LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER. — LA CHUTE DE LA ROYAUTÉ (1787-1792)

 

CHAPITRE III. — LES ÉTATS GÉNÉRAUX.

 

 

Unis tant bien que mal, mais sans désaccord apparent, pour s'opposer aux entreprises du despotisme ministériel, les nobles et les patriotes se divisèrent dès que Brienne fut à bas. Les premiers, qu'on appellera bientôt les aristocrates, ne conçoivent la réforme du royaume que sous la forme d'un retour aux pratiques de la féodalité. Ils entendent garantir aux deux premiers ordres leurs privilèges honorifiques et utiles et leur restituer en outre le pouvoir politique que Richelieu, Mazarin et Louis XIV leur ont enlevé au siècle précédent. Tout au plus consentiraient-ils, d'assez mauvaise grâce, à payer désormais leur part des contributions publiques. Ils en sont toujours à la Fronde et au cardinal de Retz. Les nationaux ou patriotes, au contraire, veillent la suppression radicale de toutes les survivances d'un passé maudit. Ils n'ont pas combattu le despotisme pour le remplacer par l'oligarchie nobiliaire. Ils ont les yeux fixés sur l'Angleterre et sur l'Amérique. L'égalité civile, judiciaire et fiscale, les libertés essentielles, le gouvernement représentatif faisaient le fond invariable de leurs revendications dont le ton se haussait jusqu'à la menace.

Necker, ancien commis du banquier Thelusson, qu'un heureux coup de bourse sur les consolidés anglais a enrichi à la veille du traité de 1763, n'était qu'un parvenu vaniteux et médiocre, très disposé à flatter tous les partis et en particulier les évêques, que sa qualité d'hérétique le portait à ménager. Satisfait d'avoir procuré quelques fonds au trésor par des emprunts aux notaires de Paris et à la Caisse d'Escompte, il laissa passer le moment d'imposer sa médiation. La lutte lui faisait peur. Il avait promis les Etats généraux, tuais n'avait pas osé réglementer sur-le-champ le mode de leur convocation. Les privilégiés bien entendu tenaient aux formes anciennes. Comme en 1614, date de la dernière tenue, chaque bailliage, c'est-à-dire chaque circonscription électorale, n'enverrait qu'un député de chaque ordre, quelle que fût sa population et son importance. La noblesse et le clergé délibéreraient à part. Aucune résolution ne serait valable que de l'accord unanime des trois ordres. Les patriotes dénonçaient avec indignation ce système archaïque qui aboutirait dans la pratique à l'ajournement indéfini des réformes, à la faillite des États généraux, à la perpétuité des abus. Mais les magistrats s'y cramponnaient. En 1614, les villes avaient été représentées par les délégués de leurs municipalités oligarchiques, les pays d'Etats par les députés élus aux Etats mêmes, sans intervention de la population. Les paysans n'avaient pas été consultés. Si la vieille forme était maintenue, le Tiers lui-même ne serait représenté que par une majorité de robins et d'anoblis. Necker perplexe se consultait.

Mettant à profit ses hésitations, le Parlement de Paris allait de l'avant. Le 25 septembre il prenait un arrêt aux termes duquel les États généraux devaient être régulièrement convoqués et composés suivant la forme observée en 1614. Les patriotes dénoncèrent cet arrêt comme une trahison et ils se mirent à attaquer l'aristocratie judiciaire. C'est le despotisme noble, disait Volney dans la Sentinelle du peuple qui, dans la personne de ses hauts magistrats, règle à son gré le sort des citoyens, en modifiant et interprétant le contenu des lois, qui se crée de son chef des droits, s'érige en auteur des lois quand il n’en est que le ministre. Dès lors les plumes du Tiers se mirent à dénoncer la vénalité et l'hérédité des charges de justice, l'abus des épices, à dénier à un corps de fonctionnaires le droit de censurer les lois ou de les modifier. Elles lui déclarèrent rudement qu'après la réunion des États généraux, il n'aurait plus qu'à se soumettre, car la nation se ferait mieux obéir que le roi. Marie-Joseph Chénier proclama que l'inquisition judiciaire était plus redoutable que celle des évêques. Le Parlement de Paris intimidé revint en arrière, le 5 décembre, par un nouvel arrêt on il se déjugeait. Il acceptait maintenant le doublement du Tiers, qui était déjà la règle dans les assemblées provinciales créées par Necker et par Brienne. Capitulation inutile et d'ailleurs incomplète. L'arrêt était muet sur le vote par tête. La popularité du Parlement avait fait place à l'exécration.

Necker avait cru se tirer d’embarras en soumettant la question des formes de la convocation à l'assemblée des notables qu'il rappela. Les notables, comme il aurait pu le prévoir, se prononcèrent pour les formes anciennes, et, le jour de leur séparation, le 12 décembre, 5 princes du sang, le comte d’Artois, les princes de Condé et de Conti, les ducs de Bourbon et d'Enghien dénoncèrent au roi, dans un manifeste public, la révolution imminente, s'il faiblissait sur le maintien des règles traditionnelles : Les droits du trône, disaient-ils, ont été mis en question, les droits des deux ordres de l'État divisent les opinions, bientôt les droits de la propriété seront attaqués, l'inégalité des fortunes sera présentée comme un objet de réformes, etc. Les princes dépassaient le but, car, à cette date, le Tiers redoublait de démonstrations loyalistes afin de mettre le roi de son côté et il n'y avait pas encore d'autre propriété menacée que celle des droits féodaux.

La tactique dilatoire de Necker m'avait abouti qu'à augmenter les difficultés et à dresser autour des princes la faction féodale. Mais inversement la résistance des privilégiés avait imprimé au mouvement patriotique un tel élan que le ministre fut assez fort pour obtenir du roi de conclure finalement contre les notables et contre les princes. Mais ici encore il ne prit qu'une demi-mesure. Il accorda au Tiers un nombre de députés égal à celui des deux ordres privilégiés réunis, il proportionna le nombre des députés à l'importance des bailliage, il permit aux curés de siéger personnellement-dans les assemblées électorales du clergé, mesure qui devait avoir les conséquences, les plus fâcheuses pour la noblesse ecclésiastique, mais ces concessions faites à l'opinion, il n'osa pas trancher la question capitale du vote par ordre ou par tète aux Etats généraux. Il la laissa en suspens livrée aux passions démontées.

L'aristocratie fit mie résistance désespérée surtout dans les proyinces.qui avaient conservé leurs antiques Etats ou qui les avaient recouvrés. En Provence, en Béarn, en Bourgogne, en Artois, en Franche-Comté, les ordres privilégiés soutenus par les parlements locaux profitèrent de la session des Etats pour se livrer à des manifestations violentes : contre les innovations de Necker et contre les exigences subversives du Tiers. La noblesse bretonne prit une attitude si menaçante que Necker dut suspendre les Etats de la province. Les nobles excitèrent leurs valets et les gens à leur dévotion contre les étudiants de l'Université qui tenaient pour le Tiers. On en vint aux mains. Il y eut des victimes. De toutes les villes de Bretagne, d'Angers, de Saint-Malo, de Nantes, les jeunes bourgeois accoururent pour défendre les étudiants Rennais, que commandait Moreau, le futur général. Les gentilshommes attaqués et poursuivis dans les rues, assiégés dans la salle des États, durent quitter la ville la rage au cœur pour rentrer dans leurs manoirs (janvier 1789). Ils jurèrent de dépit de ne pas se faire représenter aux Etats généraux.

A Besançon, le Parlement ayant pris parti pour les privilégiés qui avaient voté une protestation virulente contre le règlement de Necker, la foule s'ameuta et pilla les maisons de plusieurs conseillers sans que la troupe intervint pour les défendre. Son commandant, un noble libéral, le marquis de Langeron, déclara que l'armée était faite pour marcher contre les ennemis de l'Etat et non contre les citoyens (mars 1789).

Un bon observateur, Mallet du Pan, avait raison d'écrire dès le mois de janvier 1789 : Le débat public a changé de face. Il ne s'agit plus que très secondairement du roi, du despotisme et de la Constitution ; c'est une guerre entre le Tiers Etat et les deux autres ordres.

Les privilégiés devaient être vaincus, non seulement parce qu'ils ne pouvaient plus compter sur le concours absolu des agents du roi dont ils avaient lassé la patience par leur révolte antérieure, non seulement parce qu'ils n'étaient en face de la nation levée toute entière qu'une infime minorité de parasites, mais encore et surtout parce, qu'ils étaient divisés. En Franche-Comté, 22 gentilshommes avaient protesté contre les résolutions de leur ordre et déclaré qu'ils acceptaient le doublement du Tiers, l'égalité devant l'impôt et devant la loi, etc. La ville de Besançon les inscrivit sur son registre de bourgeoisie. En Artois, où n'étaient représentés aux Etats que les seigneurs à 7 quartiers et possédant un fief à clocher, les nobles non entrants, soutenus par l'avocat Robespierre, protestèrent contre l'exclusion dont ils étaient l'objet. Les hobereaux du Languedoc firent entendre des plaintes analogues contre les hauts barons de la province. ,La noblesse de cloche, composée de roturiers qui avaient acheté des charges municipales anoblissantes, se rangea- presque .partout du côté du Tiers, sans que le Tiers d'ailleurs lui en sût grand gré.

L'agitation descendait en profondeur. La convocation des Etats généraux, annoncée et commentée par les curés au prône, avait fait luire une immense espérance. Tous ceux qui avaient à se plaindre, et ils étaient légion, prêtaient l'oreille aux polémiques et se préparaient pour le grand jour. I3ourgtOis et paysans avaient commencé depuis deux ans à faire leur apprentissage des affaires publiques dans les assemblées provinciales, dans les assemblées de département et dans les nouvelles municipalités rurales créées par Brienne. Ces assemblées avaient réparti l'impôt, administré l'assistance et les travaux publics ; surveillé l'emploi des deniers locaux. Les municipalités rurales élues par les plus imposés avaient pris goût à leur tâche. Jusque-là le syndic avait été nommé par l'intendant. Elu maintenant par les cultivateurs, il n'est plus un simple agent passif. Autour du conseil dont il prend les avis se forme l'opinion du village. On discute les intérêts communs. On prépare ses revendications. En Alsace, dès que les municipalités nouvelles sont formées, leur premier soin est d'intenter des procès à leurs seigneurs et ceux-ci se plaignent amèrement des abus sans nombre qu’a provoqués leur établissement.

La campagne électorale coïncidait avec une grave crise économique. Le traité de commerce signé avec l'Angleterre en 1786, en abaissant les droits de douane, avait livré passage aux marchandises anglaises. Les fabricants d'étoffes durent restreindre leur production. Le chômage atteignit à Abbeville 12.000 ouvriers, à Lyon, 20.000, ailleurs en proportion. Il fallut, au début de l'hiver qui fut très rigoureux organiser des ateliers le charité dans les grandes villes, d'autant plus que le prix du pain augmentait sans cesse. La moisson de 1788 avait été très inférieure à la normale. La disette de fourrage avait été si grande que les cultivateurs avaient été forcés de sacrifier une partie de leur bétail et de laisser des terres incultes ou de des ensemencer sans fumier. Les marchés étaient dégarnis. Le pain n'était pas seulement très cher. On risquait d'en manquer. Necker eut beau interdire l'exportation des grains et procéder à des achats à l'étranger, la crise ne s'atténua pas. Elle s'aggrava plutôt. Les misérables jetaient des regards de convoitise sur les greniers bien remplis où les seigneurs laïques et ecclésiastiques enfermaient le produit des dîmes, des terrages et des champarts. Ils entendaient dénoncer par des voix innombrables l'aristocratie des privilégiés. Dès que commencèrent les opérations électorales, au mois de mars, les émotions populaires éclatèrent. La foule s'amasse autour des greniers et des granges dîmeresses et en exige l'ouverture. Elle arrête la circulation des grains, elle les pille, elle les taxe d'autorité. En Provence, ouvriers et paysans soulevés ne demandent pas seulement la taxation des grains, la diminution du prix des vivres, ils exigent la suppression de l'impôt sur la farine (le piquet) et bientôt ils tentent par endroits d'arracher aux seigneurs et aux prêtres la suppression des dîmes et des droits seigneuriaux. Il y eut des séditions et des pillages par bandes à Aix, Marseille, Toulon, Brignoles. Manosque, Aubagne, etc. (fin mars). Des troubles analogues, quoique moins graves, se produisent en Bretagne, en Languedoc ; en Alsace, en Franche-Comté, en Guyenne, en Bourgogne, dans l'Ile de France. A Paris, le 27 avril, la grande fabrique de papiers peints Réveillon est pillée au cours d'une sanglante émeute. Le mouvement n'est pas seulement dirigé contre les accapareurs de denrées alimentaires, contre le vieux système ci impôts, contre les octrois, contre la féodalité, mais contre tous ceux qui exploitent le populaire et qui vivent de sa substance. Il est en rapport étroit 'avec l'agitation politique. A Nantes, la foule assiège l’Hôtel de Ville au cri de Vive la Liberté ! A Agde. elle réclame le droit de nommer les consuls. Dans bien des cas, l'agitation coïncide avec l'ouverture des opérations électorales et cela s'explique. Ces pauvres gens, que l'autorité ignorait depuis des siècles, qui n'étaient convoqués devant elle que pour acquitter l'impôt et la corvée, voilà que tout à coup elle leur demande leur avis sur les affaires de l'Etat, qu'elle leur dit qu’ils peuvent adresser librement leurs plaintes au roi ! Sa Majesté, dit le règlement royal lu au prône, désire que des extrémités de son royaume et des habitations lés moins connues, chacun feu assuré de faire parvenir jusqu'à elle ses vœux et ses réclamations. La phrase a été retenue, elle a été prise au mot. Les misérables ont cru que décidément toute l'autorité publique n'était plus tournée contre eux, comme autrefois, mais qu'ils avaient maintenant un appui tout eu haut de l'ordre social et que les injustices allaient enfin disparaître. C'est ce qui les rend si hardis. De toute leur volonté tendue, de toutes leurs souffrances raidies, ils s'élancent vers les objets de leurs désirs et de leurs plaintes. En faisant cesser l'injustice, ils réalisent la pensée royale, ou du moins ils le croient. Plus tard, quand ils s'apercevront de leur erreur, ils se détacheront du roi. Mais il leur faudra du temps pour se désabuser.

C'est au milieu de cette vaste fermentation qu'eut lieu la consultation nationale. Depuis six mois, malgré la censure, malgré la rigueur des règlements sur l'imprinw.rie, la liberté de la presse existait en fait. Hommes de loi, curés, publicistes de toutes sortes, hier inconnus et tremblants, critiquaient hardiment tout le système social dans des milliers de brochures lues avec avidité depuis les boudoirs jusqu’aux chaumières. Volney lançait à Rennes sa Sentinelle du Peuple ; Thouret, à Rouen, son Avis aux bons Normands ; Mirabeau, à Aix, son Appel à la Nation provençale ; Robespierre, à Arras, son Appel à la Nation artésienne ; l'abbé Sieyès, son Essai sur les privilèges, puis son retentissant Qu'est-ce que le Tiers Etat ? ; Camille Desmoulins, sa Philosophie au peuple français ; Target, sa Lettre aux Etats généraux, etc. Pas un abus qui ne fût signalé, pas une réforme qui ne fût étudiée, exigée. La politique, dit Madame de Staël, était un champ nouveau pour l'imagination des Français ; chacun se flattait d'y jouer un rôle, chacun voyait un but pour soi dans les chances multipliées qui s'annonçaient de toutes parts.

Les gens du Tiers se concertaient, provoquaient des réunions officieuses de corporations et de communautés, entretenaient des correspondances de ville à ville, dé province à province. Ils rédigeaient des pétitions, des manifestes, ils recueillaient des signatures, ils faisaient circuler des modèles de cahiers de doléances qu'ils distribuaient jusque dans les campagnes. Le duc d'Orléans, qui passait pour le protecteur occulte du parti patriote, faisait rédiger par Laclos les Instructions qu'il adressait à ses représentants dans les bailliages de ses terres et par Sieyès un modèle de Délibérations à prendre par les assemblées électorales. Necker avait prescrit aux agents du roi de garder une neutralité complète, mais certains intendants, comme celui de Dijon, Amelot, furent accusés par les privilégiés de favoriser leurs adversaires. Les parlements essayèrent de brûler quelques brochures afin d'intimider les publicistes. Celui de Paris cita devant lui le docteur Guillotin pour sa Pétition des citoyens domiciliés à Paris. Guillotin se présenta au milieu d'une foule immense qui l'acclamait et le Parlement n'osa pas l'arrêter.

Le mécanisme électoral, fixé par le règlement royal, était assez compliqué mais d'un grand libéralisme. Les membres des deux premiers ordres se rendaient directement au chef-lieu du bailliage pour composer l'Assemblée électorale du clergé et l'Assemblée électorale de la noblesse. Tous les nobles ayant la noblesse acquise et transmissible avaient le droit d'être présents en personne. Les femmes nobles elles-mêmes, si elles possédaient un fief, pouvaient se faire représenter par procureur, c'est-à-dire par un fondé de procuration.

Les curés siégeaient personnellement à l'Assemblée au clergé, tandis que les chanoines, tous nobles, n'avaient qu'un délégué par groupe de dix et les réguliers ou moines, un délégué par couvent. Ainsi les curés eurent une majorité assurée.

Dans les villes, les habitants figés de 25 ans et inscrits au rôle des impositions, se réunirent d'abord par minorations. Les corporations d'arts et métiers n'avaient qu'un délégué par 100 membres, tandis que les corporations d'arts libéraux, les négociants et les armateurs en eurent deux ; ce qui était avantager la richesse et le savoir. Les habitants qui ne faisaient pas partie d'une corporation, et dans certaines villes, où il n’y avait pas de corporations, ce furent tous les habitants, se réunirent à part par quartiers (ou districts) et élurent également 2 délégués par 100 membres. Tous ces délégués — ou électeurs — ainsi nommés s'assemblèrent ensuite à l'Hôtel de Ville pour former l'Assemblée électorale du Tiers État de la ville, rédiger le cahier commun des doléances et nommer les représentants à l'Assemblée du Tiers État du bailliage qui était chargée' d'élire les députés aux États généraux. Les paysans des paroisses furent représentés dans cette Assemblée à raison de 2 par 200 feux. Chaque paroisse, comme chaque corporation ou chaque quartier urbain, munissait ses délégués d'un cahier spécial et tous ces cahiers étaient fondus ensuite dans le cahier général du bailliage. Quand le bailliage principal comprenait des bailliages secondaires, l'Assemblée électorale du bailliage secondaire nommait le quart de ses membres pour la représenter à l'Assemblée électorale du bailliage principal. Dans ce dernier cas, qui fut encore assez fréquent, le mécanisme électoral fut à 4 degrés : paroisse, corporation ou quartier ; assemblée de la ville ; assemblée du bailliage secondaire ; assemblée du bailliage principal.

Dans les assemblées des privilégiés, la lutte fut vive entre la minorité libérale et la majorité rétrograde, entre les nobles de cour et les hobereaux des campagnes, entre le haut et le bas clergé. La noblesse du bailliage d'Amont (Vesoul) en Franche-Comté fit scission et nomma deux députations aux États généraux. En Artois, en Bretagne, les nobles membres des États s'abstinrent de comparaître pour protester contre le règlement royal qui les obligeait de partager le pouvoir politique avec la petite noblesse. Les Assemblées-du clergé furent en général fort troublées. Les curés imposèrent leurs volontés et écartèrent de la députation la plupart des évêques, sauf une quarantaine choisis parmi les plus libéraux.

Les Assemblées du Tiers furent plus calmes. Il n'y eut de conflits que dans certaines villes, comme Arras, où les délégués des corporations se prirent de querelle avec les échevins qui prétendaient siéger dans l'Assemblée électorale quoique anoblis, et dans certains bailliages, comme Commercy, où les ruraux se plaignirent que, les gens du boum avaient écarté du cahier leurs revendications particulières. Presque partout le Tiers choisit ses députés dans son sein, prouvant ainsi la vigueur de l'esprit de classe qui l'animait. Il ne fit d'exception que pour de rares nobles populaires comme Mirabeau qui avait été exclu de l'Assemblée de son ordre et qui fut élu par le Tiers d'Aix et de Marseille, ou pour quelques ecclésiastiques comme Sieyès, repoussé par le clergé chartrain et élu par le Tiers de Paris. Près de la moitié de la députation du Tiers était composée d'hommes de loi qui avaient exercé une influence prépondérante dans la campagne électorale ou dans la rédaction des cahiers. L'autre moitié comprenait toutes les professions, mais les paysans, encore illettrés pour la plupart, n'eurent pas de représentants. Plus d'un publiciste qui s'était distingué par ses attaques contre les aristocrates obtint un mandat : Volney, Robespierre, Thouret, Target, etc.

L'examen des cahiers montre que l'absolutisme était unanimement condamné. Prêtres, nobles et roturiers s'accordent à réclamer une Constitution qui limite les droits du roi et de ses agents et qui établisse une représentation nationale périodique seule capable de voter l'impôt et de faire les lois. Presque tous les députés avaient reçu le mandat, impératif de n'accorder aucun subside avant que la Constitution fût .acceptée et assurée. Le déficit, selon le mot de Mirabeau, devenait le trésor de la nation. L'amour de la liberté, la haine de l'arbitraire inspiraient toutes les revendications.

Le clergé lui-même, dans de nombreux cahiers, protestait contre l'absolutisme dans l'Eglise aussi bien que dans l'État. Il réclamait pour les curés le droit. de :s'assembler et de participer au gouvernement de l'Eglise par le rétablissement des synodes diocésains et des conciles provinciaux.

Les nobles ne mettaient pas moins d'ardeur que les roturiers à condamner les lettres de cachet et la violation du secret des lettres, à réclamer le jugement par jury, la liberté de parler, de penser, d'écrire.

Les privilégiés acceptent l'égalité fiscale, mais ils repoussent, pour la plupart, l'égalité des droits et l'admission de tous les Français à tous les emplois. Surtout ils défendent âprement le vote par ordre qu'ils considèrent comme la garantie de leurs dîmes et de leurs droits féodaux. Mais la noblesse et le Tiers feraient bon marché des biens ecclésiastiques pour payer la dette. Ils s'accordent toutefois avec le clergé lui-même pour condamner sans appel le système financier en vigueur. Tous les impôts directs et indirects disparaîtront devant une contribution plus équitable qui sera répartie par des assemblées élues et non plus par les agents du roi.

Le Tiers est uni contre les aristocrates, mais ses revendications propres varient selon qu'elles émanent de bourgeois ou de paysans, de négociants ou d'artisans. Toutes les nuances d'intérêt et de pensée des différentes classes s'y reflètent. Contre le régime seigneurial, les doléances des cahiers des paroisses sont naturellement plus âpres que celles qui figurent dans les cahiers des bailliages rédigés par des citadins. Pour condamner les corporations, l'unanimité est loin d'être complète. 'Les protestations contre la suppression de la vaine pâture et du glanage, contre le partage des communaux n'émanent que d'une minorité. On sent que la bourgeoisie, qui est déjà en possession d'une partie de la terre, se solidariserait au besoin avec la propriété féodale contre les paysans pauvres. Les revendications proprement ouvrières sont absentes. Ce sont des maîtres qui ont tenu la plume. Le prolétariat des villes n'a pas encore voix au chapitre. En revanche, les vœux des industriels et des commerçants, leurs protestations contre les pernicieux effets du traité de commerce avec l'Angleterre, l'exposé des besoins des différentes branches de la production sont l'objet d'études précises fort remarquables. La classe qui va prendre la direction de la Révolution est pleinement consciente de sa force et de ses droits. Il n'est pas vrai qu'elle se laisse séduire par une idéologie vide, elle connaît à fond les réalités et elle possède les moyens d'y conformer ses intérêts.