LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE PREMIER. — LA FIN DE LA LÉGISLATIVE (10 août-20 septembre 1792)

 

CHAPITRE PREMIER. — LA COMMUNE ET L’ASSEMBLÉE.

 

 

Les six semaines qui s’écoulent depuis le 10 août 1792 jusqu’au 21 septembre de la même année — c’est-à-dire depuis la prise des Tuileries et l’internement de Louis XVI au Temple jusqu’à la réunion de la Convention — ont une importance capitale dans l’histoire de la Révolution.

Jusque-là, les délégués réguliers de la nation ne s’étaient pas vu contester leurs pouvoirs. Même dans la crise de juillet 1789, qui aboutit à la prise de la Bastille, les émeutiers parisiens s’étaient docilement soumis aux directions de la Constituante. Ils n’avaient voulu que seconder son action et la mettre à l’abri des coups de force de l’absolutisme. Deux ans plus tard, après Varennes, quand les républicains avaient prétendu exiger la consultation du pays sur le maintien de Louis XVI au trône, la Constituante avait eu facilement raison de leur résistance. La sanglante répression du Champ-de-Mars avait consacré sa victoire, qui était celle de la légalité et du parlementarisme.

Mais l’insurrection du 10 août, toute différente des précédentes, n’a pas été seulement dirigée contre le trône. Elle a été un acte de défiance et de menace contre l’Assemblée elle-même qui vient d’absoudre le général factieux La Fayette et qui a désavoué formellement les pétitions pour la déchéance. Une situation nouvelle a été créée. Un pouvoir révolutionnaire est apparu en face du pouvoir légal. La lutte de ces deux pouvoirs emplit les six semaines qui précèdent la réunion de la Convention.

Cette lutte se continuera, après le 20 septembre, dans l’opposition des deux partis qui se disputeront la majorité dans la nouvelle assemblée. Le parti montagnard sera essentiellement le parti de l’ancienne Commune révolutionnaire, tandis que le parti girondin sera formé des députés qui avaient siégé au côté gauche de la Législative avant de former le côté droit de la Convention.

Les deux partis, notons-le tout de suite avant d’y revenir plus en détail, sont séparés par des conceptions radicalement différentes sur tous les problèmes essentiels. Les Girondins, parti de la légalité, répugnent aux mesures exceptionnelles, révolutionnaires, dont la Commune a donné l’exemple et que la Montagne recueille dans son héritage. Ce sont, dans le domaine économique et social : les réglementations, les recensements, les réquisitions, le cours forcé de l’assignat, bref la limitation de la liberté commerciale ; dans le domaine politique : la mise en suspicion de tous les adversaires du régime, la suspension de la liberté individuelle, la création de juridictions exceptionnelles, la concentration du pouvoir par la subordination étroite des autorités locales, bref la politique du salut public. Programme qui ne sera réalisé pleinement qu’un an plus tard, avec la Terreur, mais qui fut ébauché et défini par la Commune du 10 août.

L’opposition des programmes traduit une opposition foncière d’intérêts et presque une lutte de classes. La Commune et la Montagne, qui en dérive, représentent les classes populaires (artisans, ouvriers, consommateurs) qui souffrent de la guerre et de ses conséquences : cherté de la vie, chômage, déséquilibre des salaires. L’Assemblée et la Gironde, son héritière, représentent la bourgeoisie commerçante et possédante qui entend défendre ses propriétés contre les limitations, les entraves, les confiscations dont elle se sent menacée. Lutte dramatique qui revêt toutes les formes et qu’il faut suivre dans le détail pour en saisir toute la complexité.

Le trône renversé, les difficultés commençaient pour les vainqueurs. Il leur fallait faire accepter le fait accompli par la France et par l’armée, prévenir ou écraser les résistances possibles, repousser l’invasion qui entamait déjà les frontières, constituer enfin sur les débris de la royauté un gouvernement national. Problèmes ardus qui ne furent pas résolus sans d’affreux déchirements !

Les commissaires des sections parisiennes, constitués dans la nuit du 9 au 10 août en Commune révolutionnaire à l’Hôtel de Ville, tenaient leurs pouvoirs du choix direct du peuple. En face de l’Assemblée, issue d’un suffrage indirect et censitaire, discréditée par le désaveu et les menaces qu’elle avait lancés aux républicains, par les tractations secrètes de ses chefs avec la Cour, la Commune représentait une légalité nouvelle. Forte du prestige de la sanglante victoire remportée sur les défenseurs du château, consciente de l’immense service qu’elle avait rendu à la Révolution et à la France en écrasant la trahison royale, elle n’entendait pas limiter son action dans le cercle étroit de ses attributions municipales. Elle avait incarné, pensait-elle, l’intérêt public, elle avait agi au nom de la France révolutionnaire tout entière et la présence des fédérés des départements aux côtés des révolutionnaires parisiens dans l’assaut des Tuileries avait scellé l’alliance fraternelle de la capitale avec la nation.

Du haut de la tribune des Jacobins, Robespierre conseillait à la Commune, le soir même du 10 août, de prendre hardiment ses responsabilités. Il n’y avait, à l’en croire, qu’un moyen de tirer tout l’avantage possible de la victoire, c’était de recommander au peuple de mettre ses mandataires dans l’impossibilité absolue de nuire à la liberté, autrement dit de ligoter l’Assemblée, sinon de la supprimer. Il démontrait combien il serait imprudent au peuple de mettre bas les armes avant d’avoir assuré la liberté. La Commune, ajoutait-il, doit prendre, comme mesure importante, celle d’envoyer des commissaires dans les 83 départements pour leur exposer notre situation. Ce n’était pas seulement exprimer une défiance invincible à l’égard de l’Assemblée, c’était conseiller à la Commune de s’emparer de la dictature en correspondant sans intermédiaire avec les départements.

La Commune n’avait pas attendu les exhortations de Robespierre pour affirmer son droit à exercer la dictature. Mais, le droit affirmé, elle n’avait pas osé cependant le mettre en pratique dans sa plénitude. Pas plus que, dans le feu de la lutte, elle n’avait révoqué le maire Petion qui lui était légitimement suspect de tiédeur, elle n’osa prononcer la dissolution de l’Assemblée qu’elle savait hostile à ses desseins. C’est que ces petites gens, artisans en majorité, publicistes, avocats, maîtres de pension, qui n’avaient pas craint d’exposer leur vie en s’insurgeant, restaient malgré tout impressionnés par le prestige parlementaire des brillants orateurs girondins. Ils n’étaient connus, eux, que dans leur quartier. Leurs noms obscurs ne disaient rien à la France. En chassant l’Assemblée, ne risquaient-ils pas de compromettre la cause qu’ils voulaient servir ? Ils se résignèrent à composer. Ils laisseraient vivre l’Assemblée à condition qu’elle consentît à disparaître promptement en convoquant à bref délai les citoyens pour élire une Convention, c’est-à-dire une nouvelle Constituante qui réviserait dans un sens démocratique la Constitution monarchique désormais périmée.

Le 10 août, à onze heures, quand le canon eut cessé de tonner contre le château conquis, une délégation de la Commune, conduite par l’ancien commis d’octroi Huguenin, se présenta à la barre de la Législative. Le peuple, qui nous envoie vers vous, dit Huguenin, nous a chargés de vous déclarer qu’il vous investissait de nouveau de sa confiance, mais il nous a chargés en même temps de vous déclarer qu’il ne pouvait reconnaître pour juges des mesures extraordinaires auxquelles la nécessité et la résistance à l’oppression l’ont porté, que le peuple français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées primaires.

L’Assemblée fit la grimace à ce langage impérieux. La réinvestiture conditionnelle et à terme qu’on lui offrait la mettait dans la dépendance du pouvoir irrégulier sorti de l’émeute.

Il fallut bien cependant qu’elle consentît à reconnaître la légitimité de l’insurrection et lui donnât des gages. Elle confirma la Commune révolutionnaire, mais affecta de la considérer comme un pouvoir provisoire et passager qui devait disparaître avec les circonstances qui lui avaient donné naissance. Elle accepta de convoquer une Convention qui serait élue au suffrage universel sans distinction de citoyens actifs et passifs, mais toujours par un scrutin à deux degrés. Elle suspendit le roi — provisoirement — jusqu’à la réunion de cette nouvelle Constituante, mais elle se refusa à prononcer la déchéance pure et simple que réclamaient les insurgés. Il était évident que la Gironde cherchait à sauver le plus possible de la Constitution monarchique. La suspension conservait implicitement la royauté. Par un nouveau vote qu’elle rapporta deux jours plus tard, l’Assemblée décida même, sur la motion de Vergniaud, de nommer un gouverneur au prince royal.

Le roi était suspendu, mais la Constitution restait en vigueur. Comme après Varennes, le pouvoir exécutif fut remis entre les mains des six ministres qu’on choisit en dehors de l’Assemblée par respect pour le principe de la séparation des pouvoirs, mais qu’on nomma par un vote public à haute voix, par désir de calmer les défiances. Roland, Clavière et Servan reprirent les portefeuilles de l’Intérieur, des Finances et de la Guerre que le roi leur avait enlevés le 13 juin précédent. On leur adjoignit, par appel nominal, à la Justice l’équivoque Danton, sur lequel Brissot et Condorcet comptaient pour contenir l’émeute ; le mathématicien Monge, indiqué par Condorcet, fut nommé à la Marine ; le journaliste Lebrun, ami de Brissot, dont Dumouriez avait fait un chef de bureau, aux Affaires étrangères.

Ainsi le pouvoir se trouva partagé entre trois autorités distinctes : la Commune, l’Assemblée et le Ministère formant le Conseil exécutif, trois autorités qui empiétaient continuellement les unes sur les autres. Les circonstances, la lutte contre le double péril extérieur et intérieur, exigeaient une dictature, mais cette dictature ne parvint pas à prendre une forme définie, à s’incarner dans une institution, dans un homme, dans un parti ou dans une classe. Elle resta inorganique et confuse. Aucun texte n’en régla l’exercice. Ce fut une dictature impersonnelle exercée tour à tour par des autorités rivales, au hasard des événements, une dictature chaotique et mobile comme l’opinion elle-même qui lui donnait la force.

Le peuple français a vaincu dans Paris l’Autriche et la Prusse, écrivait à son mari la femme du futur conventionnel Julien de la Drôme, le jour même du 10 août. Et la même s’était écriée, trois jours auparavant, à l’annonce que le roi de Sardaigne allait se joindre aux coalisés : Je n’ai pas plus peur des Savoyards que des Prussiens et des Autrichiens. Je n’ai peur que des traîtres ! C’était le sentiment général des révolutionnaires. Ils craignaient que les généraux ne fussent tentés d’imiter La Fayette qui avait soulevé contre l’Assemblée la municipalité de Sedan et le département des Ardennes et qui tentait d’entraîner son armée contre Paris. Ils prévoyaient des résistances dans les contrées gagnées aux prêtres réfractaires. Ils savaient qu’un grand nombre d’administrations départementales avaient protesté contre le 20 juin. Ils se défiaient des tribunaux, de la Haute Cour d’Orléans qui mettait une lenteur suspecte à juger les prévenus de crimes contre la sûreté de l’État. L’Assemblée partageait ces craintes. Le jour même du 10 août, elle délégua douze de ses membres, trois auprès de chacune des quatre armées, avec le pouvoir de suspendre provisoirement tant les généraux que tous autres officiers et fonctionnaires publics, civils et militaires, et même les faire mettre en état d’arrestation, si les circonstances l’exigent, ainsi que de pourvoir à leur remplacement provisoire. C’était conférer aux députés choisis comme commissaires une partie importante de la puissance exécutive et ces commissaires de la Législative annoncent déjà les proconsuls de la Convention.

L’Assemblée ordonnait ensuite à tous les fonctionnaires et pensionnés de l’État, aux prêtres eux-mêmes, de prêter le serment de maintenir la liberté et l’égalité ou de mourir à leur poste. Elle confiait aux municipalités, dès le 11 août, sur la motion de Thuriot, la mission de rechercher les crimes contre la sûreté de l’État et les autorisait à procéder à l’arrestation provisoire des suspects. Le 15 août, à la nouvelle de l’investissement de Thionville, elle consignait dans leurs communes les pères, mères, femmes et enfants des émigrés, pour servir d’otages. Elle ordonnait de mettre les scellés sur les papiers des anciens ministres contre lesquels la Commune avait déjà lancé des mandats d’arrestation, elle les décrétait d’accusation les uns après les autres. Le Conseil exécutif, de son côté, suspendait les administrations départementales de Rhône-et-Loire, de la Moselle, de la Somme. Inversement, les magistrats qui avaient été destitués ou suspendus pour excès de civisme, comme le maire de Metz Anthoine ou l’officier municipal lyonnais Chalier, étaient réintégrés dans leurs fonctions.

Bientôt étaient livrées à la publicité les pièces trouvées chez l’intendant de la liste civile Laporte. Ces pièces prouvaient que le roi n’avait cessé d’entretenir des intelligences secrètes avec les émigrés, qu’il avait continué notamment à payer leur solde à ses anciens gardes du corps passés à Coblentz, que la plupart des journaux et pamphlets aristocrates avaient été payés sur sa cassette.

Toutes ces mesures, dont la plupart avaient été arrachées sous la pression de la Commune, semblaient insuffisantes à l’opinion exaspérée. Thomas Lindet s’étonnait, le 13 août, que La Fayette n’eût pas été immédiatement destitué. Or, la Gironde, malgré l’évidente rébellion du général, hésitait à le frapper, elle négociait secrètement avec lui et elle ne se décida à le décréter d’accusation que le 19 août, quand il eut passé la frontière. Les soupçons montaient, entretenus par cette indulgence inexplicable. L’ère des conflits entre la Commune et la Législative n’était pas loin.

La Commune, qui avait renoncé à gouverner la France, entendait du moins administrer Paris en toute souveraineté. Elle ne voulait supporter entre elle et l’Assemblée aucun intermédiaire. Elle envoya Robespierre à l’Assemblée réclamer en son nom la suspension des élections déjà commencées pour le renouvellement de l’assemblée administrative du département de Paris. Le conseil général de la Commune, dit Robespierre, a besoin de conserver tout le pouvoir dont le peuple l’a investi dans la nuit du 9 au 10 pour assurer le salut public et la liberté. La nomination des membres d’un nouveau Département, dans les circonstances actuelles, tend à élever une autorité rivale de celle du peuple même... Thuriot appuya Robespierre, mais Delacroix fit décréter simplement que le nouveau Département n’exercerait plus son contrôle sur les opérations de la Commune qu’en ce qui concernait les contributions publiques et les domaines nationaux. La Commune s’inclina, mais, le 22 août, Robespierre présenta en son nom à l’Assemblée les membres du nouveau Département qui exprimèrent par sa bouche le vœu de ne plus porter d’autre titre que celui de commission des contributions. Sur ce, Delacroix, tout changé depuis le 12 août, protesta avec violence qu’il n’appartenait pas à la Commune de destituer le Département de ses fonctions administratives : Ce serait culbuter dans un instant tous les Départements du royaume !

Petits conflits à côté d’autres plus graves.

La victoire du 10 août avait été sanglante. Les sectionnaires et les fédérés avaient perdu un millier des leurs, tués ou blessés devant le château. Ils voulaient les venger. Les Suisses avaient tiré les premiers, au moment même où les gardes nationaux essayaient de fraterniser avec eux. Après le combat, les Suisses furent massacrés en grand nombre. Ceux qui s’échappèrent se réfugièrent dans l’Assemblée, qui ne put les sauver qu’en promettant de les faire passer en jugement. On n’accusait pas seulement les Suisses de déloyauté. On disait que les insurgés tombés sous leurs balles avaient reçu des blessures horribles causées par des débris de verre, des boutons, du plomb mâché. Le 11 août, Santerre déclara à l’Assemblée qu’il ne pouvait répondre de l’ordre que si on constituait promptement une Cour martiale pour juger les Suisses. On lui donna satisfaction par un vote de principe. Mais la foule grondante réclamait un jugement immédiat. Danton dut se mettre à la tête des Suisses pour les conduire à la prison de l’Abbaye. Il ne réussit pas du premier coup à fendre les rangs des manifestants. Les Suisses durent rentrer dans le local de l’Assemblée pour se mettre à l’abri. Petion intervint à son tour. Il réclama, pour calmer le peuple, l’institution d’un tribunal extraordinaire qui punirait sommairement non seulement les Suisses, mais tous les ennemis de la Révolution. Le soir même, les administrateurs de police de l’Hôtel de Ville écrivaient à Santerre le billet suivant : On nous apprend, Monsieur, que l’on forme le projet de se transporter dans les prisons de Paris pour y enlever tous les prisonniers et en faire une prompte justice [sic] ; nous vous prions d’étendre votre surveillance promptement sur celles du Châtelet, de la Conciergerie et de la Force. C’est exactement le projet de massacre qui sera exécuté trois semaines plus tard. Marat n’a pas encore écrit. Il ne fera que s’emparer de l’idée qu’il trouva dans l’air.

L’Assemblée n’eût évité la catastrophe que si elle eût donné à la foule l’impression qu’elle était sincère quand elle avait voté l’institution d’un tribunal extraordinaire pour juger les crimes de contre-révolution. Il eût fallu qu’elle organisât promptement ce tribunal. Elle rusa et perdit du temps. Le décret qu’elle vota le 14 août parut insuffisant à la Commune, qui délégua Robespierre à la barre, le lendemain, pour se plaindre de ses lacunes. Le décret ne visait que les crimes commis à Paris dans la journée du 10. Il fallait l’étendre aux crimes du même genre commis dans toute la France, il fallait qu’on pût frapper légalement La Fayette ! Et Robespierre demandait que le tribunal fût formé de commissaires désignés par les sections et qu’il jugeât souverainement et en dernier ressort. L’Assemblée décréta que les jugements des crimes du 10 août ne seraient pas sujets à cassation, mais elle maintint son décret de la veille par lequel elle avait renvoyé l’instruction et le jugement de ces crimes aux tribunaux ordinaires. La Commune, qui tenait ces tribunaux pour suspects et qui en demandait le renouvellement, s’exaspéra. Elle réclama de nouveau, le 17 août, un tribunal spécial, dont les juges comme les jurés seraient choisis à l’élection par le peuple réuni en ses sections. Un de ses membres, Vincent Ollivault, tint à l’Assemblée un langage menaçant : Comme citoyen, comme magistrat du peuple, je viens vous annoncer que ce soir, à minuit, le tocsin sonnera, la générale battra. Le peuple est las de n’être point vengé. Craignez qu’il ne fasse justice lui-même. Je demande que, sans désemparer, vous décrétiez qu’il sera nommé un citoyen par chaque section pour former un tribunal criminel. Je demande qu’au château des Tuileries soit établi ce tribunal. Je demande que Louis XVI et Marie-Antoinette, si avides du sang du peuple, soient rassasiés en voyant couler celui de leurs infâmes satellites. L’Assemblée regimba. Déjà, le jour même du 10 août, Vergniaud s’était écrié : Paris n’est qu’une section de l’Empire ! Cette fois, ce fut un homme qui siégeait d’ordinaire à la Montagne et qui avait pris une part active à l’insurrection, Choudieu, qui protesta contre la violence qu’on voulait faire à la représentation nationale : Tous ceux qui viennent crier ici ne sont pas les amis du peuple. Je veux qu’on l’éclaire et non qu’on le flatte. On veut établir un tribunal inquisitorial. Je m’y opposerai de toutes mes forces. Un autre Montagnard, Thuriot, joignit ses protestations à celles de Choudieu, mais l’Assemblée finalement s’inclina, encore que de mauvaise grâce. Par ses lenteurs et ses résistances elle avait perdu le bénéfice moral de ses concessions. Son impopularité s’aggravait.

Le tribunal extraordinaire fut formé de juges et de jurés élus par les sections parisiennes. Robespierre refusa les fonctions de président par une lettre rendue publique où il déclarait que la plupart des criminels politiques étant ses ennemis personnels, il ne pouvait être juge et partie dans leur cause. A son refus il y avait peut-être aussi des motifs qu’il ne disait pas. Déjà la Gironde avait commencé, contre l’homme qui lui portait ombrage et qu’elle considérait comme le véritable chef de la Commune, de violentes attaques. Une affiche Les Dangers de la Victoire, placardée dans Paris et vraisemblablement inspirée par Roland, le représentait comme un homme ardemment jaloux, qui voulait dépopulariser Petion, se mettre à sa place et parvenir au milieu des ruines à ce tribunat, objet continuel de ses vœux insensés. En refusant de présider le tribunal du 17 août, Robespierre opposait son désintéressement à l’accusation d’ambition dictatoriale que la Gironde forgeait contre lui.

Les sections où la bourgeoisie marchande dominait ne tardèrent pas à entrer en opposition avec la Commune. Celle des Lombards, entraînée par Louvet, protesta dès le 25 août contre ses usurpations, contre la défiance qu’elle témoignait à Petion, contre la limitation des pouvoirs du Département. Elle rappela ses représentants de l’Hôtel de Ville, et quatre autres sections l’imitèrent — Maison Commune, Ponceau le 27 août, Marché des Innocents et Halle au Blé, le 29 —. Le mouvement contre la Commune s’étendait en province et prenait la forme d’une campagne contre Paris. Le 27 août, le Montagnard Albitte dénonçait à l’Assemblée une circulaire du département des Côtes-du-Nord qui demandait aux autres départements de se concerter pour obtenir que la Convention se réunît ailleurs que dans la capitale. Or l’Assemblée refusait de s’associer à l’indignation d’Albitte. Elle passait simplement à l’ordre du jour. Le projet de transférer la Convention en province avait de la consistance, car le Montagnard Chabot avait adjuré les fédérés, le 20 août, de rester à Paris pour inspecter la Convention nationale, l’empêcher de rétablir la royauté et de quitter Paris.

Le conflit était arrivé à l’état aigu. La Commune avait mis les scellés sur les papiers du directeur de la Caisse de l’Extraordinaire, Amelot, aristocrate notoire, qu’elle avait fait conduire en prison. Cambon irrité demanda si la Commune de Paris pouvait faire arrêter sous prétexte de malversations des administrateurs et fonctionnaires immédiatement soumis à la surveillance de l’Assemblée nationale (21 août). Un décret ordonna la levée immédiate des scellés.

Le 27 août, un jour après la nouvelle de la prise de Longwy, la Commune avait ordonné des visites domiciliaires chez les citoyens suspects pour leur enlever leurs armes. Un journaliste girondin qui rédigeait la feuille de Brissot, Girey-Dupré, annonça que la Commune s’apprêtait à perquisitionner chez tous les citoyens sans distinction. La Commune cita Girey-Dupré à sa barre pour lui demander compte de son erreur malveillante. La Gironde vit dans l’incident le moyen de se défaire de sa rivale.

Roland commença l’attaque à la séance du 30 août. Il déclara que la Commune, ayant cassé le comité des subsistances de la ville qui avait sa confiance, il ne pouvait plus répondre de l’approvisionnement de Paris. Choudieu fit une charge contre cette Commune qui désorganisait tout et qui n’était pas légale. Cambon renchérit. Roland reprit la parole pour raconter que l’inspecteur du garde-meuble Restout s’était plaint qu’un agent de la Commune avait enlevé dans son dépôt un petit canon garni d’argent — l’objet avait été porté au comité de la section du Roule —. Choudieu remonta à la tribune pour dénoncer le mandat de comparution décerné l’avant-veille contre Girey-Dupré. Grangeneuve demanda que l’ancienne municipalité reprît ses fonctions et enfin Guadet conclut en faisant voter sans débat un décret qui ordonnait le renouvellement immédiat de toute la Commune. Chabot et Fauchet firent cependant décréter que cette même Commune, illégale et désorganisatrice, avait bien mérité de la patrie.

L’offensive girondine s’était produite dans la fièvre patriotique déchaînée par les progrès de l’invasion. Le 19 août, les troupes prussiennes, conduites par Frédéric-Guillaume en personne et commandées par le duc de Brunswick, avaient franchi la frontière, suivies par une petite armée d’émigrés qui mettaient à exécution dès les premiers pas les menaces du célèbre manifeste. Le 23 août, Longwy se rendait après un bombardement de quinze heures. On soupçonnait avec raison le commandant de la place, Lavergne, que l’ennemi avait laissé en liberté, de n’avoir pas fait tout son devoir. On apprenait bientôt que Verdun allait être assiégé et, coup sur coup, que les royalistes du district de Châtillon-sur-Sèvre, en Vendée, s’étaient insurgés le 24 août, à l’occasion du recrutement, au nombre de plusieurs milliers. Avec Baudry d’Asson à leur tête, ils s’étaient emparés de Châtillon et avaient marché sur Bressuire. Les patriotes ne les avaient repoussés qu’avec peine, en amenant du canon et en leur livrant trois combats au cours desquels ils avaient eu 15 morts et 20 blessés, les insurgés perdant de leur côté 200 morts et 80 prisonniers. On venait de découvrir une vaste conspiration royaliste prête à éclater dans le Dauphiné, on savait que les nobles de Bretagne s’agitaient. On craignit que l’invasion ne fût le signal d’un vaste soulèvement clérical et nobiliaire.

Cette situation tragique n’avait donc pas empêché les Girondins de se dresser contre la Commune du 10 août ! Alors que celle-ci se donnait tout entière à la défense nationale, alors qu’elle poussait avec activité les travaux de retranchement en avant de la ville pour y établir un camp, alors qu’elle invitait tous les citoyens à travailler à la tranchée comme ils avaient fait au champ de la Fédération, alors qu’elle faisait forger trente mille piques et qu’elle procédait, dès le 27 août, à de nouveaux enrôlements effectués au milieu d’un grand enthousiasme et que, pour procurer des fusils à ceux qui partaient, elle désarmait les suspects, l’Assemblée ne songeait qu’à prendre sa revanche de ses humiliations antérieures et qu’à écraser des rivaux politiques afin de s’emparer plus aisément des élections à la Convention qui allaient commencer ! Les colères grondaient et elles auraient grondé davantage si la Commune avait su que les chefs les plus notoires de la Gironde, perdant la tête, jugeaient la situation militaire désespérée et ne songeaient plus qu’à fuir Paris avec le gouvernement pour échapper à la fois aux Prussiens et aux anarchistes. Roland et Servan préparaient l’évacuation derrière la Loire. C’était chez eux projet déjà ancien. Roland avait dit à Barbaroux, le 10 août, qu’il faudrait sans doute se retirer dans le plateau Central et constituer une république du Midi. D’autres avaient conseillé de traiter avec les Prussiens. Le journaliste Carra avait écrit, le 25 juillet, dans ses Annales patriotiques, très lues, un article étrange qui suait la peur et l’intrigue. Il y faisait l’éloge de Brunswick, le plus grand guerrier, disait-il, et le plus grand politique de l’Europe... S’il arrive à Paris, je gage que sa première démarche sera de venir aux Jacobins, et d’y mettre le bonnet rouge. Carra avait eu autrefois des relations avec le roi de Prusse, qui lui avait fait cadeau d’une tabatière en or avec son portrait. Il avait déjà lancé précédemment aux Jacobins, dès le 4 janvier 1792, l’idée d’appeler au trône de France un prince anglais. Son éloge de Brunswick ne pouvait signifier qu’une chose, c’est qu’il croyait inévitable la victoire des armées ennemies et qu’il conseillait de s’entendre à l’amiable avec la Prusse. Son opinion n’était pas isolée dans son parti, car Condorcet avait fait, lui aussi, l’éloge de Brunswick, au mois de mai, dans son journal La Chronique de Paris. Il est certain qu’il régnait parmi les Girondins, qui avaient si légèrement déchaîné la guerre, un état d’esprit que nous appellerions défaitiste. Après la capitulation de Longwy, les ministres et quelques députés influents se réunirent dans le jardin du ministère des Affaires étrangères pour entendre Kersaint, qui revenait de Sedan et qui prédit que Brunswick serait à Paris dans quinze jours aussi certainement que le coin entre dans la bûche quand on frappe dessus. Roland, pâle et tremblant, déclara qu’il fallait partir pour Tours ou Blois en emmenant le trésor et le roi. Clavière et Servan l’appuyèrent. Mais Danton s’emporta : J’ai fait venir, dit-il, ma mère qui a soixante-dix ans. J’ai fait venir mes deux enfants, ils sont arrivés hier. Avant que les Prussiens entrent dans Paris, je veux que ma famille périsse avec moi, je veux que vingt mille flambeaux en un instant fassent de Paris un monceau de cendres. Roland, garde-toi de parler de fuite, crains que le peuple ne t’écoute !

Certes la vaillance de Danton n’était pas sans calcul et sans arrière-pensée. C’était à Paris qu’il était populaire, que son action s’exerçait sur les sections et sur les clubs. A Blois ou à Tours, il n’aurait plus été l’homme capable de déchaîner et de retenir tour à tour les forces de l’émeute. Puis il avait un autre motif encore pour s’opposer à la fuite girondine. Il n’avait jamais perdu le contact avec les royalistes, dont il avait été l’agent stipendié. Il venait de procurer à Talon, l’ancien distributeur des fonds de la liste civile, le passeport qui lui permit d’échapper à la police de la Commune et de s’enfuir en Angleterre. Par l’intermédiaire du médecin Chèvetel, son instrument, il se tenait en rapport avec le marquis de La Rouarie qui organisait, en ce moment même, le soulèvement de la Bretagne. En s’opposant au transfert du gouvernement en province, il faisait d’une pierre deux coups. Si l’ennemi était victorieux, s’il terminait la guerre par la restauration de la monarchie, Danton serait en mesure d’invoquer auprès des royalistes ses relations avec La Rouarie par l’intermédiaire de Chèvetel, la protection qu’il accordait aux Lameth, à Adrien Duport, à Talon et à bien d’autres royalistes, il revendiquerait sa part dans la victoire de l’ordre. Si, au contraire, les Prussiens étaient repoussés, il se glorifierait auprès des révolutionnaires de n’avoir pas désespéré au plus fort du péril, il serait le sauveur de la patrie !

Mais, quel que fût son ascendant, il n’aurait pas réussi à empêcher l’évacuation de la capitale, si des hommes aussi influents que Petion, Vergniaud et Condorcet n’eussent joint leurs efforts aux siens. La Gironde décida donc de rester à Paris, mais de briser la Commune à la faveur de l’émotion patriotique provoquée par les mauvaises nouvelles rapportées par Kersaint. Seulement elle avait compté sans Danton.

Le 28 août au soir, à l’issue de la délibération où il a fait rejeter l’avis pusillanime de Roland, il s’élance à la tribune. De sa voix tonnante, il annonce qu’il va parler en ministre du peuple, en ministre révolutionnaire. — Il faut, dit-il, que l’Assemblée se montre digne de la nation ! C’est par une convulsion que nous avons renversé le despotisme, ce n’est que par une grande convulsion nationale que nous ferons rétrograder les despotes. Jusqu’ici nous n’avons fait que la guerre simulée de La Fayette, il faut faire une guerre plus terrible. Il est temps de dire au peuple qu’il doit se précipiter en masse sur ses ennemis. Quand un vaisseau fait naufrage, l’équipage jette à la mer tout ce qui l’exposait à périr ; de même tout ce qui peut nuire à la nation doit être rejeté de son sein et tout ce qui peut lui servir doit être mis à la disposition des municipalités, sauf à indemniser les propriétaires. Du principe posé il tire immédiatement les conséquences : le Conseil exécutif va nommer des commissaires pour aller exercer dans les départements l’influence de l’opinion, aider à la levée des hommes, à la réquisition des choses, procéder à la surveillance et à l’épuration des autorités, rejeter du vaisseau de la Révolution tout ce qui l’exposerait à périr. Puis Danton fait l’éloge de la Commune de Paris, qui a eu raison de fermer les portes de la capitale et d’arrêter les traîtres. Y en eût-il trente mille à arrêter, il faut qu’ils soient arrêtés demain et que demain Paris communique avec la France entière ! Il demande enfin un décret qui autorise les visites domiciliaires chez tous les citoyens et il propose encore que l’Assemblée nomme quelques-uns de ses membres pour accompagner les commissaires du Conseil exécutif dans l’œuvre du recrutement des hommes et de la réquisition des choses.

L’Assemblée vote sans débat le décret demandé sur les visites domiciliaires, mais Cambon, appuyé par les Girondins, voit des inconvénients à mêler les commissaires de l’Assemblée aux commissaires de la Commune et du Conseil exécutif. Il invoque la séparation des pouvoirs. Il faut que Basire intervienne pour que l’Assemblée consente à déléguer six de ses membres aux opérations de recrutement.

Le lendemain, 29 août, comme pour sceller plus étroitement son alliance avec la Commune, Danton se rendait à l’Hôtel de Ville et y prenait la parole sur les moyens de vigueur à prendre dans les circonstances actuelles. Les visites domiciliaires commencèrent le 30 août, à 10 heures du matin, et durèrent deux jours sans désemparer. Chaque section y employa trente commissaires. Toutes les maisons furent fouillées une à une. Leurs habitants avaient reçu l’ordre de ne pas sortir tant qu’ils n’auraient pas reçu la visite des commissaires. Trois mille suspects furent conduits en prison.

L’opération était en pleine activité quand la Commune apprit, le 30 au soir, le vote par lequel elle était cassée et renouvelée. Un membre obscur, Darnauderie, traduisit en termes éloquents l’émotion de ses collègues et il conclut qu’il fallait résister à un décret qui perdait la chose publique, convoquer le peuple sur la Grève et se présenter, escorté du nombre, à la barre de l’Assemblée. Robespierre, à son tour, magnifia l’œuvre de la Commune du 10 août et flétrit ses ennemis, les Brissot et les Condorcet. Mais, à l’inverse de Darnauderie, il conclut que la Commune devait en appeler aux sections, leur remettre ses pouvoirs et leur demander les moyens de se maintenir à son poste ou d’y mourir.

Tallien présenta la défense de la Commune à la barre de la Législative, le lendemain : Tout ce que nous avons fait, le peuple l’a sanctionné. Et il énuméra fièrement les services rendus : Si vous nous frappez, frappez aussi ce peuple qui a fait la Révolution le 14 juillet, qui l’a consolidée le 10 août et qui la maintiendra. Le Président Delacroix répondit que l’Assemblée examinerait la pétition. La journée du 1er septembre s’écoula sans que rien fût tenté pour mettre à exécution le décret cassant la Commune. Robespierre fit adopter ce soir-là par la Commune une adresse apologétique qui était un réquisitoire vigoureux contre la Gironde, mais il conclut qu’il fallait obéir à la loi et réclamer au peuple une nouvelle investiture. Pour la première fois, la Commune ne suivit pas son guide habituel. Son procureur syndic, Manuel, s’opposa à toute démission collective. Il rappela au Conseil le serment qu’il avait fait de mourir à son poste et de ne point l’abandonner que la patrie ne fût plus en danger. La Commune décida de rester en fonctions, et déjà son Comité de surveillance, qui venait de se renforcer par l’adjonction de Marat, méditait de faire à la Gironde une terrible réplique.