GIRONDINS ET MONTAGNARDS

 

CHAPITRE XII. — DANTON.

 

 

L'histoire et la légende[1].

 

MESDAMES, MESSIEURS,

Votre Vénérable rappelait tout à l'heure que ce Temple est celui de la Vérité ; c'est ici que les adeptes mal assurés viennent chercher la lumière dans la sincérité de leur cœur ; c'est ici qu'on entend en toute liberté, en toute fraternité, la parole de vie, la parole indépendante, celle qui n'a peur de rien, sinon de se tromper. Ma première pensée sera donc pour vous remercier de m'avoir fait l'honneur de m'appeler, moi, profane, à éclairer ce soir votre 'Orient.

Ceci dit, j'entre immédiatement dans mon sujet, qui sera long à exposer, car je veux vous fournir non des phrases vagues, non pas même des conclusions, mais des preuves.

De quoi s'agit-il ? Il s'agit de savoir si les politiques et les publicistes qui, en 1887 et en 1891, ont élevé une statue à Danton à Arcis-sur-Aube, son pays, d'abord, à Paris ensuite, si ces hommes, qui ont prétendu réhabiliter le grand corrompu, un siècle après son supplice, ont èu raison contre la Convention nationale unanime, contre le Tribunal révolutionnaire unanime, contre les contemporains unanimes, contre tous les Républicains de la première moitié du XIXe siècle unanimes.

Il s'agit de savoir si les modernes et les récents apologistes de Danton, qui s'appellent le docteur Robinet, Antonin Dubost, M. Jules Claretie, M. Alphonse Aulard, enfin, ont produit à l'appui de cette réhabilitation si tardive des arguments valables, des arguments décisifs.

Il s'agit de savoir si des documents de première importance ne leur ont pas échappé par hasard, s'ils ont sainement interprété les documents anciens et, en un mot, s'ils ont mieux connu et jugé Danton que les. contemporains qui l'ont vu à l'œuvre et qui l'ont condamné.

Ce n'est pas une raison parce que Danton, qui fut le suprême espoir et le protecteur constant de tous les royalistes et de tous les fripons de son temps, fait partie aujourd'hui du mobilier cultuel de notre troisième République, ce n'est pas une raison pour que nous devions nous incliner devant sa statue en jetant de la boue sur les grands républicains qui ont eu le courage de châtier ses vilenies et ses trahisons.

Tel est le problème que j'ai à examiner ; il est simple. Si Danton est innocent, les Comités de Salut public et de Sûreté générale, la Convention tout entière, qui l'ont condamné, sont coupables d'assassinat. Et qu'on ne vienne pas me dire que les Comités étaient terrorisés, que la Convention était terrorisée.

Des hommes comme Billaud-Varenne, qui fut le premier à demander la tête de Danton, de Danton qu'il connaissait bien puisqu'il avait été son confident et son secrétaire, des hommes comme Collot d'Herbois, comme Carnot, comme les deux Prieur, comme Jeanbon Saint-André, comme Cambon, qui fut l'accusateur le plus précoce et le plus opiniâtre de Danton, ces hommes-là ne se laissaient pas si facilement terroriser, et par qui ?

Et qu'on ne me dise pas non plus que Robespierre était le dictateur, le terroriseur, puisque, dans l'espèce, c'est lui, Robespierre, qui fit le plus de difficultés à abandonner Danton, selon le mot même de Billaud-Varenne à la séance tragique du 9 thermidor. — Vous savez tous que Billaud-Varenne rappela le fait comme un reproche à l'adresse de Robespierre. — Et qu'on fasse encore attention à ceci : ce n'est pas une fois que la Convention a condamné Danton, c'est deux fois.

La Terreur était terminée, le prétendu dictateur était à bas, sa tête, à son tour, avait roulé sous le couperet, les Girondins étaient rentrés, la Convention était souveraine, les Comités lui obéissaient, rien ne gênait ses délibérations, quand, le 11 vendémiaire an IV, date correspondant au 3 octobre 1795, date anniversaire de la mise en accusation des Girondins, la grande Assemblée décida de célébrer une fête funèbre en l'honneur de ceux de ses membres qui avaient péri dans les prisons, sur les échafauds, ou qui avaient été réduits à se donner la mort.

Sur la proposition du Girondin Hardy, l'Assemblée dressa la liste officielle de ces victimes honorées et regrettées. La liste comprend 47 noms de Conventionnels. Le député de l'Aube, Perrin, condamné pour concussion à dix ans de fers et mort au bagne, y figure ; y figure aussi Camille Desmoulins, malgré sa terrible histoire secrète des Brissotins ; y figure encore Philippeaux ; mais on y cherche en vain les noms de leurs coaccusés : de Chabot, de Basire, de Delaunay d'Angers, de Fabre d'Eglantine, de Danton ; ces noms .manquent tous sur la liste. Personne ne se leva, sur aucun banc, pour réparer ces omissions, personne, pas même Courtois de l'Aube, l'âme damnée, le complice de Danton, pas même le boucher Legendre, qui avait essayé de plaider courageusement pour Danton lors de sa mise en accusation ; personne ne dit mot à cette séance du 11 vendémiaire, et je dis, Mesdames et Messieurs, que cette nouvelle condamnation par omission est une flétrissure infiniment plus grave que la première.

Sous cette flétrissure posthume, la mémoire de Danton est restée accablée jusqu'à l'aurore de la Troisième République. Les orateurs mêmes, qui ont pris la parole le 14 juillet 1891, au pied de la statue du boulevard Saint-Germain, que l'on inaugurait, ont reconnu le fait.

Le docteur Levrault, qui prit la parole le premier, en qualité de président du Conseil municipal de Paris, appela. Danton le grand calomnié ; Pierre Laffitte, qui s'exprima au nom des positivistes, remercia le Conseil municipal de son initiative pleine d'audace : je dis d'audace, car il lui en a fallu pour remonter tout un courant de préjugés contre cette grande mémoire. Or, remarquez-le, les soi-disant calomnies avaient pour auteurs, qui ? Les plus grands noms de notre littérature, de notre érudition, des hommes qui appartenaient de tout leur cœur à la Révolution et à la République ; c'étaient Lamartine, Louis Blanc, Victor Hugo, Mignet, Léon Cladel, dont tout à l'heure on inaugurait la statue, Leconte de l'Isle, sans compter Buchez et Roux, La Ponneraye, Barthélemy Hauréau et bien d'autres. Michelet lui-même, malgré ses préventions contre Robespierre, ne fut pas convaincu par le plaidoyer du docteur Robinet ; il crut à la vénalité du tribun, il l'appelle un bravo de l'émeute qui se faisait payer pour protéger la Cour[2] ; il ajoute foi aux accusations portées contre Danton par tous les contemporains appartenant aux opinions et aux partis les plus différents, par La Fayette et par Mme Roland, par Lebas et par La Révellière-Lépeaux, par Bertrand et Moleville et par Mme Cavaignac, par lord Helland et par Paganel, par Buonarroti et par Levasseur de la Sarthe et par bien d'autres.

Mais, Mesdames et Messieurs, je ne rappelle tout cela que pour que ce point soit bien établi, à savoir que mes études et mes conclusions, si elles sont neuves par rapport aux apologies récentes, sont au contraire très conservatrices par rapport au courant général du 'axe siècle. Je n'ai rien innové, j'ai retrouvé et repris une tradition singulièrement forte, et j'ai montré, du moins je l'espère, que cette tradition était fondée et que sa légitimité ne fait aucun doute.

C'est le moment, maintenant, d'examiner les principales accusations sous lesquelles Danton et sa séquelle ont succombé : vénalité, corruption, entente avec tous les ennemis de la Révolution, intérieurs et extérieurs, pour détruire la République, faire la paix, provoquer une restauration. Voilà ce qu'on a reproché à Danton et aux siens, et on le leur a reproché cela bien avant le procès du Tribunal révolutionnaire, dès l'été de 1793, publiquement, dans les journaux et à la tribune des Jacobins dés le 26 août 1793. Et voilà les reproches que reprit et qu'aiguisa Saint-Just, que Robespierre confirma et que la Convention et le Tribunal révolutionnaire sanctionnèrent en germinal an II, d'abord, en vendémiaire an IV ensuite.

Vénalité et corruption ; ces deux griefs furent surabondamment prouvés pour plusieurs des complices de Danton. Chabot, Basire, Delaunay d'Angers, Fabre d'Eglantine, le beau-frère de Chabot, banquier autrichien, qui se faisait appeler Frey et qui, en réalité, s'appelait. Dobruska, le fournisseur abbé d'Espagnac, abbé de sac et de corde, qui furent jugés avec Danton, étaient tous réellement coupables. Chabot n'avait pas seulement fait chanter la Compagnie des Indes en liquidation, de concert avec Basire, Delaunay d'Angers et Fabre d'Eglantine ; il avait fourni un passeport au banquier anglais Boyd, agent de Pitt ; il était en relations intimes avec le baron de Batz ; il avait épousé, avec une dot de 200.000 livres, la sœur des espions autrichiens Frey. Chabot était indéfendable.

Fabre d'Eglantine eut beau nier avec cynisme, les pièces du dossier l'accablaient ; il avait participé avec Delaunay à la confection du faux décret de liquidation de la Compagnie des Indes ; et s'il y a des sceptiques, je les renvoie à mon livre sur L'Affaire de la Compagnie des Indes ; ils y trouveront deux fac-similés qui lèvent tous les doutes, et, s'ils ont une conscience, ils seront de mon avis.

D'ailleurs, j'attends toujours qu'on discute mes livres ; jamais on ne m'a fait la moindre objection.

Quant à Danton, il fut prouvé seulement, au moment même, qu'il était l'ami, le protecteur de tous ces fripons, que ceux-ci comptaient sur lui et n'avaient pas tort puisqu'il les défendit avec ténacité, à plusieurs reprises, à la tribune de la Convention, et finit par s'attirer de Billaud-Varenne, le jour de l'arrestation de Fabre d'Eglantine, la célèbre riposte : Malheur à celui qui s'est assis à côté de Fabre et qui est encore sa dupe !

Basire avait mis en cause Danton dans sa première dénonciation faite aux Comités le 26 brumaire ; il avait affirmé, dans son mémoire original, écrit de sa main, que Julien de Toulouse, un de ses coaccusés, lui avait dit que Delaunay, le complice de Chabot, lui avait annoncé un plan formé avec Danton de faire une fortune considérable et de Fa réaliser, que Danton et Delaunay préparaient contre les Compagnies financières un mémoire foudroyant, que Danton avait fait une motion sur la démonétisation des assignats qui était excellente pour l'association. Sans doute, Basire raya ces passages sur la mise au net de sa dénonciation, et il n'en fut plus question au Tribunal révolutionnaire, mais Danton, qui était alors à Arcis-sur-Aube pour soigner sa santé, accourut aussitôt à Paris dès qu'il fut prévenu par Courtois, son ami, que Chabot et Basire étaient en train de dénoncer l'affaire de la Compagnie des Indes ; il vint à Paris pour se défendre et, pour se défendre, il lança la campagne pour la clémence  ; il avait grand besoin de cette clémence pour lui-même, et rien n'est plus juste que le mot de Saint-Just : Ils veulent briser les échafauds, disait-il en parlant des Indulgents, parce qu'ils craignent d'y monter.

Au Tribunal révolutionnaire, on n'a pas approfondi les responsabilités personnelles de Danton dans le scandale de la Compagnie des Indes, ou du moins le compte rendu des séances, très succinct, qui figure au bulletin du Tribunal révolutionnaire, ne nous permet pas d'en rien savoir. Ce bulletin n'était pas un journal officiel ; j'ai montré, dans une étude sur le procès des Hébertistes[3], que son rédacteur était sûrement gagné aux Dantonistes, et, ce qui le prouve mieux encore, c'est que ce bulletin reproduisit presque in extenso la longue défense de Fabre d'Églantine et qu'il résuma, en quelques lignes écourtées, la capitale déposition de Cambon, témoin à charge.

Les débats du Tribunal révolutionnaire, ainsi déformés, ne nous permettent pas de nous faire une opinion définitive sur le point précis de la responsabilité personnelle de Danton dans l'affaire des Indes ; nous sommes obligés de nous servir de documents d'archives qui figurent ou qui ne figurent pas au dossier du procès. Bien des choses, que les juges et les jurés du Tribunal révolutionnaire soupçonnaient sur des indices ont, été depuis éclaircies, confirmées, par des révélations postérieures, si bien qu'aujourd'hui nous pouvons beaucoup mieux faire le procès de Danton qu'en germinal an II.

Les contemporains Saint-Just, Robespierre, La Fayette, Billaud-Varenne, etc. ont eu la conviction que Danton avait été aux gages de la Liste civile et des Lameth. Nous possédons aujourd'hui les preuves qui leur manquaient.

J'exposerai d'abord celles de ces preuves qui touchent à la vénalité, et je rechercherai ensuite si Danton a bien gagné l'argent de la Cour et des Lameth et des autres corrupteurs, si sa politique a servi réellement la cause de la contre-révolution, la cause de l'ennemi, la cause des émigrés.

D'abord, la vénalité. Le premier des accusateurs posthumes et inattendus de Danton, qui s'offre à nous, c'est Mirabeau, et c'est un accusateur terrible, parce qu'il est à la source de la corruption, parce qu'il parle dans une lettre familière à un ami, sans arrière-pensée, et qu'il lui parle de choses qu'il connaît parfaitement. Un ancien ambassadeur près de la Cour de Sardaigne, M. de Bacourt, publié, en 1851, la correspondance presque journalière que Mirabeau échangeait avec son ami le comte de La Marck, qui avait été son introducteur et son intermédiaire auprès de la Cour. Un érudit de mérite, M. Jules Flammermont, a retrouvé aux Archives de Vienne plusieurs des originaux des textes que M. de Bacourt a publiés. M. Flammermont a montré que M. de Bacourt s'était permis quelques suppressions, dictées par sa piété royaliste, mais ni M. Flammermont ni personne n'ont contesté que les documents publiés étaient parfaitement authentiques ; personne n'a accusé M. de Bacourt d'avoir fait des additions aux textes. Pour comprendre la gravité du témoignage dont je vais vous donner connaissance, il faut que vous vous souveniez que Mirabeau s'était vendu à la Cour une première fois par l'intermédiaire de Monsieur, comte de Provence, le futur Louis XVIII, à l'occasion de l'affaire Favras ; il s'était vendu alors pour quatre mois ; il se vendit une seconde fois, à l'expiration de ce délai, en avril 1790, pour toute la durée de la Constituante.

Aux termes du premier contrat, dont l'original est entre les mains du duc de Blacas, mais dont un fac-similé a été publié en frontispice du tome IIII de la compilation de M. Gustave Bord, intitulée : Autour du Temple, Mirabeau recevait avec la promesse d'une ambassade, un traitement de 54.000 livres, à charge d'aider le Roi de ses lumières, de ses forces et de son éloquence, dans ce que Monsieur jugerait utile au bien de l'Etat et à l'intérêt du Roi, deux choses que les bons citoyens regardent sans contredit comme inséparables ; et, dans le cas où. M. de Mirabeau ne serait pas convaincu de la solidité des raisons qui pourraient lui être données, il s'abstiendrait de parler sur cet objet.

Aux termes du second contrat, négocié par le comte de La Marck et par le comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche, Mirabeau reçut 208.000 livres pour payer ses dettes, plus 6.000 livres par mois, plus quatre billets de 250.000 livres chacun, se montant dans l'ensemble à un million, payable à la clôture de l'Assemblée[4] ; or, à la fin de décembre 1790, Mirabeau exposa à la Cour, dans ses 47e et 48e notes, la nécessité urgente d'organiser un atelier de police et de propagande secrètes pour connaître tout ce qui se passait dans les clubs, gagner leurs dirigeants, influencer leurs délibérations, répandre de bons écrits dans le public au moyen de folliculaires à gages. Il recommanda, pour diriger cet atelier, l'ancien lieutenant civil au Châtelet, Antoine-Omer Talon, membre de la Constituante, qui avait des accointances aux Jacobins. La Marck appuya Mirabeau et l'atelier de police commença à fonctionner en janvier 1791, sous la haute direction d'Orner Talon, qui eut à sa disposition plusieurs millions ; or, au mois de mars 1791, Mirabeau, qui avait pris ces gens au service de la Cour, mit à leur disposition des sommes importantes, dont le ministre des Affaires étrangères, M. de Montmorin, était l'un des distributeurs. Mirabeau ne fut pas content de leur conduite ; il écrivit à son ami La Marck cette lettre intime, que je vais vous lire in extenso :

Il faut que je vous voie ce matin, mon cher comte. La marche des Talon, Sémonville et compagnie est inconcevable. Le Montmorin m'en a appris et je lui en ai appris hier des choses tout à fait extraordinaires, non seulement relativement à la direction des papiers (c'est-à-dire des journaux) qui redoublent de ferveur pour Lafayette et contre moi, mais relativement à des confidences et à des motions particulières du genre le plus singulier. Et, par exemple, Beaumetz, Chapelier et d'André[5] ont dîné in secretis, reçu les confidences de Danton, etc., etc. (sic), et, hier au soir, ont fait, en mon absence, la motion de démolir Vincennes pour se populariser[6]. Ils refusent de parler sur la loi des émigrants, de peur de se dépopulariser[7]. Ils demandent à M. de Montmorin une proclamation du roi qui annonce la Révolution aux puissances étrangères, pour se populariser, etc., etc., Danton a reçu hier 30.000 livres et j'ai la preuve que c'est Danton qui a fait faire le dernier numéro de Camille Desmoulins[8].

... Enfin, c'est un bois ! Dînons-nous ensemble aujourd'hui — Y seront-ils ? Leur parlerez-vous à part ? — Enfin, il faut nous voir.

Je vous renvoie votre mandat : 1° parce qu'il est au nom de Pellenc[9], chose dont je ne me soucie pas ; 2° parce que Pellenc est malade à ce qu'il dit, et qu'ainsi il n'irait pas chez M. Samson[10]. Or, mon homme part. Il est possible que je hasarde ces 6.000 livres-là Mais, au moins, elles sont plus innocemment semées que les 30.000 livres de Danton. Il y a au fond une grande duperie dans ce bas monde à n'être pas un fripon.

 

Cette lettre de Mirabeau, écrite au moment même, dans tout l'abandon de l'amitié, exprime la déception d'un homme trompé par ceux qu'il paye ; c'est une preuve irréfragable qu'à cette date de mars 1791, quand Louis XVI projetait sa fuite à Varennes, Danton était déjà à la solde de la liste civile, qu'il était un des agents les plus notoires que Mirabeau et Talon avaient enrôlés dans leur bureau de propagande royaliste et de police secrète. Un tel document-massue, qui n'a pas été écrit pour les besoins de la cause, devrait clore tout débat ; c'est déjà ce que disait Louis Blanc, mais puisque les défenseurs à tout prix de Danton ne se sont pas déclarés convaincus, puisqu'ils ont balbutié les arguties les plus pitoyables pour écarter ce texte, qu'ils me permettent de vous soumettre d'autres documents qui ne se bornent pas à confirmer, mais qui aggravent singulièrement le témoignage de Mirabeau, documents que les apologistes n'ont pas connus.

Je vais faire maintenant comparaître devant vous le chef même de l'atelier de police, Talon. L'ancien lieutenant civil au Châtelet était un habile homme que les scrupules ne gênaient guère et qui n'eut jamais, dans toute sa vie, qu'une pensée faire fortune. Quand le marquis de Favras, en décembre 1789, avait comploté l'assassinat de Bailly et l'enlèvement du Roi et qu'il avait été découvert par la trahison de ses agents, Talon, chargé de l'instruction de cette affaire, avait rendu au roi et à Monsieur, comte de Provence, le service le plus signalé en intervenant auprès de l'accusé pour l'empêcher de mettre en cause les hauts personnages qui avaient encouragé et subventionné sa téméraire entreprise. Talon avait gardé secret le mémoire justificatif que Favras lui avait remis avant de marcher au supplice, mémoire dans lequel Favras affirmait qu'il n'avait fait qu'exécuter les ordres de Monsieur et de la Reine. Muni de cette pièce compromettante, Talon était en position de faire chanter la famille royale, et, quand Mirabeau et La Marck le proposèrent à la Cour pour le poste de confiance de chef de la contre-police royale, ils ne manquèrent pas de rappeler l'un et l'autre l'existence de l'écrit compromettant que Talon détenait et d'ajouter qu'il était un homme à ménager[11].

Bien entendu, La Marck, comme Mirabeau lui-même, ne se faisait pas la moindre illusion sur le désintéressement de Talon et de ses agents ; il écrivait, le 26 janvier 1791 : Il ne faut pas se dissimuler que les gens qu'on emploie à cette œuvre sont poussés par l'espoir de se gorger d'or[12].

Talon conserva son emploi lucratif jusqu'à /a chute du trône, et, à ce moment, menacé d'arrestation par la Commune révolutionnaire de Paris, qui avait déjà mis les scellés à son domicile, il s'enfuit en Angleterre en emportant, parait-ii, le reliquat des fonds qui lui avaient été confiés deux millions. Compromis à fond par la découverte des pièces de l'armoire de fer, frappé d'un décret d'accusation par la Convention le 3 décembre 1792, déjà perquisitionné à son domicile le 22 novembre, Talon séjourna à l'étranger tant que dura la tourmente, voyagea aux Etats-Unis, parcourut l'Angleterre, se livra à des spéculations heureuses avec une banque, la banque Baring. Il devint si riche, qu'il put donner à sa fille, la comtesse du Cayla, qui devint la favorite de Louis XVIII, 300.000 francs de dot. Au moment du Consulat, il crut pouvoir rentrer en France, mais la police de Bonaparte était bien faite ; conduit au Temple, il fut interrogé, le 28 septembre 1803, par Pierre Fardel, magistrat de sûreté du premier arrondissement de Paris[13].

Les questions qui lui furent posées, très nombreuses, très précises, avaient été soigneusement préparées à l'avance par le Grand Juge, c'est-à-dire par le ministre de la Justice, Régnier, en personne, et Régnier avait soumis son questionnaire à l'approbation de Bonaparte lui-même.

Or, voici ce qui concerne notre sujet dans cette pièce absolument inconnue des apologistes de Danton :

A la question : De quelles fonctions particulières et secrètes avez-vous été chargé par la Cour ?, Talon reconnaît qu'il était chargé de veiller à la sûreté personnelle du Roi, sur les différentes appositions et menées du parti qui était en opposition avec la majorité de l'Assemblée.

Sur une nouvelle question au sujet des pièces de l'armoire de fer qui l'inculpent, il répond qu'il avait pris différentes mesures pour la sûreté personnelle du roi, qui avait mis à sa disposition des fonds qu'il avait fait verser entre les mains de M. Randon de La Tour, un des cinq commissaires de la Trésorerie.

Il précise que les mesures dont il fut chargé ont consisté : 1° à avoir une surveillance générale de police ; 2° des personnes sûres dans les compagnies de la Garde nationale et dans les clubs, dans les bataillons que l'on avait soin de faire venir au Château.

On lui demande. : A quelle époque avez-vous quitté la France et où vous êtes-vous immédiatement retiré ? Il répond qu'il a quitté la France le 4 septembre 1792, immédiatement après les massacres du 2 septembre. Danton, alors ministre de la Justice, me donna un passeport pour Le Havre, où je m'embarquai pour l'Angleterre. Question : Qui vous avait donné l'instruction de tâcher de rallier les anciens Cordeliers, comme vous avez fait du temps de la Cour ? Réponse : Je n'ai jamais eu aucun rapport avec les Cordeliers ; j'ai eu des rapports avec Danton à l'effet de découvrir ce qui pouvait intéresser la sûreté individuelle du roi.

Mais ce n'est pas tout. Talon ne se borne pas à reconnaître sous la foi du serment qu'il avait enrôlé Danton dans son équipe de surveillance et que Danton, reconnaissant, lui a procuré le passeport qui lui a permis d'échapper à la police révolutionnaire.

Question : Quels sont les ministres anglais avec lesquels vous eûtes des relations politiques et d'amitié ?Je n'ai jamais eu à proprement parler de relations politiques et d'amitié avec les ministres anglais ; il fut question à cette époque d'une proposition de négociations relative au roi, alors en prison. Danton accepta de faire sauver, par un décret de déportation, la totalité de la famille royale ; j'envoyai, à mes dépens, un ami pour faire la même communication au roi de Prusse, à Coblentz ; il était chargé d'une lettre de M. le duc d'Harcourt pour avoir une confiance à laquelle je n'avais pas le droit d'attendre, n'étant pas connu du roi de Prusse. Il s'adressa d'abord à l'archiduchesse Christine, qui, je crois, était à Ruremonde. Il lui communiqua ses instructions ainsi qu'à l'Electeur de Cologne qui était avec elle. M. de Metternich lui refusa un passeport pour continuer sa route jusqu'à Coblentz et, de vive voix, l'assura qu'il écrirait à l'Empereur et au roi de Prusse et lui ajouta que M. de Stadion, alors ambassadeur de l'Empereur à Londres, me donnerait la réponse. Il revint me trouver à Londres et je fis passer ces détails à M. Pitt. Il me fut démontré, n'ayant pu avoir aucune réponse, que les puissances étrangères se refusaient aux sacrifices pécuniaires demandés par Danton qui, cependant, avait mis pour condition que la somme ne lui serait comptée que lorsque la famille royale aurait été remise entre les mains des commissaires chargés de la recevoir. On lui demande encore : Quel est cet ami qui a été envoyé au Roi de Prusse et à l'Empereur ? ; et il répond : Il s'appelle Esprit Bonnet et demeure à Paris, rue Caumartin.

Ce témoignage est d'une sincérité indiscutable ; Danton est mort depuis neuf ans, Talon n'a aucun intérêt à charger sa mémoire en racontant la part que Danton a prise avec lui, aux efforts tentés pour sauver Louis XVI ; il ne croit pas nuire à sa réputation, bien au contraire ; pour Talon, resté royaliste, un révolutionnaire qui trahit la révolution mérite une récompense. Si le juge avait eu le moindre doute sur sa véracité, rien ne lui était plus facile que d'interroger Esprit Bonnet, l'intermédiaire, qui vivait encore ; mais ce témoignage de Talon, écrasant, n'a pas seulement pour utilité de confirmer le premier témoignage, celui de Mirabeau, nous pouvons le confronter avec d'autres aussi écrasants : celui de Théodore Lameth, dans ses mémoires, et celui d'un agent de Pitt : Miles.

Les trois frères Lameth, Alexandre, Charles et Théodore, étaient devenus, après la mort de Mirabeau, les conseillers attitrés de la Cour, qui subventionna leur journal, Le Logographe, même avant la fuite à Varennes. Les sommes reçues par eux et leur agent Pellenc, ancien secrétaire de Mirabeau passé à leur service, figurent en quittances dans les pièces de l'armoire de fer. Théodore Lameth nous dit, dans ses Mémoires, déposés à la Bibliothèque nationale en 1883, quatre ans avant qu'on élevât la première statue de Danton, et publiés seulement en 1913[14], que Danton sauva son frère Charles, resté à Rouen après le 10 août, et lui procura à lui, Théodore, le passeport qui lui permit de se réfugier en Angleterre et d'échapper aux révolutionnaires. Il ajoute qu'il revint d'Angleterre au moment du procès du roi, vit Danton à deux reprises, que Danton lui promit son concours pour sauver le roi, au besoin par- un coup de force. ; il ajoute que Danton avait fait des préparatifs à cet effet avec Delacroix ; il déclare formellement d'ailleurs, dans ses souvenirs, que Danton, tant qu'il eut l'espoir d'y parvenir, fit tout ce qui dépendait de lui pour sauver le roi ; il ne laisse pas ignorer que lui, Théodore Lameth, a été mêlé aux efforts du chargé d'affaires d'Espagne, Ocariz, pour acheter les Conventionnels. Mais Ocariz n'avait pas assez d'argent, il essaya d’en obtenir de Pitt. Il s'agissait de deux millions. Pitt refusa. Talon, indigné, s'écria : Il veut un pendant à Chartes Ier.

Théodore Lameth précise que Danton répandit l’argent parmi les Conventionnels et que Chabot était alors un des agents de Danton, qui voulait sauver Louis XVI.

Je ne puis douter de ce qui eut lieu alors, car j'étais revenu d’Angleterre, où je n'étais que depuis six semaines, malgré la loi qui condamnait les émigrés à mort et qui venait d'être rendue, pour voir Danton, que je déterminai aux démarches qu'il fit[15].

Dans une récente communication qu'il a faite au journal La Croix, le 9 novembre 1925, et dont il m'a confirmé et précisé le contenu dans une lettre particulière, le comte Le Coulteux de Caumont, descendant direct du célèbre banquier Lecoulteux de Canteleu[16], a affirmé qu'il résultait des pièces léguées par son ancêtre et de sa correspondance avec Ocariz, qui y est jointe, que Lecoulteux avait versé à Ocariz, pendant le procès du roi, 2.300.000 francs pour acheter le groupe Chabot, et que Chabot avait touché : 500.000. fr. Or, Théodore Lameth nous affirme que Chabot n'était ici. que l'agent de Danton, et cela nous. explique pourquoi. Danton défendra Chabot jusqu'à se compromettre quand Chabot fut mêlé au scandale de la Compagnie des Indes. Je ne croirai pas, bien entendu, que Danton ait revu chez lui, par deux fois, Théodore Lameth malgré la rigueur des lois sur l'émigration, qu'il lui ait promis son concours pour sauver le roi et sa famille, sans exiger une rémunération. Théodore Lameth nous a dit qu'il agissait de concert avec le chevalier d'Ocariz, chargé d'affaires d'Espagne, qui tirait sur la banque Lecoulteux, mais nous avons pour nous éclairer un témoignage que j'ai retrouvé aux Archives et que j'ai publié dans notre revue historique : c'est celui du cousin de Danton, Philippe, qui écrira au Comité de Salut public au moment du procès de germinal et qui affirmera devant plusieurs témoins — dont j'ai publié les déclarations — que Danton avait reçu de Lameth un paquet d'assignats de 150.000 livres. Philippe dit tenir la chose de la propre femme de Danton[17].

Maintenant, que Danton ait employé Talon à soutirer à Pitt le complément des quatre millions qu'il exigeait et qu'Ocariz ne pouvait lui fournir faute de crédits, cé n'est pas seulement Théodore Lameth qui le dit, c'est un agent diplomatique de Pitt : William Augustus Miles, qui l'affirme au moment même, et avec une précision qui ne laisse rien à désirer. Miles, qui appartenait au parti whig, très lié avec le beau-frère de Grenville, le ministre des Affaires étrangères d'Angleterre, avait été employé déjà par Pitt dans plusieurs missions de 'confiance, à Liège, à la veille de la Révolution, puis à Francfort et à Paris. Dans le long séjour qu'il fit en France en 1790-91, il connut beaucoup de révolutionnaires, observa bien des choses au club des Jacobins, dont il suivit assidûment les séances. A son retour en Angleterre, il s'efforça d'éviter la guerre entre son pays et la France. Sa correspondance, très intéressante, a été publiée en anglais, en deux volumes, par son petit-fils, le Révérend Popham Miles. Les historiens français ne l'ont pas connue, ou, s'ils l'ont connue, ils n'en ont pas tenu compte[18]. Cette correspondance à paru en 1890, et c'est un an plus tard qu'on inaugurait la statue du boulevard Saint-Germain. Or, cette correspondance renferme la minute, de la main de Miles, datée du 18 décembre 1792, résumé, écrit au moment même, d'une conversation que Miles vient d'avoir avec l'ancien abbé Noël, un agent de Danton qui avait été envoyé à Londres après le 10 août. Voici cette pièce, qui est une confirmation éclatante des témoignages de Théodore Lameth et de Talon lui-même.

La personne de confiance envoyée par le Conseil exécutif (c'est-à-dire l'abbé Noël) est venue ce soir à neuf heures et demie. Elle s'est déclarée elle-même amie de l'humanité et, quoique républicaine, elle était parfaitement persuadée que la mort du roi ne serait d'aucune utilité pour le gouvernement de la France ; qu'après avoir réduit Louis XVI au rang de simple citoyen, la France n'avait plus rien à craindre du monarque détrôné ; que ce que recherchait la France, ce n'était pas le supplice d'un homme, mais la destruction de la royauté, et que ce dernier objet était maintenant pleinement réalisé. Après ces prémisses, qui furent longues, il me dit qu'il voyait une disposition dans le Conseil exécutif à éviter de répandre le sang de Louis XVI et qu'il supposait que M. Pitt et le gouvernement attachaient quelque importance à ce désir charitable. Il en vint alors à me proposer de me communiquer la seule méthode certaine par laquelle la vie du roi pourrait être sauvée. Il me dit que c'était un individu qui rassemblait à Londres les moyens, mais qu'étant suspect [Talon venait d'être mis en arrestation] il lui était impossible de le voir à ce sujet. Il insista sur l'esprit vigoureux de cet individu ; il dit que ses ressources étaient immenses, ses connaissances étendues et qu'ayant eu une part active à la Révolution, qu'étant resté en bons termes avec tous les partis, qu'étant très profondément et confidentiellement engagé dans les affaires du roi, lui seul pouvait réussir dans l'entreprise. Il a demandé alors si je voudrais parler de la chose à M. Pitt, mais qu'il ne devait pas être nommé lui-même ; qu'il n'avait plus rien à dire sur le sujet, sinon de me donner le nom et l'adresse de l'individu (M. Talon, 116, Sloane-Street, à Chelsea), et que j'étais alors libre de faire ce que je jugerais à propos. Je demandai de quelle façon M. Pitt pourrait intervenir. Il me fut répondu que ce devait être secrètement et non ouvertement :Je le priai de s'expliquer. Il dit qu'il ne pouvait s'expliquer davantage, qu'il m'avait soumis la chose en confidence et que l'affaire, autant qu'elle le concernait, devait en rester là.

Soupçonnant que ce pouvait être une feinte de la part du Conseil exécutif pour découvrir si notre gouvernement s'intéressait lui-même à la préservation de la vie du roi et me rendant compte que, si une telle idée devait être admise, l'Angleterre pourrait être accusée de désirer effectuer la contre-Révolution, je crus prudent de paraître extrêmement indifférent à la vie ou à la mort de Louis XVI, si bien que le Monsieur qui vint à moi a lieu de se plaindre de la rudesse et du mauvais accueil qui lui fut fait au sujet du roi. C'était aussi dans l'opinion qu'il était prudent de renforcer à Paris la conviction que M. Pitt s'était fait à lui-même un devoir de ne pas se mêler du gouvernement intérieur de la France dans aucun cas, sous aucun prétexte, ni directement ni indirectement. L’observation fut faite que c'était chose secrète. Je répondis que j'avais trop l'expérience du monde pour croire que l'intervention proposée pût rester secrète vingt-quatre heures et que, comme je savais l'aversion de M. Pitt à se mêler des affaires intérieures de la France, relativement à la question qu'on pût penser qu'il interviendrait au sujet du jugement du roi, je devais décliner la proposition, non seulement dans la pleine conviction où j'étais que ce serait chose inutile, mais aussi par raison de délicatesse à l'égard de M. Pitt lui-même.

Il exprima le désir que, puisque je ne voulais pas en parler à M. Pitt, ce qu'il avait dit restât confidentiel, entre quatre yeux[19]. Ceci mit fin à la conversation. Je vis qu'il était très satisfait d’apprendre que le ministère était neutre. En sortant, il exprima l'espoir que l'état de la France pût être un exemple pour l'Angleterre et nous détournât de détruire notre excellente Constitution.

 

Ce texte confirme exactement le fond du récit de Théodore Lameth. Ainsi, voilà encore un fait acquis : pendant que Danton, à tribune, provoque les rois, il cherche secrètement à s'entendre avec eux ; il leur envoie des émissaires pour leur soutirer des millions afin de sauver Louis XVI ; pendant qu'il voue les émigrés au supplice, il les reçoit chez lui, il les protège ; il leur donne des espérances. J’ai lu aux Archives des Affaires étrangères la correspondance de Noël, cet agent de Danton, avec Danton dune part ; et avec Lebrun, ministre des Affaires étrangères, d'autre part. Il y est question à plusieurs reprises de Talon, désigné par l'initiale T. On y voit que Noël concerte ses démarches avec Talon ; il y est très souvent aussi question d'argent. Il faut trois choses décisives en affaire, du positif, du secret et de l'argent... faisons un pont d'or à l'ennemi. J'ai remarqué aussi que le cousin de Danton, Mergez, et son demi-frère Recordain avaient accompagné Noël à Londres. Danton ne se borna pas à donner des promesses verbales à Théodore Lameth ; il est certain qu'il a fait ce qu'il a pu pour sauver le roi et gagner honnêtement l'argent reçu d'Ocariz.

Le 23 décembre, cinq jours après la tentative infructueuse de Noël auprès de Miles pour ménager une entrevue entre Talon et Pitt, Robert, journaliste endetté qui se livrait à toutes sortes d'affaires et qui, pour cette raison, fut gravement inquiété en 1792, Robert, intime ami de .Danton, fit aux Jacobins la proposition formelle d'un sursis au procès du roi : Il dit qu'il ne faut pas que les patriotes s'opposent au délai que pourrait demander Louis Capet. Il ajoute qu'il serait de bonne justice et de saine politique que ce fût un Jacobin qui fit la demande d'un délai pour Louis Capet. Mais cette proposition fut mal accueillie. Jeanbon Saint-André et Albitte protestèrent vivement contre cette motion dilatoire qui surprit les Jacobins. Il est évident que cette action de Robert à Paris se liait à celle de Noël et de Talon à Londres, et il est plus remarquable encore que les libéraux anglais, avec lesquels Noël était en relations Fox, Sheridan, Grey, Landsdowne, appuyèrent de leur mieux, au moment même, l'intrigue dantonienne. Le 21 décembre, deux jours avant l'intervention de Robert aux Jacobins, lord Landsdowne proposa à la Chambre des Lords que l'Angleterre envoyât à Paris un ambassadeur spécial pour intervenir auprès de la Convention, lui dire l'intérêt particulier que la nation anglaise prenait au sort de Louis XVI. Pitt répondit à Landsdowne qu'une telle démarche dérogerait à la dignité du roi d'Angleterre. Une tentative fut faite au moment même auprès de Pitt pour en obtenir l'argent qu'il ne voulait pas donner, par le propre frère de Godoï, qui vint à Londres tout exprès au début de décembre[20].

Dans les fameuses notes écrites par Robespierre sur le rapport de Saint-Just, on lit, au sujet de Danton : Il ne voulait pas la mort du tyran, il voulait qu'on se contentât de le bannir, comme Dumouriez qui était venu à Paris avec Westermann, le messager de Dumouriez auprès de Gensonné et tous les généraux ses complices, pour égorger les patriotes et sauver Louis XVI. La force de l'opinion détermina la sienne, et il vota contre son premier avis, ainsi que Lacroix, conspirateur décrié, avec lequel il ne put s'unir en Belgique que par le crime.

Robespierre a dit la vérité, comme toujours. Vous savez cependant que Danton, eu dernier moment, manqua aux royalistes et qu'il ne se borna pas à appuyer son vote de mort d'une menace déclamatoire contre les tyrans auxquels il lança en défi une tête de roi, mais qui vota aussi contre le sursis, au milieu des murmures, des oh ! oh ! du côté droit, qui ne s'attendait pas à cette cynique volte-face.

Pourquoi ce revirement final de Danton ? Raison de popularité, sans doute, mais il y a autre chose. Pitt n'avait pas complété la somme que Danton avait fixée à Ocariz ; il avait réclamé quatre millions, Ocariz n'en avait fourni que la moitié. Dumouriez, que sa liaison intime avec Talon, Noël et Danton, mettait à même d'être très bien renseigné, nous dit dans ses Mémoires qu'une maladresse de Bertrand de Moleville, l'ancien ministre de la Marine, qui avait été le confident de Louis XVI et était alors réfugié à Londres, blessa profondément Danton. Bertrand avait écrit à Danton, au moment du procès, pour le menacer de révéler les sommes qu'il avait touchées de la Cour s'il ne votait pas bien. N'ayant pas reçu de réponse de Danton, Bertrand. mit sa menace à exécution ; il adressa au ministre de la Justice, Garat, un paquet de documents compromettants pour Danton et les Girondins. Ce n'est pas seulement Dumouriez qui nous apprend la chose, Bertrand la confirme dans ses Mémoires et Edmond Séligman, dans son remarquable ouvrage sur La Justice en France pendant la Révolution, tome II, p. 447, note 4, nous affirme que l'envoi de Bertrand de Moleville est sûrement celui mentionné dans l'inventaire de la Commission des 21, chapitre III, n° 97, sous le titre : Envoi au ministre de la Justice d'un paquet venu de Londres pour la défense du Roi, adressé à Malesherbes, reçu le 24 décembre 1792. Déjà l'auteur de l'article Danton dans la Biographie Didot, Mollet, nous avait révélé que les pièces envoyées avaient été étouffées par le ministre de la- Justice Garat, intime ami de Danton. De fait, les pièces ne se trouvent plus dans les dossiers de la Commission des 21, mais il en reste trace dans l'inventaire.

Il est donc admis surabondamment, par les témoignages les plus authentiques, que Danton fut aux gages de Louis XVI. C'est Mirabeau, c'est Talon, c'est Théodore Lameth, c'est Bertrand de Moleville, qui le proclament, personnages qui dirigeaient la police secrète de la Cour et qui ont pu apprécier ses services. Ce sont les lettres de l'agent de Danton, Noël, écrites au moment même à Lebrun et à Danton lui-même, ce sont les lettres de l'agent de Pitt, Miles, les Mémoires de Dumouriez, les pièces des Archives subsistantes qui le confirment.

Un tel luxe de preuves doit entraîner la conviction, mais je n'ai rien voulu laisser dans l'ombre, j'ai tenu à procéder à une contre-épreuve, et même à une double contre-épreuve ; j'ai poursuivi les apologistes de Danton jusque sur leur propre terrain, dans leurs derniers refuges, sans espérer du reste les amener à reconnaître leur erreur, mais en les obligeant, depuis quinze ans, à laisser mes démonstrations sans réplique.

Cette double contre-épreuve, dont je veux vous exposer aussi brièvement que possible les résultats, a consisté à rechercher s'il est vrai, comme l'affirment les apologistes, que la fortune de Danton ne s'est pas accrue de façon anormale, que la gestion des fonds secrets de son ministère a été loyale et correcte, s'il est vrai que l'accusation portée contre lui, dans la presse d'abord, au Tribunal ensuite, d'avoir pillé la Belgique au cours de sa mission avec Delacroix auprès de Dumouriez, ne repose que sur des racontars ; enfin, la contre-épreuve consistera à vérifier, par l'étude de l'action politique de Danton, cette fois, s'il est vrai, comme l'affirment avec intrépidité les apologistes, que cette action fut nette, loyale, républicaine et patriotique, ou si, au contraire, les griefs précis apportés par Saint-Just et par Robespierre, adoptés par la Convention et par le Tribunal révolutionnaire, sont fondés, oui ou non.

* * *

Que la fortune de Danton se soit accrue de façon anormale, que sa subite richesse et son train luxueux aient scandalisé les contemporains, cela est si vrai, qu'à plusieurs reprises Danton dut présenter des explications à ce sujet ; et ses explications se ramènent toutes à dire que les acquisitions qu'il a faites l'ont été avec le produit du remboursement de sa charge d'avocat aux Conseils du Roi, charge qui fut supprimée avec tous les offices de judicature dès le début de la Constituante. Dès le mois d'avril 1791, le fameux Courtois, l'âme damnée de Danton, qui sera plus tard chassé du Tribunat pour concussion, dut défendre son ami dans une Lettre au Patriote français.

Ces calomniateurs de Danton, ces méchants frondeurs comme dit Courtois, répandaient le bruit que les routes de la fortune s'étaient aplanies sous ses pas, que c'était un homme soudoyé par un parti, un fabricateur de faux assignats. La brochure de Courtois n'ayant pas coupé court aux mauvais bruits qui étaient colportés, Danton se défendit lui-même dans le discours qu'il prononça te 20 janvier 1792, lors de son installation à l'Hôtel de Ville de Paris comme second substitut du Procureur de la Commune.

Il prit soin de répéter ce qu'avait déjà dit Courtois, ce que répéteront ses apologistes : que ses acquisitions de biens nationaux avaient été faites au moyen du remboursement de sa charge, mais il ne convainquit personne.

Sous la Convention, Girondins, Enragés, Feuillants, Hébertistes, Robespierristes, reprirent l'accusation avec un ensemble impressionnant et, le 23 frimaire an II, Danton fut réduit à l'humiliation de défendre une seconde fois sa vie privée devant le club, au milieu des murmures et des interruptions. Vous serez étonnés, quand je vous ferai connaitre ma conduite privée, de voir que la fortune colossale, que mes ennemis et les vôtres m'ont prêtée, se réduit à une petite portion de biens que j'ai toujours eue.

Déjà le 26 août 1793, dans une séance orageuse des Jacobins, il avait, dans une réponse à Hébert, cette fois, invité ses calomniateurs à aller vérifier chez son notaire l'état de sa fortune. Le journal du club résume ainsi la fin de son discours : On prétendit qu'il avait assuré une fortune de 14 millions à une femme qu'il a épousée depuis la mort de la première, parce qu'enfin il me faut des femmes, dit Danton, eh bien c'est tout bonnement 40.000 livres dont je suis propriétaire il y a longtemps.

Vous voyez donc que Danton s'est défendu à plusieurs reprises au sujet de l'accroissement subit de sa fortune et que le reproche que M. Aulard lui a fait, — le seul reproche — d'avoir trop méprisé la calomnie, de s'être abstenu de la réfuter, que ce reproche n'est pas fondé.

Mais, ce qui est vrai, c'est que les protestations de Danton n'ont convaincu aucun de ses contemporains. La calomnie, pour parler comme Courtois, comme M. Aulard, était si persistante et si répandue qu'elle a fait le tourment des fils de Danton, qui étaient devenus filateurs à Arcis-sur-Aube et qui ont vécu comme des réprouvés jusqu'à leur mort. Il arriva, sous le règne de Louis-Philippe, qu'un avocat, homme consciencieux, Nicolas Villiaumé, qui préparait une histoire de la Révolution, qui paraîtra vers 1850, s'avisa d'interroger les fils de Danton, comme il avait déjà interrogé Albertine Marat sur l'Ami du peuple, Rousselin de Saint-Albin, le secrétaire de Barras, le vieux conventionnel Sergent, etc.

Ayant reçu cette lettre de Villiaumé, les fils de Danton, en 1846, se décidèrent à défendre la mémoire de leur père, dans un plaidoyer très travaillé, très minutieux, où ils s'efforcèrent, en citant des documents et des chiffres, de prouver, que, vraiment, la fortune de Danton ne s'était pas accrue par des moyens illicites.

Villiaumé fut convaincu par ce plaidoyer familial, surtout quand il put vérifier aux Archives des Finances, qui lui furent ouvertes, que la charge de Danton lui avait bien été remboursée pour le chiffre mentionné par les fils de Danton dans leur plaidoyer.

Ses lettres aux fils de Danton que j'ai publiées[21] prouvent cependant que Villiaumé eut des hésitations, car il leur posa des questions renouvelées, notamment sur un certain Pornis, qui aurait gardé pour Danton un dépôt énorme et sur lequel Pornis, les fils de Danton déclarèrent en gémissant qu'ils ne savaient rien. Une autre preuve des scrupules de Villiaumé est attestée par la demande qu'il fit aux fils de Danton de publier leur plaidoyer afin que les autres historiens pussent vérifier l'exactitude de leurs dires, mais l'autorisation fut refusée et les fils de Danton interdirent à Villiaumé d'indiquer, même indirectement, qui l'avait renseigné. Le plaidoyer des fils de Danton a fait le fond de l'apologétique dantoniste jusqu'à nos jours : Ce plaidoyer a été confié sous le sceau du secret à Michelet, à Bougeart, au docteur Robinet enfin, qui s'est décidé à le publier en 1865, dans son étude intitulée Mémoire sur la vie privée de Danton, mais Robinet a supprimé du document qui figure aujourd'hui dans les collections de la bibliothèque Le Pelletier de Saint-Fargeau, les lignes du début et de la fin, indiquant que le plaidoyer avait été écrit sous forme de lettre à la demande de Villiaumé et que défense expresse avait été faite à celui-ci de le livrer à la publicité et de faire connaître que les fils de Danton en étaient les auteurs : Nous vous prions instamment de mettre, dans l'usage que vous en ferez, assez de réserve pour que jamais nous ne puissions être appelés à prendre en aucun cas la moindre part à une polémique quelconque.

Le docteur Robinet et ceux qui dérivent de lui ont accepté les yeux fermés les données de l'apologétique familiale ; j'ai cru devoir les vérifier par tous les éléments d'information qui m'étaient accessibles ; j'ai fouillé les dépôts parisiens et les archives de l'Aube, mais, surtout, j'ai soumis chaque document, les anciens et les nouveaux, à une critique rigoureuse. Et voici, aussi brièvement que possible, les résultats de mon examen.

Quand Danton„ clerc d'avoué sans fortune, épouse en 1787 la fille du patron du Café de l'Ecole, Antoinette-Gabrielle Charpentier, il ne lui est reconnu en tout et pour tout, dans son contrat de mariage, qu'un capital de 12.000 livres, consistant en .une moitié de maison qu'il possédait à Arcis-sur-Aube avec sa sœur. Il achète sa charge d'avocat aux Conseils au moment même où il se marie, et tout entière à crédit. Sa femme lui apporte une dot de 20.000 livres, sur laquelle il rembourse 15.000 livres à son beau-père Charpentier, prêtées pour acheter sa charge. Il emprunte 30.000 livres à une demoiselle Duhauttoir, demeurant à Troyes, sous la caution de ses tantes maternelles, et le reste à différentes autres personnes, si bien que, malgré sa dot, il doit, en entrant en ménage, plus de 53.000 livres. Son office est liquidé le 20 avril 1791 et remboursé le 11 octobre suivant pour 69.031 livres 4 sous, montant approximatif de son prix d'achat. Un certificat du Garde des rôles et offices de France constate à cette occasion qu'il n'y a aucune opposition au remboursement opéré au profit de Danton ; donc, à cette date, Danton avait remboursé les obligations contractées pour payer son étude ; il ne devait plus rien à personne.

La question se pose de savoir de quelle manière, avec quelles ressources, il a pu acquitter, en moins de quatre ans, un capital de 53.000, et, avec les intérêts, de 60.000 francs. Les apologistes admettent que les bénéfices de son étude y ont suffi. Or, on sait, d'une façon indubitable, par les recherches très précises et complètes de M. André Fribourg, que Danton plaida en quatre ans vingt-deux affaires en tout, et la plupart insignifiantes. Je remarque que Danton .a dû entretenir sa famille pendant ces quatre ans, au cours desquels il lui est né deux enfants. Aux 60.000 livres de bénéfices qu'il aurait dû faire pour payer ses dettes, il faut ajouter sa dépense personnelle, les honoraires des clercs, et les autres dépenses ; et je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'études qui se vendent ainsi à raison de quatre fois le produit net ; c'est ce qu'il faudrait admettre, si la thèse des fils de Danton est exacte.

Je comprends mal que Me Huet de Paisy ait vendu si bon marché à Danton un office si productif...

Mais j'ai consulté l'inventaire des biens de Danton, dressé en germinal et floréal, après son supplice ; j'y ai vu que Danton avait acheté en deux fois, le 24 mars 1791 et le 12 avril de la même année, trois biens nationaux, pour une somme de 57.500 livres ; j'y ai vu encore que, le 13 avril 1791, il avait acheté à la demoiselle Piot de Courcelles, par acte passé devant Me Odin, notaire à Troyes, une belle maison à Arcis-sur-Aube, située auprès du Grand Pont, maison qu'il viendra désormais habiter pendant ses villégiatures, et où il installera sa sœur et son beau-frère Menuet. Cette maison lui coûta 25.300 livres sans les frais d'actes. Il acheta donc en quinze jours, pour 82.800 livres de propriétés ; il les paya sur-le-champ, au comptant, et il aurait pu cependant, pour les biens nationaux, attendre, puisqu'il avait douze ans pour payer. On se libérait, en ce qui concerne les achats de biens nationaux, en douze annuités. Il n'en fit rien.

Il paya de même an comptant, le 13-avril 1791, le jour de l'achat, la maison de la place du Grand-Pont, et en 1794, au moment de l'inventaire de ses propriétés, Ses quatre acquisitions étaient totalement payées.

Voilà donc un fait grave. En ce mois d'avril 1791, Danton eut à sa disposition 80.000 livres environ d'argent liquide, et cela plusieurs mois avant le remboursement de sa charge, remboursement qui ne fut effectué que le 11 octobre 1791. Ce n'est pas tout.

Son office remboursé, Danton continua, avec la passion du paysan, à arrondir ses terres par des achats répétés. Ces nouvelles acquisitions, dont vous trouverez le tableau complet en appendice d'une de mes études, dans les Annales' révolutionnaires de 1912, se montent à 43.650 livres, sans compter les frais d'actes. Si on admet, avec Courtois, qui a donné cette explication dans sa Lettre au Patriote français, que le beau-père de Danton, Charpentier, lui a avancé quarante mille livres pour l'aider à payer ses acquisitions d'avril 1791, avec quoi Danton a-t-il payé le reste ? Ses acquisitions territoriales dépassent 125.000 livres ; le remboursement de sa charge lui a rapporté 69.000 livres ; entre les deux chiffres, il reste un écart de 56.000 livres à combler, en supposant que Danton ait fait rapporter à son office, pendant quatre ans, cette somme de 69.000 livres qu'il avait dû emprunter, ce que je n'admets pas.

A sa mort, le soi-disant prêt de 40.000 livres provenant de son beau-père a été remboursé, puisqu'il n'est fait aucune mention de cette dette ni d'autres dans l'inventaire de 1794.

Danton était devenu grand propriétaire foncier dans le département de l'Aube ; ses domaines qui ne couvraient pas moins d'une centaine d'hectares, avaient coûté 125.000 livres-or ; la grande ferme de Nuisement, cette métairie dont il parla un jour avec simplicité, couvrait 73 hectares de terre ; il possédait encore par moitié avec sa sœur la maison paternelle, sise rue du Mesnil à Arcis, et sa moitié était estimée 12.000 livres. Je n'ai pas tenu compte des sommes importantes qu'il a consacrées aux réparations et dont les mémoires figurent aux Archives de L'Aube. De plus, j'ai trouvé aux Archives- de l'Aube. les pièces. justificatives d'une donation, par laquelle il a constitué, en faveur de sa mère, une rente viagère de 600 livres annuelles, et une rente viagère de 100 francs en faveur de sa nourrice, Marguerite Hariot, en 1791 ; je n'en ai pas tenu compte non plus.

Il logeait gratuitement, dans sa maison de la rue des Ponts, toute sa famille. Je n'ai pas tenu compte, non plus des biens mobiliers qu’il possédait dans quatre domiciles différents ; dans sa maison d'Arcis-sur-Aube ; trois cavales, deux pouliches, cent toises de bois de chêne, des piles de planches..., le tout vendu 6.575 livres 13 sous ; somme à laquelle. il faut ajouter le prix de trois juments noires réquisitionnées par l'armée, et dont la valeur restituée aux enfants de. Danton en l'an IV était de 2.000 livres. ; en tout pour la maison d'Arcis : 8.575 livres 13 sous..

Pour la maison qu'il habitait à Paris, Cour du Commerce, dans l'inventaire détaillé dressé le 25 février 1793 et jours suivants, après le décès de sa première femme, figurent entre autres trois pièces de Bourgogne, un quarteron de vin d'Auvergne, un mobilier très confortable, le tout prisé à 13.900 livres environ.

Troisième mobilier dans la maison dont son beau-père Charpentier est propriétaire à Sèvres, et qui existe toujours — on l'appelle La Fontaine-d'Amour — l'inventaire porte trois vaches, un petit âne, un petit marcassin, dix-huit poulets, vingt et une paires de pigeons, une berline, etc.

La vente aux enchères produisit 6.169 livres 11 sous.

Enfin, quatrième mobilier, dans un appartement que Danton avait loué au mois de novembre 1793, dans l'ancien château du duc de Coigny, le mari de la célèbre jeune captive d'André Chénier, à Choisy-le-Roi. La vente de ce dernier mobilier produisit 1.617 livres 15 sous[22]. Les quatre mobiliers de Danton valaient donc au total 30.261 livres. 39 sous, au bas mot.

Je dis au bas mot, car les meubles de la Cour du Commerce ont été prisés au-dessous de leur valeur, ceux de Sèvres et d'Arcis vendus à une époque où la vente des biens d'émigrés et de condamnés était très difficile en dépit de la baisse des assignats. Enfin, les 700 livres de rentes viagères qu'il servait à sa mère et à sa nourrice représentaient, à quatre pour cent, 12.500 francs de capital.

Si nous totalisons toutes ces sommes, nous arrivons au résultat suivant : Danton possédait, au moment de son décès, en fortune visible, 12.000 livres de biens patrimoniaux, 125.000 livres d'acquisitions territoriales, 30.000 livres de meubles divers et 12.500 livres de capital de rentes viagères, soit au total 179.500 livres-or, chiffre inférieur de beaucoup à la réalité, car je n'ai rien dit des 10.000 francs reconnus à sa seconde femme dans son contrat de mariage ni des 30.000 livres de donation faite en faveur de cette seconde femme soi-disant par la tante de Danton, une demoiselle Lenoir, en réalité par lui-même comme il s'en est expliqué aux Jacobins.

Si j'ajoute ces 40.000 livres aux 179.500, j'arrive au total de 219.500 livres, montant de la fortune visible ; mais il faut retrancher de cette somme les menues dettes de la succession dont les fils de Danton ont dressé l'état détaillé dans leur apologie : 16.000 livres. La fortune de Danton dépassait donc 203.000 livres-or, soit plus d'un million d'aujourd'hui, au moment de son décès, en avril 1794, et au moment de son premier mariage, sept ans auparavant, il possédait en tout et pour tout une moitié de maison dont il évaluait la valeur à 12.000 livres.

J'ai montré dans mon étude sur la fortune de Danton[23] que le mémoire apologétique de ses fils renfermait des inexactitudes et des lacunes. Ils ont prétendu n'avoir hérité que de 84.960 livres et ils en concluent que la fortune de leur père ne dépassait pas cette somme. Conclusion inadmissible ; ils ont oublié que leur père s'était marié deux fois, une seconde fois quatre mois après la mort de leur mère qu'il idolâtrait, et que sa seconde femme fit valoir des reprises qui s'élevèrent d'abord aux 40.000 livres reconnues dans le contrat ; ils oublient qu'une partie de la fortune de leur père s'est dissipée dans les ventes de l'an II et de l'an III ; la valeur ne leur en a été restituée qu'en bons au porteur, c'est-à-dire en papier qui a subi une dépréciation énorme.

Ils n'ont pas fait état de la moitié de maison à Arcis, ni d'une maison que leur tuteur a vendue pendant leur minorité, rue de l'Arbre-Sec, n° 3, à Paris et dont la vente a produit 27.000 livres ; ils n'ont pas fait état non plus de ce qu'ils ont reçu sur la succession de leur grand-père maternel Charpentier, 9.000 francs.

Il me paraît donc certain qu'à sa mort la fortune de Danton se montait certainement à plus de 200.000 livres. Alors, je ne suis pas surpris des accusations dé vénalité dont il fut l'objet.

L'administration de l'enregistrement reçut au lendemain de sa mort de nombreuses dénonciations dont les auteurs désignaient des individus qui, à les en croire, avaient servi de prête-noms pour d'autres acquisitions qu'il aurait dissimulées.

On soupçonna que la maison de Sèvres, achetée au nom de Charpentier en octobre 1792, avait été payée avec l'argent de Danton ; Charpentier inquiété dut faire connaître l'état de ses biens.

On soupçonna que l'ancien château de Choisy-le-Roi, où Danton avait un appartement était sa propriété, et l'acquéreur nominal, un certain Fauvel, fut l'objet d'enquêtes persistantes. Les Jacobins d'Arcis-sur-Aube témoignèrent leur indignation de la scandaleuse fortune de Danton ; ils indiquèrent que Danton avait fait des acquisitions dans les environs, sous le nom de sa mère, d'une cousine et d'un certain Bajot dit Torcy, fils de l'entreposeur des tabacs d'Arcis. Ces enquêtes n'aboutirent pas, peut-être, parce que le 9 thermidor vint promptement les interrompre. La question se pose donc invinciblement : d'où vient l'argent ?

Je n'ai pas admis que Danton, qui a plaidé vingt-deux affaires en quatre ans, ait gagné là-dessus de quoi payer sa charge. Sont-ce les fonctions publiques qui l'ont subitement enrichi ou la politique ? Depuis que son étude est fermée, c'est-à-dire depuis le mois de mars 1791, Danton n'exerce plus de profession ; administrateur du département de Paris, par- la grâce de Mirabeau, depuis la fin de 1790, ses fonctions sont gratuites, il est nommé en décembre 1791 second substitut du procureur de la Commune de Paris,. et, en cette qualité, il touche un traitement de 6.000 livres.

Il a été ministre de la Justice, du 10 août 1792 ait 5 octobre suivant, c'est-à-dire pendant cinquante-cinq jours, il a été ensuite député de la. Convention pendant dix-neuf mois et l'indemnité législative était alors de dix-huit francs par jour. Admettrons-nous que Danton ait réalisé sur ses appointements de ministre et de député, des économies assez fortes pour expliquer ses nombreuses acquisitions, la plupart effectuées et payées avant son élévation ?

Il faudrait un robuste optimisme pour soutenir que Danton était un homme économe ; puis, ses multiples loyers, son train de vie coûtaient très cher ; la supposition que Danton ait économisé plus de 100.000 livres sur son traitement en deux ans, après la fermeture de son étude, me paraît du domaine de la chimère. Alors, on est obligé de prendre au sérieux les accusations et les témoignages des contemporains ; on est obligé de consulter les dates. C'est le 10 mars 1791 que Mirabeau se plaint à La Marck, dans la lettre que je vous ai lue, que Danton, qui vient de toucher' 30.000 livres, le fait attaquer dans le journal de Camille Desmoulins ; c'est le 24 mars 1791, quinze jours plus tard, que Danton soumissionne son premier bien national.

La Fayette, qui était bien placé pour être renseigné, nous dit, dans ses Mémoires, que l'émeute du 18 avril 1791, qui empêcha Louis XVI de se rendre à Saint-Cloud pour faire ses Pâques, fut fomentée par Danton qui fut payé par le roi pour fournir à Louis XVI cette preuve manifeste qu'il n'était plus libre de ses mouvements dans Paris, mais retenu prisonnier dans son Palais. Louis XVI avait alors besoin de justifier sa future faite et de démontrer à son beau-frère l'Empereur qu'il ne pouvait pas, décidément, s'entendre avec les révolutionnaires. D'après La Fayette, Louis XVI fit tenir à Danton une somme égale au remboursement de sa charge. Or, c'est précisément en avril 1791 que Danton a fait, et payé comptant, ses plus importantes acquisitions territoriales ; c'est quelques jours avant le 10 août 1792 que Danton, par acte notarié, fait à sa mère et à ses proches don de l'usufruit de sa nouvelle maison d'Arcis-sur-Aube ; tir, de nombreux témoignages nous affirment qu'à la veille du 10 août, la Cour versa de l'argent à Danton — vous pourrez consulter à ce sujet des Mémoires de La Fayette, de Malouet, de Beaulieu, etc., ainsi qu'une grave déposition de Westermann, commentée dans mon livre Autour de Danton.

Les comptes de la Liste civile prouvent que le nommé Durand qui servait d'intermédiaire entre la Cour et Danton reçut 10.000 livres le 2 août 1792. En poursuivant ce parallèle, nous constatons encore qu'à l'époque même où Danton reçoit la visite de l'émigré Théodore Lameth et où son agent Chabot touche 500.000 livres des mains d'Ocariz, c'est-à-dire pendant le procès du roi, de novembre 1792 à janvier 1793, Danton reprend le cours de ses acquisitions dans l'Aube 13.440 livres, pendant cette période. Il y a évidemment des coïncidences troublantes qui renforcent encore le faisceau impressionnant des preuves que nous avons réunies.

Reste un dernier point à examiner sur lequel je serai bref, pour en finir avec cette question de la fortune de Danton. A sa sortie du ministère de la Justice, Danton, pour se conformer à la loi, dut rendre compte de ses dépenses ministérielles. Il fut, à cette occasion, le 10 octobre 1792, l'objet de très vives critiques de la part de Cambon qui lui reprocha d'avoir encaissé l'argent des dépenses extraordinaires et secrètes, dans sa caisse de la Justice, au lieu de le laisser à la trésorerie et d'ordonnancer au fur et à mesure les paiements de ses dépenses le mode suivi par le ministre de la Justice détruit tout ordre de comptabilité.

Cambon lui reprocha encore des gaspillages ; il proposa de l'obliger à rendre compte, même de ses dépenses secrètes. Danton se défendit mal ; la Convention lui infligea l'humiliation d'avoir à justifier de nouveau, devant ses collègues du Conseil exécutif, de l'emploi de ses dépenses secrètes, et, comme il faisait le mort, les Girondins le mirent de nouveau sur la sellette, le 18 octobre. Danton s'excusa comme il put sur les circonstances critiques que le pays avait traversées après le 10 août : Nous avons été forcés à des dépenses extraordinaires et, pour la plupart de ces dépenses, j'avoue que nous n'avons point de quittances bien légales.

Cet aveu souleva une tempête. Finalement l'Assemblée, par un nouveau décret, ordonna aux ministres de présenter l'arrêté générai qu'ils avaient dû prendre pour approuver l'apurement des comptes de leurs dépenses secrètes. Pour la seconde fois, la Convention témoignait à Danton un défiance d'autant plus grande qu'à la même séance elle avait couvert de fleurs le ministre de l'Intérieur Roland qui avait affecté de présenter un compte détaillé de toutes ses dépenses, secrètes comme extraordinaires.

Comme le Conseil exécutif ne se pressait pas d'exécuter le nouveau décret, la Convention lui réitéra son ordre, après de nouveaux débats ; les 25 et 30 octobre. Trois ministres, membres de l'ancien Conseil, Clavière, Monge et Lebrun se décidèrent enfin, le 7 novembre, à couvrir Danton ; ils déclarèrent qu'il leur avait donné connaissance de l'emploi des fonds en accompagnant son rapport de la présentation de différentes quittances et pièces justificatives qu'ils avaient eu la faculté de parcourir.

Même alors, Cambon et Brissot, chose remarquable, se refusèrent de désarmer, ils reprirent leurs critiques. L'Assemblée renvoya la lettre des ministres à la Commission de l'examen des comptes. Elle n'a donc jamais approuvé formellement les comptes de Danton. Elle ne lui a jamais donné quitus.

Au Tribunal révolutionnaire encore, Cambon reprendra ses accusations à ce sujet, et M. Aulard lui-même, plein d'indulgence pour Danton, a reconnu qu'il avait eu tort de prendre comme principal collaborateur, au ministère de la Justice, cet homme taré : Fabre d'Eglantine qui eut la disposition des fonds secrets. Or, Fabre était criblé de dettes et il passait avec le ministre de la Guerre Servan, ami de Danton, un marché de souliers qu'il exécuta si mal qu'il provoqua les reproches amers du nouveau ministre de la Guerre, l'honnête Pache.

De quelque côté que l'on considère Danton, on le trouve invinciblement entouré d'hommes d'affaires et d'affaires louches.

J'ai exposé, dans mes précédents volumes, la carrière de quelques-uns des hommes d'affaires, de l'abbé d'Espagnac, des frères Simon, de Choiseau, de Perregaux, je n'y reviens pas. Quant au pillage de la Belgique par Danton et par Delacroix au moment de la retraite de l'armée française vaincue à Neerwinden, j'ai montré par des pièces d'archives que la municipalité de Béthune, dans le Pas-de-Calais, arrêta trois fourgons chargés de linge fin et d'argenterie, expédiés par des créatures de Danton et par son ordre et destinés à lui et à Delacroix.

Au moment même du procès de Danton, le député montagnard Levasseur (de la Sarthe) raconta aux Jacobins que Danton, qui venait d'entrer au Comité de Salut public, quand ses fourgons furent arrêtés et son voiturier mis en prison, se fit remettre les pièces et les procès-verbaux de la municipalité et du département et étouffa l'affaire. Levasseur ajouta qu'il avait eu entre les mains le dossier en sa qualité de membre du Comité de correspondance de l'Assemblée.

* * *

J'arrive enfin, Mesdames et Messieurs, à la troisième et dernière partie de cet exposé, à l'action politique de Danton dans ses rapports avec l'argent.

J'ai entendu parfois des républicains m'avouer qu'ils croyaient à la vénalité de Danton, que mes démonstrations les avaient convaincus, mais me dire ensuite que peu importait que Danton eût fait sa fortune puisqu'en même temps il avait bien servi la France, Ces bonnes gens croyaient encore que Danton avait été le grand républicain, le super-patriote que les manuels scolaires ne cessent de nous représenter depuis trente-cinq ans. J'ignore s'ils connaissent l'impudente réponse que le tribun du ruisseau fit à La Fayette qui lui jeta un jour à la tête les 4.000 louis qu'il avait reçus du ministre Montmorin sur les fonds des Affaires étrangères : On donne volontiers 80.000 francs à un homme comme moi, mais on n'a pas un homme comme moi pour 80.000 francs[24].

Eh bien non, si l'anecdote est exacte, — elle est tout à fait dans la note de Danton, — si Danton a fait cette réponse à La Fayette, une fois encore il en a imposé, et les gens qui payaient Danton n'ont pas toujours été volés par lui. Ils en ont eu souvent pour leur argent et Robespierre et Saint-Just n'ont pas eu tort de flétrir Danton comme le plus redoutable parce que le plus machiavélique ennemi de la République et comme le suprême espoir des rois coalisés et de l'émigration.

Vous connaissez déjà son rôle dans le procès du roi et dans l'émeute du 18 avril 1791, préface de la fuite à Varennes. Je n'y reviens pas, mais je veux compléter cette esquisse. Au début de la Révolution, Danton avait joué le démagogue au district des Cordeliers ; il entraînait son district à Versailles le 5 octobre 1789, protégeait Marat contre la force armée qui voulait l'arrêter en janvier 1790, menait une violente campagne contre La Fayette, que Mirabeau et la Cour détestaient, mais, dès qu'il entre au Conseil général de la Commune en août 1790, il se tait subitement. Il semble un autre homme, dit son biographe M. Madelin. La presse elle-même s'étonne du changement.

Que s'était-il passé ? Mirabeau, l'homme de la Cour, s'étant rapproché de La Fayette pour la Fédération, Danton conforma son attitude à celle de son patron du jour ; il cessa d'attaquer La Fayette. Il ne se réveilla de son long silence que le 10 novembre 1790 pour porter à la barre de la Constituante une véhémente pétition de la Commune et des sections contre les ministres dont il réclama le renvoi.

Or, je lis dans une lettre de La Marck à Mercy-Argenteau, datée du 28 octobre 1790, juste au moment où commence la campagne de Danton contre les ministres : Vous savez peut-être que là démarche contre les ministres a été provoquée par M. de Mirabeau[25].

Mais, chose plus grave, Danton inculpait tous les ministres sauf celui des Affaires étrangères, M. de Montmorin, qui était l'homme de la Liste civile, qui distribuait les fonds secrets, de concert avec Mirabeau. En attaquant les ministres, Danton ne gagnait pas seulement son argent, il rafraîchissait sa popularité qui en avait bien besoin, car il avait subi en août précédent un échec sanglant. Réélu à la Commune par sa section, son élection avait été annulée par quarante-deux autres sections parisiennes — car, en ce temps-là on n'était pas élu quand on avait eu la majorité dans son quartier, il fallait que l'élection fût confirmée par tous les autres quartiers de Paris — quarante-deux sur quarante-huit ont cassé l'élection de Danton. Candidat à la mairie de Paris contre Bailly, Danton avait obtenu 40 voix quand Bailly en avait recueilli 12.550.

Du service rendu à Mirabeau en novembre, il est récompensé en janvier par son élection comme administrateur du département de Paris, élection difficile qui nécessita plusieurs tours de scrutin et qui ne fut possible que par l'intervention personnelle de Mirabeau auprès des électeurs censitaires qui venaient d'élire un Conseil départemental tout entier modéré. Il reprend dès lors sa campagne contre La Fayette juste au moment où La Fayette est de nouveau en disgrâce à la Cour. Il n'est d'ailleurs pas scrupuleux sur le choix des moyens ; La Fayette le convainc de mensonge et le Conseil départemental le force à signer une humiliante rétractation de ses -attaques contre La Fayette. Mais Mirabeau meurt le 2 avril 1791 après une nuit d'orgie ; ce sont les Lameth maintenant, les rivaux de La Fayette, qui deviennent les Conseillers de la Cour, qui tiennent les cordons de la liste civile ; Danton se met à leur service comme il s'était mis au service de Mirabeau.

Vient la fuite du roi à Varennes ; Danton ne songe nullement à la République, il n'appuie nullement Robespierre qui réclame une consultation du pays, la convocation d'une Convention. Le confident de Danton, Fabre d'Eglantine écrit alors une lettre particulière où on lit que l'idée d'une démocratie française ne peut pas entrer dans sa tête — cette lettre a été publiée par la revue de M. Aulard, en octobre 1909. Danton ne songe qu'à un changement de dynastie, il propose aux Jacobins de nommer un garde de la royauté vacante ; ce garde ne peut être que le duc d'Orléans. Il sera désigné quelques jours plus tard avec Laclos, l'âme damnée du prince, pour rédiger la fameuse pétition par laquelle les Jacobins demandèrent le remplacement de Louis XVI par les moyens constitutionnels, c'est-à-dire par la régence du duc d'Orléans.

Le jour du massacre des républicains au Champ de Mars, le 17 juillet 1791, Danton, averti le matin par les Lameth de l'imminence de la répression, s'absente de Paris[26]. Pendant que les républicains étaient traqués sans merci, Danton séjournait tranquillement à Arcis-sur-Aube, protégé par le procureur général syndic du département Beugnot, un ami des Lameth. Il peut gagner l'Angleterre sans être inquiété, bien qu'un mandat d'amener ait été lancé, pour la forme, contre lui. La protection des Lameth continuait à le couvrir.

Après avoir échoué aux élections à la Législative, avec un nombre de voix ridicule, il est enfin élu second substitut du procureur de la Commune de Paris, avec l'appui de Brissot, au troisième tour et à la majorité relative, en décembre 1791. Les Jacobins ouvertement conseillés par Robespierre, avaient refusé à Danton leur patronage (séance du 4 décembre 1791).

Son attitude devient de plus en plus équivoque. Il abjure ses exagérations passées dans son discours d'installation à la Commune le 20 janvier 1792 et donne des gages aux modérés. Quand la question de la guerre est soulevée, il semble d'abord se ranger du côté de Robespierre qui combat avec un courage magnifique la politique belliqueuse' des Girondins ; mais, soudain, il se tait et laisse Robespierre supporter seul tout le poids du combat. Comment aurait-il blessé Brissot, mécontenté celui qui avait patronné sa candidature ? Comment serait-il entré en conflit avec la Cour qui désirait la guerre ?

Les apologistes ont lancé ce défi imprudent aux partisans de la tradition et de la vérité : Citez-nous, ont-ils dit, une seule circonstance où Danton aurait fait le jeu de Louis XVI[27]. Ah ! il est facile de leur répondre.

Danton s'oppose, le 26 janvier 1792, aux Jacobins, à la proposition de Doppet, qui demande la formation d'une garde citoyenne pour défendre l'Assemblée nationale. Qui pouvait profiter du rejet de la motion de Doppet, qui, sinon la Cour, qui avait une garde quand la représentation nationale était désarmée ?

Le 4 mars, quand les Jacobins délibèrent sur la fête qu'as organisent pour les Suisses de Châteauvieux, victimes de Bouillé et récemment délivrés du bagne de Brest, Danton injurie grossièrement la famille royale alors qu'elle avait souscrit 110 livres pour couvrir les frais de la fête. Robespierre lui-même proteste contre ces insultes gratuites.

La Cour n'avait-elle pas besoin à la veille de la guerre de prouver aux souverains de l'Europe et à l'opinion universelle qu'elle ne pouvait décidément pas s'entendre avec les Jacobins ? N'avait-elle pas intérêt à se faire outrager ainsi à l'occasion d'un geste généreux ? Toutes les suppositions ne sont-elles pas permises quand, quinze jours après cette algarade, on voit Danton recommandé à la Cour par Dumouriez pour le ministère de la Justice ou pour celui de l'Intérieur, quand la Cour se décide, pour endormir les soupçons, à porter au pouvoir les amis de Brissot, les partisans de la guerre ?

Malgré la chaude recommandation de Dumouriez et de Talon, Danton ne fut pas choisi comme ministre il se répand de nouveau en violences devant le club, il propose, le 14 juin 1792, d'obliger le roi à répudier sa femme et à la renvoyer à Vienne. Peut-être Marie-Antoinette n'aurait-elle pas mieux demandé que cette obligation lui fût imposée ?

On a dit, on répète partout, crue Danton fut l'homme du 10 août, qu'il organisa et dirigea l'insurrection, la glorieuse insurrection qui renversa la royauté traîtresse ; on en a cru trop facilement les rodomontades de Danton. Ce n'est pas Danton mais Robespierre qui a rédigé toutes les pétitions des fédérés demandant la déchéance de Louis XVI ; ce n'est pas chez Danton, c'est chez Robespierre que logeait le Comité insurrectionnel, à la maison du menuisier Duplay ; ce n'est pas contre Danton, c'est contre Robespierre qu'une information judiciaire fut commencée, à la veille de l'insurrection. Dans les huit jours décisifs qui précédèrent la grande journée, Danton voyageait à Arcis-sur-Aube, il ne revint que le 9 août, quand tout était prêt ; ce n'est pas Danton qui rallia les insurgés marseillais et les conduisit contre le Château, c'est Chaumette, c'est Fournier l'Américain ; ils ont tous deux laissé un récit très complet de l'insurrection, ils ne parlent pas de Danton. Le journal de Lucile Desmoulins nous apprend que Danton se coucha dans la nuit fameuse, qu'on vint le chercher plusieurs fois avant qu'il ne se décidât à partir pour la Commune. Tout ce qu'il a raconté devant le Tribunal révolutionnaire au sujet de ses hauts faits dans cette occasion n'est que mensonges par exemple, quand il dit qu'il avait fait l'arrêt de mort contre Mandat, le commandant royaliste de la Garde nationale ; en réalité il attendit, avant de se prononcer, de voir comment tourneraient les choses.

Les apologistes triomphent de sa nomination au ministère de la Justice, quand l'émeute fut victorieuse ; ils voient dans cette nomination une sorte de récompense nationale décernée au chef des insurgés ; ils oublient que Brissot et les Girondins qui choisirent Danton, avaient été hostiles jusqu'à la dernière minute à l'insurrection et qu'ils ne nommèrent Danton — c'est Condorcet qui nous l'apprend — que pour les aider à refouler le mouvement démocratique et républicain qui les effrayait.

On a magnifié le rôle de Danton au Conseil exécutif, on a dit qu'il avait stimulé la défense nationale par ses audacieux discours, par la désignation des commissaires envoyés dans les départements pour accélérer les levées d'hommes ; on lui attribue presque la victoire de Valmy et, en raison des services qu'il a rendus dans cette crise, on jette un voile pudique sur son rôle dans le massacre des prisonniers à Paris et des prisonniers de la Haute Cour d'Orléans, à Versailles, en septembre.

Il s'opposa, c'est certain, au transfert du gouvernement en province, à Blois, à Tours ou dans le Massif Central, transfert proposé par les Girondins. Certes, son rôle public, vu surtout à travers ses discours grandiloquents, a quelque chose de très impressionnant, mais regardons son rôle caché. Le 3 septembre, au lendemain de la prise de Verdun, il envoie un de ses agents secrets, le médecin Chèvetel, au chef des royalistes de Bretagne, prêts à se révolter, au marquis de La Rouarie. Chèvetel se -fait passer, auprès de La Rouarie, pour un bon royaliste — Il le connaissait depuis longtemps et l'avait soigné ainsi que sa femme —. Il lui assure que Danton est resté royaliste du fond du cœur et que s'il s'est montré hostile au transfert du gouvernement, c'est dans l'intérêt de la bonne cause ; il lui remet une lettre de Danton que Théodore Muret a publiée, et qui contenait des assurances très suspectes[28] Danton a voulu tromper La Rouarie ; il a voulu le maintenir en repos par de faux semblants, l'empêcher de soulever l'Ouest quand les Prussiens s'avançaient... C'est ce que soutiendra plus tard Chèvetel à son retour de Londres où. il s'était rendu après son voyage en Bretagne. C'est possible. Avec un homme comme Danton on n'est jamais bien sûr de ses intentions réelles ; on n'aurait pas d'inquiétude si son loyalisme républicain était au-dessus du soupçon. Mais il s'en faut !

Je crois, moi, qu'en maintenant le contact avec les royalistes, qu'en envoyant Chevetel à La Rouarie, juste au moment où il envoyait Noël et Talon négocier avec Pitt à Londres, il faisait d'une pierre deux coups.

Si Brunswick était victorieux, s'il s'emparait de Paris et terminait la guerre par la restauration de la monarchie, Danton invoquerait auprès du roi restauré ses négociations avec les royalistes Bretons, la protection qu'il avait accordée à tant de royalistes qu'il avait sauvés des griffes de la Commune : à Talon, à Charles Lameth, à Talleyrand, à Adrien Duport, etc. ; il revendiquerait sa part dans la victoire de l'ordre !

Au contraire, si les Prussiens étaient repoussés, il se glorifierait auprès des révolutionnaires de n'avoir pas désespéré, au plus fort du péril, du salut de la Patrie et de la Révolution, d'avoir empêché l'évacuation de la capitale ; il serait le sauveur de la Nation et c'est bien sous cette figure-là qu'il est resté dans la légende.

Quand on ne retient de Danton que les déclarations publiques, pleines de phrases ronflantes et sonores, on s'imagine qu'il n'a jamais douté un seul instant du succès de nos armes, que jamais il n'est entré dans son esprit l'idée de transiger, de négocier avec l'ennemi : il est resté dans les imaginations, l'homme de l'audace. La réalité est toute différente.

A la veille de Valmy, il offrait à l'Angleterre, par l'intermédiaire de Noël, les colonies espagnoles et l'une de nos Antilles, Tabago, pour la retenir dans 'la neutralité.

Au lendemain de Valmy, il négociait avec le roi de Prusse, par l'intermédiaire du louche Westermann et du roué Dumouriez et, par ces négociations, le roi de Prusse le jouait et sauvait son armée épuisée par la maladie, manquant de tout, et qu'il aurait été facile de couper de ses communications. Dumouriez, lié avec Danton par toutes sortes d'intermédiaires véreux, reconduisit poliment Frédéric-Guillaume jusqu'à la frontière. Danton se fit le champion flamboyant de la politique des frontières naturelles ; il réclama l'annexion de la Belgique, de la rive gauche du Rhin, de Genève, la guerre à l'Espagne, enchantant ainsi le bon docteur Robinet qui le compare à Richelieu.

Quand il revient au pouvoir après les défaites de Belgique, après la trahison de Dumouriez, qu'il avait défendu jusqu'à la dernière minute et avec lequel il entretint des relations très suspectes, que Jaurès le premier a démêlées et que j'ai précisées après lui, il continua à la tribune ses fanfaronnades patriotiques mais, dans le secret de son cœur, il désespéra de la victoire et il n'eut plus qu'une pensée, qui ne le quittera qu'avec la vie : faire la paix au plus vite et à tout prix avec l'ennemi dont il jugeait la puissance irrésistible.

J'ai consacré à sa politique défaitiste tout un livre, Danton et la Paix, où j'ai montré que pendant son court passage au Comité de Salut public il multiplia les négociations secrètes, les négociations les plus humiliantes avec l'Angleterre (missions de Mittchell et de Mathews), avec la Prusse (missions de Desportes et de Dubuisson), avec l'Autriche (missions de Proli et de Dampierre).

Pour obtenir la paix, il n'est pas de sacrifices que Danton n'aurait consentis. Heureusement Robespierre se mit en travers de ses projets. Le premier Comité de Salut public, le Comité Danton, fut renversé le 10 juillet, et le second Comité décida de ne traiter avec l'ennemi qu'à coups de canon. Mais Danton et ses partisans intriguèrent jusqu'à la fin pour soulever le peuple affamé contre la continuation de la guerre ; ils tentèrent de s'opposer à l'envoi de renforts dans la Savoie que les Piémontais envahissaient. Camille Desmoulins, dans son Vieux Cordelier, conseillait hautement la paix, et son dernier numéro, qui ne parut qu'après sa mort, est une philippique violente contre la guerre et contre le Comité de Salut public.

En essayant de renverser le gouvernement révolutionnaire, Danton et ses amis risquaient d'enlever à la Révolution les moyens de vaincre l’ennemi ; la paix sans la victoire ne pouvait qu'entraîner la perte de la République et la restauration de la monarchie ; aussi, les révolutionnaires furent-ils convaincus que Danton n'avait jamais été sincèrement républicain, qu'il n'avait jamais cessé, non plus, d'être ce qu'il avait été si longtemps : l'homme de l'émigration, l'homme des royalistes.

Sur les véritables sentiments de Danton à l'égard de la République, nous sommes aujourd'hui amplement renseignés. Au lendemain même du jour où la République avait été proclamée, Danton conseillait au duc de Chartres, le futur Louis-Philippe, dans une conversation que celui-ci a couchée par écrit, de se populariser à l'armée. Cela est essentiel pour votre père et pour votre famille, même pour nous. Et il terminait l'entretien en ajoutant : Vous avez de grandes chances de régner. C'est au cours de cette conversation fameuse que Danton se glorifia d'avoir fait les massacres de septembre. Faut-il rappeler que le duc d'Orléans, Philippe-Egalité, n'avait été nommé député de Paris, à la Convention, le dernier de la liste, que grâce à l'intervention personnelle de Danton et contre l'opposition de Robespierre ?

Danton n'a pas essayé seulement de sauver Louis XVI ; il a tenté plus tard, aux dires de son ami Courtois, de faire évader la reine. La duchesse de Choiseul, la femme du duc de Choiseul, ancien premier ministre de Louis XV, avait fourni les fonds nécessaires, et l'affaire n'a échoué, aux dires de Courtois, que parce qu'au dernier moment la reine ne voulut pas quitter le Temple toute seule ; elle voulut emmener ses enfants.

Une preuve sans réplique que Danton était en France le suprême espoir des royalistes nous est donnée par le journal de Fersen, le Suédois qui fut l'intime ami de la reine Marie-Antoinette. En août et septembre 1793, quand Fersen et l'ambassadeur d'Autriche Mercy-Argenteau, réfugiés à Bruxelles, apprennent que la reine a été séparée du Dauphin, qu'on va la conduire à la Conciergerie, ils ne voient qu'un moyen de la sauver avant qu'elle ne comparaisse devant Fouquier-Tinville, ils font agir sur Danton par l'intermédiaire du riche banquier Deribes qui avait déjà prêté à Louis XVI, au moment de sa fuite à Varennes, de grosses sommes d'argent. Deribes se mit en campagne ; il écrivit à Danton, il partit pour Paris au début de septembre ; les diamants pris sur l'ambassadeur de France Semonville, au moment de son passage en Valteline, devaient servir à payer l'entreprise[29]. Mais il était trop tard ; Danton était tombé du Comité de Salut public, son étoile pâlissait, et l'hébertisme dominait depuis la journée du 5 septembre. La reine ne fut pas. sauvée. On sait que Danton blâma le procès de la reine, comme il blâma le procès des Girondins et qu'il quitta Paris pour Arcis-sur-Aube, au début d'octobre, sous prétexte de soigner sa santé, mais. peut-être en manière de protestation. Or, quand les coalisés entreprirent, au printemps de 1794, une offensive pacifique pour rejeter sur les révolutionnaires toute la responsabilité de la continuation des hostilités, c'est encore par le canal de Danton qu'ils pensent parvenir à leur fixa. Le même agent de Pitt, Miles, avec lequel l'agent de Danton, Noël, s'était abouché au moment du procès du roi, écrit à l'ambassadeur de France à Venise qui était à ce moment-là Noël lui-même, le 5 janvier 1794, pour le prier d'avertir Danton que le Gouvernement anglais était prêt à ouvrir des pourparlers avec le Gouvernement français : Communiquez mon adresse sans délai à Danton et demandez-lui de m'indiquer une ville en Suisse où je pourrai conférer avec lui au sujet de la paix. Il ajoute dans une nouvelle lettre que si Danton ne peut se déplacer, il n'a qu'à envoyer un homme de confiance à Londres, il le recevra dans sa propre maison, ce sera mon affaire de lui obtenir un entretien avec le ministre, c'est-à-dire avec Pitt.

Or, Miles agissait d'accord avec son Gouvernement (lettre du duc de Leeds, du 20 janvier 1794). II est remarquable que la lettre de Miles fut communiquée à Danton par Noël. Il ne vous a pas échappé que la campagne des Dantonistes pour la paix correspondait, par conséquent, avec les désirs du Gouvernement anglais.

Les contemporains ont cru que Danton ne servait pas gratis la politique anglaise. Il y a, dans une dépêche de notre ambassadeur à Londres, La Luzerne, en date du 29 novembre 1789, un passage qui concerne Danton : J'ai dit [au duc d'Orléans, alors en mission extraordinaire à Londres] qu'il y avait à Paris deux parti-6 culiers anglais, l'un nommé Danton et l'autre nommé Paré[30], que quelques personnes soupçonnaient d'être les agents les plus particuliers du Gouvernement anglais... Je ne sais si on a fait des recherches pour savoir s'ils existent réellement à Paris. Quand cette dépêche fut écrite, la notoriété de Danton ne dépassait pas encore son quartier. L'ambassadeur ignorait jusqu'à son nom qui lui a été révélé par sa police ; il est remarquable qu'il croit que Danton est un Anglais et il prononce sans doute son nom à l'anglaise Denntonn.

Au moment de son arrestation en germinal, on trouva dans les papiers de Danton une lettre adressée par le Foreign Office au banquier Perregaux, pour l'inviter à payer des sommes considérables à certaines personnes désignées par des initiales, pour récompenser ces personnes des services qu'elles avaient rendus à l'Angleterre, en soufflant le feu aux Jacobins et en leur faisant prendre des mesures extrêmes.

Pour s'être trouvée chez Danton, cette lettre a dû lui être transmise par Perregaux comme l'intéressant personnellement. A certains indices, il ne serait pas surprenant que ce document ait été communiqué aux jurés du Tribunal révolutionnaire, en Chambre du Conseil, pour triompher de leurs dernières hésitations.

Quand l'agent de Pitt, Miles, apprit la condamnation de Danton, il fit ainsi son oraison funèbre, dans une lettre à Noël, du 11 avril 1794 : Danton n'est plus. Sa chute, je l'ai depuis Longtemps prédite, comme le triomphe de Robespierre, d'après la connaissance personnelle que j'ai de ces deux hommes. Danton, en février 1793, aspirait à la Régence. J'ai connu alors, par les intéressés eux-mêmes, qu'il a facilité la sortie en France de quelques royalistes. Son caractère n'était pas considéré comme incorruptible.

Au même moment, l'ambassadeur américain à Paris, Gouverneur Morris, écrivait à Washington, à la date du 10 avril 1794 : Danton a toujours cru et, c'est ce qui est plus malheureux pour lui, qu'un système de gouvernement par le peuple en France était absurde, que la foule est trop ignorante, trop inconstante, trop corrompue, pour fournir une administration basée sur la légalité, qu'habituée à obéir, il lui faut un maitre. Il était trop voluptueux pour ses ambitions et trop indolent pour acquérir le pouvoir suprême. De plus, son but semble avoir été plutôt d'amasser de grandes richesses que de la célébrité.

Ces deux témoignages concordants d'hommes très bien placés pour être au courant des événements et désintéressés l'un et l'autre en la matière, doivent être retenus par l'histoire.

C'est sous l'inculpation capitale de complot contre la République, d'intelligence avec ses ennemis, qua Danton a succombé. Le complot est certain.

Un ami de Danton, l'ancien ministre de l'Intérieur Garat, nous dit dans ses mémoires qu'il a reçu des confidences de Danton lui-même, quand il revint d'Arcis, rappelé par le scandale de la Compagnie des Indes. Il s'agissait rien moins que de la ruine du gouvernement révolutionnaire et du retour de la monarchie.

Danton se proposait, d'après Garat, de jeter la division dans les Comités, d'en provoquer le renouvellement et, s'il échouait à la Convention, de les renverser par un coup de force ; puis, une fois revenu au pouvoir, Danton aurait résolument barré à droite pour faire la paix ; il aurait abrogé la Constitution républicaine, rendu aux riches leur influence en leur accordant la suppression du maximum ; il aurait fait rentrer les émigrés et liquidé la Révolution par une transaction avec tous ses ennemis. La Restauration ne se serait pas faite en 1814, elle se serait faite vingt ans auparavant. L'étude attentive de la conduite de Danton et de ses amis pendant les derniers mois de leur vie prouve lumineusement que Garat a dit la vérité. Il est d'ailleurs très sympathique à Danton.

Que les choses se soient passées comme Danton lui en a fait la confidence, je ne puis, pour le prouver, que vous renvoyer ici au troisième volume de ma Révolution française, où j'ai retracé par le menu la lutte ardente et machiavélique que Danton et ses amis ont livrée au Gouvernement à l'époque la plus critique de la Terreur.

* * *

J'ai été bien long et, pourtant, je suis loin d'avoir tout dit ; j'ai conduit mes recherches, je le crois du moins sine ira et studio, sans colère et sans haine.

Pourquoi aurais-je été animé contre la mémoire de Danton ? A l'âge où je terminais mes études, on lui élevait des statues. J'ai appris l'histoire, comme vous dans des livres qui le glorifiaient et ce n'est que peu à peu et que par un travail long et minutieux, que je me suis délivré du monceau d'erreurs qu'on m'avait inculquées. Personne ne croira que c'était là le bon moyen pour favoriser ma carrière que de m'engager dans les sentiers hérissés d'épines que j'ai dû gravir ; mais j'ai cru que la vérité avait des droits, je me suis mis résolument à son service dès que la lumière s'est faite dans mon esprit, et, ce soir, je vous ai dit ma conviction profonde, fondée sur vingt-cinq ans de travaux dont j'attends toujours la réfutation.

Robespierre et Saint-Just, et tous les contemporains ont bien jugé : ces hommes, dont Danton était le chef, n'étaient que des jouisseurs et des profiteurs sans scrupule, qui mettaient la Révolution et la France en coupe réglée. ils auraient perdu la République et la Patrie s'ils avaient pu triompher des honnêtes gens.

Mais une dernière interrogation viendra peut-être à l'esprit de quelques-uns d'entre vous : Comment se fait-il, me demanderont-ils, qu'à plus d'un siècle de distance ces jouisseurs sans conscience, si justement condamnés, dites-vous, aient pu tromper des écrivains consciencieux et de bons républicains ?

D'abord, ces écrivains, que j'ai nommés et qui, pour la plupart, n'étaient pas des érudits rompus aux méthodes scientifiques, ont été trompés par l'apparence rigoureuse du plaidoyer des fils de Danton, dont ils n'ont pas su vérifier les chiffres, ni contrôler les affirmations.

Ensuite, ils ont subi l'action personnelle d'un homme qui occupait au ministère de l'Instruction publique une haute situation, d'Arsène Danton, qui fut l'élève de Michelet à l'Ecole normale, qui devint chef de cabinet de Villemain au ministère de l'Instruction publique, et finit sa carrière comme inspecteur général de l'Université sous Napoléon III. Très fier du nom qu'il portait et de sa parenté éloignée avec le grand tribun révolutionnaire, Arsène Danton mit au service de la réhabilitation une rare ténacité, très bien servie par sa situation au ministère de l'Instruction publique qui est en relations avec tous ceux qui tiennent une plume.

Enfin, l'école positiviste, par une étrange aberration, s'avisa de se choisir un précurseur dans le jouisseur débraillé des Cordeliers. Ah, qu'il eût été bien surpris de se voir doté de cette progéniture intellectuelle ! L'école positiviste, à laquelle appartenaient le docteur Robinet, Pierre Laffitte, Antonin Dubost, a exercé une considérable influence sur la formation de tous les hommes d'Etat qui ont fondé la troisième République et qui ont pris si souvent la parole dans cette salle.

J'ajouterai encore qu'aux environs de 1880 les circonstances étaient favorables pour cette œuvre de réhabilitation. On sortait du 16 mai, de l'oppression cléricale, on se détachait de Robespierre, qui ne paraissait pas assez zélé contre la religion. On sortait aussi de la guerre de 1870, on n'avait retenu de Danton que les phrases à effet, d'un patriotisme truculent, on le voyait à travers Gambetta. Enfin, on n'avait vaincu l'ordre moral qu'à l'aide de l'union de toutes les forces républicaines étroitement rassemblées ; Danton, qui ménagea et qui servit tous les partis, Danton qui tendait constamment la main aux Girondins, apparaissait comme le symbole de l'union républicaine indispensable à la victoire.

Les historiens, qui sont des hommes, Mesdames et Messieurs, subissent la pression inconsciente des circonstances et du temps où ils vivent. Ils transposent dans le passé de fausses analogies, et cette faute est plus fréquente dans l'histoire de la Révolution que dans toute autre, car celle-ci excite davantage les passions des partis, qui vont y chercher des armes pour leurs polémiques.

J'ai essayé, en abordant ce problème à mon tour, de m'abstraire de toute considération étrangère à la science. La politique n'a rien à voir avec l'histoire digne de ce nom. Ce n'est pas à la politique que l'histoire doit demander des inspirations ou des confirmations, c'est plutôt le contraire ; c'est l'homme politique, s'il est sincère, qui doit se mettre à l'école de l'historien.

Un régime représentatif, comme le nôtre, un régime qui n'a de la démocratie que les apparences, ce régime où le peuple, une fois tous les quatre ans, met un bout de papier dans une urne, votant pour des hommes qui, le lendemain, le dédaignent, le méprisent et le trahissent, ce régime soi-disant démocratique ne repose que sur l'honnêteté foncière, sur la conscience de ses élus. Si l'élu trahit les électeurs, tout croule. Le suffrage universel est bafoué, puisqu'il n'a pas encore su conquérir le referendum que nos voisins les Suisses pratiquent depuis un demi-siècle.

Il n'y a pas, Mesdames et Messieurs, deux honnêtetés, une honnêteté privée négligeable et une honnêteté publique seule indispensable, il n'y en a qu'une. Et si, de l'histoire de Danton, se dégage une leçon, c'est celle-là souvenez-vous-en. Peut-être n'était-il pas inutile de le rappeler par le temps qui court, mais vous en jugerez.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Conférence faite à Paris, au Grand Orient, le 21 mai 1927 et répétée à l'Université populaire de Saint-Denis le 26 mai et à Troyes, à l'assemblée générale de la section départementale du syndicat des instituteurs, le 21 juillet.

[2] Edition définitive, t. IV, p. 489.

[3] On la trouvera dans mon livre Robespierre terroriste.

[4] BACOURT, Correspondance de Mirabeau avec La Marck, t. I, p. 150.

[5] Trois députés que Mirabeau croyait avoir enrôlés.

[6] Chapelier fit cette demande à la séance du 9 mars au soir et Beaumetz l'appuya.

[7] Mirabeau s'opposait à toute loi contre les émigrants.

[8] Dans le n° 67 des Révolutions de France et de Brabant, Camille Desmoulins attribuait à Mirabeau la machination de la démolition du château de Vincennes. (Voir à ce sujet : Sigismond LACROIX, Actes de la Commune de Paris, 2e série, t. II, p. 774). D'après Lafayette, Mémoires, III, 55, en excitant le faubourg Antoine à se porter à Vincennes pour démolir le château, Mirabeau avait voulu attirer la garde nationale et Lafayette son commandant hors de Paris, pendant que les Chevaliers du Poignard se réunissaient aux Tuileries pour protéger le départ du roi pour la Normandie.

[9] Pellenc, secrétaire de Mirabeau.

[10] Banquier de La Marck.

[11] Cf. la Correspondance de Mirabeau avec La Marck, t. II, pp. 398 et 414, la lettre de La Marck à Mercy-Argenteau, du 6 décembre 1790 et la 47e note de Mirabeau, t. II, p. 508, la 48e note du même, p. 511, la lettre de La Marck à Mercy-Argenteau du 30 décembre 1790, etc.

[12] Correspondance de Mirabeau avec La Marck, t. III, p. 23.

[13] Nous avons publié cet interrogatoire au chapitre précédent.

[14] Par M. Welvert. Il est curieux que les écrivains dantonistes, qui disposaient pourtant d'une revue historique, aient fait le silence sur ces mémoires manuscrits, dont le dépôt à la Bibliothèque nationale n'a pas pu leur échapper.

[15] Voir mon livre, Danton et la Paix, p. 72.

[16] Annales historiques de la Révolution française de mars-avril. 1926.

[17] Annales révolutionnaires, t. IV, 1911, pp. 626 à 530.

[18] On ne peut manquer d'être frappé du silence qu'ils ont gardé sur cette correspondance de premier ordre, comme du silence qu'ils ont fait sur les mémoires de Théodore Lameth.

[19] En français dans le texte quf est en anglais et que je traduis.

[20] Voir la dépêche de Noël en date du 13 décembre 1792, citée dans mon livre Danton et la Paix.

[21] Dans mes Etudes robespierristes, 1re série, pp. 110 à 113.

[22] Voir Les Annales révolutionnaires, t. I, p. 413, d'après Le Temps du 24 février 1908. Le Temps dit que les documents sont aux archives municipales de Choisy-le-Roi.

[23] Publiée dans mes Etudes robespierristes, 1re série.

[24] Souvenirs de lord Holland, pp. 22-24.

[25] BACOURT, Correspondance de Mirabeau avec La Marck, t. II, p. 281.

[26] Voir le chapitre Danton et Durand dans mon livre Robespierre terroriste et mon ouvrage Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes.

[27] A. AULARD, Études et Leçons, I, p. 176.

[28] Voir mon livre Danton et la Paix, p. 34.

[29] Voir KLINCKOWSTRÖM, Fersen et la Cour de France d'après les papiers de Fersen, t. II, pp. 86 à 91.

[30] Paré était alors clerc de Danton. Danton le fera nommer ministre de l'Intérieur en août 1793.