On avait trouvé aux Tuileries, dans les papiers du trésorier de la liste civile, la preuve que Louis XVI avait continué à payer ses gardes du corps licenciés et passés à Coblentz, la preuve qu’il avait institué à Paris une agence de corruption et d’espionnage et qu’il subventionnait les journaux aristocrates. Le tribunal criminel extraordinaire du 17 août frappa quelques agents subalternes, Laporte, Collenot d’Angremont, Cazotte, De Rozoy. Mais la Gironde, maîtresse de l’Assemblée après le 10 août, ne fit rien pour préparer l’instruction du procès du monarque suspendu. Elle ne chargea aucun enquêteur de rassembler des pièces nouvelles, de procéder à des perquisitions, à des recherches chez les complices de ceux qui avaient déjà été condamnés. Elle laissa passer le moment favorable pour réunir un important faisceau de preuves. Après la réunion de la Convention, la Gironde ne montre pas plus d’empressement. Quand Bourbotte, le 16 octobre, s’étonne qu’on hésite à aborder la grande question des responsabilités du roi, Barbaroux, qui préside la Commission des 24, en possession des pièces, lui répond qu’il faut suivre une marche grave et réfléchie et il demande qu’on renvoie au Comité de législation l’examen des formes à instituer pour juger ce grand procès. Manuel a peur que cette marche ne soit encore trop rapide. Il propose qu’auparavant le peuple soit consulté dans ses assemblées primaires sur la suppression de la royauté. Lehardy l’appuie et il faut que Danton fasse observer que la suppression de la royauté étant une disposition constitutionnelle, on ne pourra consulter le peuple à ce sujet qu’en lui présentant la Constitution elle-même. Il est visible que la Gironde ne pensait qu’à gagner du temps. Le procès du roi l’épouvantait. Elle affectait de craindre de recevoir du peuple un désaveu. Au lieu de prendre une attitude franche et nette, d’expliquer hautement les raisons pour lesquelles elle croyait le procès inopportun, elle se réfugia dans des habiletés procédurières et elle prêta ainsi le flanc aux accusations de ses adversaires. La Révolution pourtant avait un immense intérêt à aller vite, à juger le monarque sous l’impression de la journée du 10 août et de la victoire de Valmy. Le monde, dit un historien, aurait été comme surpris par la rapidité de l’événement et immobilisé sous les éclats de la foudre. Mais la Gironde, qui avait essayé d’empêcher l’insurrection du 10 août, semblait douter de la Révolution et d’elle-même. Elle se débattait dans les contradictions. Voulant frapper les Montagnards comme complices des massacreurs de septembre, elle s’interdisait par là même de faire appel à la pitié pour le roi. Saisi, le 16 octobre, le Comité de législation étudia longuement la question de la procédure à suivre pour juger Louis XVI. A la fin du mois il finit pourtant par choisir un rapporteur, Mailhe, qu’on disait favorable aux Montagnards. Aussitôt, sentant que le Comité de législation lui échappait, la Gironde voulut prévenir le rapport de Mailhe. Le 6 novembre, Valazé, au nom de la Commission des 24, présenta un rapport hâtif et mal digéré sur les crimes du roi. Il ne relevait contre lui que quelques faits déjà connus et assez peu significatifs, mais il s’étendait avec complaisance sur une correspondance commerciale que le trésorier de la liste civile, Septeuil, avait entretenue avec des banquiers et des négociants étrangers pour acheter et vendre différentes denrées, blé, café, sucre, rhum. Il prétendait tirer de ces opérations commerciales la preuve que Louis XVI n’avait pas hésité à spéculer sur la vie chère et il ajoutait à ses crimes contre la patrie le crime imprévu d’accaparement. Petion lui-même ne put s’empêcher d’estimer que le rapport était insuffisant et l’Assemblée partagea son avis. Mailhe avait visiblement d’autres préoccupations que Valazé. Son rapport du 7 novembre, solide et clair, fit faire un grand pas au procès. Écartant l’objection de ceux qui invoquaient la Constitution de 1791 pour refuser de juger le roi, il enlevait au roi, qui l’avait violée, le bénéfice de cette Constitution qui était d’ailleurs devenue caduque avec la réunion de la Convention. On ne pouvait opposer la Constitution à la Nation qui avait repris ses droits. Louis XVI, depuis le 10 août, était redevenu un simple citoyen qui était justiciable du Code pénal comme les autres citoyens. Mais il n’était pas possible cependant de le faire juger par les tribunaux ordinaires car son inviolabilité constitutionnelle ne disparaissait que devant la nation tout entière. La Convention seule représentait la nation. Seule elle pouvait juger le premier des fonctionnaires. Il ne pouvait être question de renvoyer le jugement à un tribunal spécial. Le dogme de la séparation des pouvoirs ne s’appliquait pas en l’espèce. La Convention, étant chargée de donner une nouvelle Constitution à la France, confondait en elle toute l’autorité de la nation. Renvoyer le jugement à un tribunal spécial, c’eût été diminuer la toute-puissance de la Convention, nier qu’elle fût la Convention, lui créer des embarras et des entraves. Prétendre que les députés ne pouvaient juger parce qu’ils étaient à la fois accusateurs et juges, n’était pas un raisonnement admissible car, dans la cause de Louis XVI, tout Français était juge et partie. Faudra-t-il donc, s’écria un conventionnel, chercher des juges dans une autre planète ? Mailhe conclut que l’Assemblée nommât trois commissaires pour recueillir les preuves des crimes imputés à Louis et pour dresser l’acte d’accusation. C’était dire que, pour le Comité de législation, le rapport de Valazé était inexistant. La discussion, qui s’ouvrit le 13 novembre, traîna plusieurs jours avec des interruptions nombreuses. Les chefs de la Gironde évitèrent de s’engager sur la question de l’inviolabilité. Ils laissèrent parler à leur place des orateurs de second ordre : Morisson qui soutint qu’en l’absence de loi positive le procès était impossible ; Fauchet, qui montra que le supplice de Louis XVI se retournerait contre la Révolution en provoquant une réaction de la pitié ; Rouzet, qui rappela courageusement que Louis XVI avait aboli la mainmorte dans ses domaines, pris des ministres philosophes, convoqué les états généraux. Saint-Just leur fit une foudroyante réplique. Il admit que le roi ne pouvait pas être jugé au regard du droit. Il ne s’agissait pas d’un procès à faire mais d’un acte politique à accomplir. Louis XVI n’était pas un accusé mais un ennemi. Il n’y avait qu’une loi à lui appliquer, celle du droit des gens, autrement dit du droit de la guerre. Louis a combattu le peuple, il est vaincu. C’est un barbare, c’est un étranger prisonnier de guerre ; vous avez vu ses desseins perfides ; vous avez vu son armée, il est le meurtrier de la Bastille, de Nancy, du Champ-de-Mars, de Tournay, des Tuileries, quel ennemi, quel étranger vous a fait plus de mal ! Le discours de Saint-Just avait fait d’autant plus d’impression qu’il était prononcé par un homme à peine sorti de l’adolescence et la veille encore absolument inconnu. L’Assemblée allait voter les conclusions de Mailhe et se proclamer Cour de justice quand Buzot, qui jusque-là s’était tu, intervint par une motion de sa façon. Il demanda brusquement que l’Assemblée rapportât son décret du 13 novembre par lequel elle avait décidé de statuer d’abord sur la question de savoir si Louis XVI était jugeable. Vous me parlez, dit-il, que de Louis XVI et non de sa famille ; or, moi, républicain, je ne veux point de la race des Bourbons. Autrement dit, Buzot entendait jeter dans le débat le procès de Marie-Antoinette et aussi le procès de Philippe Égalité qui siégeait sur la Montagne. Diversion astucieuse qui ne pouvait avoir pour but que de troubler la discussion et, sous prétexte de rigueur, de sauver Louis XVI, à la faveur de l’élargissement de l’accusation. Chose étrange et qui donne à réfléchir, Danton appuya la motion de Buzot qui fut votée. Le débat ne serait plus limité désormais à la question de l’inviolabilité, il embrasserait le fond comme la forme du procès. Les révélations des mémoires de Théodore Lameth nous expliquent l’attitude de Danton. Théodore Lameth avait quitté Londres au milieu d’octobre et, bravant les pénalités terribles de la loi contre les émigrés, il était revenu à Paris s’entretenir avec Danton, qui lui avait des obligations, au sujet des moyens de sauver Louis XVI avec son concours. Danton lui promit de faire tout ce qui dépendait de lui pour empêcher le jugement, car, s’il est jugé, si le procès commence, lui dit-il, il est mort. Mais le calcul de Buzot et de Danton se trouva déjoué par un coup de théâtre qui remit tout en question, la découverte de l’armoire de fer le 20 novembre. C’était un placard secret que le serrurier Gamain, sur l’ordre de Louis XVI, avait pratiqué dans une paroi du château. Roland, averti par Gamain qui s’imaginait être empoisonné par les royalistes, commit dans son orgueil une terrible imprudence. Il fit ouvrir l’armoire sans témoins et il apporta lui-même à l’Assemblée les pièces qu’elle renfermait, s’exposant ainsi au soupçon de les avoir triées au préalable et d’avoir fait disparaître celles qui concernaient ses amis les Girondins. On découvrit dans l’armoire de fer la correspondance du roi avec Mirabeau, avec Talon, le chef de sa police secrète, avec l’évêque de Clermont, son directeur de conscience, avec Dumouriez, avec La Fayette, avec Talleyrand, avec d’autres encore. Les Jacobins brisèrent le buste de Mirabeau qui ornait leur salle et la Convention fit voiler son effigie. Talon, qui remplissait auprès de Pitt une mission secrète dont l’avait chargé Danton, fut décrété d’accusation, mais il était hors d’atteinte. Ses agents et parents, Dufresne Saint-Léon, Sainte-Foy furent arrêtés, mais on ne mit aucune hâte à leur faire leur procès, parce qu’il aurait fallu atteindre leurs complices, notamment Dumouriez. Brissot se hâta de disculper celui-ci dans son journal et Rühl le blanchit peu après à la tribune. Il était de plus en plus impossible désormais d’éviter le procès de Louis XVI. L’Assemblée institua, le 21 novembre, une Commission nouvelle de douze membres pour inventorier les pièces de l’armoire de fer. Cette commission fut tirée au sort et l’influence girondine y fut beaucoup plus faible que dans l’ancienne Commission des 24. Puis l’opinion, surexcitée par le mystère, commençait à manifester. Le 2 décembre, les délégués des quarante-huit sections parisiennes vinrent à la barre protester contre les lenteurs du jugement : Que de vaines terreurs ne vous fassent pas reculer. Aujourd’hui que nos armées marchent de triomphe en triomphe, que craignez-vous ? Les forfaits de Louis le parjure ne sont-ils pas encore assez manifestes ? Pourquoi donner le temps aux factions de renaître ? La Commune, succédant aux sections, apporta ensuite une violente dénonciation contre Roland qui avait pu soustraire une partie des pièces enlevées aux Tuileries, contre Roland qui faisait circuler dans les départements, aux frais de la République, une multitude de libelles où Paris était diffamé. De la défensive où ils s’étaient confinés jusque-là, les Montagnards passaient à l’offensive. La Gironde ne pouvait plus espérer noyer le procès du roi dans le procès général des Bourbons. Le 3 décembre, Barbaroux lui-même demanda qu’on mît enfin Louis XVI en jugement. Robespierre reprit alors la thèse de Saint-Just en l’élargissant et en l’appuyant de considérations politiques : Le roi n’est point un accusé, vous n’êtes point des juges. Vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’État et des représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. Un roi détrôné dans la République n’est bon qu’à deux usages : ou à troubler la tranquillité de l’État et à ébranler la liberté ou à affermir l’un et l’autre à la fois... Or, quel est le parti qu’une saine politique prescrit pour cimenter la République naissante ? C’est de graver profondément dans les cœurs le mépris de la royauté et de frapper de stupeur tous les partisans du roi... Robespierre décrivait ensuite les progrès de la réaction qu’il imputait aux lenteurs calculées du procès du roi et il accusait nettement la Gironde d’arrière-pensées royalistes : Quels autres moyens pourrait-on employer si on voulait rétablir la royauté ? L’attaque était si directe qu’une fois de plus la Gironde plia et rusa. Fidèle à sa tactique démagogique, l’astucieux Buzot demanda, le lendemain, que pour écarter tout soupçon, la Convention décrétât que quiconque proposera de rétablir en France les rois ou la royauté sera puni de mort... J’ajoute sous quelque dénomination que ce soit, et je demande l’appel nominal. C’était insinuer qu’il y avait dans la Convention des gens qui voulaient rétablir la royauté, sous une dénomination quelconque, et c’était justifier en même temps les lenteurs de la Gironde. Car à quoi servait de se hâter de faire tomber la tête du monarque si son supplice ne devait servir qu’à ceux qui songeaient à faire revivre la royauté sous la forme de la dictature ? Merlin de Thionville ayant commis l’imprudence de proposer, sous prétexte de respect de la souveraineté du peuple, d’ajouter à la motion de Buzot cette réserve : à moins que ce ne soit dans les assemblées primaires, Guadet saisit l’occasion de préciser et d’aggraver la terrible insinuation de Buzot. Il vit dans la motion de Merlin la preuve que le projet existait bien de substituer un despotisme à un autre, je veux dire, d’élever un despote sous l’égide duquel ceux qui l’auraient porté à cette usurpation seraient sûrs d’acquérir à la fois l’impunité de leurs forfaits et la certitude d’en pouvoir commettre de nouveaux. Toute la Montagne était ainsi accusée de royalisme déguisé. Et le plus urgent n’était plus de juger le roi détrôné mais de conduire à l’échafaud les royalistes en bonnet rouge. Comme Robespierre persistait à réclamer le jugement immédiat de Louis XVI, Buzot lui répliqua que ceux qui voulaient brusquer le procès avaient sans doute intérêt à empêcher que le roi ne parlât. Cela ne tendait rien moins qu’à transformer Robespierre en complice apeuré de Louis XVI. Buzot triompha ce jour-là. Sa motion fut votée. Mais, le 6 décembre, les Montagnards prirent leur revanche. Il fut décidé que la Commission des 12, déjà chargée de classer les papiers de l’armoire de fer, serait renforcée par 9 nouveaux membres, pris trois par trois dans la Commission des 24 et dans les comités de législation et de sûreté générale, et que cette nouvelle Commission des 21 présenterait dans le plus bref délai l’acte d’accusation de Louis XVI. La Convention décréta en outre que tous les scrutins du procès auraient lieu par appel nominal. C’était Marat, appuyé par Quinette, qui avait formulé cette demande. Avantage énorme pour le parti de la mort ! La Convention allait voter sous les yeux et sous la pression des tribunes. Il n’y eut pas de débat. Aucun Girondin n’osa avouer qu’il craignait la publicité de son vote. Guadet tenta une nouvelle diversion le 9 décembre. Il proposa de convoquer les assemblées primaires pour prononcer sur le rappel des membres qui auront trahi la patrie. Mais Prieur de la Marne, soutenu par Barère, fit rapporter la motion d’abord votée d’enthousiasme. Si la motion eût passé, la Gironde aurait tenu à sa merci les députés qui votaient avec la Montagne en suspendant sur eux la menace de leur rappel par les assemblées primaires. Robert Lindet, au nom de la Commission des 21, déposa, dès le 10 décembre, son rapport sur les crimes de Louis XVI. C’était une sorte d’historique de la Révolution tout entière dans lequel la duplicité royale était mise en lumière à toutes les époques critiques. Le roi fut interrogé le lendemain par Barère. Aux questions posées il se borna à opposer son manque de mémoire ou des dénégations pures et simples quand il ne se retranchait pas derrière la responsabilité de ses ministres. Valazé lui présenta ensuite les pièces à conviction qui portaient sa signature. Il refusa de les reconnaître. Il nia avoir fait construire l’armoire de fer. Il ne reconnut pas la clef qui l’ouvrait et qui provenait de son valet de chambre Thierry. Ce manque évident de bonne foi détruisit l’impression d’abord favorable qu’avaient produite sa bonhomie et son calme apparent. Mais plus le péril grandissait pour Louis XVI, plus les Girondins s’ingéniaient à le détourner ou à l’ajourner. Le 16 décembre, tentant une nouvelle manœuvre, Buzot proposait, pour empêcher à jamais le rétablissement de la royauté, de bannir les Bourbons et notamment la branche d’Orléans, qui par cela même qu’elle fut plus chérie, est plus inquiétante pour la liberté. Manœuvre hardie et profonde ! Si la Montagne repoussait la motion de Buzot, elle donnait créance à l’accusation d’orléanisme. Si elle sacrifiait Philippe Égalité, elle proclamait que Louis XVI n’était pas le seul péril pour la République et elle avouait que les Girondins avaient mieux défendu qu’elle-même la liberté républicaine. Puis, à quoi servirait la mort de Louis XVI, si, sous son échafaud, le péril royaliste subsistait dans la personne d’Égalité ? La Montagne exaspérée se dressa. Chabot trouva un argument topique. Philippe Égalité était représentant du peuple. Le bannir c’était violer en lui la souveraineté populaire, c’était mutiler la Convention. Saint-Just démasqua la pensée secrète de la Gironde : On affecte en ce moment de lier le sort de d’Orléans à celui du roi, c’est pour les sauver tous peut-être, ou du moins amortir le jugement de Louis Capet. Les Jacobins et les sections parisiennes prirent hautement parti contre la motion de Buzot, malgré Robespierre qui aurait voulu la voter pour désolidariser la Montagne d’avec l’orléanisme. Le procès du roi dut suivre son cours. La Gironde n’avait réussi, en essayant de l’entraver, qu’à se compromettre sans résultat, par une politique sans franchise. Le 26 décembre, Louis XVI comparut une seconde fois devant la Convention. Son avocat, De Sèze, lut une plaidoirie bien ordonnée, élégante, consciencieuse, mais sans grand éclat. Il s’attacha à prouver, dans une première partie, ce qui n’était pas difficile, que tout était exceptionnel et illégal dans le procès, et, dans une seconde, il discuta les charges de l’accusation en essayant de mettre à couvert la responsabilité personnelle du monarque. Dans une péroraison pathétique il fit l’éloge de ses vertus et il rappela les bienfaits de ses premières années. Le courageux Lanjuinais voulut profiter de l’émotion produite pour faire rapporter le décret d’accusation. Mais il fut maladroit. Il parla avec ironie des conspirateurs qui se sont déclarés les acteurs de l’illustre journée du 10 août. La Montagne le traita de royaliste et il se rétracta. Pas plus qu’ils n’avaient voulu se compromettre en prenant position dans la question de l’inviolabilité, les chefs girondins n’osèrent combattre directement la peine de mort. Laissant à des comparses plus courageux qu’eux-mêmes l’honneur dangereux de proposer le bannissement ou la réclusion, ils se réfugièrent dans le biais de l’appel au peuple qu’ils s’efforcèrent de justifier par des raisons théoriques et pratiques. Vergniaud invoqua la Constitution de 1791 qui avait accordé au roi l’inviolabilité. Le peuple seul pouvait lui retirer cette inviolabilité. Mais Vergniaud oubliait que le peuple n’avait pas été consulté sur cette Constitution. Salle montra que la mort du roi nous aliénerait les nations étrangères et soulèverait jusqu’aux peuples réunis à la République par nos victoires. Dans nos débats, dit Brissot, nous ne voyons pas assez l’Europe. Brissot et Salle oubliaient qu’ils avaient, quelques mois plus tôt, déchaîné la guerre en vantant le rapide progrès des idées révolutionnaires. Mais pourquoi prenaient-ils ce détour de l’appel au peuple s’ils croyaient que la mort de Louis XVI soulèverait l’Europe contre la République ? Pourquoi ne disaient-ils pas nettement que la vie du roi était nécessaire à la défense de la France ? Quelle étrange idée que de faire plébisciter par le peuple français la guerre européenne ! Mais la Gironde ne comptait pas seulement sur des discours et des votes pour sauver Louis XVI. Le ministre des Affaires étrangères Lebrun, son homme, avait assuré aux puissances neutres que la Convention se montrerait clémente et magnanime. Le 28 décembre, il annonça à l’Assemblée qu’il avait réussi à mener à bonne fin les négociations entamées avec l’Espagne pour obtenir à la fois la neutralité de celle-ci et un désarmement réciproque de part et d’autre de la frontière. Il ajouta que s’il avait obtenu ce résultat, c’est que le roi d’Espagne prenait un intérêt très vif au sort de son cousin, l’ex-roi de France. Il communiquait enfin une lettre du chargé d’affaires d’Espagne, Ocariz, qui invitait la Convention à faire acte de générosité pour maintenir la paix. Lettre maladroite qui faisait la leçon à une Assemblée ombrageuse et fière. Elle fut renvoyée sans débat au Comité diplomatique. Les libéraux anglais, avec lesquels les Girondins étaient en correspondance, Lansdowne, Fox, Sheridan, demandèrent à Pitt aux Communes, le 21 décembre, d’intervenir en faveur du roi de France. Et, deux jours plus tard, aux Jacobins, un ami de Danton, François Robert, suggéra qu’il serait d’une bonne politique de surseoir à la condamnation de Louis Capet. Nous savons aujourd’hui par les mémoires de Théodore Lameth, par les lettres d’un agent de Pitt, Miles, par le témoignage de Talon, par les mémoires de Godoy, que des efforts énergiques furent faits pour obtenir le concours des gouvernements européens d’une part et pour acheter des voix en faveur de Louis XVI d’autre part. Talon déposera, en 1803, devant la justice du Consulat, que Danton avait accepté de faire sauver par un décret de déportation la totalité de la famille royale. — Mais, dit-il, les puissances étrangères, à l’exception de l’Espagne, se refusèrent aux sacrifices pécuniaires demandés par Danton. Les menaces de l’étranger ou les intrigues de la corruption ne réussirent pas à entraîner la majorité de l’Assemblée. Robespierre, dans un admirable discours prononcé le 28 décembre, développa les périls que ferait courir au pays l’appel au peuple. Quoi ! C’était en pleine guerre, quand les royalistes déjà se ressaisissaient et complotaient dans l’Ouest, qu’on prétendait consulter les assemblées primaires ! Mais qui se rendrait à ces assemblées ? Pas les travailleurs, à coup sûr, absorbés par leur besogne journalière et incapables encore de suivre des débats longs et compliqués. Et pendant que les Français discuteraient et se querelleraient d’un bout du territoire à l’autre, les ennemis avanceront ! Et, comme si Robespierre avait pénétré les tentatives de corruption ébauchées dans l’ombre, il dénonçait les fripons qui s’agitaient et prononçait le mot fameux : La vertu fut toujours en minorité sur la terre. Quant à l’argument tiré de la situation diplomatique, il répondit que plus la Révolution semblerait avoir peur, plus elle serait menacée et attaquée : La victoire décidera si vous êtes des rebelles ou des bienfaiteurs de l’humanité et c’est la grandeur de votre caractère qui décidera de la victoire ! La Montagne ne se borna pas à réfuter à la tribune la thèse de l’appel au peuple. Pour ruiner l’autorité des Girondins auprès des députés indépendants elle révéla, ce qu’on ignorait encore, la compromission de trois de leurs chefs, Guadet, Gensonné et Vergniaud avec la Cour, à la veille même du 10 août. La révélation fut faite à la tribune, le 3 janvier, par le député Gasparin, ami du peintre Boze, qui avait servi d’intermédiaire entre les Girondins et le valet de chambre du roi Thierry. Boze appelé à la barre confirma le récit de Gasparin. Le lendemain, 4 janvier, Barère, qui voulait peut-être effacer les soupçons que les pièces de l’armoire de fer avaient suscités contre lui, porta à l’appel au peuple le dernier coup par une critique d’autant plus redoutable qu’elle venait d’un homme qui se défendait d’être Montagnard et qui exprimait de sa voix douce le regret d’être pour une fois d’accord avec Marat. On peut, dit-il, soumettre à la ratification du peuple une loi, mais le procès du roi n’est pas une loi... Le procès est en réalité un acte de salut public ou une mesure de sûreté générale, mais un acte de salut public n’est pas soumis à la ratification du peuple. Le scrutin commença le 14 janvier, scrutin interminable, puisqu’il se faisait par appel nominal et que chaque député avait toute latitude pour développer les raisons de son vote. Sur la culpabilité le vote fut unanime (sauf quelques abstentions). Sur l’appel au peuple, les Girondins furent battus par 424 voix contre 287. Plusieurs dissidents de leur parti, Carra, Boyer-Fonfrède, Condorcet, Daunou, Debry, Ducos, La Révellière, Mercier, Paine, avaient voté avec la Montagne. Les partisans de l’appel au peuple se recrutaient surtout dans les départements de l’Ouest. Dans le scrutin décisif sur la peine, 361 députés votèrent pour la mort sans réserve et 26 votèrent également pour la mort, mais en posant la question de savoir s’il n’y avait pas lieu d’examiner l’octroi d’un sursis, 334 voix se prononcèrent pour les fers, la détention ou la mort conditionnelle. La majorité absolue était de 361. On demanda aux 26 députés qui avaient exprimé le désir que la question du sursis fût examinée s’ils faisaient dépendre de l’examen de ce sursis leur vote de mort. Le député Mailhe, qui avait eu le premier l’idée de cette réserve, répéta textuellement ses paroles. Les autres déclarèrent que leur vote pour la mort était indépendant de leur demande de sursis. Les votes pour la mort furent ainsi portés à 387. On soupçonna que Mailhe avait reçu du ministre d’Espagne Ocariz une somme de 30.000 francs pour son amendement et qu’il s’était réservé intérieurement d’interpréter sa pensée selon la façon dont tournerait le scrutin. Parmi les Girondins, Vergniaud, Guadet, Buzot, Petion votèrent comme Mailhe ; Ducos, Boyer-Fonfrède, Carra, Lasource, Debry, Isnard, La Révellière votèrent la mort pure et simple. Buzot, Condorcet, Brissot, Barbaroux proposèrent de surseoir à l’exécution du jugement, en raison de la situation extérieure. Barère leur répondit que le sursis rouvrait la question de l’appel au peuple, qu’il mettait la Révolution en état de faiblesse devant l’étranger, qu’il prolongeait les dissensions à l’intérieur et le sursis fut rejeté par 380 voix contre 310. Dans leur colère, les Girondins firent voter, le 20 janvier, sur la motion de Guadet, des poursuites contre les auteurs des massacres de septembre. Mais le décret fut rapporté dès le lendemain, sous le coup de l’émotion provoquée par l’assassinat du conventionnel Le Pelletier de Saint-Fargeau par le garde du corps Pâris. L’assassinat de Le Pelletier précédant d’un jour le supplice du roi calma les obscures inquiétudes que pouvaient avoir conçues les régicides timides. Il constituait une tragique réponse aux calomnies des Girondins qui, depuis trois mois, traitaient les Montagnards d’assassins. Ce sont ces assassins qu’on égorge, écrivait Saint-André. Ils firent au martyr de la liberté de grandioses funérailles. Bientôt son buste ornera leurs salles de réunions et leurs fêtes civiques. A part l’assassinat de Le Pelletier, acte de désespoir impuissant, les royalistes n’avaient rien fait de sérieux pour sauver Louis XVI. Des brochures, des pièces de circonstance, des attentats contre les arbres de la liberté, un mystérieux complot du baron de Batz pour délivrer le roi le jour où il fut conduit à l’échafaud, un complot plus réel organisé en Bretagne depuis plusieurs mois par l’aventureux marquis de la Rouarie qui mourut avant d’avoir mis ses projets à exécution, de vagues intrigues enfin de Dumouriez qui séjourna à Paris du 1er au 24 janvier, et ce fut tout. L’assassinat de Le Pelletier et le supplice de Louis XVI commençaient une période nouvelle dans l’histoire de la Convention. Le règne des fripons politiques est fini, écrivait Le Bas à son père, le jour même du 21 janvier. Et le même, expliquant sa pensée, ajoutait le 19 février : Pour moi, je crois que cet acte (le supplice du roi) a sauvé la République et nous répond de l’énergie de la Convention... Tous les représentants qui ont voté la mort ont maintenant un intérêt personnel à empêcher à tout prix une restauration qui leur ferait expier chèrement leur vote. Ils se lancent dans la lutte contre l’Europe monarchique avec une énergie redoublée. C’est maintenant, avait dit Le Bas, le 21 janvier, que les représentants vont déployer un grand caractère, il faut vaincre ou mourir ; tous les patriotes en sentent la nécessité. Et le même avait écrit la veille : Nous voilà lancés, les chemins sont rompus derrière nous, il faut aller de l’avant, bon gré, mal gré, et c’est à présent surtout qu’on peut dire : vivre libre ou mourir. La mort de Louis XVI enfin atteignit la royauté elle-même dans son prestige traditionnel et mystique. Les Bourbons pourront revenir. Ils ne seront plus environnés dans le cœur des peuples de l’auréole divine. |