LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER. — LA CHUTE DE LA ROYAUTÉ (1787-1792)

 

CHAPITRE II. — LA RÉVOLTE NOBILIAIRE.

 

 

Pour maitriser la crise qui s'annonçait, il aurait fallu à la tête de la monarchie un roi. On n'eut que Louis XVI. Ce gros homme, aux manières communes, ne se plaisait qu'à table, à la chasse ou dans l'atelier de serrurier Gamain. Le travail intellectuel le fatiguait. Il dormait au Conseil. Il fut bientôt un objet de moqueries pour les courtisans légers frivoles. On frondait sa personne jusque dans l'œil-de-bœuf. Il souffrait que le duc de Coigny lui fit une scène à propos d'une diminution d'appointements. Son mariage était une riche matière à cruelles railleries. La fille de Marie-Thérèse qu'il avait épousée était jolie, coquette et imprudente. Elle se jetait au plaisir avec une fougue insouciante. On la voyait au bal de l'Opéra où elle savourait les familiarités les plus osées, quand son froid mari restait à Versailles. Elle recevait les hommages des courtisans les plus mal famés : d'un Lauzun, d'un Esterhazy. On lui donnait comme amant avec vraisemblance le beau Fersen, colonel du royal suédois. On savait que Louis XVI n'avait pu consommer son mariage que sept ans après sa célébration au prix d'une opération chirurgicale. Les médisances jaillissaient en chansons outrageantes, surtout après la naissance tardive d'un dauphin. Des cercles aristocratiques, les épigrammes . circulaient jusque dans la bourgeoisie et clans le peuple et la reine était perdue de réputation bien avant la Révolution. Une aventurière, la comtesse de Lamothe, issue d'un bâtard de Charles IX, put faire croire au cardinal de Rohan qu'elle aurait le moyen de lui concilier les bonnes grâces de Marie-Antoinette s'il voulait seulement l'aider à acheter un magnifique collier que la lésinerie de son époux lui refusait. Le cardinal eut des entrevues au clair de lune derrière les bosquets de Versailles avec une femme qu'il prit pour la reine. Quand l'intrigue se découvrit, sur la plainte du joaillier Bœhmer, dont le collier n'avait pas été pavé, Louis XVI commit l'imprudente de recourir au Parlement pour venger son honneur outragé. Si la comtesse de Lamothe fut condamnée, le cardinal fut acquitté aux applaudissements universels. Le verdict signifiait que le fait de considérer la reine de France comme facile à séduire n'était pas un délit. Sur le conseil de la police, Marie-Antoinette s'abstint dès lors de se rendre à Paris pour éviter les manifestations. Vers le même temps, en 1786, la Monnaie de Strasbourg frappait un certain nombre de louis d'or où l'effigie du roi était surmontée d'une corne outrageante.

Cette situation donnait aux princes du sang des espérances d'accéder au trône. Le comte d'Artois, le comte de Provence, frères du roi, le duc d'Orléans, son cousin, intriguaient sourdement pour profiter du mécontentement' qu'avaient fait naître parmi le gros des courtisans les préférences exclusives de la reine pour certaines familles comblées de ses dons. Théodore de Lameth rapporte qu'un jour Madame de Balbi, maîtresse du comte de Provence, lui tint cette conversation : Vous savez comme on parle du roi quand on a besoin de monnaie dans un cabaret ? on jette un écu sur la table en disant : changez-moi cet ivrogne. Ce début n'était que pour sonder Lameth sur l'opportunité d'un changement de monarque. Lameth ne cloute pas que certains princes caressaient le projet de faire prononcer par le parlement l'incapacité de Louis XVI.

Cependant celui-ci n'entendait rien, ne voyait rien. Il laissait tomber son sceptre en quenouille, allant des réformateurs aux partisans des abus, au hasard des \suggestions de son entourage et surtout des désirs de la reine qui prit sur son esprit un empire croissant. Il fournit ainsi par sa politique vacillante de sérieux aliments au mécontentement général. Le mot de Vaublanc est, ici vrai à la lettre : En France, c'est toujours le chef de l'État et ses ministres qui renversent le Gouvernement.

La plus vive critique des abus, dont mourait le régime, a été faite dans le préambule des édits des ministres Turgot, Malesherbes, Calonne, Brienne, Necker. Ces édits ont été lus par les curés au prône. Ils ont retenti jusque chez les plus humbles. La nécessité des réformes a été placée sous l'égide du roi. Mais comme les réformes promises s'évanouissaient aussitôt ou n'étaient réalisées que partiellement, à l'amertume des abus s'ajoutait la désillusion du remède. La corvée semblait plus lourde aux paysans depuis que Turgot en avait vainement édicté la suppression. On avait vu à cette occasion les paysans du Maine invoquer la parole du ministre pour refuser au marquis de Vibraye le paiement de leurs rentes, l'assiéger dans son château et le forcer à s'enfuir. La suppression de la mainmorte dans les domaines de la couronne, réalisée par Necker, rendait plus cuisant aux intéressés son maintien dans les terres des nobles et des ecclésiastiques. L'abolition par Malesherbes de la question préparatoire, dire de la torture, dans les enquêtes criminelles, faisait paraître plus inique le maintien de la question préalable. L'institution par Necker d'assemblées provinciales dans les deux généralités du Berri et de la Haute Guyenne, en 1778, semblait la condamnation du despotisme des intendants, mais ne faisait qu'exaspérer le désir d'institutions représentatives dont les deux assemblées nouvelles, nommées et non élues, n'étaient à vrai dire qu'une caricature. Elle décourageait les intendants dont elle affaiblissait l'autorité, sans profit pour le pouvoir royal. Ainsi de toutes les autres velléités réformatrices. Elles ne firent que justifier et fortifier le mécontentement.

Il était difficile qu'il en fût autrement quand aux édits libéraux succédaient aussitôt des mesures de réaction inspirées par le pur esprit féodal, qui, elles, étaient appliquées. Le fameux règlement de 1781, qui exigea1 des futurs officiers la preuve de quatre quartiers de noblesse pour être admis clans les écoles militaires, fut certainement pour quelque chose dans la future défection de l'année. Plus la noblesse était menacée dans son privilège, plus elle s'ingéniait à le consolider. Elle rn'excluait pas seulement les roturiers des grades militaires, mais aussi des offices judiciaires et des hautes charges ecclésiastiques. Elle aggravait son monopole tout en applaudissant Figaro.

Un autre roi que Louis XVI aurait-il pu porter remède à cette situation extravagante ? Peut-être, mais cela n'est pas sûr. Depuis qu'ils avaient enlevé à la féodalité ses pouvoirs politiques, les Bourbons s'étaient plu à la consoler en la comblant de leurs bienfaits. Louis XIV, Louis XV avaient cru la noblesse nécessaire à leur gloire. Ils solidarisaient leur trône avec ses privilèges. Louis XVI ne fit que suivre une tradition établie. Il n'aurait pu faire de réformes sérieuses qu'en engageant une lutte à mort contre les privilégiés. Il s'effraya aux premières escarmouches.

Puis le problème financier dominait tout le reste. Pour faire des réformes, il fallait de l'argent. Au milieu de la prospérité générale le Trésor était de plus en plus vide. On ne pouvait le remplir qu'aux dépens des privilégiés et avec l'autorisation des parlements peu disposés à sacrifier les intérêts privés de leurs membres sur l'autel du bien public. Plus on tergiversait, plus le gouffre du déficit s'approfondissait et plus les résistances s'accentuaient.

Déjà Louis XV, dans les dernières années de son règne, avait failli faire banqueroute. La tilde poigne de l'abbé Terray évita la catastrophe et prolongea dé vingt dans la durée du régime. Terray tombé, la valse des millions recommença. Les ministres des finances se  succèdent à toute vitesse et-dans le nombre il n'y a paf saris en excepter Necker qui ne fut qu'un comptable un seuil financier. On fit quelques économies de bouts de chandelle sur la maison du roi. On irrita les courtisans sans réel profit pour le Trésor. I.es largesses sel multiplient : 100.000 livres à la fille du duc de Quines pour se marier, 400.000 livres, à la comtesse de Polignac pour payer ses dettes, 800.000 livres pour constituer une.dot à sa fille, 23 millions pour les dettes du comte d'Artois, 10 millions pour acheter au roi le château de Rambouillet, 6 millions pour acheter à la reine le château de Saint-Cloud, etc. Petites dépenses à côté de celles qu'entraina la participation de la France à la guerre de l'Indépendance américaine ! On a évalué celles-ci à deux milliards. Pour y faire face, Necker emprunta à toues les portes et de toutes les façons. Il lui arriva de placer son papier à 10 et 12 pour 100. Il trompa la nation par son fameux Compte rendu où il taisait apparaitre un excédent imaginaire. Il rie voulait qu’inspirer confiance aux prêteurs et il donna des armes aux membres des parlements qui prétendaient qu'une réforme 'profonde de l'impôt était inutile.

La guerre terminée, le sémillant Calonne trouva moyen d'ajouter en trois ans 653 nouveaux millions aux emprunts précédents. C'était maxime reçue que le roi très chrétien ne calculait pas ses dépenses sur ses recettes, mais ses recettes sur ses dépenses. En 1789, la dette se monta à 4 milliards et demi. Elle avait triplé pendant les quinze aimées du règne de Louis XVI. A la mort de Louis XV le service de la dette exigeait 93 millions, en 1790 il en exige environ 300 sur un budget de recettes qui dépassait à peine 500 millions. Mais tout a une fin. Calonne fut obligé d'avouer au roi qu'il était aux abois. Son dernier emprunt avait été difficilement couvert. Il avait mis en vente de nouveaux offices, procédé à une refonte des monnaies, augmenté les cautionnements, aliéné des domaines, entouré Paris d'un mur d'octroi, il avait tiré des fermiers généraux 255 millions d'anticipations, c'est-à-dire d'avances à valoir sur les exercices financiers à venir, il s'apprêtait à emprunter, sous prétexte de cautionnement, 70 millions encore à la Caisse d'Escompte, mais tous ces expédients n'empêchaient pas que le déficit atteignait 101 millions. Par surcroît, on était à la veille d'une guerre avec la Prusse à propos de la Hollande. Le ministre de la guerre réclamait des crédits pour défendre les patriotes de ce petit pays auxquels le roi avait promis main-forte contre les Prussiens

Calonne était acculé. Il ne croyait plus possible d'augmenter encore les impôts existants qui, en moins de dix ans, s'étaient accrus de 140 millions. Il était en lutte ouverte avec le parlement de Paris qui avait fait des remontrances sur la réfection des monnaies, avec le parlement de Bordeaux à propos de la propriété des atterrissements de la Gironde, avec le parlement de Rennes à propos du tabac râpé, avec les parlements de Besançon et de Grenoble à propos du remplacement provisoire de la corvée par une prestation pécuniaire.

Il était certain que les parlements lui refuseraient l'enregistrement de tout emprunt et de tout impôt nouveau.

Calonne prit son courage à deux mains. Il alla trouver Louis XVI, le 20 août 1786, et il lui dit : Ce qui est nécessaire pour le salut de l’État serait impossible par des opérations partielles, il est indispensable de reprendre en sous-œuvre l'édifice entier pour en prévenir la ruine... Il est impossible d'imposer plus, ruineux d'emprunter toujours ; non suffisant de se borner aux réformes économiques. Le seul parti qu'il reste à prendre, le seul moyen de parvenir enfin à mettre véritablement de l'ordre dans les finances doit consister à vivifier tout entier par la refonte de tout ce qu'il y a de vicieux dans sa constitution.

Les impôts existants étaient vexatoires et peu productifs parce que très mal répartis. Les nobles, en principe, étaient astreints aux vingtièmes et à la capitation dont étaient exempts les ecclésiastiques. Les paysans étaient seuls à payer la taille, qui variait selon Iles pays d'États et les pays d'élections[1], tantôt réelle, analogue à notre impôt foncier, tantôt personnelle, analogue à la cote mobilière. Il y avait .des villes franches, des villes abonnées, des pays rédimés, etc.,  une complication infinie. Le prix du sel variait selon les personnes et les lieux. Les ecclésiastiques, les privilégiés, les fonctionnaires, en vertu du droit de franc salé, le payaient au prix coûtant. Mais plus on était éloigné des marais salants où des mines de sel, plus la gabelle se faisait lourde et inquisitoriale.

Calonne proposait d'adoucir la gabelle et la taille, de supprimer les douanes intérieures et de demander à un nouvel impôt, la subvention territoriale, qui remplacerait les vingtièmes, les ressources nécessaires pour boucler le budget. Mais, alois que les vingtièmes étaient perçus en argent, la subvention territoriale serait perçue en nature sur le produit de toutes les terres, sans distinction de propriétés ecclésiastiques, nobles ou roturières. C'était l'égalité devant l'impôt. La Caisse d'Escompte serait transformée en banque d'État. Des assemblées provinciales seraient créées, dans les provinces qui n'en avaient pas encore, pour que la répartition des charges publiques cessât d'être inégale et arbitraire.

Puisqu'il ne fallait pas compter sur les parlements pour faire enregistrer une réforme aussi vaste, on s'adresserait à une assemblée de notables qui l'approuverait. Il n'y avait pas d'exemple que les notables choisis par le roi aient résisté à ses volontés. Mais tout était changé dans les esprits depuis un siècle.

Les notables, 7 princes du sang, 36 ducs et pairs ou maréchaux, 33 présidents ou procureurs généraux de parlements, 11 prélats, 12 conseillers d'Etat, 12 députés des pays d'États, 25 maires ou échevins des principales villes,  etc., en tout 1/I4 personnages, distingués par leurs services ou par leurs fonctions, se réunirent le 22 février 1787. Galonne fit devant eux en excellents termes le procès de tout le système financier : On ne peut faire un pas dans ce vaste royaume, sans y trouver des lois différentes, des usages contraires, des privilèges, des exemptions, des affranchissements d'impôts, des droits et des prétentions de toute espèce ; et cette dissonance générale complique l'administration, interrompt son cours, embarrasse ses ressorts et multiplie partout les frais et le désordre. Il faisait une charge à fond contre la gabelle, impôt si disproportionné dans sa répartition qu'il fait payer dans une province 20 fois plus qu'on ne paie dans une autre, si rigoureux dans sa perception que son nom seul inspire l'effroi... un impôt enfin dont les frais sont au cinquième de son produit et qui, par l'attrait violent qu'il présente à la contrebande, fait condamner tous les ans  la chaîne ou à là prison plus de 500 chefs de famille et occasionne plus de 4.000 saisies par année. A la critique des abus succédait enfin l'exposé des réformés.

Les notables étaient des privilégiés. Les pamphlets inspirés par les membres du Parlement les criblaient de railleries et d'épigrammes, annonçaient leur capitulation. Ils se raidirent pour prouver leur indépendance. Ils évitèrent de proclamer qu'ils ne voulaient pas payer l'impôt, mais ils s'indignèrent de l'étendue du déficit qui les stupéfiait. Ils rappelèrent que Necker, dans son célèbre Compte rendu paru quatre ans auparavant, avait accusé un excédent des recettes sur.les dépenses. Ils exigèrent communication des pièces comptables du budget. Ils réclamèrent que l'état du trésor royal fût constaté tous les mois, qu'un compte général des recettes et dépenses fut imprimé tous les ans et soumis à la vérification de la Cour des Comptes. Ils protestèrent contre l'abus des pensions. Calonne pour se défendre dut dévoiler les erreurs du Compte rendu de Necker. Necker répliqua et fut exilé de Paris. Toute l'aristocratie nobiliaire et parlementaire prit feu. Calonne fut traîné dans la boue dans des pamphlets virulents. Mirabeau fit sa partie dans le concert par sa Dénonciation contre l’agiotage, où il accusait Calonne de jouer à la Bourse avec les fonds de l’État. Calotine était vulnérable. Il avait des dettes et des maitresses, un entourage suspect. Le scandale du coup de bourse tenté par l'abbé d'Espagnac sur les actions de la Compagnie des Indes venait d'éclater. Calonne y était compromis. Les privilégiés avaient la partie belle pour se débarrasser du ministre réformateur. En vain, celui-ci prit-il l'offensive. Il fit rédiger par l'avocat Gerbier un Avertissement qui était une vive attaque contre l'égoïsme des nobles et un appel à l'opinion publique. L'Avertissement distribué à profusion dans tout le royaume accrut la rage des ennemis de Calonne. L'opinion ne réagit pas comme celui-ci l'espérait. Les rentiers se tinrent sur la défiance. La bourgeoisie ne sembla pas prendre au sérieux les projets de réforme élaborés pour lui plaire. Le peuple resta indifférent à des querelles qui le dépassaient. Il lui fallait le temps de méditer les vérités qui lui étaient révélées et qui le frappaient d'étonnement. L’agitation fut violente à Paris mais resta d'abord circonscrite aux classes supérieures. Les évêques qui siégeaient parmi les notables exigèrent le renvoi de Calonne. Louis XVI se soumit et, malgré sa répugnance, finit par appeler à sa succession l'archevêque de Toulouse Loménie de Brienne désigné par la reine. Les privilégiés respiraient, mais ils avaient eu peur. Ils s'acharnèrent contre Calonne. Le Parlement de Paris, sur la proposition d'Adrien Duport, ordonna une enquête sur ses dilapidations. Il n'eut que la ressource de s'enfuir en Angleterre.

Brienne, profitant d'un moment de détente, obtint des notables et du Parlement un emprunt de 67 millions en rentes viagères qui permit provisoirement d'éviter la banqueroute. Simple trêve ! 'Brienne, par la force des choses, fut obligé de reprendre les projets de l'homme qu'il avait supplanté. Avec plus d'esprit de suite que celui-ci, il essaya de rompre la coalition des privilégiés avec la bourgeoisie. Il établit des assemblées provinciales où le Tiers eut une représentation égale à celle des cieux ordres privilégiés réunis. Il rendit aux protestants un état civil, à la grande fureur du clergé. Il transforma la-corvée en une contribution en argent. Enfin il prétendit assujettir à l'impôt foncier le clergé et la noblesse. Aussitôt les notables se regimbèrent. Un seul bureau sur sept adopta le nouveau projet d'impôt territorial. Les autres se déclarèrent sans pouvoirs pour l'accorder. C'était faire appel aux Etats généraux. Lafayette alla plus loin. Il réclama une assemblée nationale à l'instar du Congrès qui gouvernait l'Amérique et une grande charte qui assurerait la périodicité de cette assemblée. Si Brienne avait eu autant de courage que d'intelligence, il eût fait droit au vœu des notables. La convocation des Etats généraux accordée volontairement à cette date de mai 1787, alors que le prestige royal n'était pas encore compromis, aurait sans nul doble consolidé le pouvoir de Louis XVI. Les privilégiés eussent été pris à leur piège. La bourgeoisie aurait compris que les promesses de réformes étaient sincères. Mais Louis XVI et la Cour redoutaient les États généraux. Ils se souvenaient d'Etienne Marcel et de la Ligue. Brienne préféra renvoyer les notables, laissant échapper ainsi la dernière chance d'éviter la Révolution.

Dès lors la rébellion nobiliaire, dont l'aristocratie judiciaire prend la direction, ne connaît plus de frein. Les Parlements de Bordeaux, de Grenoble, de Besançon, etc. protestent contre les édits qui rendent l'état civil aux hérétiques et qui instituent les assemblées provinciales dont ils redoutent la concurrence. Adroitement ils font valoir que ces assemblées nommées par le pouvoir ne sont que des commissions ministérielles sans indépendance et ils se mettent à réclamer la restauration des anciens Etats féodaux qu'on ne réunissait plus.

Le Parlement de Paris, suivi de la Cour des Aides et de la Cour des Comptes, se popularise en refusant à Brienne l'enregistrement d'un édit qui assujettissait au timbre les pétitions, quittances, lettres de faire-part, journaux, affiches, etc. Il réclame en mérite temps, le 16 juillet, la convocation des Etats généraux, seuls en mesure de consentir de nouveaux impôts. Il repousse encore l'édit sur la subvention territoriale, dénonce les prodigalités de la Cour et exige des économies. Le roi ayant passé outre à cette opposition, le 6 août, par un lit de justice, le Parlement annule le lendemain comme illégal l'enregistrement de la veille. Un exil à Troyes punit cette rébellion, mais l'agitation gagne toutes les Cours de province. Elle se répand dans la bourgeoisie. Les magistrats paraissaient défendre les droits de la nation. On les traitait de Pères de la Patrie. On les portait en triomphe. Les basochiens mêlés. aux artisans commençaient à troubler l'ordre dan§ la rue. De toutes parts les pétitions affluaient à Versailles en faveur du rappel du Parlement de Paris.

Les magistrats savouraient leur popularité, mais au fond ils n'étaient pas sans inquiétude. En réclamant les Etats généraux ils avaient voulu, par un coup de partie, éviter à la noblesse de robe, d'épée et de soutane, les frais de la réforme financière. Ils ne tenaient., pas autrement aux États généraux qui pouvaient leur échapper-. Si les Etats devenaient périodiques, comme le demandait Lafayette, leur frôle politique disparaîtrait. . On négocia sous main.. Brienne renoncerait au timbre et à là subvention territoriale. On lui accorderait en compensation la prolongation des deux vingtièmes qui seraient perçus sans aucune distinction ni exception quelle qu'elle put être. Moyennant quoi, le Parlement ayant enregistré, le 19 septembre, revint à Paris au milieu des feux d'artifice.

Malheureusement les deux vingtièmes, dont la perception demandait du temps, ne suffisaient pas à couvrir les besoins urgents du trésor. Bien que Brienne eût abandonné les patriotes hollandais, au mépris de la parole royale, la banqueroute menaçait. Il fallut retourner devant le Parlement pour lui demander d'autoriser un emprunt de 420 millions, sous promesse de la convocation des Etats généraux dans cinq ans, c'est-à-dire pour 1792. La guerre recommença plus violente que jamais. Au roi qui ordonnait, le 19 novembre, l'enregistrement de l'emprunt, le duc d'Orléans osa dire que c'était illégal. Le lendemain, le duc était exilé à Villers-Cotterêts et deux conseillers de ses amis, Sabatier et Fréteau enfermés au château de Doullens. Le Parlement réclamait la liberté des proscrits et sur la proposition d'Adrien Duport, le 4 janvier 1788, votait un réquisitoire contre les lettres de cachet qu'il renouvelait peu après malgré les défenses royales. Il poussait bientôt l'audace, en avril, jusqu'à inquiéter les préteurs du dernier emprunt et jusqu'à encourager les contribuables à refuser le paiement des nouveaux vingtièmes. Cette fois, Louis XVI se fâcha. Il fit arrêter en plein palais de justice, où ils s'étaient réfugiés, les deux conseillers Goislard et Duval d'Eprémesnil et il approuva les édits que le garde des sceaux Lamoignon lui présenta pour briser la résistance des magistrats comme pour réformer la justice. Une cour plénière composée de hauts fonctionnaires était substituée aux parlements pour l'enregistrement de tous les actes royaux. Les parlements perdaient une bonne partie des causes civiles et criminelles qui leur étaient auparavant déférées. Celles-ci seraient jugées désormais par des grands-bailliages au nombre de 47 qui rapprocheraient la justice des plaideurs. De nombreux tribunaux spéciaux tels que les greniers à sel, les élections, les bureaux de finances étaient supprimés. La justice criminelle était réformée dans un sens plus humain, la question préalable et l'interrogatoire sur la sellette abolis. C'était une réforme plus profonde encore que celle que le chancelier Maupeou avait essayée en 1770. Peut-être aurait-elle réussi si elle avait été faite seulement neuf mois plus ii)t, avant l'exil du Parlement à Troyes. L'installation des grands bailliages ne rencontra pas une résistance unanime. Il semble que la parole de Louis XVI défonçant au pays l'aristocratie des magistrats, qui voulaient usurper son autorité, ait trouvé de l'écho. Mais depuis le lit de justice du 19 novembre, depuis que le duc d'Orléans avait été frappé, la lutte n'était plus seulement entre le ministère et les parlements. Autour de ce conflit initial, tous les autres mécontentements s'étaient déjà manifestés et coalisés.

Le parti des Américains, des Anglomanes ou des Patriotes, qui comptait des recrues non seulement dans la haute noblesse, dans la haute bourgeoisie, niais parmi certains conseillers des enquêtes connue Duport et Fréteau, était entré en scène. Ses chefs se réunissaient chez Duport ou chez Lafayette. On voyait à ces réunions l'abbé Sieyès, le président Lepelletier de Saint-Fargeau, l'avocat général Hérault de Séchelles, le conseiller au Parlement Huguet de Semonville, l'abbé Louis, le duc d'Aiguillon, les frères Lameth, le marquis de Condorcet, le comte de Mirabeau, les banquiers Clavière et Panchaud, etc. Pour ceux-ci les Etats généraux n'étaient qu'une étape. On transformerait la France en monarchie constitutionnelle et représentative. On anéantirait le despotisme ministériel. Les idées américaines gagnaient les clubs, les sociétés littéraires, déjà nombreuses, les cafés, qui devinrent, dit le conseiller Sallier, des écoles publiques de démocratie et d'insurrection. La bourgeoisie s'ébranlait ; mais à la suite de la noblesse. A Rennes, la société patriotique bretonne mettait à sa tête de grandes dames qui s'honoraient du titre de citoyennes. Elle donnait des conférences dans une salle ornée d'inscriptions civiques qu'elle appelait pompeusement, à l'antique, le Temple de la Patrie.

Mais l'aristocratie judiciaire gardait encore la direction. A tous ses correspondants dans les provinces, elle passait le même mot d’ordre : empêcher l'installation des nouveaux tribunaux d'appel, ou grands bailliages, faire la grève du prétoire, déchaîner au besoin le désordre, réclamer. les Etats-généraux et les, anciens Etats provinciaux. Le programme fut suivi de point en point. Les parlements de province organisèrent la résistance avec leur nombreuse clientèle d'hommes de loi. A coups de remontrances et d’arrêts fulminants, ils s'attachèrent à provoquer des troubles. Les manifestations se succédèrent. Les nobles d'épée se solidarisèrent en masse avec les parlements. Les nobles d’église les imitèrent. L'assemblée du clergé  diminua de plus des trois quarts le subside qui lui était réclamé. Elle protesta contre la Cour plénière, tribunal dont la nation craindrait toujours la complaisance (15 juin). Des émeutes éclatèrent à Dijon, à Toulouse. Dans les provinces frontières tardivement réunies à la couronne, l'agitation prit tournure d'insurrection. En Béarn, le Parlement de Pau, dont le palais avait été fermé manu militari, cria à la violation des vieilles capitulations du pays. Les campagnards, excites par les nobles des Etats, assiégèrent l'intendant dans son hôtel et réinstallèrent de force les magistrats sur leurs sièges (19 juin).

En Bretagne, l'agitation se développa librement par la faiblesse ou la complicité du commandant militaire Thiard, et surtout de l'intendant Bertrand de Moleville.  Les nobles bretons provoquaient en duel les officiers de l'armée restés fidèles au roi. Pendant les mois de mai et de juin les collisions furent fréquentes entre les troupes et les manifestants.

Dans le Dauphiné, la province la plus industrielle de France au dire de Roland, le Tiers État joua le rôle prépondérant mais d'accord avec les privilégiés. Après que le parlement expulsé de son palais eût décliné que les édits étaient maintenus, le Dauphiné se regarderait comme entièrement dégagé de sa fidélité envers son souverain, la ville de Grenoble se souleva, le 7 juin, refoula les troupes à coups de tuiles lancées du haut des toits, et fit rentrer le Parlement dans son palais au son des cloches. Après cette journée des tuiles, les Etats de la province se réunissaient spontanément, sans autorisation royale, le 21 juillet, au château de Vizille, propriété de grands industriels, les Périer. L'assemblée, Glue le commandant militaire n'osait dissoudre, décidait, sur les conseils des avocats Monnier et Barnave, que désormais le Tiers Etat aurait une représentation double et qu'on voterait aux États non plus par ordre, mais par tête. Elle invitait enfin les autres provinces à s'unir et jurait de ne plus paver d'impôt tant que les États généraux n'auraient pas été convoqués. Les résolutions de Vizille célébrées à l'envi devinrent immédiatement le vœu de tous les patriotes.

Brienne n'aurait pu triompher de la rébellion qui s'étendait que s'il avait réussi à rompre l'entente du Tiers Etat avec les privilégiés. Il s'v essaya de son mieux en opposant les plumes de Linguet, de Rivarol, de l'abbé Morellet à celles de Brissot et de Mirabeau. Il annonça, le 5 juillet, la convocation prochaine des États généraux et, le 8 août, il en fixa la date au ter mai 1789. Trop tard ! Les assemblées provinciales elles-mêmes, qui étaient son œuvre et qu'il avait composées à son gré, se montrèrent peu dociles. Plusieurs refusaient les. augmentations d'impôts qu'il leur avait demandées. Celle d'Auvergne, inspirée par Lafayette, formulait une protestation tellement vive qu'elle s'attira une verte semonce du roi. Lafayette se vit retirer sa lettre de service dans l'armée.

Pour mater l'insurrection du Béarn, de la Bretagne et du Dauphiné, il aurait fallu être sûr des- troupes. Celles-ci, commandées par des nobles hostiles au ministère et à ses réformes, ne se battaient plus que mollement ou même levaient la crosse en l'air comme à Rennes. Des officiers offraient leur démission.

Mais surtout Brienne était réduit à l'impuissance faute d'argent. Les remontrances des parlements et les troubles avaient arrêté les perceptions. Après avoir épuisé tous les expédients, mis la main sur les fonds des Invalides et les souscriptions pour les hôpitaux et les victimes de la grêle, décrété le cours forcé des billets de la Caisse d'Escompte, Brienne dut suspendre les paiements du Trésor. Il était perdu. Les rentiers qui jusque-là s'étaient tenus sur la réserve, car ils se savaient haïs des gens de justice, joignirent dès lors leurs cris à ceux des nobles et des patriotes. Louis XVI sacrifia Brienne comme il avait sacrifié Calonne et il s'humilia à reprendre Necker qu'il avait jadis renvoyé (25 août 1783). La royauté n'était déjà plus capable de choisir librement ses ministres.

Le banquier genevois, se sentant l'homme nécessaire, posa ses conditions : la réforme judiciaire de Lamoignon, qui avait provoqué la révolte, serait anéantie, les parlements seraient rappelés, les Etats généraux convoqués à la date fixée par Brienne. Le roi dut tout accepter. La rébellion nobiliaire avait mis la couronne en échec, mais elle avait frayé la voie à la Révolution.

Brienne, puis Lamoignon furent brûlés en effigie sur la place Dauphine à Paris au milieu d'une joie délirante. Les manifestations qui durèrent plusieurs jours dégénérèrent en émeute. Il y eut des morts et des blessés. Le parlement rétabli, au lieu de prêter main-forte à l'autorité, blâma la répression et cita devant lui le commandant du guet qui perdit son emploi. Les gens de justice encourageaient donc le désordre et désarmaient les agents du roi. Ils ne se doutaient pas qu'ils seraient bientôt les victimes de la force populaire démuselée.

 

 

 



[1] C'est-à-dire perceptions. L'élu percevait les impôts sous la surveillance de l'intendant.