Si la Législative et la Commune révolutionnaire s’entendaient assez facilement sur la question religieuse, sur toutes les autres questions elles entraient en opposition, sourde ou ouverte. La Commune considérait la chute du trône comme un acte définitif impliquant la République. L’Assemblée évitait de se prononcer et ajournait la solution. Pour empêcher la royauté de renaître, la Commune s’efforçait d’écarter des urnes tous ceux qu’elle suspectait de regretter Louis XVI. Le 11 août, elle décidait de faire imprimer la liste des électeurs parisiens qui, l’année précédente, s’étaient réunis au club de la Sainte-Chapelle pour préparer les élections à la Législative. Elle supprimait le lendemain tous les journaux royalistes et distribuait leurs presses aux journaux patriotes, sans que l’Assemblée osât protester contre ce coup de force, dont les conséquences furent graves. Le royalisme, privé d’organes, ne pourra plus se faire entendre à la France au moment même où allait s’ouvrir la campagne électorale. Le 13 août, la Commune data ses actes de l’an 1er de l’égalité, voulant signifier par là qu’une ère nouvelle commençait. L’Assemblée ne suivait qu’à petits pas. Le 11 août, un de ses membres, Sers, protestait contre la démolition des statues des rois qu’on abattait dans Paris et dans toutes les grandes villes. Il n’invoquait, il est vrai, que la crainte des accidents pour venir au secours des augustes effigies en péril. Mais un autre député, Marans, versait une larme sur la statue de Henri IV. En vain ! car Thuriot fit décréter que tous ces bronzes seraient convertis en monnaie ou en canons. Deux jours plus tard, Robespierre venait demander l’érection, sur l’emplacement de la statue de Louis XV, d’un monument aux morts du 10 août. La Commune allait de l’avant. Le 14 août, elle députait à l’Assemblée pour lui demander de rayer le nom du roi de la liste des fonctionnaires publics, et le lendemain Gensonné faisait décréter que les jugements et les lois seraient rendus désormais au nom de la nation. Ducos faisait recouvrir par la déclaration des droits de l’homme l’effigie scandaleuse de Louis XVI qui ornait encore la salle des séances. La Commune décidait d’instituer pour les élections le vote par appel nominal et à haute voix et l’Assemblée laissait faire. Robespierre protestait dans sa section contre le maintien du scrutin à deux degrés et la Commune s’empressait de corriger la loi en arrêtant, sous sa dictée, que les choix de l’assemblée électorale seraient soumis à la ratification des assemblées primaires. Le 17 août, la Commune décidait de livrer à la publicité la liste des signataires des pétitions royalistes des 8.000 et 20.000, postérieures au 20 juin. Le 22 août, elle invitait les ministres à remplacer le Monsieur par le Citoyen. Les démocrates de la Commune et des Jacobins réclamaient pour le peuple le droit de sanctionner la Constitution et les lois et de révoquer les députés, c’est-à-dire qu’ils voulaient appliquer à la lettre les préceptes du Contrat social en instituant le référendum et le mandat impératif. Le mouvement républicain se propageait rapidement en province. Dans les Vosges, les volontaires, en apprenant la suspension de Louis XVI, criaient : Vive la Nation sans Roi ! Les juges de La Rochelle terminaient leurs félicitations à l’Assemblée par ce vœu : La nation souveraine et rien de plus ! Les Jacobins de Strasbourg s’écriaient : Vive l’Égalité et point de roi ! Les Jacobins de Paris, dans leur circulaire électorale, prônaient hautement la république. Il devenait évident que le maintien de la forme monarchique se heurtait à un fort courant contraire. Les députés s’inclinèrent. Cambon prononça le 22 août : Le peuple ne veut plus de royauté, endons-en le retour impossible. Carra, pour montrer qu’il ne songeait plus à Brunswick, conseilla à ses lecteurs d’exiger des futurs députés le serment de ne jamais proposer ni roi ni royauté, sous peine d’être enterrés tout vifs dans leurs départements, à leur retour (1er septembre). Condorcet, à son tour, se proclama républicain, le 3 septembre, en expliquant qu’un changement de dynastie serait une folie. Le lendemain, 4 septembre, émus par la calomnie atroce qui les représentait comme méditant l’accession au trône du duc de Brunswick ou du duc d’York, les députés firent le serment de combattre de toutes leurs forces les rois et la royauté et ils adressèrent à la nation, mais à titre individuel, une proclamation républicaine. Il est difficile de savoir jusqu’à quel point ces manifestations tardives étaient sincères. Le même Chabot qui, le 3 septembre, traitait de calomnie atroce le prétendu projet de couronner un prince étranger, avait donné aux fédérés, du haut de la tribune des Jacobins, le 20 août, le conseil de rester à Paris, pour inspecter la Convention, l’empêcher de rétablir la royauté et de quitter Paris. Et le même Chabot, quelques jours plus tard, donnera sa voix dans l’Assemblée électorale de Paris au duc d’Orléans qui sera nommé député à la Convention en queue de liste malgré l’opposition de Robespierre. Danton et ses amis votèrent avec Chabot pour le duc d’Orléans. Celui-ci ambitionnait-il autre chose qu’un mandat législatif ? Sa correspondance prouve qu’il chercha à faire nommer à la Convention son fils aîné, le duc de Chartres, le futur Louis-Philippe, bien qu’il n’eût pas encore l’âge légal. Mais finalement le duc de Chartres n’osa pas et son père se mit sur les rangs. Avant de solliciter les suffrages des électeurs parisiens, il adressa une requête à la Commune pour la prier de lui donner un nouveau nom, et la Commune, par un arrêté formel, lui attribua celui d’Égalité, qu’il accepta avec une reconnaissance extrême (14 septembre). Les contemporains ont cru que Danton, peu capable de s’échauffer pour la métaphysique politique, était secrètement gagné à la maison d’Orléans. On a exhumé naguère des notes manuscrites où le roi Louis-Philippe a raconté qu’après Valmy Danton lui offrit sa protection et lui conseilla de se populariser à l’armée : Cela est essentiel pour vous, pour les vôtres, même pour nous et surtout pour votre père. Danton finit ainsi l’entretien : Vous avez de grandes chances de régner. La république ne lui apparaissait donc que comme une solution provisoire. Pour l’instant la royauté fut condamnée. Les Girondins, sentant Paris et certaines grandes villes leur échapper, s’efforcèrent de s’assurer le vote des campagnes. Dès le 14 août, l’un d’eux, François (de Neufchâteau), avait fait décréter par l’Assemblée le partage des biens communaux entre tous les citoyens et la division des biens des émigrés en petites parcelles qui seraient payées en quinze annuités afin que les pauvres pussent les acquérir facilement. Le 16 août, toutes les poursuites pour cause de ci-devant droits féodaux furent suspendues. Le 25 août enfin, l’Assemblée supprima sans indemnité tous les droits féodaux dont les propriétaires ne pourraient pas exhiber le titre primitif. La chute de la féodalité accompagnait la chute du trône. Le paysan ne regretterait plus le roi. Les assemblées électorales, qui se réunirent le 2 septembre, siégèrent plusieurs jours et même parfois plusieurs semaines. Malgré l’octroi du droit de vote aux citoyens passifs, l’empressement à se rendre aux urnes fut très faible. Les pauvres n’aimaient pas perdre leurs journées à des opérations fatigantes pour lesquelles ils étaient mal préparés. Les royalistes, les Feuillants, les aristocrates, les timides s’abstinrent par prudence ou par scrupule. On n’était admis à voter qu’après avoir prêté le serment d’être fidèle à la liberté et à l’égalité. Dans l’Oise il y eut moins de votants aux assemblées primaires de 1792 qu’à celles de 1791 ou de 1790. Dans une dizaine de départements au moins, dans les Bouches-du-Rhône, le Cantal, la Charente, la Corrèze, la Drôme, l’Hérault, le Lot, le Gers, l’Oise, les Hautes-Pyrénées, la Seine-et-Marne, on imita Paris, on procéda au vote par appel nominal et à haute voix. Il en fut de même dans les assemblées primaires du Mans. Souvent enfin, les assemblées électorales s’épurèrent elles-mêmes en expulsant de leur sein les citoyens suspects d’opinions anticiviques. La prédominance des bourgeois et propriétaires s’affirma partout presque sans conteste. Sauf à Paris et dans quelques autres villes, les artisans et ouvriers s’effacèrent quand ils ne se laissèrent pas docilement conduire au scrutin. A Quingey, dans le Doubs, le maître de forges Louvot s’empara du bureau de l’assemblée primaire avec ses ouvriers qu’il avait amenés en troupe derrière un joueur de clarinette. Il chassa de la salle de vote les opposants et se fit nommer électeur. Le cas ne dut pas être isolé. Les députés à la Convention furent élus par une minorité résolue. La plupart appartiennent à la bourgeoisie dont les intérêts sont liés à ceux de la Révolution. Il y aurait lieu de rechercher dans quelle proportion les acquéreurs de biens nationaux figurèrent parmi les électeurs. Cette recherche n’a pas été faite. Sur les 750 députés on compta en tout et pour tout deux ouvriers, l’armurier Noël Pointe, élu du Rhône-et-Loire, et le cardeur de laine Armonville, élu de la Marne. Sauf à Paris, où toute la représentation appartient au parti de la Commune, Robespierre nommé en tête, les élections ne furent pas influencées pour ainsi dire par l’antagonisme encore mal connu de la Législative et de la Commune, de la Gironde et de la Montagne. Dans les départements, les révolutionnaires, qui se sentaient peu nombreux, songeaient moins à se diviser qu’à s’unir. Le futur Girondin Buzot était élu dans l’Eure en même temps que les futurs Montagnards Robert et Thomas Lindet, avec lesquels il vivait alors en parfaite intelligence. Les électeurs se préoccupèrent avant tout de choisir des hommes capables de défendre la Révolution contre ses ennemis du dehors et du dedans. La monarchie ne trouva point de défenseurs. Comme les Girondins étaient plus connus, comme ils possédaient la presse et la tribune de la Législative, comme ils étaient encore en force aux Jacobins, ils furent élus en grand nombre. Brissot chanta victoire dans son numéro du 10 septembre. Mais les électeurs n’avaient pas émis un vote de parti. Ils n’avaient pas donné à leurs élus le mandat de venger les blessures que la Commune du 10 août avait faites à leur orgueil. Les Girondins hélas ! ne furent pas capables de faire le sacrifice de leurs rancunes. Petion avait été cruellement atteint dans sa vanité par l’échec qu’il avait éprouvé à l’assemblée électorale de Paris qui lui avait préféré Robespierre. Mme Roland, qui dirigeait son vieux mari, souffrait de la place prépondérante que Danton avait prise au Conseil exécutif. Brissot, Carra, Louvet, Guadet, Gensonné, Condorcet, tous les chefs du parti détestaient en Robespierre l’homme qui s’était mis en travers de leur politique belliqueuse, l’homme qui avait dénoncé leurs hésitations et leurs manœuvres avant et après l’insurrection, l’homme qui leur avait prêté le dessein de pactiser avec la Cour et avec l’ennemi, l’homme qui inspirait l’insolente Commune usurpatrice ; ils avaient leur revanche à prendre. Les lettres intimes de Mme Roland révèlent toute la profondeur de sa haine et de sa peur. Elle était convaincue que le vol des diamants de la couronne, opéré en réalité par des cambrioleurs de profession, au Garde-Meuble, était dû à Danton et à Fabre d’Eglantine. Elle méprisait et haïssait Danton qui pourtant venait de faire révoquer le mandat d’arrêt lancé par la Commune contre son mari. Elle ne voyait le salut que dans la formation d’une garde départementale qui tiendrait garnison dans Paris et protégerait l’Assemblée : Nous ne sommes point sauvés, écrivait-elle à Bancal, et si les départements n’envoient une garde à l’Assemblée et au Conseil, vous perdez l’une et l’autre. Travaillez donc rapidement à nous l’envoyer, sous le prétexte des ennemis extérieurs, au-devant desquels on fait aller les Parisiens capables de défense, et pour que toute la France concoure à la conservation des deux pouvoirs qui lui appartiennent et qui lui sont chers. On saisit ici, à son origine, la funeste politique qui, en dressant les départements contre Paris, devait aboutir quelques mois plus tard à l’agitation fédéraliste et à la guerre civile. Mme Roland malheureusement fut écoutée, surtout de ceux qui, pris de peur après la prise de Longwy, avaient projeté le transfert des pouvoirs publics dans les départements du Centre et du Midi. Dès le 4 septembre, Cambon, qui marche alors avec les Girondins et qui ne cessera jamais de se défier de la Commune, même quand il se ralliera à la Montagne, menaçait Paris de la vengeance des Méridionaux : Si ces méprisables calomniateurs devenaient, par notre aveuglement et notre faiblesse, des dominateurs féroces, croyez-le, Messieurs, les citoyens généreux du Midi qui ont juré de maintenir la liberté et l’égalité dans leur pays viendraient au secours de la capitale opprimée [vifs applaudissements]... Si, par malheur, une fois la liberté vaincue, ils étaient forcés de rétrograder, sans pouvoir porter contre les nouveaux tyrans la haine, la soif de la vengeance et la mort, je n’ai pas de doute qu’ils n’ouvrissent dans leurs foyers impénétrables un asile sacré aux malheureux qui pourraient échapper à la hache des Sylla français. Ainsi, pour Cambon, si le secours départemental qu’il appelait restait insuffisant, on reprendrait le projet de république du Midi déjà médité en secret les jours précédents dans les conciliabules de Kersaint et de Roland. Et Cambon justifiait ses menaces par les bruits de dictature qu’il recueillait : accusations meurtrières qui feraient leur chemin ! Le projet de sécession porté à la tribune par les paroles véhémentes de Cambon avait une telle consistance qu’il effraya jusqu’à Anacharsis Cloots. Celui-ci n’hésita pas à le désavouer, quoiqu’il eût alors la Commune en horreur : Français, écrivait-il dans les Annales patriotiques du 10 septembre, ne songeons jamais à nous réfugier dans les montagnes méridionales, ce serait accélérer notre ruine, ce serait appeler le coup de pied de tous les tyrans de l’Europe et notamment du sultan de Madrid... Paris est la ville des Français ; la conquête du chef-lieu désorganiserait complètement le corps politique. Un tel article devait brouiller Cloots avec les Roland et bientôt avec les autres Girondins. Pour obtenir la garde départementale qui les tranquilliserait, les Roland mirent tout en œuvre pour affoler l’Assemblée à ses derniers instants. Ils excitèrent l’horreur contre la Commune qu’ils représentèrent comme une bande de sicaires et de bandits. Roland annonça à l’Assemblée, le 17 septembre, que le vol du Garde-Meuble tenait à une grande machination, et il dénonça sans transition l’assemblée électorale de Paris qui avait proposé la veille, à l’en croire, la loi agraire, c’est-à-dire le partage des terres. Il prétendit que les massacreurs n’étaient pas satisfaits et qu’ils allaient recommencer leurs exploits : Dans quelques affiches, on conseille au peuple de se lever encore, s’il n’a point perdu ses poignards ; je connais les auteurs de ces affiches et ceux qui les paient. Cette dernière insinuation visait certainement Danton qui était toujours le collègue de Roland au ministère. Et tout ce réquisitoire, construit sur des faits faux ou dénaturés, avait pour but d’amener cette conclusion : Il faut, Messieurs, que vous appeliez une garde nombreuse autour de vous, il faut qu’elle soit à votre réquisition. Tragique, Roland déclarait qu’en attendant il bravait la mort. Il revint encore à la charge le lendemain. Ce fut un grand malheur que les chefs de la Gironde suivirent ce vieillard rogue, peureux et borné. Lasource, le 17 septembre, renchérit sur ses sombres prophéties dans un rapport officiel présenté au nom de la commission des Douze. Il existe, dit-il, un projet pour empêcher la Convention de s’assembler... Je dénonce cet infâme projet... On se propose pour dernière ressource d’incendier ou de piller la ville de Paris afin que le camp ne puisse se former, et il peignit les révolutionnaires parisiens comme des alliés ou des agents de Brunswick. Vergniaud, d’ordinaire plus sensé, garantit l’exactitude du roman de Lasource. Il dénonça le Comité de surveillance de la Commune, défia les assassins et fit décréter que les membres de la Commune répondraient sur leur tête de la vie des prisonniers ! Puis Petion, à son tour, fit le procès des patriotes exagérés et perfides qui préparaient d’après lui de nouveaux massacres. Le lendemain, un nouveau décret, voté sur le rapport de Guadet, cassait, cette fois définitivement, la Commune révolutionnaire, ordonnait son renouvellement et rétablissait le maire Petion dans l’exercice de toutes les attributions que lui avait enlevées l’insurrection. Les mandats d’arrêt ne pourraient plus être délivrés désormais que par le maire et les administrateurs de police. Le tocsin et le canon d’alarme ne seraient plus mis en action que par l’ordre formel du corps législatif. Dans ce long duel de six semaines que s’étaient livré la Commune et l’Assemblée, celle-ci avait le dernier mot. Sa victoire finale ne s’explique pas seulement par le résultat des élections à la Convention qui avait réjoui, ranimé Mme Roland, elle s’explique surtout par la réaction de sensibilité qui s’était produite après les massacres dans la population parisienne elle-même et ensuite dans toute la France. Cette réaction, les Girondins, qui s’étaient tus pendant les massacres et qui d’ailleurs avaient amnistié quelques mois plus tôt les atrocités de la glacière d’Avignon, s’empressèrent de l’exciter et de l’exploiter avec art. Dès le 10 septembre, Brissot présente les massacres, dans son journal, comme l’effet d’un complot montagnard, et ce complot, d’après lui, a pour but final la loi agraire, c’est-à-dire le partage des terres et des fortunes. A sa voix et à l’exemple de Roland, les publicistes du parti, dont beaucoup, comme Louvet, sont subventionnés sur la caisse de propagande du ministère de l’Intérieur, sonnent contre les Montagnards le ralliement des propriétaires. La Gironde se donne dès lors comme le parti de l’ordre et de la conservation sociale. Elle prend déjà sous sa protection les anciens Feuillants. A Paris, la section des Lombards, qu’inspire Louvet, suivie des sections du Mail et du Marais, toutes trois composées de riches commerçants, se portèrent au secours des signataires des pétitions royalistes des 8.000 et 20.000 que la Commune avait traités en suspects et que l’Assemblée électorale avait exclus. La section des Lombards annonça, le 8 septembre, à l’Assemblée, qu’elle avait pris l’initiative de former entre tous les bons citoyens de toutes les sections une confédération sainte et conservatrice pour la sauvegarde des personnes et des propriétés. Sur la demande formelle des pétitionnaires, l’Assemblée décréta que les originaux des pétitions des 8.000 et des 20.000 seraient détruits. La réaction était si forte que la Commune elle-même jura, le 19 septembre, de défendre les propriétés. Les propriétés étaient-elles réellement menacées ? Les craintes des Girondins justifiées ? C’est le moment de jeter un coup d’œil sur la question économique et sociale telle qu’elle se posait alors. Avec la guerre, la situation des artisans et des ouvriers et en général des consommateurs avait empiré. Les industries de luxe chômaient. L’assignat perdait en août à Paris 41 % et à peu près autant à Marseille, Lille, Narbonne, Bordeaux. Les salaires n’avaient pas monté assez vite pour compenser la hausse des denrées. Malgré la belle apparence de la nouvelle récolte qui fut généralement plus abondante que celle de l’année 1791, les marchés étaient mal approvisionnés. Le grain se cachait, le pain était rare et très cher. Manœuvres des aristocrates, disaient les révolutionnaires ! Les fermiers préféraient garder leur blé que de l’échanger contre des assignats. Ils savaient qu’une forte armée prussienne s’avançait vers Paris. L’avenir leur paraissait peu sûr et ils se méfiaient, se réservaient. Ils pouvaient le faire plus facilement qu’autrefois, car la Révolution, en les débarrassant de la gabelle et des dîmes, leur avait permis de mettre de côté quelques économies. Ils n’étaient plus obligés de vendre à tout prix pour payer leurs impôts et leurs fermages. D’ailleurs, les propriétaires de leurs fermes, qui n’avaient aucune hâte de recevoir des assignats en paiement de leurs loyers, les priaient d’attendre, de ne pas se presser. Les achats immenses de la guerre et de la marine contribuaient encore à raréfier la denrée et à élever les cours. Le pain de troupe avait été jusque-là mélangé de blé et de seigle. Pour que les soldats se réjouissent, eux aussi, de la chute du trône, la Législative avait décrété, le 8 septembre, que le pain de munition serait de pur froment. D’où une consommation de blé accrue. La cherté de la vie augmentait juste au moment où le développement de la Révolution ouvrait au peuple de plus larges perspectives d’espérances. La Commune révolutionnaire représentait les intérêts des petites gens. Dès le 11 août, elle décida de solliciter de l’Assemblée des lois sévères contre les vendeurs d’argent. Elle réclama la suppression du décret de la Constituante qui autorisait la concurrence de l’assignat contre les espèces monnayées. La peine de mort, dit son procès-verbal, ne lui paraissait pas trop rigoureuse contre les hommes qui spéculent sur les calamités publiques. Mais l’Assemblée, où la richesse dominait, fit la sourde oreille. Une députation de citoyens qui renouvela, le 13 août, la demande de la Commune ne fut pas plus heureuse. Mais la Commune trouva le moyen de porter secours à la classe indigente en utilisant ses bras à remuer la terre des tranchées du camp sous Paris moyennant quarante-deux sous par jour. Les artisans s’employèrent aux travaux de la guerre. Les jeunes gens s’enrôlèrent dans les volontaires. Dans les autres villes, on n’eut pas toujours les mêmes ressources. A Tours, les fabriques de soieries ayant fermé, beaucoup d’ouvriers étaient tombés dans l’indigence. Ils s’agitèrent au début de septembre, réclamant la taxe du pain. Le 8 et le 9 septembre, ils assiégèrent le directoire du département et l’obligèrent à fixer le prix du pain à deux sous, c’est-à-dire à moitié du cours. Le directoire demanda son renouvellement au corps électoral et protesta contre la taxe qui était de nature, dit-il, à faire le vide dans les marchés. A Lyon, les troubles furent plus graves, trente mille canuts chômaient. Pour les tirer de la misère, un ami de Chalier, Dodieu, qui présidait la section de la Juiverie, proposa, vers la fin d’août, de procéder, à l’instar de Paris, disait-il, à la perquisition des grains et farines accaparés, de les vendre à un prix imposé, et, enfin, de nommer un tribunal spécial chargé de punir les accapareurs de toutes sortes. Son but était de pulvériser le sordide intérêt, la cupidité des accapareurs favorisée par la faiblesse ou la complicité morale des juges aristocrates. Le club central, apprenant que la Commune parisienne avait dressé la guillotine en permanence, réclama aux autorités la même mesure, afin d’en imposer aux agioteurs, aux boulangers qui font de mauvais pain ou qui menacent de quitter leur état. La municipalité se refusa d’abord aux demandes du club central. Mais un attroupement, dans la nuit du 25 au 26 août, s’empara de la machine et la monta sur la place des Terreaux, face à l’hôtel de ville. L’émeute envahit la prison. Dans la bagarre furent blessés grièvement deux prisonniers, un fabricant de faux assignats et un boulanger inculpé de malfaçon. L’idée prenait corps qu’il fallait instituer la terreur contre les accapareurs et se servir de la guillotine pour résoudre les difficultés économiques. En attendant, les Jacobins lyonnais recoururent à l’action directe. En septembre, l’un d’eux, le commissaire de police Bussat, qui deviendra juge au tribunal du district présidé par Chalier, rédigea un tarif de denrées et objets de consommation portant sur soixante articles. Les femmes s’attroupèrent menaçantes, et la municipalité ratifia le tarif qui fut exécuté pendant trois jours. Les campagnes étaient à peine moins troublées que les villes, car il s’y trouvait à cette époque un grand nombre de manouvriers réduits à acheter leur pain. Le 11 août 1792, d’importants convois de blé destinés au ravitaillement du Gard et de l’Hérault furent arrêtés par un attroupement populaire sur le canal du Midi, près de Carcassonne. Les gardes nationaux appelés par le département de l’Aude pour rétablir l’ordre firent cause commune avec les émeutiers. L’attroupement grandit les jours suivants, six mille hommes se réunirent au son du tocsin. Le 17 août, sur le bruit que les autorités avaient appelé des troupes de ligne, une colonne d’émeutiers marcha sur Carcassonne, s’empara des canons et des fusils emmagasinés dans la ville, égorgea le procureur général syndic Verdier et finalement débarqua les grains qui furent entreposés à Carcassonne. Pour rétablir l’ordre, il fallut envoyer quatre mille soldats. Vers le même temps, on fut obligé de déployer des forces importantes le long de la Seine pour empêcher les riverains de s’emparer des convois de blé qui remontaient du Havre ou de Rouen vers Paris. Les autorités locales débordées durent édicter un peu partout des mesures de réglementation analogues à celles de l’Ancien Régime. Ainsi, le département de la Haute-Garonne, par un arrêté du 14 août, ordonna aux municipalités de surveiller les accapareurs de grains, notamment ceux qui, n’ayant jamais fait jusqu’ici ce genre de commerce, se répandent dans les campagnes pour faire des achats de blé. C’était dire que le commerce du blé cessait d’être libre et qu’on ne pourrait plus l’exercer désormais qu’avec la permission et sous la surveillance des autorités. L’arrêté de la Haute-Garonne faisait un devoir à celles-ci de s’assurer de la personne des acheteurs non autorisés et de les traduire devant les tribunaux pour y être punis suivant la rigueur des lois, des lois qui n’existaient pas. Elles devaient encore arrêter les malintentionnés qui se glissent dans les marchés et y achètent secrètement les grains non pour leur provision mais pour les revendre et font ainsi renchérir les denrées. Le 14 septembre, le même département de la Haute-Garonne décida le cours forcé des billets de confiance. Ces exemples suffisent pour faire comprendre l’inquiétude qui s’empare des commerçants et des propriétaires devant les suites de la Révolution du 10 août. Ils sentaient monter autour d’eux la haine sourde des prolétaires. Puis on les mettait sans cesse à contribution. Les volontaires ne consentaient à s’enrôler que si on leur remettait au moment du départ une sorte de prime d’engagement dont les riches faisaient les frais. Ils exigeaient en outre pour leurs femmes et leurs enfants des secours en argent. Les municipalités se procuraient les sommes nécessaires par des collectes plus ou moins volontaires. On trouvait naturel que les riches qui ne partaient pas fussent tenus d’indemniser ceux qui se dévouaient pour défendre leurs biens. Mais les riches, la loi en main, estimaient qu’ils n’étaient pas tenus à ces contributions répétées qu’on leur infligeait. Pour protester et regimber, ils n’attendaient déjà qu’un signal et qu’un prétexte. Au moment de l’émotion provoquée par la nouvelle de la prise de Verdun, quand déjà les massacres des prisons commençaient, dans la nuit du 2 au 3 septembre, la Commune révolutionnaire, pour nourrir l’armée de volontaires qu’elle levait, avait décidé de demander à la Législative un décret qui obligerait les fermiers à battre leurs grains qu’on réquisitionnerait au besoin. Danton, selon son habitude, s’empara de l’idée émise par la Commune et le lendemain, 4 septembre, il fit signer à ses collègues du Conseil, à l’exception de Roland, une proclamation qui ordonnait des mesures extraordinaires pour contraindre les propriétaires à vendre leurs grains aux agents militaires et à leur fournir les charrois nécessaires par voie de réquisition. Les prix devaient être fixés par les corps administratifs. Ce n’était plus seulement la vente forcée, c’était la taxation. Peu après, la Législative était obligée, par ses décrets des 9 et 16 septembre, d’étendre au ravitaillement civil les principes déjà posés pour le ravitaillement militaire. Les municipalités furent autorisées à réquisitionner les ouvriers pour battre les grains, et cultiver les terres, les corps administratifs à approvisionner les marchés par le moyen de réquisitions adressées aux particuliers. Des recensements furent ordonnés. Les individus qui refusaient d’obéir aux réquisitions seraient passibles de la confiscation de leurs grains et d’une peine pouvant aller jusqu’à un an de gêne (travaux forcés). On n’osa pas cependant prescrire la taxation pour le ravitaillement civil. Ces lois ne faisaient guère que légaliser un état de fait, car beaucoup de municipalités et de corps administratifs avaient déjà prescrit de leur propre autorité les mesures qu’elles ordonnaient. Ainsi, dès le 3 septembre, le district de Chaumont avait invité toutes les communes de son ressort à faire battre le blé de la nouvelle récolte et à le conduire au marché. Les commissaires, que le Conseil exécutif avait décidé d’envoyer dans les départements pour accélérer les levées d’hommes, surveiller les suspects, imprimer l’élan à la défense nationale, partirent le 5 septembre en emportant la proclamation du 4 qui prescrivait la réquisition des subsistances. Leurs opérations n’allaient pas tarder à soulever de vives critiques. La plupart d’entre eux avaient été désignés par Danton et pris parmi les membres de la Commune. Le Conseil exécutif leur remit les pouvoirs les plus étendus. Ils reçurent le droit de faire auprès des municipalités, des districts et des départements, telles réquisitions qu’ils jugeront nécessaires pour le salut de la patrie, formule très élastique qui comportait toutes les initiatives. Dans l’Yonne, Chartrey et Michel crurent indispensable, d’après le mécontentement que leur avaient témoigné les habitants des districts de Sens, Villeneuve-sur-Yonne, Joigny et ceux d’Auxerre à l’égard des administrateurs du département de l’Yonne et de ses directoires de districts, de former une commission de surveillance de quinze membres qui fut chargée de prendre connaissance de toutes les opérations des administrateurs des districts du ressort, de recevoir les plaintes de toute nature des administrés et leurs réclamations contre les tribunaux et d’en tenir registre. Cette commission de surveillance extra-légale, dont les membres furent désignés par le club local, fut présidée par le négociant Villetard et installée, le 10 septembre, dans une des salles de l’administration départementale. Ses membres prêtèrent serment, entre les mains de Chartrey et Michel, de dénoncer, sous leur responsabilité respective, tous ceux qui entraveraient la chose publique. Ils prirent leur mission au sérieux et ils l’exerçaient encore à la fin du mois d’octobre, à la satisfaction, semble-t-il, des autorités elles-mêmes. J’ignore si des initiatives semblables furent prises par les commissaires qui opérèrent dans les autres départements. Mais certains de ceux-ci ne se résignèrent pas de bonne grâce à des mesures extraordinaires qu’ils considérèrent comme des empiétements intolérables et vexatoires. Le département de la Haute-Saône refusa de recevoir les commissaires Danjou et Martin, les fit mettre en arrestation et reconduire à Paris par la gendarmerie nationale de brigade en brigade. Ils n’avaient pourtant commis aucun abus de pouvoir, car le Conseil exécutif les fit remettre en liberté, le 5 octobre, et ordonna une enquête sur la conduite du département. Dans l’Eure, les commissaires Momoro et Dufour, pour justifier les réquisitions, distribuèrent une déclaration des droits de leur composition, où on lisait : 1° la nation reconnaît les propriétés industrielles ; elle en assure la garantie et l’inviolabilité ; 2° la nation assure également aux citoyens la garantie et l’inviolabilité de ce qu’on appelle faussement propriétés territoriales, jusqu’au moment où elle aura établi des lois sur cet objet. Cette menace de loi agraire, d’atteinte aux propriétés foncières provoqua contre les commissaires une sorte d’émeute. La municipalité de Bernay les fit arrêter le 8 septembre et les conduisit devant l’assemblée électorale de l’Eure, dont le président Buzot les remit en liberté après les avoir invités à se comporter avec circonspection et à se borner à l’objet de leur mission. Quelques jours plus tard, dans le Calvados, les commissaires Goubeau et Cellier étaient arrêtés par la municipalité de Lisieux qui leur reprochait d’avoir alarmé la population et commis des actes arbitraires. Le département du Finistère, enfin, fit arrêter Guermeur que le Conseil exécutif avait envoyé à Brest et à Lorient pour rechercher dans les arsenaux les armes destinées à l’armement des volontaires. Guermeur avait tenu des propos contre Roland, contre Guadet et contre Vergniaud, il avait fait l’éloge de Robespierre et distribué des pamphlets de Marat. Il fut privé de sa liberté pendant plusieurs mois. Il faudra un décret formel de la Convention, le 4 mars 1793, pour obliger les autorités du Finistère à le relâcher. Bien entendu, la Gironde exploita ces incidents pour alimenter sa campagne contre la Commune et contre la Montagne. Roland saisit l’occasion d’atteindre Danton derrière les malheureux commissaires. Il écrivit à l’Assemblée, le 13 septembre, pour se plaindre de leurs abus de pouvoir. Ils semaient l’inquiétude, ils avaient opéré une perquisition arbitraire à Ancy-le-Franc pour y découvrir de l’argenterie. Ils s’étaient présentés à l’assemblée électorale de Seine-et-Marne qui, sous leur impulsion, avait adopté le vote à haute voix, la nomination des curés par les communes et émis le vœu qu’il fût fondu une pièce de canon du calibre de la tête de Louis XVI afin qu’en cas d’invasion on pût envoyer aux ennemis la tête de ce traître. L’Assemblée s’était émue, et, le lendemain, Vergniaud avait fait voter un décret qui limitait les pouvoirs des commissaires aux seules opérations de recrutement, leur faisait défense de procéder à des réquisitions ou à des destitutions. On annulait les destitutions déjà prononcées par eux et on ordonnait aux autorités locales de les mettre en arrestation, en cas de désobéissance. Le 22 septembre, tous les commissaires furent rappelés par un arrêté du Conseil exécutif et Roland leur adressa, dans une circulaire, un blâme collectif pour avoir occasionné des troubles, exposé la sûreté des personnes et des biens. Avec un ensemble admirable, toute la presse girondine dénonçait les gens de la Commune et les Montagnards comme des anarchistes et des partisans de la loi agraire, Brissot, dans son journal, dès le 17 septembre, Carra, le 19, dans les Annales patriotiques. Tout homme qui parle de loi agraire, disait celui-ci, de partage des terres est un franc aristocrate, un ennemi public, un scélérat à exterminer. Et Carra faisait observer qu’une telle prédication, en épouvantant les propriétaires, empêcherait la vente des biens des émigrés. Keralio, dans la Chronique du 22, dénonçait avec violence Momoro et ses émules qui veulent dégrader les hommes en les abaissant à l’état de brutes et rendre la terre commune entre eux. Clootz, le banquier cosmopolite, lançait aux perturbateurs une mercuriale bien sentie : Des hommes absurdes ou perfides se plaisent à répandre la terreur dans l’âme des propriétaires. On voudrait semer la zizanie entre les Français qui vivent du produit de leurs terres et les Français qui vivent du produit de leur industrie. Ce projet de désorganisation sort de la boutique de Coblentz. Brissot dira plus nettement que les désorganisateurs étaient les agents des Prussiens. Exagérées, affectées ou sincères, les alarmes des Girondins reposaient cependant sur quelques faits précis. Rien ne prouve que les commissaires du Conseil exécutif aient imité Momoro et distingué, à son exemple, les propriétés industrielles et les propriétés territoriales pour faire retomber sur celles-ci une menace d’ailleurs vague et lointaine. Mais, qu’il y ait eu, çà et là, des révolutionnaires qui demandaient un supplément de révolution sociale et qui, pour mettre fin à la crise économique, proposaient des mesures à caractère plus ou moins communiste, des restrictions plus ou moins étendues au droit de propriété, cela n’est guère douteux. Le curé de Mauchamp, Pierre Dolivier, après les graves émeutes de la Beauce au printemps de 1792, dans une pétition à l’Assemblée où il réclamait l’amnistie pour les paysans arrêtés à l’occasion du meurtre du maire d’Etampes, Simoneau, s’était risqué à opposer le droit naturel au droit de propriété, la justice primitive à la justice légale. Sans remonter aux véritables principes d’après lesquels la propriété peut et doit avoir lieu, il est certain que ceux que l’on appelle propriétaires ne le sont qu’à titre du bénéfice de la loi. La nation est seule véritablement propriétaire de son terrain. Or, en supposant que la nation ait pu et dû admettre le mode qui existe pour les propriétés particulières et pour leur transmission, a-t-elle pu le faire tellement qu’elle se soit dépouillée de son droit de suzeraineté sur les produits, et a-t-elle pu tellement accorder de droits aux propriétaires qu’elle n’en ait laissé aucun à ceux qui ne le sont point, pas même ceux de l’imprescriptible nature ? Mais il y aurait un autre raisonnement à faire bien plus concluant que tout cela. Pour l’établir, il faudrait examiner en soi-même ce qui peut constituer le droit réel de propriété, et ce n’est pas ici le lieu. Rousseau a dit quelque part que quiconque mange un pain qu’il n’a pas gagné le vole. On trouvera singulièrement hardi le langage du curé jacobin. On dira qu’il est socialiste. Mais ce socialisme-là ne puise pas seulement sa source dans l’extrême philosophie et le droit naturel, il est dans un sens très archaïque. Dolivier faisait-il autre chose que reprendre au profit de la nation le droit éminent que les anciens rois exerçaient sur toutes les terres de leur royaume ? La nation succédait à Louis XIV. Le socialisme de Dolivier n’avait d’ailleurs pour but que de justifier, en cas de disette seulement, le retour à la taxation et à la réglementation anciennes abolies par la Constituante. Il est moderne, si on veut, par son accent, il est très ancien dans sa forme juridique, dans son esprit évangélique, dans son objet comme dans ses moyens. Il est à remarquer que toutes les manifestations, plus ou moins socialistes, qui se font jour sont inspirées par la préoccupation de résoudre la crise des subsistances. A Lyon, un officier municipal du nom de Lange, que Michelet considère avec Babeuf comme un des précurseurs du socialisme moderne, avait proposé, dès l’été de 1792, tout un système de nationalisation générale des subsistances dans une brochure intitulée : Moyens simples et faciles de fixer l’abondance et le juste prix du pain. Lange posait en principe que le prix des denrées devait être réglé non sur les prétentions des propriétaires, mais sur les ressources des consommateurs. L’État achèterait toute la récolte aux cultivateurs moyennant un prix fixe qui les garantirait contre les fluctuations des cours. Une compagnie fermière, formée par actions au capital de 1 milliard 200 millions sous le contrôle de l’État et administrée par les récoltants et les consommateurs eux-mêmes qui posséderaient un certain nombre d’actions, emmagasinerait la moisson dans trente mille greniers d’abondance et fixerait le prix moyen du pain qui serait uniforme dans toute la France. Ce n’était pas une vue théorique, mais un système très étudié jusque dans les moindres détails. La compagnie serait en même temps une compagnie d’assurances contre la grêle, l’incendie, les dommages de toutes sortes. Lange avait déjà fait l’année précédente une profession de foi socialiste. C’étaient surtout des prêtres qui répandaient les idées subversives. A Paris, se révélait, dès l’été de 1792, l’abbé Jacques Roux, vicaire de Saint-Nicolas-des-Champs, qui prononçait, le 17 mai 1792, un discours très violent sur les moyens de sauver la France et la liberté : Demandez, disait-il, que la peine de mort soit prononcée contre les accapareurs de comestibles, contre ceux qui, par le commerce de l’argent, par la fabrication des pièces de monnaie au-dessous de leur valeur naturelle, discréditent nos assignats, portent les denrées à un prix excessif et nous font arriver, à grands pas, au port de la contre-Révolution. Il voulait des règlements sévères sur la police des denrées et qu’on établît des magasins publics où le prix des marchandises serait au concours. Pas de communisme chez lui, mais des menaces terroristes contre les abus de la propriété. Déjà les campagnes étaient atteintes par cette propagande. Dans le Cher, le curé d’Epineuil, Petitjean, disait à ses paroissiens, après le 10 août : Les biens vont être communs, il n’y aura qu’une cave, qu’un grenier où chacun prendra tout ce qui lui est nécessaire. Il conseillait de former des dépôts dans les caves ou les greniers où on puiserait en communauté, de telle façon qu’on n’aurait plus besoin d’argent. Moyen radical de remédier à la crise monétaire ! Il invitait encore ses paroissiens à consentir librement l’abandon de toutes leurs propriétés et le partage général de tous leurs biens. Il les exhortait enfin à ne plus payer leurs fermages. Sa propagande incendiaire lui valut d’être décrété d’arrestation le 23 septembre 1792 et condamné par contumace à six ans de gêne le 18 décembre 1792 par le tribunal criminel de son département. La peine fut réduite en appel à un an de prison. Un publiciste fameux mais fécond qui avait fondé, en 1790, le journal La Bouche de fer et qui réunissait à cette époque au Cercle social les Amis de la Vérité que prêchait l’abbé Fauchet, Nicolas de Bonneville, en rapport sans doute avec les francs-maçons illuminés d’Allemagne, réédita après le 10 août un livre singulier De l’esprit des religions, dont la première édition, parue au lendemain de Varennes, n’avait pas alors attiré l’attention, mais qui cette fois tombait dans une atmosphère préparée. On y trouvait exposée, au milieu d’un plan de cité future, la nécessité de la loi agraire, dans des passages d’allure sibylline, mais de signification très nette : Jehova ! Jehova ! Les hommes intègres te rendent un culte éternel. Ta loi est un culte éternel. Ta loi[1] est la terreur des superbes. Ton nom et le mot d’ordre et la Loi des Francs... Agraire ! On lisait encore dans le chapitre 39, D’un moyen d’exécution pour préparer le partage universel des terres : Le seul moyen possible d’arriver à la grande Communion sociale est de diviser les héritages territoriaux en parts égales et déterminées pour les enfants du défunt et d’appeler au partage du reste tous les autres parents. Fixez dès aujourd’hui l’héritage à cinq ou six arpents pour chaque enfant ou petit-enfant et que les autres parents se partagent également les restes de l’héritage. Vous serez encore bien loin de la justice et des aveux que vous avez faits sur les droits égaux et imprescriptibles de tous les hommes... La loi agraire, dont s’effrayaient les Girondins, n’était donc pas un mythe, un fantôme. D’obscurs révolutionnaires, prêtres pour la plupart, rêvaient bien d’une nouvelle révolution, plus profonde que celle qui avait été accomplie, et dont la classe des bourgeois et des propriétaires ferait les frais. Les contre-révolutionnaires alarmaient ceux-ci depuis longtemps déjà en leur représentant que la suppression du privilège de la fortune suivrait logiquement et fatalement la suppression du privilège de la naissance. Et les faits ne commençaient-ils pas à leur donner raison ? On avait supprimé sans indemnité les droits féodaux non fondés sur le titre primitif, et, au moment de la discussion, le 14 juin 1792, un député du nom de Chéron s’était avisé d’une manœuvre habile pour écarter la mesure qu’il redoutait : On ne peut se dissimuler, avait-il dit, que plusieurs propriétés foncières ont été usurpées. Je demande, comme extension du principe décrété, que toutes les propriétés foncières dont les titres primitifs ne pourront pas être reproduits, soient déclarées biens nationaux. L’argument avait porté et l’Assemblée n’avait statué qu’après le 10 août. Mais voilà que les riches sont accablés de contributions, que leur droit de propriété est limité par les réquisitions et les taxes, comment n’auraient-ils pas cru que la loi agraire était un péril sérieux, surtout quand les Girondins, qui passaient encore pour révolutionnaires, jetaient l’anathème aux communistes ? La crainte de la loi agraire agita en effet plusieurs départements. Dans le Lot, l’assemblée électorale lança un appel aux paysans pour les détourner de partager entre eux les domaines des émigrés. La Législative avait exigé de tous les fonctionnaires, de tous les magistrats, de tous les électeurs le serment d’être fidèles à la liberté et à l’égalité. Les administrateurs du département de la Marne exprimèrent la crainte qu’en prêtant serment à l’égalité, ils ne consentissent au partage égal des fortunes, ils ne jurassent, en un mot, ce que l’on appelait alors l’égalité de fait. Plusieurs assemblées électorales, comme celles de l’Eure, du Cantal, de l’Indre, protestèrent contre la prédication de la loi agraire et réclamèrent le maintien de la propriété. Le Montagnard Thomas Lindet, évêque de l’Eure, avait écrit à son frère Robert, le 20 août 1792 : La Révolution nous mène loin. Gare la loi agraire ! Accordons donc aux Girondins que leurs alarmes n’étaient pas tout à fait sans fondement. Mais demandons-nous s’ils étaient dans leur droit en confondant les Montagnards avec les communistes. Or, les communistes ne formaient pas un parti. C’étaient des individus isolés, sans lien les uns avec les autres. Le Lyonnais Lange était à peine connu, même à Lyon. La notoriété de Jacques Roux n’avait pas encore dépassé le sombre quartier des Gravilliers aux ruelles étroites. Quand il essaiera, après le 10 août, de se faire nommer député à la Convention, il recueillera tout juste deux voix et il dut se contenter d’une écharpe municipale. Dolivier, Petitjean étaient plus obscurs encore. Seuls Momoro et Bonneville avaient quelque réputation. Momoro était un des membres les plus influents du club des Cordeliers. Il siégera bientôt au nouveau directoire du département de Paris. Il sera plus tard un des chefs de l’hébertisme. Bonneville dirigeait un journal et une imprimerie. Mais, hardi la plume à la main, il était très timide dans l’action pratique. Toutes ses relations, toutes ses amitiés le liaient avec les Girondins. Il recevra des missions de Roland, se rangera parmi ses partisans et attaquera les Montagnards dans son Bulletin des Amis de la Vérité. Ce théoricien de la loi agraire n’inspirait aux Girondins que confiance et sympathie. Brissot, qui l’appelait son ami, l’avait recommandé aux électeurs pour une place de député à la Convention. La Commune avait juré de respecter les personnes et les propriétés. Rien ne permet de la solidariser avec Momoro. Quant aux chefs montagnards, si leurs sympathies, comme leurs intérêts, les portaient à satisfaire leur clientèle de sans-culottes, s’ils étaient prêts à adopter les mesures même les plus radicales pour atténuer la crise des subsistances et la cherté de la vie, rien ne prouve qu’ils nourrissaient des arrière-pensées communistes. Ils accepteront les réquisitions parce que la situation leur parut l’exiger, mais ils résisteront longtemps aux taxations que les agitateurs populaires réclamaient. Ils voulaient prendre des précautions contre les abus du droit de propriété, le subordonner à l’intérêt public, ils ne songeaient pas à le supprimer. Dès le mois de juillet 1792, Marat avait dénoncé la richesse, l’inégalité sociale comme la source de la servitude des prolétaires : Avant de songer à être libres, disait-il, il faut songer à vivre. Il s’était élevé avec indignation contre ces ploutocrates insolents qui dévoraient en un repas la subsistance de cent familles. Il règne dans tous ses écrits un accent sincère et attendri sur la misère des pauvres qu’il connaît bien. Il vitupère les accapareurs, il les menace de la justice populaire, mais on chercherait en vain sous sa plume ardente l’exposé d’un système social. Hébert, dont le Père Duchesne commence à se répandre, répète aux riches que sans les sans-culottes, sans les volontaires et les fédérés, ils seraient déjà tombés sous les coups des Prussiens. Il leur fait honte de leur avarice, mais il est, à cette date, aussi dépourvu que Marat de tout plan de réforme économique. Robespierre était depuis longtemps le chef incontesté du parti montagnard. Sous la Constituante il avait pris, à toute occasion, la défense des faibles et des déshérités. Il avait protesté le premier, avec une ardeur inlassable, contre le régime électoral censitaire qui s’était enfin écroulé sous ses coups redoublés ; il avait protesté contre la loi martiale, réclamé l’armement du peuple ; il s’était écrié à propos de la suppression du droit d’aînesse : Législateurs, vous n’avez rien fait pour la liberté, si vos lois ne tendent pas à diminuer, par des moyens doux et efficaces, l’extrême inégalité des fortunes ; il voulait limiter l’héritage, et un communiste aussi avéré que Babeuf mettait en lui son espoir — dans sa lettre à Coupé de l’Oise du 10 septembre 1791. C’est un fait significatif que Robespierre reproduisit en entier, dans son journal, le Défenseur de la Constitution, la pétition du curé de Mauchamp contre Simoneau et qu’il la fit suivre de commentaires sympathiques. Il se plaignit, à cette occasion, que les bénéficiaires de la Révolution méprisaient les pauvres. Il attaqua avec une froide violence l’oligarchie bourgeoise. Mais il répudia formellement le communisme. Il traita la loi agraire d’absurde épouvantail présenté à des hommes stupides par des hommes pervers, — comme si les défenseurs de la liberté étaient des insensés capables de concevoir un projet également dangereux, injuste et impraticable. Sur ce point Robespierre n’a jamais varié. Il a toujours considéré le communisme comme un rêve impossible et insensé. Il voulait mettre des bornes au droit de propriété, en prévenir les abus. Il ne songea jamais à le supprimer. Quant à Danton, à la première séance de la Convention, il se précipitera à la tribune pour désavouer les commissaires du Conseil exécutif, ces Momoro et ces Dufour qui avaient ameuté les propriétaires par leurs prédications subversives. Il n’y eut pas à la Convention un seul communiste déclaré. Est-ce à dire, comme on l’a assuré avec légèreté, qu’il n’y avait entre Girondins et Montagnards aucun désaccord de principe, que les uns et les autres n’étaient séparés que par des rivalités de personnes et par leur conception du rôle que la capitale devait jouer dans la direction des affaires publiques ? Rien ne serait plus inexact. Entre Girondins et Montagnards, le conflit est profond. C’est presque un conflit de classe. Les Girondins, comme l’a remarqué Daunou, comprenaient un grand nombre de propriétaires et de citoyens éclairés ; ils avaient le sentiment des hiérarchies sociales qu’ils voulaient conserver et fortifier. Ils éprouvaient un dégoût instinctif pour le peuple grossier et inculte. Ils considéraient le droit de propriété comme un absolu intangible. Ils croyaient le peuple incapable et ils réservaient à leur classe le monopole gouvernemental. Tout ce qui était de nature à entraver l’action de la bourgeoisie propriétaire leur paraissait un mal. Ils professaient avec Roland le libéralisme économique le plus entier. L’État le plus parfait était pour eux l’État le moins armé contre l’individu. Les Montagnards, au contraire, représentaient les petites gens, ceux qui souffraient de la crise de la guerre, ceux qui avaient renversé le trône, ceux qui s’étaient élevés au droit politique par l’insurrection. Moins férus de théories que les Girondins, plus réalistes parce que plus près des réalités, ils comprenaient que la situation terrible que la France traversait réclamait des remèdes extraordinaires. Au droit à la propriété ils opposaient facilement le droit à la vie, à l’intérêt individuel l’intérêt public. Ils ne comprenaient pas que, sous prétexte de respect des principes, on pût mettre en balance une classe et la patrie. Ils étaient prêts à recourir, au besoin, à des limitations de la liberté et de la propriété individuelles si l’intérêt supérieur des masses l’exigeait. Les Girondins ne détestaient pas seulement dans Paris la ville qui les avait défiés et répudiés, mais la ville qui, la première, avait fait cette politique de salut public, qui avait formulé et mis en œuvre les mesures dictatoriales dont leur classe devait faire les frais. Moins encore que la peur, c’était l’instinct de conservation qui les dressait contre les Montagnards. Cette opposition fondamentale des deux partis éclate dans les écrits que firent paraître simultanément, en octobre, Brissot d’une part, Robespierre de l’autre. Brissot écrivit dans son Appel à tous les républicains de France, au sujet de sa radiation des Jacobins : Les désorganisateurs sont ceux qui veulent tout niveler, les propriétés, l’aisance, le prix des denrées, les divers services à rendre à la société, etc., qui veulent que l’ouvrier du camp reçoive l’indemnité du législateur, qui veulent niveler même les talents, les connaissances, les vertus, parce qu’ils n’ont rien de tout cela ! Et Brissot, après avoir pris ainsi sous sa protection tous ceux qui avaient quelque chose à conserver, nommait, parmi les désorganisateurs, Marat, Chabot, Robespierre, Collot d’Herbois. Il ne désignait pas Danton. Robespierre, lui, dans le premier numéro de ses Lettres à ses commettants, développait nettement le programme diamétralement opposé : La royauté est anéantie, disait-il, la noblesse et le clergé ont disparu, le règne de l’égalité commence. Et il se livrait aussitôt à une vive attaque contre les faux patriotes qui ne voulaient constituer la république que pour eux-mêmes, — qui n’entendaient gouverner que dans l’intérêt des riches et des fonctionnaires publics. A ces faux patriotes il opposait les vrais patriotes qui chercheront à fonder la république sur les principes de l’égalité et de l’intérêt général. Observez, disait-il encore, ce penchant éternel à lier l’idée de sédition et de brigandage avec celle de peuple et de pauvreté. Personne ne pouvait s’y tromper. La rivalité de la Gironde et de la Montagne, née sur la question de la guerre, envenimée sur la question de la déchéance, n’était plus, depuis le 10 août, une rivalité purement politique. La lutte des classes s’ébauchait. Mais Baudot a bien vu que, pour beaucoup de Montagnards, dont il était, la politique de rapprochement et de collaboration avec les masses fut surtout une tactique imposée par les nécessités de la guerre. La plupart des Montagnards étaient, en effet, d’origine bourgeoise comme les Girondins. La politique de classe qu’ils inaugurent ne sortait pas pleinement des entrailles du peuple. Ce fut une politique de circonstance, une manière plébéienne, dit Karl Marx, d’en finir avec les rois, les prêtres, les nobles, avec tous les ennemis de la Révolution. Cela suffit à l’opposer radicalement à la politique girondine. |