtrait avec la paix. Saint-Just la présentait sous un tout autre aspect, comme la condition nécessaire de l’établissement de la République démocratique.

La République, posait-il en principe, ne peut-être assurée du lendemain que si elle est pourvue d’institutions civiles qui épurent les mœurs des citoyens et les rendent naturellement vertueux. Un État où ces institutions manqueraient n’est qu’une République illusoire. Et, comme chacun y entend par sa liberté l’indépendance de ses passions et de son avarice, l’esprit de conquête et l’égoïsme s’établissent entre les citoyens et l’idée particulière que chacun se fait de sa liberté selon son intérêt produit l’esclavage de tous. Jusqu’à ce que ces institutions civiles, dont il dressera bientôt le plan, aient pu être créées et aient extirpé l’égoïsme des cœurs des citoyens, Saint-Just déclarait que la Terreur devait être maintenue. Ce qui constitue une République, c’est la destruction de ce qui lui est opposé. Après une apologie passionnée des exécutions du tribunal révolutionnaire qui n’étaient qu’une faible réplique aux barbaries des régimes monarchiques, celui que Michelet appelle l’archange de la mort faisait planer la faux sur les têtes de tous ceux qui parlaient d’indulgence et il désignait les principales par des allusions à peine voilées : Il y a quelqu’un qui, dans son cœur, conduit le dessein de nous faire rétrograder et de nous opprimer. Tous les regards durent se fixer sur Danton d’autant plus que Saint-Just continua : On s’est engraissé des dépouilles du peuple, on en regorge et on l’insulte et on marche en triomphe traîné par le crime pour lequel on prétend exciter notre compassion, car, enfin, on ne peut garder le silence sur l’impunité des plus grands coupables qui veulent briser l’échafaud parce qu’ils craignent d’y monter. Haletante, l’Assemblée attendait la conclusion du réquisitoire qui se poursuivait. Allait-on lui demander de livrer à Fouquier les têtes déjà marquées ? Saint-Just tourna brusquement. Il ne réclama pas de têtes, il exigea une révolution dans la propriété : La force des choses nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n’avons point pensé. L’opulence est dans les mains d’un assez grand nombre d’ennemis de la Révolution, les besoins mettent le peuple qui travaille dans la dépendance de ses ennemis. Concevez-vous qu’un empire puisse exister si les rapports civils aboutissent à ceux qui sont contraires à la forme du gouvernement ? Ceux qui font les Révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau. La Révolution nous conduit à connaître ce principe que celui qui s’est montré l’ennemi de son pays n’y peut être propriétaire. Il faut encore quelques coups de génie pour nous sauver... Les propriétés des patriotes sont sacrées, mais les biens des conspirateurs sont là pour les malheureux. Les malheureux sont les puissances de la terre. Ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent.

 

Et Saint-Just fit voter un décret aux termes duquel les propriétés des personnes reconnues ennemies de la République seraient confisquées. Ce n’était pas, dans sa pensée, un décret théorique, mais une mesure définitive qui serait appliquée, car il fit voter, le 13 ventôse, un nouveau décret qui ordonna à toutes les communes de dresser la liste des patriotes indigents et à tous les comités de surveillance de fournir au Comité de sûreté générale la liste de tous les détenus pour cause politique depuis le 1er mai 1789 avec des notes sur chacun d’eux. Les deux Comités, munis de cette vaste enquête, décideraient en dernier ressort de la confiscation des biens des ennemis de la Révolution et, parallèlement, le Comité de salut public établirait le tableau des patriotes malheureux à qui les biens confisqués seraient distribués.

Après les biens du clergé, après les biens des émigrés, la Révolution s’emparait de tout ce qui appartenait encore à ses ennemis. Elle avait mis en vente les biens des deux premières catégories et ces ventes n’avaient profité qu’à ceux qui avaient eu de quoi les acheter. Elle allait distribuer gratis les biens de la nouvelle catégorie au prolétariat révolutionnaire.

Jamais les hébertistes ni même les Enragés n’avaient eu l’idée d’une mesure aussi radicale, d’un si vaste transfert de propriété d’une classe politique à une autre. Il y avait peut-être 300.000 détenus pour suspicion dans les bastilles nouvelles, 300.000 familles menacées d’expropriation. La Terreur prenait un caractère imprévu et grandiose. Il ne s’agissait plus de comprimer momentanément par la force un parti hostile. Il s’agissait de le déposséder à tout jamais, de l’anéantir dans ses moyens d’existence et d’élever à la vie sociale, au moyen de ses dépouilles, la classe des éternels déshérités. Il s’agissait aussi, comme l’avait répété Saint-Just après Robespierre, de faire durer la dictature révolutionnaire aussi longtemps qu’il faudrait pour fonder la République dans les faits par cette immense expropriation nouvelle et dans les âmes par le moyen des institutions civiles. La Terreur n’avait plus honte d’elle-même. Elle devenait un régime, le rouge creuset où s’élaborerait la démocratie future sur les ruines accumulées de tout ce qui tenait à l’ancien ordre.

Il semblait que le Comité, qui depuis deux mois cherchait sa route entre les citra et les ultra, avait pris cette fois définitivement son parti. Il se mettait résolument du côté des ultra et même il les dépassait. Tout l’effort de Saint-Just avait porté contre les Indulgents. Ses conclusions étaient une tentative formidable pour dégager des aspirations confuses de l’hébertisme un programme social.

Chose étrange et qui le stupéfia, il ne fut ni compris ni suivi par ceux-là mêmes qu’il voulut contenter.