LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE PREMIER. — LA FIN DE LA LÉGISLATIVE (10 août-20 septembre 1792)

 

CHAPITRE II. — SEPTEMBRE.

 

 

Le 2 septembre au matin arrive à Paris la nouvelle que Verdun est assiégé. Un volontaire du bataillon de Maine-et-Loire apporte le texte de la sommation adressée par Brunswick au commandant de la place, Beaurepaire. Le volontaire ajoute que Verdun, la dernière forteresse entre Paris et la frontière, ne pourra pas se défendre plus de deux jours. Un autre courrier annonce que les uhlans sont entrés à Clermont-en-Argonne sur la route de Châlons. Aussitôt la Commune lance une proclamation aux Parisiens : Aux armes, citoyens, aux armes, l’ennemi est à nos portes. Marchez à l’instant sous vos drapeaux, allons nous réunir au Champ-de-Mars ! Qu’une armée de soixante mille hommes se forme à l’instant ! Par ordre de la Commune, on tire le canon d’alarme, on bat la générale, on sonne le tocsin, on ferme les barrières, on réquisitionne tous les chevaux en état de servir à ceux qui partent pour la frontière, on appelle les hommes valides au Champ-de-Mars pour les former sur-le-champ en bataillons de marche. Les membres de la Commune se dispersent dans leurs sections respectives : Ils peindront avec énergie à leurs concitoyens, dit le procès-verbal, les dangers imminents de la patrie, les trahisons dont nous sommes environnés ou menacés, le territoire français envahi ; ils leur feront sentir que le retour à l’esclavage le plus ignominieux est le but de toutes les démarches de nos ennemis et que nous devons, plutôt que de le souffrir, nous ensevelir sous les ruines de notre patrie et ne livrer nos villes que lorsqu’elles ne seront plus qu’un monceau de cendres.

La Commune, tant décriée, avait une fois encore devancé l’Assemblée dans l’accomplissement du devoir patriotique. Quand sa députation parut à la barre vers midi pour rendre compte des mesures qu’elle avait prises, Vergniaud ne put s’empêcher de lui rendre un hommage solennel. Après un vif éloge des Parisiens, il jeta le mépris sur les lâches qui semaient l’alarme et il engagea tous les bons citoyens à se rendre au camp sous Paris pour achever par des corvées volontaires les fortifications commencées, car il n’est plus temps de discourir ; il faut piocher la fosse de nos ennemis, ou chaque pas qu’ils font en avant pioche la nôtre ! L’Assemblée entendit cet appel à l’union. Sur la proposition de Thuriot, elle vota un décret qui maintenait la Commune en fonctions tout en autorisant les sections à la renforcer par la nomination de nouveaux membres. On lut ensuite une lettre de Roland annonçant la découverte d’un complot royaliste dans le Morbihan.

Puis, Danton, qu’accompagnaient tous les ministres, se présentait à la tribune : Tout s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre. Une partie du peuple va se porter aux frontières, une autre va creuser des retranchements et la troisième avec des piques défendra l’intérieur des villes. Paris avait bien mérité de la France entière. Danton demandait à l’Assemblée de déléguer douze de ses membres pour concourir avec le Conseil exécutif à l’exécution des grandes mesures de salut public. Il fallait décréter que quiconque refuserait de servir de sa personne ou de remettre ses armes serait puni de mort. Danton terminait enfin sa courte et brûlante harangue par les phrases fameuses qui ont conservé sa mémoire : Le tocsin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme, c’est la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, Messieurs, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace et la France est sauvée ! Il se rassit au milieu d’une double salve d’applaudissements et toutes ses propositions furent adoptées sans débat.

Grâce à Vergniaud, à Thuriot et à Danton, l’union semblait rétablie devant le danger entre tous les pouvoirs révolutionnaires. Mais une sombre défiance subsistait au fond des cœurs. Au bruit du canon  d’alarme et du tocsin, la hantise des traîtres grandissait. On se croyait environné d’embûches. Le bruit se répandait comme une traînée de poudre que les suspects entassés dans les prisons complotaient de se révolter avec l’appui des complicités de l’extérieur. Les volontaires, qui s’enrôlaient au Champ-de-Mars, avaient lu sur les murs les placards affichés par Marat quelques jours auparavant pour leur conseiller de ne pas partir avant de s’être portés aux prisons et d’y avoir fait justice des ennemis du peuple. Ils avaient lu aussi les affiches encore toutes fraîches, où, sous le titre de Compte rendu au peuple souverain, Fabre d’Eglantine publiait les principales pièces du dossier des crimes de la cour et du roi. Ils avaient encore les nerfs ébranlés par les nombreuses cérémonies funèbres par lesquelles chaque section, puis la Commune tout entière, avaient célébré les morts du 10 août victimes de la déloyauté des Suisses. La dernière de ces cérémonies, qui s’était déroulée dans le cadre des Tuileries, sur les lieux mêmes du combat, datait de huit jours à peine et s’était accompagnée de discours violents terminés par des appels à la vengeance.

Cette vengeance, qu’on lui avait promise, le peuple parisien ne la voyait pas venir. Le tribunal extraordinaire, créé après tant d’hésitations et de mauvais vouloirs, ne fonctionnait qu’avec une grande lenteur. Il n’avait encore condamné à mort que trois agents de la cour, l’embaucheur Collenot d’Angremont, chez qui on avait trouvé des listes d’enrôlement de tape-durs royaux, l’intendant de la liste civile Laporte, payeur en chef des agents secrets, le journaliste de Rozoy, qui se réjouissait dans sa Gazette de Paris des succès de l’ennemi. Mais, après le 25 août, l’activité du tribunal s’était ralentie. Il avait acquitté, le 27 août, le policier Dossonville dont le nom s’était trouvé inscrit sur les listes de d’Angremont. Il avait acquitté encore, le 31 août, le gouverneur du château de Fontainebleau, Montmorin, dont une note suspecte avait été découverte dans les papiers des Tuileries. Ce dernier acquittement avait soulevé une tempête de protestations. La foule avait hué les juges, menacé de mort l’accusé qui n’avait pu être sauvé qu’à grand-peine. Danton, d’autorité, avait annulé le jugement, ordonné la réouverture des débats et révoqué le commissaire national Botot-Dumesnil, qu’il fit arrêter à son tour. J’ai lieu de croire, avait écrit rudement Danton à l’accusateur public Réal, que le peuple outragé, dont l’indignation est soutenue contre ceux qui ont attenté à la liberté et qui annonce un caractère digne enfin d’une éternelle liberté, ne sera plus réduit à se faire justice lui-même, mais l’obtiendra de ses représentants et de ses magistrats. Danton trouvait naturel que le peuple se fit justice lui-même , quand les magistrats et les jurés se refusaient à frapper légalement ses ennemis.

Le nouveau comité de surveillance de la Commune, où siégeait maintenant son ancien clerc Deforgues, s’occupait déjà de faire un tri parmi les prisonniers. Il relâchait les prévenus de petits délits, les pauvres débiteurs, les prisonniers pour rixes, etc. Enflammées par les harangues de leurs représentants à la Commune, les sections, en même temps qu’elles organisaient le recrutement, brandissaient la vengeance nationale contre les conspirateurs. Celle du faubourg Poissonnière délibérait que tous les prêtres et personnes suspectes enfermés dans les prisons seraient mis à mort, avant le départ des volontaires pour l’armée. Son sinistre arrêté était approuvé par les sections du Luxembourg, du Louvre et de la Fontaine-Montmorency.

L’action suivait. Dans l’après-midi, des prêtres réfractaires conduits à l’abbaye furent massacrés en route par leurs gardiens, des fédérés marseillais et bretons. Un seul d’entre eux fut sauvé, l’abbé Sicard, l’instituteur des sourds-muets, qu’un homme de la foule reconnut. Une bande, formée de boutiquiers et d’artisans, de fédérés et de gardes nationaux mêlés, se rendit aux Carmes où étaient enfermés de nombreux prêtres réfractaires. Ceux-ci furent immolés à coups de fusil, de pique, de sabre et de bâton. Puis, à la tombée de la nuit, ce fut le tour des prisonniers de l’abbaye. Ici le comité de surveillance de la Commune intervint : Mes camarades, il vous est ordonné de juger tous les prisonniers de l’Abbaye, sans distinction, à l’exception de l’abbé Lenfant que vous mettrez en lieu sûr. — Panis, Sergent. L’abbé Lenfant, ancien confesseur du roi, avait un frère qui siégeait au comité de surveillance. Un simulacre de tribunal, présidé par Stanislas Maillard, s’improvisa. Maillard, le registre d’écrou en main, interrogeait les prévenus et consultait ses assesseurs sur la peine. Élargissez ! prononçait Maillard en cas de condamnation et les victimes s’entassaient. Petion, qui se rendit à La Force, le 3 septembre, nous apprend que les hommes qui jugeaient et les hommes qui exécutaient avaient la même sécurité que si la loi les eût appelés à remplir ces fonctions. — Ils me vantaient, dit-il, leur justice, leur attention à distinguer les innocents des coupables, les services qu’ils avaient rendus.

La tuerie continua les jours suivants dans les autres prisons : à La Force à une heure du matin, à la Conciergerie dans la matinée du 3, à la tour Saint-Bernard, puis au Châtelet, à Saint-Firmin, à la Salpêtrière, le 4 septembre, enfin à Bicêtre. La griserie du meurtre était telle qu’on tuait indistinctement les prisonniers de droit commun et les prisonniers politiques, les enfants et les femmes. Certains cadavres, comme celui de la princesse de Lamballe, subirent d’affreuses mutilations. Le chiffre des morts, selon les estimations, varie de 1.100 à 1.400.

La population assistait indifférente ou satisfaite à ces scènes d’horreur. Mme Julien de la Drôme écrivait à son mari, le soir même du 2 septembre : Le peuple est levé, le peuple terrible dans sa fureur venge les crimes de trois ans des plus lâches trahisons ! La fureur martiale qui a saisi tous les Parisiens est un prodige. Des pères de famille, des bourgeois, des troupes, des sans-culottes, tout part. Le peuple a dit : Nous laissons dans nos foyers nos femmes, nos enfants au milieu de nos ennemis, purgeons la terre de la liberté. Les Autrichiens et les Prussiens seraient aux portes de Paris que je ne ferais point un pas en arrière. J’en crierais avec plus de sécurité : la victoire est à nous ! Qu’on juge par l’exaltation de cette bonne bourgeoise, disciple de Jean-Jacques, des sentiments des autres classes.

La fièvre patriotique, l’approche de l’ennemi, le son du tocsin endormaient les consciences. Pendant que les massacreurs se livraient à leur horrible besogne, les femmes passaient la nuit dans les églises à coudre des vêtements pour les volontaires, à faire de la charpie pour les blessés. C’était à la Commune et dans les sections un défilé ininterrompu de citoyens qui venaient offrir leurs bras ou leurs dons à la patrie. Plusieurs se chargeaient des enfants de ceux qui partaient. Les jeux de hasard étaient fermés par ordre de la mairie. On fondait le plomb des cercueils pour faire des balles. Tous les charrons étaient employés à fabriquer des affûts et des caissons. L’élan était magnifique. Le sublime côtoyait l’immonde.

Les autorités avaient laissé faire. Aux réquisitions que lui adressait la Commune, le commandant en chef de la garde nationale Santerre avait répondu qu’il ne pouvait faire fond sur l’obéissance de ses gardes nationaux. La Commune indemnisa les massacreurs de leurs journées perdues. L’Assemblée envoya sur le théâtre du meurtre des députations impuissantes. Le ministre de l’Intérieur Roland lui écrivit le 3 septembre : Hier fut un jour sur les événements duquel il faut jeter un voile. Je sais que le peuple, terrible en sa vengeance, y porte encore une sorte de justice ! Les journaux girondins — c’était alors presque toute la presse — firent au moment même l’apologie des massacres ou plaidèrent en leur faveur les circonstances atténuantes.

Quant au ministre de la Justice, Danton, il ne fit pas le moindre geste pour protéger les prisons. Au commis de Roland, Grandpré, qui lui demandait d’agir, il répondit, d’après Mme Roland : Je me fous bien des prisonniers, qu’ils deviennent ce qu’ils pourront ! Et quelques jours plus tard, quand Alquier, président du tribunal criminel de Seine-et-Oise, vint le trouver pour l’intéresser au sort des prisonniers de la Haute Cour d’Orléans que la bande de Fournier conduisait à Versailles pour les y massacrer, Danton lui dit en haussant les épaules : Ne vous mêlez pas de ces gens-là. Il pourrait en résulter pour vous de grands désagréments. On sait les propos qu’il tint au duc de Chartres, le futur Louis-Philippe, dans les premiers jours de la Convention : Au moment où toute la partie virile de la population se précipitait aux armées et nous laissait sans force dans Paris, les prisons regorgeaient d’un tas de conspirateurs et de misérables qui n’attendaient que l’approche de l’étranger pour nous massacrer nous-mêmes. Je n’ai fait que les prévenir. J’ai voulu que toute la jeunesse parisienne arrivât en Champagne couverte d’un sang qui m’assurât de sa fidélité. J’ai voulu mettre entre eux et les émigrés un fleuve de sang. Faut-il encore rappeler que le secrétaire de Danton, Fabre d’Églantine, fit hautement l’apologie des massacres et les présentait en exemple au reste de la France ? Depuis le 28 août, depuis le jour où Roland et les Girondins avaient proposé de quitter Paris, Danton s’était solidarisé hautement avec la Commune. Il en épousait les haines. Les massacres, dans sa pensée, n’avaient pas seulement pour but de faire trembler les complices de l’ennemi, mais aussi de faire réfléchir les Girondins. Les élections commençaient. L’occasion était bonne pour frapper des rivaux politiques. Le calcul de Danton fut celui de tout son parti.

Le jour même du 2 septembre, dans la séance du soir à la Commune, Billaud-Varenne et Robespierre dénoncèrent la conspiration en faveur de Brunswick qu’un parti puissant veut porter au trône des Français. Ils ne faisaient pas allusion seulement à la campagne équivoque de Carra, ils visaient aussi celle que l’abbé Danjou avait faite en plein club des Jacobins, au mois de mai, en faveur du duc d’York. Ils songeaient sans doute aux graves propos que Brissot lui-même aurait tenus au sein de la Commission des Douze et que rapporte Barère : Je vous ferai voir ce soir, avait dit Brissot à un de ses collègues, le 17 juillet précédent, dans une correspondance avec le cabinet de Saint-James, qu’il dépend de nous d’amalgamer notre Constitution avec celle de l’Angleterre en mettant le duc d’York roi constitutionnel à la place de Louis XVI. Le lendemain de l’attaque de Robespierre à la Commune, Brissot fut perquisitionné par ordre du Comité de surveillance et le surlendemain des mandats d’arrêt étaient signés contre Roland et contre huit députés girondins. Cette fois Danton estima qu’on allait trop loin. Il devait son portefeuille à Brissot et à Condorcet. Il se rendit à l’Hôtel de Ville et, après une explication fort vive avec Marat, il fit révoquer les mandats d’arrêt. Danton méprisait trop la vie humaine pour être avide de sang. Le coup frappé, le but atteint, il ouvrait son cœur à la pitié. Il facilita l’évasion d’Adrien Duport, de Talleyrand et de Charles Lameth, de plusieurs autres[1]. Il répugnait aux cruautés inutiles. S’il avait laissé frapper Roland et Brissot, il se serait rendu impossible au ministère et il ne voulait pas rompre encore avec l’Assemblée. Il lui suffisait de lui faire peur et il trouvait même une âpre satisfaction à jouer envers elle au protecteur.

Au moment même, la France révolutionnaire ne désavoua pas les massacres. Le même esprit, la même fièvre régnaient d’un bout à l’autre du territoire. Dans une circulaire fameuse qui fut envoyée aux départements sous le contreseing de Danton, le comité de surveillance de la Commune avait justifié son œuvre et l’avait proposée en exemple dès le 3 septembre : La Commune de Paris se hâte d’informer ses frères des départements qu’une partie des conspirateurs féroces détenus dans ses prisons a été mise à mort par le peuple ; actes de justice qui lui ont paru indispensables pour retenir par la terreur des légions de traîtres cachés dans ses murs, au moment où il allait marcher à l’ennemi ; et, sans doute, la nation entière, après la longue suite de trahisons qui l’ont conduite sur les bords de l’abîme, s’empressera d’adopter ce moyen si nécessaire de salut public...

Circulaire superflue. Les provinciaux n’avaient pas besoin qu’on leur proposât Paris en exemple. Ils l’avaient parfois devancé. Deux prêtres avaient été massacrés dans l’Orne le 19 août, un autre dans l’Aube le 21 août, un huissier à Lisieux le 23 août, etc. Partout où passaient les volontaires en marche vers la frontière, les aristocrates n’avaient qu’à bien se tenir. A Reims le 3 septembre, à Meaux le 4, dans l’Orne les 3 et 6, à Lyon le 9, à Caen le 7, à Vitteaux le 12, des officiers, des prêtres, des suspects de tout genre trouvèrent la mort jusque dans les prisons. A l’assemblée électorale des Bouches-du-Rhône, présidée par Barbaroux, la nouvelle des massacres de Paris fut vivement applaudie. Le patriotisme, dieu nouveau, réclamait des victimes humaines comme les dieux anciens.

Les suspects considérés comme les plus dangereux, ceux qui fournirent le plus de victimes, avaient été partout les prêtres réfractaires. Sur un seul point peut-être, l’accord des trois pouvoirs, Commune, Législative et Conseil exécutif, était complet, sur la nécessité de mettre le clergé réfractaire dans l’impossibilité de nuire à la défense révolutionnaire comme à la défense nationale.

La Constituante n’avait supprimé qu’une partie des maisons religieuses. Elle n’avait pas touché notamment à celles qui étaient vouées à la charité ou à l’enseignement. Un député déclara, le 31 juillet, que ces maisons étaient des bastilles monarchiques dont les prêtres réfractaires sont les guichetiers et, le 4 août, l’Assemblée décréta que les maisons appartenant aux ordres religieux déjà supprimés seraient toutes évacuées pour le 1er octobre et mises en vente. Il restait des congrégations dites séculières que la Constituante avait épargnées, associations dans lesquelles on ne prononçait pas de vœux solennels, comme l’Oratoire, qui dirigeait de nombreux collèges, les Lazaristes, les Sulpiciens, les Eudistes, ou congrégations laïques comme les frères des Écoles chrétiennes, ou congrégations féminines comme les Filles de la Sagesse, de la Providence, de la Croix, du Bon Pasteur, etc. Toutes furent supprimées, le 18 août, et leurs biens liquidés. On autorisa cependant les religieuses employées dans les hôpitaux à continuer leurs services à titre individuel.

Plus dangereux que les moines et les religieux paraissaient les prêtres réfractaires dont beaucoup s’étaient maintenus dans leurs anciennes paroisses. Au bruit même du canon du 10 août, l’Assemblée avait décrété que tous les décrets frappés du veto royal seraient immédiatement exécutoires. Le décret du 27 mai sur l’internement et la déportation des prêtres réfractaires perturbateurs fut donc mis en vigueur. Dès le 10 août au soir, la Commune adressa aux sections la liste des évêques et prêtres suspects. Ils furent sans délai enfermés à l’Abbaye, aux Carmes, au séminaire Saint-Magloire, proie future pour les septembriseurs. Mais le décret du 27 mai ne frappait que les prêtres anciens fonctionnaires publics, les seuls qui eussent été astreints au serment par la Constituante. Pour atteindre les autres, très nombreux, l’Assemblée les obligea, le 14 août, de jurer le serment de fidélité à la liberté et à l’égalité. Un certain nombre se soumirent afin de garder leurs pensions et de continuer l’exercice de leur culte. Le décret du 27 mai avait un autre défaut aux yeux des révolutionnaires. Il n’atteignait que les prêtres qui seraient l’objet d’une dénonciation signée de vingt citoyens actifs. Dans beaucoup de contrées, où la population tout entière était complice des réfractaires, la réunion de vingt signatures était chose impossible. Cambon et Lanjuinais réclamèrent, le 19 août, une nouvelle loi qui permettrait de frapper tous les réfractaires indistinctement et sommairement. Le girondin Larivière stimula, le 23 août, la commission extraordinaire chargée de préparer la loi nouvelle : Si vous ne pouvez pas supporter plus longtemps la vue des emblèmes de la tyrannie, je ne conçois pas comment vous supportez depuis si longtemps la vue des auteurs fanatiques de nos discordes intérieures, la vue des maux, des désastres que tous les jours ils occasionnent. Je demande qu’on fasse à l’instant un rapport sur le mode de leur déportation, car chaque instant de retard est un véritable assassinat. (Vifs applaudissements.) Les révolutionnaires avaient une raison grave d’en finir. Les élections à la Convention étaient imminentes. Les assemblées primaires devaient se réunir le 26 août et les assemblées électorales le 2 septembre. Il fallait se hâter d’expulser de France les prêtres réfractaires afin de les empêcher d’exercer une influence quelconque sur les choix qui allaient être faits. Marans, Delacroix, Cambon dirent crûment leurs craintes. Marans, le 24 août : Des curés aristocrates, d’abord dispersés par la crainte, osent déjà rentrer dans leur paroisse et travailler à nous donner de mauvais électeurs. Il faut que la déportation soit signifiée avant le 28. Delacroix : De peur que se glissant dans les assemblées du peuple ils ne portassent sur l’élection des députés à la Convention nationale leur influence pestilentielle... chassons, chassons les prêtres. Cambon, aux applaudissements frénétiques des tribunes, proposa de les déporter tous sur-le-champ à la Guyane, où l’agriculture, dit-il, manquait de bras. Delaunay l’appuya, mais sur l’observation de l’ancien pasteur protestant Lasource, soutenu par l’évêque Fauchet et par Vergniaud, que les expédier à la Guyane, c’était les vouer à une mort certaine, l’Assemblée laissa aux réfractaires le choix du pays où ils se rendraient. Le décret du 26 août leur donna quinze jours pour quitter la France. Le délai passé, ils seraient déportés à la Guyane. Cependant, les prêtres sexagénaires ou infirmes étaient exceptés formellement de la déportation et le décret ne s’appliquait pas non plus aux ecclésiastiques qui n’avaient pas été astreints au serment. Ceux-ci ne seraient déportés que s’ils étaient dénoncés par six citoyens domiciliés. Des milliers de prêtres (peut-être vingt-cinq mille) se mirent en route pour les pays étrangers où ils ne trouvèrent pas toujours un accueil cordial et empressé. En Espagne, notamment, ils furent presque traités en suspects. C’est en Angleterre qu’ils furent le mieux reçus.

Malgré l’importance de cette émigration forcée, l’Église romaine ne disparut pas entièrement. Les prêtres non astreints au serment, les réfractaires sexagénaires et infirmes étaient encore nombreux. L’évêque de Sarlat continua à vivre à Sarlat dont il fut même maire jusqu’au moment de la Terreur où il fut incarcéré. L’évêque de Riez se retira à Autun sa ville natale ; l’évêque de Marseille, de Belloy, dans un village des environs de Paris d’où il continua à administrer son ancien diocèse ; l’évêque d’Angers, Couet de Lorry, dans un village de Normandie ; l’évêque de Saint-Papoul, Maillé de La Tour Landry, à Paris où il fit des ordinations ; l’évêque de Senlis, à Crépy-en-Valois, etc. Il est vrai que la plupart de ces prélats et des prêtres réfractaires qui restèrent en France prêtèrent le serment de liberté et d’égalité, à la grande indignation de leurs confrères émigrés qui les considérèrent parfois comme des demi-schismatiques. Mais le pape n’osa pas les condamner.

La conséquence inévitable de la déportation des prêtres réfractaires fut la sécularisation de l’état civil que l’Assemblée vota dans sa dernière séance le 20 septembre 1792. Il y avait de nombreux départements, comme les Côtes-du-Nord, où les prêtres réfractaires étaient restés en fonctions dans leurs paroisses jusqu’au 10 août, parce qu’on manquait de prêtres constitutionnels. Ils tenaient dans ces paroisses les registres de l’état civil. Eux partis, il n’y avait personne pour les remplacer à la fois dans leurs fonctions civiles et dans leurs fonctions religieuses jusque-là confondues. On fut bien forcé de confier les registres aux municipalités. La mesure était depuis longtemps réclamée par les Feuillants ou monarchistes constitutionnels qui faisaient valoir la répugnance qu’éprouvaient les fidèles des prêtres romains à s’adresser pour le baptême, le mariage, les sépultures aux prêtres officiels considérés par eux comme schismatiques. Bien des familles préféraient priver leurs nouveau-nés d’état civil plutôt que de recourir aux intrus. Longtemps les révolutionnaires avaient résisté à la pression des réfractaires et des Feuillants de crainte d’affaiblir la position du clergé constitutionnel en lui enlevant le droit de constater les naissances, mariages et décès.

Mais, depuis que les prêtres réfractaires sont déportés en masse, les révolutionnaires n’ont plus à craindre, en votant la mesure réclamée, de grossir le troupeau des fidèles de la contre-Révolution. Ils laïcisent donc l’état civil parce qu’ils sont maintenant convaincus qu’ils peuvent le faire sans péril. Dans bien des endroits, ce sont les curés constitutionnels eux-mêmes qui seront transformés en officiers de l’état civil. Il n’en est pas moins vrai que cette séparation du sacrement et de l’acte civil était une nouveauté considérable grosse de conséquences pour l’avenir. L’État perdait de plus en plus son caractère religieux. La même loi qui sécularisait l’état civil autorisait le divorce, interdit par l’Église.

Les prêtres constitutionnels s’étaient sans doute réjouis d’être débarrassés de leurs rivaux, mais ceux d’entre eux qui savaient réfléchir n’étaient pas sans appréhension. Dès le 11 août, l’évêque de l’Eure Thomas Lindet écrivait à son frère : Bientôt vous ne voudrez plus ni rois ni prêtres. Comment la chute du roi terrestre n’ébranlerait-elle pas en effet le roi du ciel ? Le même Thomas Lindet expliquait ainsi sa pensée le 30 août : Les Parisiens finiront comme les Anglais par crier : Point d’évêques ! Le théisme et le protestantisme ont plus de liaisons avec le républicanisme. Le catholicisme a toujours été attaché à la monarchie et il a dans ce moment le malheur de coûter fort cher. Quelques semaines plus tard, l’évêque de l’Ardèche, Lafont de Savine, écrivait de même à Roland : Je crois devoir vous observer que la Constitution civile du clergé touche à sa fin. Il est évident par la conséquence nécessaire de ses principes que l’État va devenir tout à fait étranger aux choses de la religion, que le salaire attribué aux ministres catholiques ne sera regardé que comme une pension de retraite et une représentation des biens dont ils jouissaient ; que les lois de la tolérance universelle sont incompatibles avec la faveur d’une dépense publique accordée exclusivement à un seul culte ainsi qu’avec des dispositions hiérarchiques déterminées par les lois... Les deux évêques voyaient clair. Les jours du clergé constitutionnel étaient en effet comptés. La logique de ses principes comme la pression des faits entraînait la Révolution vers des solutions hardies devant lesquelles elle aurait reculé avec épouvante deux ans plus tôt.

L’Église constitutionnelle est traitée avec une désinvolture croissante. Ce n’est pas assez qu’elle soit obligée de mettre son influence spirituelle, ses sermons et ses bénédictions au service de l’État nouveau, elle doit encore lui faire le sacrifice de son superflu. Dès le 19 juillet, un décret rendu sur le rapport du comité des finances mit en vente les ci-devant palais épiscopaux et les jardins qui en dépendaient. Les évêques se logeront désormais à leurs frais, comme ils l’entendront, en chambre garnie. Une allocation spéciale d’un dixième de leur traitement y pourvoira. Un des considérants du décret dit que la somptuosité des palais épiscopaux est peu convenable à la simplicité de l’état ecclésiastique. On les dépouille et on leur fait la leçon.

Après le 10 août, ces tendances s’accentuent. Le 14 août, sur la proposition de Delacroix et de Thuriot, l’Assemblée décrète que tous les objets et monuments en bronze rappelant la féodalité et existant dans les églises seront convertis en canons. La Commune de Paris, dont l’exemple fut suivi par d’autres, donna la plus grande extension à ce décret et s’en servit pour dépouiller les lieux saints de la plupart de leurs ornements. Le 17 août, jalouse, dit son arrêté, de servir la chose publique par tous les moyens qui sont en sa puissance et considérant qu’on peut trouver de grandes ressources pour la défense de la patrie dans la foule de tous les simulacres qui ne doivent leur existence qu’à la fourberie des prêtres et à la barbarie du peuple, elle fit main basse sur tous les crucifix, lutrins, anges, diables, séraphins, chérubins de bronze, pour les employer à la fonte des canons et sur les grilles pour en faire des piques. Le 18 août, une députation de la confrérie de Saint-Sulpice offrit à l’Assemblée une statue de saint Roch en argent et son orateur accompagna l’offre d’un discours qu’on dirait déjà daté du temps de la Terreur : Les diverses confréries formaient dans l’empire les anneaux de cette chaîne sacerdotale par laquelle le peuple était esclave ; nous les avons brisés et nous nous sommes associés à la grande confrérie des hommes libres. Nous avons invoqué notre saint Roch contre la peste politique qui a fait tant de ravages en France. Il ne nous a pas exaucés. Nous avons pensé que son silence tenait à sa forme. Nous vous l’apportons pour qu’il soit converti en numéraire. Il concourra, sans doute, sous cette forme nouvelle, à détruire la race pestiférée de nos ennemis. L’Assemblée suivait le mouvement. Le 10 septembre, elle réquisitionnait tous les ustensiles d’or et d’argent des églises, à l’exception des soleils, ciboires et calices et elle ordonnait de les convertir en monnaie pour le prêt des troupes. Ainsi, le culte constitutionnel perdait tous les jours le prestige extérieur qu’il exerçait sur l’âme des simples. Il était de plus en plus réduit à la nudité évangélique.

Dès le 12 août, la Commune avait fait défense à tous les prêtres de porter le costume religieux en dehors de leurs fonctions. L’Assemblée une fois encore suivit la Commune. Elle renouvela six jours plus tard la prohibition du costume ecclésiastique déjà décrétée en principe le 6 avril précédent.

La Commune posait déjà la règle que la religion doit rester une affaire privée. Le 16 août, elle enjoignait à toutes les sectes religieuses de ne point obstruer la voie publique dans l’exercice de leurs fonctions, autrement dit elle supprimait les processions et les cérémonies extérieures. Elle généralisait ainsi hardiment le décret par lequel l’Assemblée avait révoqué l’avant-veille l’édit de Louis XIII sur la procession du 15 août. Elle excluait les prêtres de la fête funèbre qu’elle célébra en l’honneur des morts du 10 août.

Peu soucieuse de logique, elle entendait cependant intervenir dans l’administration intérieure du culte constitutionnel. Le lendemain de l’insurrection, elle supprimait le casuel, sur les plaintes faites par plusieurs citoyens d’exactions exercées par le clergé constitutionnel, et, par le même arrêté, elle instituait l’égalité des funérailles et supprimait les marguilliers et leurs bancs. Désormais, tous les citoyens seraient enterrés avec le même cérémonial avec deux prêtres. Il n’y aurait plus de tentures aux portes des églises. La Législative, docile, décrétait à son tour, le 7 septembre, que les ecclésiastiques salariés par l’État qui recevaient un casuel, sous quelque dénomination que ce fût, seraient condamnés par les tribunaux à la perte de leur place et de leur traitement.

Déjà le mariage des prêtres était honoré par l’Assemblée et présenté par elle comme un exemple à suivre. Le 14 août, le député Lejosne demanda que l’évêque de la Seine-Inférieure, Gratien, qui avait rappelé ses prêtres dans une pastorale au devoir de continence, fût poursuivi devant les tribunaux et que les prêtres fussent avertis qu’ils seraient privés de leur traitement s’ils publiaient des écrits contraires aux droits de l’homme. Les deux propositions furent renvoyées au comité de législation.

On voit poindre ici la théorie qui fera fortune sous la Convention. Le clergé constitutionnel, par le seul fait qu’il est constitutionnel, doit s’incorporer en quelque sorte à la Constitution. Les droits de l’homme ne reconnaissent pas de vœux perpétuels. Donc, défense aux prêtres d’enseigner que ces vœux doivent être respectés, défense aux évêques non seulement de déplacer, de révoquer, d’inquiéter ceux de leurs prêtres qui prendront femme, mais défense de les blâmer publiquement par parole ou par écrit. Les lois de l’État s’imposent souverainement au clergé constitutionnel, même quand ces lois sont contraires à la discipline ou aux dogmes du catholicisme. Autrement dit, le clergé constitutionnel est dépouillé de tout statut propre. Il n’en a plus d’autre que celui de l’État.

Sous la Convention, des sanctions interviendront. Une proclamation du Conseil exécutif, en date du 22 janvier 1793, fera défense à tous évêques d’ordonner aux curés de tenir des registres de baptêmes, de mariages et sépultures, de proclamer des bans, d’exiger, avant de donner la bénédiction nuptiale, des conditions que la loi civile ne commandait pas, autrement dit, elle leur fit une obligation de marier sans explication quiconque se présentera pour recevoir le sacrement, même les divorcés, même les prêtres, même les athées. Des jugements de tribunaux obligèrent des curés à marier leurs confrères. Des évêques furent mis en prison pour avoir opposé des empêchements à ces mariages. Le 19 juillet 1793, un décret punira de la déportation les évêques qui commettraient ce délit. A cette occasion, Delacroix s’écria : Les évêques sont nommés par les assemblées électorales, ils sont salariés par la nation, ils doivent obéir à toutes les lois de la république. Et Danton ajouta : Nous avons conservé les traitements des évêques, qu’ils imitent leurs fondateurs ; ils rendaient à César ce qui appartient à César. Eh bien ! la nation est plus que tous les Césars. En d’autres termes, la nation commande même flans le domaine religieux. Elle est la source de tout droit, de toute autorité, de toute vérité. Thomas Lindet avait eu raison d’écrire au lendemain du 10 août que la chute du roi faisait présager celle des prêtres.

 

 

 



[1] Il est vrai que Brissot, dans son pamphlet contre les Jacobins, paru après sa radiation, en octobre 1792, insinue que Talleyrand paya son passeport 500 louis.