LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME. — LA TERREUR

 

CHAPITRE IX. — LES INDULGENTS.

 

 

Jusqu’à la grande dénonciation de Chabot et de Basire, l’opposition contre le gouvernement révolutionnaire n’avait été que sporadique et intermittente. Elle n’avait pas pris la forme d’un système. Elle critiquait l’application des mesures révolutionnaires et non leur principe même. C’était une opposition masquée et indirecte, une opposition de ruses et d’embûches.

Seul Jacques Roux avait risqué dans son journal, vers le milieu de septembre, une protestation franche et directe. On ne fait pas aimer et chérir un gouvernement en dominant les hommes par la Terreur, avait-il écrit dans son n° 265... Ce n’est pas en brouillant, en renversant, en incendiant, en ensanglantant tout, en faisant de la France une vaste bastille que notre Révolution fera la conquête du monde... C’est ressusciter le fanatisme que d’imputer à un homme le crime de sa naissance. Il y a plus d’innocents incarcérés que de coupables... Jacques Roux écrivait cela de la prison de Sainte-Pélagie où il était enfermé. Mais quel crédit pouvait avoir cette tardive sagesse de la part d’un homme qui avait poussé à tous les excès qui ne lui faisaient horreur que depuis qu’il en était victime ? Les protestations analogues formulées par Leclerc ne trouvèrent pas plus d’écho. Leurs journaux disparurent.

L’opposition des Indulgents était beaucoup plus dangereuse. Ses chefs étaient des orateurs de talent ayant pour la plupart participé aux affaires soit dans les Comités, soit dans les missions. Ils devaient forcément grouper derrière eux tous ceux que la Terreur inquiétait, et ils étaient légion.

Il leur fallait un chef. Dès le premier moment Chabot avait pensé à Danton. En sortant du Comité de sûreté générale, le 26 brumaire, il était allé trouver Courtois et l’avait mis au courant. Courtois s’empressa d’avertir Danton. Comprenant que l’enquête sur l’affaire de la Compagnie des Indes pouvait l’atteindre, le tribun fatigué se hâta de rentrer à Paris où il arriva dès le 30 brumaire au soir. Il revenait plein de haine contre les hébertistes dont il avait subi les furieuses attaques, plein d’appréhension à l’égard du Comité de salut public qui avait écouté les dénonciations portées contre lui par Louis Comte. Il condamnait depuis longtemps la politique du Comité. Il avait blâmé le procès de Custine, blâmé la destitution des généraux nobles, blâmé le procès de la reine qui détruisait l’espoir, disait-il à Duplain, de traiter avec les puissances étrangères, car il ne voyait le salut que dans une paix rapide, dût-on l’acheter d’un prix très cher. Il avait pleuré de son impuissance à sauver les Girondins.

Garat nous dit qu’à son retour d’Arcis Danton lui fit confidence de son plan d’action, qu’il appelle justement une conspiration, car ce plan ne tendait rien moins qu’à la ruine du gouvernement révolutionnaire et à un complet changement de régime. Il s’agissait, en effet, de jeter la division dans les Comités, d’attirer à soi Robespierre, Barère, puis, les Comités divisés et enveloppés, d’en provoquer le renouvellement, au besoin par une journée, et, une fois dans la place, de barrer résolument à droite pour faire la paix, ouvrir les prisons, réviser la Constitution, rendre aux riches leur influence, faire rentrer les émigrés et liquider la Révolution par une transaction avec tous ses ennemis.

Or, les choses se passèrent exactement comme le dit Garat. Danton prit la suite de la politique déjà esquissée par Basire, Chabot, Thuriot, Fabre d’Eglantine, etc., mais il y mit plus de prudence et d’adresse. Pour amadouer Robespierre et l’attirer dans son piège, Danton se hâte, dès le 2 frimaire, de condamner l’emploi de la violence contre le catholicisme et il lance habilement l’idée qu’il était temps de mettre fin à la Terreur : Je demande qu’on épargne le sang des hommes ! Il veut, le 6 frimaire, un prompt rapport sur la conspiration dénoncée par Chabot et Basire et il s’exprime de telle sorte qu’il englobe dans la conspiration tous ceux qui ont réclamé des lois terroristes. En défendant Chabot et Basire, il ne se défendait pas seulement lui-même, il défendait du même coup tous les députés d’affaires, les Guffroy, les Courtois, les Reubell, les Merlin de Thionville, les Thuriot, les Boursault, les Fréron, les Barras, les Tallien, les Bentabole, les Rovère et tant d’autres. Encouragés, ceux-ci donnèrent aussitôt de la voix contre Bouchotte, l’homme des hébertistes. Danton s’enhardit, le 11 frimaire, à combattre une mesure aussi populaire que l’échange forcé du numéraire contre les assignats, une mesure préconisée par les Cordeliers et par Cambon et déjà mise en vigueur par plusieurs représentants en mission. Maintenant que le fédéralisme est brisé, dit-il, les mesures révolutionnaires doivent être une conséquence nécessaire de vos lois positives... Dès ce moment tout homme qui se fait ultra-révolutionnaire donnera des résultats aussi dangereux que pourrait le faire le contre-révolutionnaire décidé... Rappelons ceux d’entre nos commissaires qui, avec de bonnes intentions sans doute, ont pris les mesures qu’on nous a rapportées, et que nul représentant ne prenne désormais d’arrêtés qu’en concordance avec nos décrets révolutionnaires... Rappelons-nous que si c’est avec la pique que l’on renverse, c’est avec le compas de la raison et du génie qu’on peut élever et consolider l’édifice de la société. Les riches ne furent pas forcés d’échanger leur or contre le papier républicain. Les arrêtés contraires des représentants furent cassés. Les possédants respirèrent.

La vague de réaction était déjà si forte que l’inconsistant Chaumette, abandonnant les drapeaux d’Hébert, se laissait emporter par elle. A l’heure même où Danton combattait avec succès l’échange du numéraire contre l’assignat, il dénonçait à la Commune les comités révolutionnaires des sections qui se livraient, à l’en croire, à des actes arbitraires de toute espèce et qui ne semblaient arrêter parfois des aristocrates que pour se ménager le droit d’attaquer les patriotes les plus accrédités. Il voulut convoquer à l’Hôtel de Ville les membres de ces comités pour y rendre compte de leur conduite et y recevoir des instructions. Mais Billaud-Varenne s’émut de son langage modérantiste, fit l’éloge de la loi des suspects qui avait procuré les victoires aux frontières en déjouant les trahisons et reprocha à Chaumette de se populariser en laissant à la Convention l’odieux des mesures rigoureuses. L’arrêté de Chaumette fut rapporté (14 frimaire) et Chaumette rayé par les Cordeliers (27 frimaire).

Les Indulgents firent un grand effort pour s’emparer des Jacobins. Danton qui autrefois ne fréquentait plus les séances y reparut avec assiduité. Il s’opposa avec véhémence, le 13 frimaire, à ce que l’église du Havre fût mise à la disposition du club de cette ville pour y tenir ses séances. Je demande que l’on se défie de ceux qui veulent porter le peuple au-delà des bornes de la Révolution et qui proposent des mesures ultra-révolutionnaires. Un ancien prêtre Coupé de l’Oise lui répondit sèchement que les églises appartenaient au peuple et que celui-ci pouvait disposer de ses biens à sa volonté pour s’assembler dans les locaux qui lui paraîtront les plus commodes. Danton voulut répliquer. Des murmures violents l’interrompirent. Il dut non seulement protester qu’il n’avait pas l’intention de rompre le nerf révolutionnaire, mais présenter son apologie aussi bien pour sa vie privée que pour sa vie politique : Ne suis-je plus ce même homme qui s’est trouvé à vos côtés dans les moments de crise ! Ne suis-je pas celui que vous avez souvent embrassé comme votre ami et qui doit mourir avec vous ? Il eut beau se mettre sous l’égide du nom de Marat, les auditeurs des tribunes le huaient et les clubistes secouaient la tête et souriaient de pitié, au dire de Camille Desmoulins, comme au discours d’un homme condamné par tous les suffrages. De guerre lasse, il dut s’humilier à demander une commission d’enquête pour examiner les accusations portées contre lui. Sans Robespierre il était perdu. Robespierre fit écarter la commission d’enquête, tout en marquant soigneusement qu’il n’avait pas toujours été de l’avis de Danton et qu’il lui était arrivé de lui faire quelques reproches, par exemple au temps de Dumouriez et au temps de Brissot. Robespierre voulait éviter les divisions entre les révolutionnaires : La cause des patriotes est une, comme celle de la tyrannie, ils sont tous solidaires ! Son intervention était d’autant plus méritoire que sur le fait précis qui avait provoqué le débat, il était de l’avis de Coupé de l’Oise, à tel point qu’il signa le lendemain, avec Billaud, l’arrêté qui accorda aux Jacobins du Havre l’église des Capucins.

Les Indulgents n’avaient eu jusque-là qu’un seul journal, le Rougyff ou le Frank en vedette du député Guffroy qui s’appliquait laborieusement à imiter le style poissard du Père Duchesne. Camille Desmoulins reprit sa plume et lança, le 15 frimaire, le Vieux Cordelier. Lui aussi avait à pourvoir à sa propre défense. Compromis par ses mauvaises fréquentations avec d’Espagnac, dont il avait servi le frère inquiété dès la Constituante pour le scandaleux échange du comté de Sancerre, avec le tenancier de tripot Dithurbide dont il avait soutenu les intérêts contre Brissot, avec le journaliste royaliste Richer de Serizy son compagnon de plaisir, avec le général Arthur Dillon arrêté pour complot, avec bien d’autres, Camille était suspect depuis longtemps aux Jacobins. Ce vieux Cordelier n’était qu’un Cordelier vieilli. Sa tactique est simple. Il l’a empruntée directement à Chabot et à Basire. Ses adversaires sont des agents de Pitt. Ô Pitt, je rends hommage à ton génie ! C’est le premier mot de son journal. Tous ceux que les hébertistes attaquent sont des victimes de Pitt. Chabot avait dit : il y a parmi les Montagnards des corrupteurs et des corrompus. Desmoulins rectifie : il n’y a ni corrupteurs ni corrompus, tous sont au-dessus du soupçon. Ce sont d’innocentes victimes de ces hébertistes, payés par Pitt pour diffamer la représentation nationale. Desmoulins revendique l’entière liberté de la presse. Il avait beau dire qu’il n’en ferait qu’un usage modéré, il offrait une tribune aux royalistes dans la crise mortelle que le pays traversait. Son numéro fut lu avidement par tout ce que Paris comptait d’aristocrates plus ou moins cachés.

Les Indulgents poussèrent leur attaque. Merlin de Thionville réclama le 15 frimaire la levée du secret auquel étaient soumis Basire et Chabot. Il n’obtint pas satisfaction, mais le surlendemain Thuriot veut qu’on recherche les moyens de remettre en liberté les patriotes détenus en vertu de la loi des suspects. Puis, le 19 frimaire, Simond, un intime de Chabot et des Frey, propose aux Jacobins que les sociétés aient le droit de réclamer les patriotes détenus. Si sa proposition était admise, il n’y avait plus besoin de comités révolutionnaires. Les membres des clubs seraient devenus tabous. Leurs cartes de Jacobins les mettraient à l’abri de toute recherche. Robespierre dénonça le piège : On veut vous arrêter dans votre marche rapide, comme si vous étiez parvenus au terme de vos travaux... Vous ne savez donc pas que dans vos armées la trahison pullule, vous ne savez pas qu’à l’exception de quelques généraux fidèles vous n’avez de bon que le soldat. Au-dedans l’aristocratie est plus dangereuse que jamais parce que jamais elle ne fut plus perfide. Autrefois elle vous attaquait en bataille rangée, maintenant elle est au milieu de vous, elle est dans votre sein, et, déguisée sous le voile du patriotisme, elle vous porte, dans le secret, des coups de poignard dont vous ne vous défiez pas. Les Indulgents comprirent que Robespierre serait moins facile à envelopper qu’ils ne l’avaient cru.

Ils redoublèrent leurs coups contre les hébertistes. Dans son n° 2 Desmoulins se livra à une violente agression contre Clootz, responsable de la déchristianisation, ce coup de Pitt. Clootz est prussien, il est cousin germain de ce Proli tant dénoncé. Il a travaillé à la Gazette universelle [journal royaliste] où il a fait la guerre aux patriotes... C’est Guadet et Vergniaud qui ont été ses parrains et l’ont fait naturaliser citoyen français par décret de l’Assemblée législative... il n’a jamais manqué de dater ses lettres, depuis cinq ans, de Paris chef-lieu du globe, et ce n’est pas sa faute si les rois de Danemark et de Suède gardent la neutralité et ne s’indignent pas que Paris se dise orgueilleusement la métropole de Stockholm et de Copenhague...

Le lendemain ce fut le tour d’Hébert d’être sur la sellette aux Jacobins. Bentabole, commensal de Chabot et des Frey, lui reprocha de mettre trop de chaleur dans ses dénonciations : Je lui demande s’il a le secret des conspirations ; je lui demande pourquoi il a dit, en parlant d’un député, qu’il ne quitterait pas plus le frocard Chabot que le cornard Roland ? Pourquoi semble-t-il condamner Chabot et le regarder comme coupable avant qu’il soit jugé ? Pourquoi a-t-il attaqué Laveaux, parce que celui-ci avait parlé en faveur d’un Être suprême ? Quant à moi, ennemi de toute pratique superstitieuse, je déclare que je croirai toujours à un Être suprême. C’était la première fois qu’on osait prendre aux Jacobins la défense de Chabot. Hébert nia piteusement qu’il eût prêché l’athéisme : Je déclare que je prêche aux habitants des campagnes de lire l’Évangile. L’incident montrait jusqu’à quel point les Indulgents poussaient maintenant l’audace.

Ils se crurent assez forts déjà pour renouveler à l’improviste le Comité de salut public, dont les pouvoirs expiraient le lendemain 22 frimaire. L’assaut brusqué avait été préparé avec soin par des attaques répétées menées contre Bouchotte et ses agents. Philippeaux, un naïf orgueilleux, que le Comité avait blessé en négligeant ses dénonciations contre Rossignol et Ronsin, avait lancé, le 16 frimaire, une lettre ouverte au Comité d’une violence extrême : Si les hommes que vous protégez, lui disait-il, n’étaient pas coupables... [la commission d’enquête que j’ai réclamée] eût manifesté leur innocence. S’ils étaient coupables, vous êtes devenus leurs complices, en leur assurant l’impunité, et le sang de 20.000 patriotes égorgés par suite de cette fausse mesure crie vengeance contre vous-mêmes.

Bourdon de l’Oise demanda le renouvellement du Comité le 22 frimaire : Si la majorité a l’entière confiance de la Convention et du peuple, il s’y trouve quelques membres que l’on sera bien aise de n’y plus voir. Merlin de Thionville proposa que le Comité fût renouvelé par tiers tous les mois. En dépit de Cambacérès la majorité décida qu’un scrutin aurait lieu le lendemain.

Le soir même Fabre d’Eglantine faisait chasser des Jacobins Coupé de l’Oise pour cette seule raison qu’il avait blâmé le mariage des prêtres, en réalité parce qu’il avait osé tenir tête à Danton les jours précédents. Un Indulgent reprochait à Clootz ses liaisons avec les Van den Yver, banquiers hollandais compromis avec la Dubarry. Robespierre exécutait Clootz dans un réquisitoire terrible dont la matière et jusqu’aux termes étaient empruntés au Vieux Cordelier de l’avant-veille. Clootz anéanti ne sut que répondre et fut rayé.

Si le Comité avait été renouvelé, nul doute que les Indulgents y auraient maintenu Robespierre et qu’ils se seraient bornés à en exclure les membres liés aux hébertistes, c’est-à-dire Hérault, Collot, Billaud, Saint-André qui tous avaient été en relations suivies, comme Clootz, avec Proli, avec Desfieux, avec Hébert. Mais le renouvellement fut ajourné, le 23 frimaire, sur une intervention d’un ami de Saint-André, Jay de Sainte-Foy, qui montra qu’il serait impolitique de changer le Comité au moment où l’aristocratie faisait ses derniers efforts et où les puissances étrangères plaçaient la Convention entre deux écueils également dangereux, le patriotisme exagéré et le modérantisme.

Ce répit permit à Robespierre de se reprendre. S’il n’avait pas encore vu où tendait la manœuvre des Indulgents, le n° 3 du Vieux Cordelier allait lui ouvrir les yeux. Cette fois Desmoulins ne se bornait plus à attaquer les hébertistes, c’était tout le régime qu’il visait derrière eux et contre lequel il donnait un coup de bélier. Il débutait par un parallèle plein d’astuce entre la monarchie et la République où, sous prétexte de retracer les crimes des Césars romains, il flétrissait ceux de la République. Le procédé n’était pas nouveau. C’était celui des encyclopédistes, l’allusion enveloppée, l’ironie perfide. La véritable pensée de l’auteur se réfugiait dans la négation même de cette pensée. Il ne veut pas, dit-il, réjouir les royalistes et il met sous leurs yeux, en s’abritant derrière Tacite, une effroyable peinture de la République. D’ailleurs il laissait bientôt de côté Tacite et nommait cette fois les ultra-révolutionnaires aussi coupables que les affranchis des Césars. C’était Montaut par exemple qui réclamait 500 têtes à la Convention, qui voulait que l’armée du Rhin fusillât l’armée de Mayence, qui proposait d’embastiller la moitié du peuple français et de mettre des barils de poudre sous ces bastilles. Desmoulins attaquait enfin directement toute l’institution révolutionnaire : Il n’y a aujourd’hui en France que les 1.200.000 soldats de nos armées qui, fort heureusement, ne fassent pas de lois, car les commissaires de la Convention font des lois, les départements, les districts, les municipalités, les sections, les comités révolutionnaires font des lois et, Dieu me pardonne, je crois que les sociétés fraternelles en font aussi ! Il s’en prenait encore aux Comités de la Convention coupables de bêtise et d’orgueil. Leur ignorance patriote avait fait plus de mal que l’habileté contre-révolutionnaire des La Fayette et des Dumouriez.

Cet audacieux n° 3 eut un retentissement immense. C’était le régime condamné par un de ceux qui l’avaient créé, la Terreur flétrie par celui qui avait excité le peuple à décrocher les réverbères. Quelle joie pour les aristocrates et quelle tristesse pour les révolutionnaires sincères ! La campagne éclatait juste au moment où Chabot, Basire et Delaunay étaient interrogés sur leurs crimes. Comment ne pas croire que la Terreur que les Indulgents veulent supprimer, c’est la Terreur qu’ils redoutent pour eux-mêmes, que l’échafaud qu’ils veulent briser, c’est l’échafaud qui les attend ?

L’attaque est si vive qu’au début les gouvernants fléchissent sous elle. Fabre dénonce hardiment, le 27 frimaire, devant la Convention, le secrétaire général de Bouchotte, Vincent, un des grands hommes des Cordeliers, le chef de l’armée révolutionnaire Ronsin déjà accusé par Philippeaux, le chef des Tape-dur Maillard que Fabre avait déjà fait incarcérer en brumaire mais qu’on avait dû relâcher faute de preuves. A Vincent, il reproche vaguement, sans rien préciser, de payer des agents pour entraver les opérations des représentants et de distribuer des sursis d’appel à ses amis. Contre Ronsin, il invoque une affiche sur la répression des rebelles lyonnais, horrible placard qu’on ne peut lire sans frémir. La Convention, sans plus, ordonne l’arrestation des trois dénoncés qui occupent cependant de hautes fonctions. Si Vadier n’avait pas défendu Héron, son agent au Comité de sûreté générale, il aurait eu le même sort. Trois autres agents du Conseil exécutif furent encore décrétés d’arrestation, sans plus de formes. Procédure insolite. La Convention frappait les agents les plus élevés du gouvernement révolutionnaire sans enquête, sans même prendre l’avis des Comités responsables qui les avaient choisis.

Le soir même, aux Jacobins, les hébertistes n’osèrent protester que faiblement. La voix de Raisson qui s’élevait en faveur de Ronsin fut étouffée par Laveaux, Dufourny, Fabre qui piétinèrent les vaincus. Bourdon de l’Oise s’écriait joyeusement, le 29 frimaire, que la faction contre-révolutionnaire des bureaux de la guerre serait bientôt écrasée. Mais il avait compté sans Collot et sans Robespierre.

Atteint déjà derrière Proli et Desfieux qu’il avait d’abord défendus, Collot, depuis l’arrestation de Ronsin son agent, se voyait directement menacé. Une députation de Lyonnais était partie pour Paris avec le dessein de dénoncer les horreurs des fusillades qu’il avait ordonnées. Il se hâta, lui aussi, vers Paris pour prévenir la dénonciation. Il s’était fait accompagner, pour frapper les imaginations, de la tête de Chalier. Il offrit cette relique en grande pompe à la Commune. Tout ce que Paris comptait de patriotes ardents lui fit cortège, le 1er nivôse, depuis la place de la Bastille jusqu’à la Convention. L’un d’eux demanda les honneurs du Panthéon pour le martyr Chalier, dont les restes furent présentés à la Convention. Couthon appuya la demande et fit mieux. Il proposa d’exclure du Panthéon le général Dampierre, l’ami de Danton tué à l’ennemi, qui n’était qu’un traître, dit-il. Danton, contre qui ce coup droit était porté, protesta, prit la défense de Dampierre et fit renvoyer au Comité les propositions de Couthon.

Alors Collot prit la parole pour se justifier. Il invoqua les décrets de l’Assemblée, les ordres du Comité. Il avoua les mitraillades en les atténuant. Il fit l’éloge des deux commissions militaires qui avaient condamné les rebelles. Les Dantonistes n’osèrent pas lui répondre. Ses actes furent approuvés. Mais Fabre d’Eglantine s’acharna contre un lieutenant de Ronsin, Mazuel, qu’il fit décréter d’arrestation.

Le soir même Collot fit honte aux Jacobins de leur faiblesse : Il y a deux mois que je vous ai quittés, vous étiez tous brûlants de la soif de la vengeance contre les infâmes conspirateurs de la ville de Lyon... Si j’étais arrivé trois jours plus tard à Paris je serais peut-être décrété d’accusation ! Il se solidarisa avec Ronsin dont il fit un vif éloge, peignit la joie des aristocrates à la nouvelle de son arrestation : Vos collègues, vos amis, vos frères vont être sous le poignard ! Il termina par une attaque contre les Indulgents. Le courage est contagieux. Les hébertistes qui, depuis un mois, pliaient et reculaient, firent front à l’exemple de Collot. Momoro dénonça Goupilleau, Nicolas Desmoulins qui frisait depuis longtemps la guillotine, Hébert, Bourdon de l’Oise qui avait été l’ennemi de Marat, Philippeaux et son odieux pamphlet, Fabre d’Eglantine lié avec tous les aristocrates. Les Jacobins se solidarisèrent avec Ronsin et Vincent dont ils réclamèrent la mise en liberté.

Mais si Collot avait pu accomplir ce rétablissement, c’est que le Comité l’avait soutenu. Robespierre avait évolué. Non qu’il ait approuvé les actes de Collot à Lyon. Bien au contraire. Il n’avait répondu à aucune des lettres pressantes que Collot lui avait écrites dans sa mission. Mais Robespierre, qui avait suivi d’abord avec sympathie la campagne des Indulgents, parce qu’il eût été heureux d’éliminer les agents de désordre et de violence, se mit en défiance quand il les vit se livrer à une œuvre de rancunes et de vengeances personnelles, préparer la réaction avec le n° 3 du Vieux Cordelier, s’attaquer à de bons serviteurs comme Héron, comme Bouchotte qui avait sa confiance, à son collègue Saint-André dont il estimait le caractère et le talent.

Puis, le 29 frimaire, l’affaire qu’instruisait Amar, sur la dénonciation de Chabot, a fait un pas en avant. Amar et Jagot ont examiné l’original du faux décret de liquidation de la Compagnie des Indes. Ils ont constaté qu’il portait la signature de Fabre d’Eglantine et que celui-ci avait accepté un texte qui était le contraire de son amendement. Leur étonnement est tel qu’ils décident, le 6 nivôse, d’exclure Fabre de l’instruction. Robespierre se demande maintenant s’il n’a pas été la dupe de Fabre, d’un fourbe adroit, plus coupable même que ceux qu’il dénonçait pour donner le change.

Robespierre ne voit que l’intérêt de la Révolution. Était-ce le moment d’ouvrir les prisons aux suspects pour y replonger les meilleurs patriotes, de relâcher ou de détruire les lois révolutionnaires quand les Vendéens passés au nord de la Loire infligeaient défaites sur défaites aux troupes républicaines lancées à leur poursuite, quand Wurmser, après avoir forcé les lignes de Wissembourg, campait aux portes de Strasbourg, quand les Anglais et les Espagnols étaient toujours en possession de notre premier port de la Méditerranée ? Était-ce le moment de désorganiser le gouvernement révolutionnaire quand la Commission des subsistances se mettait à peine à l’œuvre, quand l’application de la grande loi du 14 frimaire commençait ?

Le 3 nivôse, aux Jacobins, Robespierre prit position au-dessus des partis. Une affluence inaccoutumée remplissait la salle. Certains offrirent jusqu’à 25 livres pour obtenir une place dans les tribunes. Les Indulgents voulurent faire rapporter la décision par laquelle la société avait pris la défense de Ronsin et de Vincent. Ils subirent un premier échec. Collot tragique annonça la mort du patriote lyonnais, ami de Chalier, Gaillard, qui s’était tué de désespoir. Voilà où conduisait le modérantisme. Levasseur de la Sarthe prononça un réquisitoire contre Philippeaux, son compatriote, qu’il qualifia de bavard et de menteur. Philippeaux répliqua sur le même ton. Il maintint toutes ses accusations contre les généraux sans-culottes qui commandaient en Vendée, les accusa de dilapider le trésor, de ne penser qu’à faire bonne chère, d’être ineptes, lâches et traîtres. La salle devint tumultueuse. Danton, affectant l’impartialité, intervint pour réclamer le silence en faveur de Philippeaux : Peut-être n’y a-t-il ici de coupables que les événements ; dans tous les cas je demande que tous ceux qui ont à parler dans cette affaire soient entendus. Robespierre, après avoir reproché à Philippeaux ses attaques inconsidérées contre le Comité de salut public, ne voulut voir dans la querelle que des rancunes personnelles. Il engagea Philippeaux à faire le sacrifice de son amour-propre. Contrairement à Danton qui demandait une enquête, sans doute afin de prolonger l’incident, Robespierre s’efforçait d’y couper court en faisant appel à l’union. Et, se tournant vers les hébertistes comme il s’était tourné vers Philippeaux, il leur demandait d’attendre avec calme le jugement des Comités sur Ronsin, Vincent, Maillard. Marat n’a-t-il pas été tranquillement au tribunal révolutionnaire ? N’en est-il pas revenu triomphant ? Chabot, qui a rendu les plus grands services à la chose publique, n’est-il pas arrêté ?

Mais Philippeaux, refusant le rameau d’olivier que Robespierre lui tendait, dirigea contre le Comité une attaque plus directe et Danton reprit sa proposition d’une commission d’enquête. Je demande à Philippeaux, dit Couthon, s’il croit, dans son âme et conscience, qu’il y a une trahison dans la guerre de Vendée ? Philippeaux répondit : Oui. Alors, reprit Couthon, je demande aussi la nomination d’une commission. Les ponts étaient coupés entre les Indulgents et le Comité.

L’hébertiste Momoro, saisissant l’occasion, offrit à celui-ci le concours de ses amis, mais un concours conditionnel : Que le patriotisme soit soutenu, que les patriotes ne soient point opprimés et tous les républicains réunis aux Comités de salut public et de sûreté générale, à la Convention et à la Montagne, défendront la République jusqu’à la dernière goutte de leur sang ! Robespierre, qui avait tous les courages, releva vivement la menace cachée qu’il sentit sous ces avances : Voudrait-on faire croire que la Convention opprime les patriotes ? A-t-on oublié que les Brissotins n’y sont plus, que la Montagne est là et qu’elle fera toujours rendre justice aux républicains ? Il ajouta que la Convention ferait son devoir jusqu’au bout sans craindre les insurrections. C’était avertir les hébertistes que s’ils pensaient user d’intimidation, ils se trompaient.

Ainsi Robespierre se tenait à égale distance de Philippeaux et de Momoro, position très forte qui lui valut dans le peuple une popularité extrême, car le peuple comprenait que le salut de la Révolution était dans l’union des révolutionnaires. Or, juste au lendemain de la grande séance du 3 nivôse aux Jacobins, arrivait à Paris la nouvelle de la reprise de Toulon par les troupes républicaines de Dugommier. Le Comité en fut consolidé et Robespierre en profita pour prononcer, le 5 nivôse, devant la Convention, une apologie vigoureuse du gouvernement révolutionnaire, réplique topique au Vieux Cordelier. De la distinction capitale entre le gouvernement constitutionnel et le gouvernement révolutionnaire, entre l’état de guerre et l’état de paix il déduisait avec beaucoup de logique la justification de la Terreur. S’installant sur le rocher de l’intérêt public, il foudroyait les deux extrêmes : Le modérantisme qui est à la modération ce que l’impuissance est à la chasteté, et l’excès qui ressemble à l’énergie comme l’hydropisie à la santé... Les barons démocrates sont les frères des marquis de Coblentz et quelquefois les bonnets rouges sont plus voisins des talons rouges qu’on ne pourrait le penser. Barère dénonça le Vieux Cordelier le lendemain et Billaud-Varenne fit rapporter un décret voté quelques jours auparavant, sur la motion de Robespierre, pour organiser un Comité de justice, qui recevrait la mission de trier les détenus et d’élargir ceux qui auraient été arrêtés à tort.

Depuis que les Vendéens avaient été écrasés au Mans et à Savenay, depuis que Hoche avait mis les Austro-Prussiens en fuite au Geisberg et reprit Landau, le Comité s’affermissait et s’enhardissait. Les Indulgents reculaient tous les jours.

Le 15 nivôse, la découverte, sous les scellés de Delaunay, de la minute du premier projet de décret sur la liquidation de la Compagnie des Indes apportait la preuve définitive de la culpabilité de Fabre d’Eglantine. Robespierre exécuta aux Jacobins, le 19 nivôse, le fripon qui l’avait trompé et Fabre fut arrêté quatre jours plus tard. Quand Danton, le lendemain, commit la suprême imprudence d’intervenir en faveur de son ami, il s’attira de Billaud-Varenne la terrible réplique : Malheur à ceux qui se sont assis auprès de lui et qui seraient encore ses dupes !

Non seulement les Indulgents ont échoué dans leur tentative pour arrêter la Terreur, mais ils sont eux-mêmes menacés. Ils peuvent être entraînés dans le procès des fripons qu’ils ont défendus. Ils ont discrédité la clémence en la réclamant pour des indignes.