GIRONDINS ET MONTAGNARDS

 

CHAPITRE X. — NOTES INÉDITES DE BLANQUI SUR ROBESPIERRE.

 

 

Je dois à l'extrême obligeance de mon collègue du lycée Rollin, M. S. Molinier, qui prépare une thèse de doctorat sur le révolutionnaire Auguste Blanqui, la communication des notes inédites sur Robespierre qui suivent. Blanqui, alors enfermé dans le château de Doullens, après sa condamnation par la Haute Cour de Bourges pour sa participation à l'émeute du 15 mai 1848, les écrivit après une lecture de l'Histoire des Girondins de Lamartine, à laquelle il se réfère expressément.

Ces notes d'un homme politique, qui ne connaît l'histoire que d'après le travail hâtif et plein d'erreurs d'un autre homme politique, n'ont aucune valeur scientifique. Ni Lamartine, ni Blanqui n'étaient des érudits et l'eussent-ils été que la fermeture des archives ne leur aurait pas permis de connaître les pièces gouvernementales et judiciaires qui seules éclairent les drames de la Terreur. Le dossier de l'affaire de la Compagnie des Indes qui domine de haut la bataille des Dantonistes et des Hébertistes contre le Comité de Salut public, les dénonciations de Fabre d'Eglantine d'abord contre les agents de l'étranger, celles de Chabot et de Basire ensuite, la participation des réfugiés étrangers ainsi dénoncés à la déchristianisation violente et à la politique de surenchères démagogiques, le passé trouble des Proli, des Gusman, des Frey, des Desfieux, des Dubuisson, des Pereira, etc., qui donnaient de la vraisemblance, sinon de la certitude aux dénonciations des Dantonistes, tout cela est resté lettre close pour Lamartine comme pour Blanqui. Ils n'ont donc rien compris à la politique du Comité de Salut public contre les citra et les ultra. Ils ont jugé cette politique d'après leurs passions du moment et d'après les nécessités de la lutte qu'ils menaient eux-mêmes contre leurs propres adversaires de l'époque de la seconde République.

Mais si les notes de Blanqui n'offrent aucun intérêt pour l'étude de Robespierre et de la Révolution française,, elles n'en sont pas moins très dignes d'attention à un autre point de vue. Blanqui exerça une influence de premier ordre sur l'avant-garde du parti révolutionnaire français pendant près d'un demi-siècle, de 1830 à 1880. Bien que de santé frêle, il survécut à tous les rivaux qui auraient pu contre-balancer sa popularité, à Barbès, à Proudhon, à Raspail[1]. Auréolé du prestige du martyre, il devint après la Commune une sorte de patriarche dont les jugements étaient des oracles. Il eut des disciples fanatiques qui prolongèrent son influence longtemps après sa mort, jusqu'à ce que l'avènement de Jaurès vînt les reléguer peu à peu dans l'ombre. La haine violente que Blanqui portait à Robespierre a ainsi exercé une déviation décisive sur les sentiments que les socialistes ressentaient à l'égard du fondateur de la démocratie française. Ils l'avaient adoré jusqu'en 1848. Blanqui leur apprit à le détester. Dès lors, ce furent les Hébertistes, dont un disciple de Blanqui, Tridon, fit l'apologie, qui devinrent pour les chefs du socialisme révolutionnaire les modèles à suivre et ils ne les imitèrent que trop dans la Commune !

Chose curieuse, que M. Molinier me signale, les notes où Blanqui a jeté toute chaude sa haine contre Robespierre sont restées inédites. Pourquoi ? Blanqui vécut encore trente ans après les avoir écrites sous le coup de l'indignation que lui causa la lecture de Lamartine. Pendant ces trente ans, les occasions n'ont pas dû lui manquer pour les livrer à l'impression. Mais, sous sa violence froide, Blanqui cachait souvent beaucoup de prudence et de calcul. Attaquer Robespierre publiquement et en face devant le prolétariat révolutionnaire, en 1870 comme en 1850, c'eût été chose hasardeuse ! Même parmi les disciples de Blanqui, l'auteur de la célèbre Déclaration des Droits qui avait servi d'évangile aux amis du peuple, l'homme des lois de ventôse gardait des admirateurs fidèles. L'année même où Blanqui fulminait son anathème contre Robespierre, un autre révolutionnaire, qui avait été son lieutenant et qui partageait ses prisons, Martin Bernard, écrivait en son honneur l'éloge le plus enthousiaste. Il appelait Robespierre le nouveau Moïse qui inscrivit sur les tables de pierre les prolégomènes du pacte de l'avenir. Comment ne pas être pénétré de reconnaissance et d'admiration, disait-il, pour le génie de cet austère philosophe, de cet éloquent tribun, qui, la tête calme au milieu d'une tempête comme il n'y en eut jamais de pareille, sut à la fois faire face aux terribles nécessités présentes et poser les bases de la société future ?[2] Blanqui garda sa diatribe secrète de crainte de jeter la division dans son propre parti, de crainte d'être désavoué par plus d'un de ses partisans. Mais, s'il ne la fit pas imprimer, il la répandit, il la fit circuler sous le manteau parmi ses proches, comme l'attestent de nombreuses copies qui en subsistent, l'une de la main de Blanqui, les autres de la main de ses parents et amis[3].

Une attaque secrète est quelquefois plus dangereuse qu'une attaque publique. C'est un poison lent et sournois qui s'insinue avec d'autant plus de sécurité qu'il est impossible de lui apporter un antidote. La publicité aurait provoqué des polémiques, une discussion. La vérité se serait fait jour. Le secret priva les Robespierristes de tout moyen de défense.

Doullens, août 1850.

LAMARTINE, Histoire des Girondins, page 375, tome 7... Accusation de Robespierre contre Anacharsis Clootz... Citoyens, c'est un traître, etc. — Réflexions de Lamartine, page 376[4].

Autrement dit, Robespierre offrait la tête de Clootz aux rois de l'Europe, comme un gage de conciliation. Il s’empressait de leur immoler leurs sujets rebelles réfugiés dans la Révolution française et leur présentait dans cet assassinat des patriotes étrangers, comme dans ses efforts en faveur du catholicisme, les garanties d'ordre et de respect des saines doctrines, que les rois demandaient en échange de la paix. Robespierre voulait fonder sa dictature sur la restauration du passé. Napoléon avorté, il prenait son point d'appui sur les rois et sur les prêtres. Même but chez tous les deux : la suprême puissance. Il avait pour sabre la guillotine. Aux rois il offrait la tête de Clootz, aux prêtres celle de Chaumette, prédicateur d'athéisme. C'était un gage de paix digne d'eux et de lui. Les fils et les héritiers de l'Inquisition voyaient avec une douce surprise Dieu replacé sous la protection de l'échafaud. Les beaux temps de la puissance spirituelle pouvaient renaître, puisque les têtes tombaient en l'honneur de l'immortalité de l'âme. Les hérétiques rentraient en puissance de bourreau. La guillotine remplaçait les bûchers[5].

Autre hypocrisie de Robespierre : il dit... Si, parmi nous, les fonctions du Gouvernement révolutionnaire sont des objets d'ambition, au lieu d'être des devoirs pénibles, la République est déjà perdue[6]. Rien de mieux ni de plus vrai. Mais il fallait prêcher d'exemple. Nulle personnalité aussi dévorante que la sienne, quand il demandait le sacrifice des amours-propres, c'est sur l'autel de son propre orgueil qu'il les voulait immoler[7].

Voici une bonne plaisanterie de Lamartine : La Convention affectait de parler peu, depuis qu'elle exerçait le pouvoir suprême. La souveraineté n'a pas besoin de parler, elle frappe. La Convention craignait de plus de se diviser devant des ennemis. Sa dignité et sa force étaient dans son silence. (Page 399.)

La Convention n'était plus qu'un troupeau muet d'épouvante aux portes de l'abattoir. Toutes les langues étaient glacées, tous les yeux éteints, tous les gestes comprimés par l'excès de la peur. Il faut être vraiment possédé de la rage des phrases pour aller chercher dans le silence de la terreur la dignité, la force ou le calcul diplomatique[8].

Page 178, tome 3, Robespierre : .... Inspirons à l'homme le respect religieux pour l'homme, ce sentiment profond de ses devoirs qui est la seule garantie du bonheur social[9].

C'est sans doute en vertu de ce respect religieux de l'homme pour l'homme que Robespierre a fait guillotiner tous ses rivaux et jusqu'à ses plus inoffensifs contradicteurs. Un regard de travers lui suffisait pour envoyer à la guillotine son meilleur ami. Camille Desmoulins, son camarade d'enfance, son compagnon de lutte, son admirateur, a péri pour avoir osé dire : Brûler n'est pas répondre[10].

Tous ces champions de Dieu sont des âmes atroces, altérées de domination, l'hypocrisie armée d'un poignard sacré. Ce Robespierre, coupeur sans pitié de toutes les têtes qui faisaient obstacle ou ombrage à son ambition, ne cesse de se poser en victime sur les monceaux de cadavres égorgés par ses mains, et répète éternellement son plaintif refrain de Socrate : On veut me faire boire la ciguë ?... Je suis prêt à boire la ciguë !.... Je sais que je boirai la ciguë...

Admirable prétexte pour en abreuver ses adversaires[11].

Au surplus, Lamartine, au milieu de toutes ses formules admiratives, devine et révèle parfaitement les secrets mobiles de ces déclamations métaphysico-sentimentales. Le but était la restauration de la tyrannie sur la base des vieilles superstitions, base nécessaire à tous les despotes. L'écho que trouvait cette pensée parmi les rois de l'Europe en est la plus terrible condamnation[12].

Comment lire sans indignation les féroces plaisanteries de Robespierre sur ses victimes, Hébert, Chaumette, ces pieux sarcasmes qu'il lance aux têtes coupées que les vers dévorent encore ? ... Socrate mourant entretient ses amis de l'immortalité de l'âme. Léonidas aux Thermopyles, soupant avec ses compagnons d'armes, les invite le lendemain à un autre banquet dans une vie nouvelle. — Chez Pluton ! S'il vous plaît ! Chez Pluton ? Mais cette invitation à souper chez Pluton aurait paru médiocrement lyrique. — Il y a loin de Socrate à Chaumette et de Léonidas au Père Duchesne. (Tome 8, page 174[13].)

Les dévots de Robespierre s'en vont répétant en perroquets les phrases emphatiques de l'oracle : ... Peuple par ci ! Peuple par là ! Peuple, fais ci ! Peuple, fais ça ! Peuple, ne prends conseil que de toi-même ! Peuple, mets nus tes bras !... — Pauvre peuple !

La probité de Robespierre n'était pas unique dans la Révolution. C'est un assez triste hommage à cette grande époque, que l'affectation de ne voir d'intégrité que dans un homme.

Que penser de la Révolution, si parmi tant d'acteurs de ce drame mémorable un seul avait eu le privilège de l'incorruptibilité ? Le reste ne serait donc qu'une tourbe d'âmes vénales, de consciences souillées, un ramas de corrompus et de fripons ! Parmi les hommes de 93, la probité est la règle, la cupidité l'exception. On compte lest consciences véreuses, on ne peut compter les renommées intactes. Certes, Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Duquesnoy, Romme, Soubrany, Vadier, Vouland, les deux Prieur, Robert Lindet, la plupart des Dantonistes aussi, Camille Desmoulins, Legendre, etc., étaient des hommes intègres. Danton lui-même a été calomnié. L'expédition de Belgique a fourni à ses ennemis un thème commode d'accusations vagues et sans preuves. On l'a dit vendu à la cour ! En vérité, il eût mal gagné son argent. C'est le remboursement du prix de sa charge qui a servi de canevas aux broderies de la calomnie. Sa chiite a démontré l'iniquité de ces imputations. Arrêté la nuit, à l'improviste et hors de ses gardes, on saisit ses papiers, on fouille et on retourne meuble et immeuble, son numéraire, ses assignats, ses valeurs quelconques. Tout cela a été confisqué. L'occasion était belle pour Robespierre de foudroyer son ennemi, de flétrir sa mémoire : il suffisait de publier l'inventaire de sa fortune. On avait là par sous et deniers, le menu de son infamie. La renommée du tribun restait ensevelie sous cet opprobre. On n'a rien publié, on n'a soufflé mot des biens du mort. D'un autre côté, on ne voit pas que Danton ait pu mettre en sûreté en mains tierces, abriter sous des fidéicommis les fruits de ses prétendues rapines ou les produits de sa vénalité. Il a laissé un fils dont l'opulence n'a jamais fait scandale ni reflété sur le -père une honte rétrospective. Les fanatiques de Robespierre ont calomnié et calomnient Danton avec la bonne foi traditionnelle des sectaires[14].

La fin justifie les moyens, Léonard Bourdon, Hébert, Chaumette, Ronsin, Vincent, etc., n'étaient pas davantage des corrompus. Clootz bien moins encore, Clootz, le plus fervent apôtre des idées modernes[15].

Robespierre était un Napoléon prématuré[16]. Mêmes projets par des moyens différents, mais avec des passions communes, la haine de l'esprit révolutionnaire et de l'incrédulité, l'antipathie pour les gens de lettres, surtout la soif du pouvoir. Je ne parle pas de l'insensibilité du cœur : ni l'un ni l'autre n'appartenaient à l'espèce humaine. Tous deux voulaient édifier la société sur la vieille métaphysique. Le triomphe de Robespierre en Thermidor eût précipité la France dans la contre-révolution par quelques mois de guillotine, au lieu de l'y conduire à travers quinze ans de victoires[17]. Débarrassé d'Hébert et de Danton par un double coup de bascule[18], il avait proclamé la restauration des idées religieuses, et comme cette tentative froissait le sentiment le plus vivace du parti révolutionnaire[19], il n'hésitait plus à exterminer le parti lui-même. Il aurait poussé la Montagne à l'échafaud par hécatombes successives. Amis d'Hébert et partisans de Danton allaient tomber pêle-mêle sous la hache du dictateur contre-révolutionnaire. Il ne cachait pas ses projets d'immolation. Je n'attends plus rien de la Montagne, disait-il à ses affiliés, le 8 thermidor. Ils voient en moi un tyran dont ils veulent se délivrer. Mais la masse de la Convention est pour moi.

La masse de la Convention, c'est-à-dire le côté droit et la Plaine, l'ancienne majorité girondine. — Il en était donc arrivé à prendre son appui sur les Girondins et les Royalistes pour abattre les Républicains-Montagnards. Déjà la faction du passé relevait la tête sous cette protection inattendue et se tenait prête à suivre son nouveau guide. L'histoire de Catherine Théot, de Dom Gerle, des nouveaux mystères où Robespierre jouait le rôle de Messie[20], révèle toute l'étendue de ses projets pour la résurrection des croyances tombées.

Leur mort, avec celle de Mme Sainte-Amaranthe et de Camille Del-moulins, est au reste l'exemple le plus odieux de l'insensibilité de Robespierre. C'étaient là ses amis, ses adeptes, ses séides. Mais les défendre contre l'adroite agression des Comités, c'était compromettre quelque chose de son pouvoir, ou plutôt risquer une atteinte à son crédit. Il détourne la tête et les laisse mourir. Il avait abattu Camille Desmoulins, son ami d'enfance et son naïf admirateur, devenu un obstacle par sort talent et ses liaisons avec Danton. Il livre à ses adversaires, sans hésitation, sans remords, sans un pli du visage, la tête de ses imprudents adorateurs. Il en a coûté cher à Mme Sainte-Amaranthe pour une flatterie à cette âme de bronze.

Lamartine ne dissimule pas que la faction rétrograde voyait dans Robespierre son prochain restaurateur et lui apportait déjà le concours de ses forces. (Tome 8, pages 252 et suivantes.)

Robespierre, en effet, voulait retourner la guillotine contre les révolutionnaires et rallier à lui le parti du passé par l'immolation de la Montagne. La loi du 22 prairial était l'instrument préparé pour cette boucherie. Son triomphe en Thermidor eût été celui de la contre-révolution. Son règne n'aurait pas duré deux ans. Lui aussi eût servi de planche, et sa courte dictature de préface à la rentrée des Bourbons, non pas qu'il préméditât le rôle de Monk, il travaillait pour lui-même, comme Napoléon ; mais entre l'homme de Marengo et d'Austerlitz et l'homme de la place Louis XV, il y avait la différence de la réalité à l'illusion. Sans doctrines économiques[21], sans idées pratiques sur l'organisation sociale, déclamateur éternel et monotone, psalmodiant sans fln les mots justice, vertu, raison, morale, entremêlés de soupirs sur Brutus, Cicéron, Catilina, César, etc., Robespierre n'aurait fait que déblayer le terrain et aplanir les voies à la Royauté. La Montagne exterminée, l'esprit révolutionnaire détruit, les prêtres rétablis, le catholicisme relevé, son .œuvre était accomplie ; la contre-révolution faite, le pouvoir, échappant de ses mains incapables et sanglantes, retombait dans celles du maître légitime[22].

Au surplus, l'instinct populaire avait deviné le réacteur. Il n'a pas été défendu au 9 thermidor. On a beau rejeter sa défaite sur sa nullité d'homme d'action, son défaut de courage militaire, l'intervention personnelle du tribun n'était pas indispensable au succès de l'insurrection. Robespierre siégeait à l'Hôtel de Ville avec Saint-Just, Couthon, Lebas, avec la Commune si vigoureusement organisée. S'il n'entendait rien à la guerre, Saint-Just, lui, en avait l'habitude et l'énergie. Depuis un an, il marchait à l'avant-garde des armées, entraînant au feu généraux et soldats. Il n'était pas homme, dans une question de vie ou de mort, à se laisser paralyser par les incertitudes ou la timidité de Robespierre, et rien ne l'empêchait de prendre la tête du mouvement, l'initiative de l'attaque. Mais non ! Il sentait autour de lui la froideur, la défiance, le soupçon. Les âmes étaient glacées. Le vide se faisait autour de Robespierre et de ses amis. Le cœur du peuple n'était plus avec eux[23].

Le supplice des Cordeliers, la renaissance mélodramatique des mômeries religieuses avaient profondément blessé ses sentiments révolutionnaires[24]. Il comprenait que la tendance nouvelle était hostile à la Révolution et se refusait à subir et surtout à seconder l'impulsion rétrograde. Dominé et intimidé par l'ascendant si longtemps applaudi du Pontife Jacobin, il n'osait pas résister, mais il ne suivait plus. Le silence et l'inertie étaient sa seule opposition[25]. L'enthousiasme avait disparu. Le doute, l'hésitation, le découragement, l'indifférence avaient succédé à cette fièvre dévorante, dont les accès jusqu'alors balayaient tous les obstacles. Non ! L'inactivité de Robespierre, l'ineptie ou l'ivresse d'Hanriot n'ont pas été la véritable cause du désastre des jacobins. Hanriot commandait aussi dans les journées du 31 mai, et lorsque la Convention s'avançant tout entière vers le peuple en armes, le Président ordonna aux canonniers de saisir Hanriot qui refusait passage, les canonniers n'hésitèrent pas entre le Président de la Convention et leur commandant, qui criait : Canonniers à vos pièces ! Ils mirent la main sur la mèche de leurs canons. Le 9 thermidor, sur l'injonction d'un simple représentant, ils repoussent Hanriot, qui est contraint de fuir, et mettent leurs pièces en retraite[26].

Quoi d'étonnant ? Au 31 mai, la Montagne tout entière, avec ses plus grandes popularités, Robespierre, Marat, Danton, Desmoulins, Collot-d'Herbois, etc., etc., la Commune de Paris, Hébert, Chaumette, se trouvaient à la tête du mouvement. Si Robespierre ne figurait pas en acteur dans le drame de la rue, il avait porté presque seul le poids des luttes oratoires contre la Gironde, et l'âme de ses discours respirait dans la multitude insurgée. Aussi quelle impétuosité, quelle ardeur !

Au 9 thermidor, combien les choses étaient changées ! Marat disparu ; Danton et Camille Desmoulins, Hébert et Chaumette guillotinés. Aux prises sur les marches de l'échafaud, d'un côté Robespierre à peu près seul, de l'autre les deux comités de gouvernement et toute la Montagne, Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes, Vadier, Vouland, Amar et tant d'autres. Certes, aucun de ces hommes n'allait en renommée et en puissance l'égal de Robespierre. Mais, réunis, ils pesaient plus que lui dans la balance. Le club des Jacobins n'était plus qu'une Eglise, avec Robespierre. pour grand-prêtre. Comment le peuple ne se fût-il pas retiré de cette secte mystique, qui venait de tuer, au nom de Dieu, ses magistrats préférés, de froisser tous ses instincts de progrès et de relever ouvertement dans les rues de Paris la bannière d'un passé déchu et abhorré ? Qu'on ne cherche point d'autre cause à l'inaction des triumvirs au moment suprême. Ils se voyaient seuls et abandonnés. Ils étaient atterrés. La force armée des sections, réunie sur la place de Grève, ne s'y trouvait point par sympathie, ni par mouvement spontané, mais par ordre. Elle avait simplement obéi à la convocation de Hanriot, commandant général de la Garde nationale.

Robespierre connaissait le revirement d'opinion des faubourgs et leur sourde hostilité. Aussi ne comptait-il agir désormais qu'à l'aide des corps constitués qu'il savait ou croyait à sa dévotion, le Club des Jacobins, le Tribunal révolutionnaire, la Commune de Paris, composés de ses créatures, et enfin la Convention ; lourde méprise ! Assailli au contraire et décrété par l'assemblée en masse, il avait mis un reste d'espoir dans le Tribune révolutionnaire. C'est ce qui explique sa répugnance à suivre ses libérateurs au Luxembourg, et cette parole : Vous me perdez. Il n'ignorait pas que, laissée à la décision de la force, la partie était perdue pour lui[27]. Mais il comptait encore sur un acqujttement qui l'eût ramené triomphant, comme Marat naguère, sur son banc de député. Illusion sans doute ! Ses adversaires connaissaient le péril et n'auraient eu garde de l'abandonner à la discrétion d'un tribunal, leur ennemi. Le personnel aurait été certainement renouvelé par décret : il y allait de la vie des vainqueurs.

Quand, peu d'instants après[28], le faible détachement de troupes conventionnelles[29] se présente sur la place de Grève, les sections armées qui l'occupaient se retirent sans résistance. Point d'exaltation, point de colère. Pas un signe de dévouement pour ce tribun naguère l'objet d'une fanatique idolâtrie[30]. A la lecture du décret de mise hors la loi, les tribunes se dispersent en un clin d'œil. Robespierre est là au milieu de la Commune, et sur un geste des représentants de la Convention, les canonniers tournent leurs pièces contre l'Hôtel de Ville. La foule s'éloigne, la solitude se fait, tout s'affaisse et tombe. Un peuple entier cède la place à une poignée de soldats, transfuges eux-mêmes de l'armée insurrectionnelle[31]. Est-ce là l'attitude des masses au 31 mai ? Pourtant, la Convention était alors dans le prestige de sa toute-puissance. Jamais, depuis 89, la force populaire n'avait osé se heurter contre la majesté des Assemblées dépositaires de la puissance publique[32]. La Convention représentait la France, nul ne mettait en doute son omnipotence et, malgré tout, le peuple parisien n'hésita point. Il fit violence sans ménagement ni mesure à la représentation nationale. Danton était neutre, Robespierre simple spectateur[33]. Hanriot dirigeait l'émeute, bruyant, effaré et décousu, ce jour-là aussi bien que le 9 thermidor. Mais il y avait l'ardeur, l'entraînement, le fanatisme. La Gironde fut emportée comme un brin de paille par le vent d'orage.

Il n'y avait plus de peuple au 9 thermidor. Robespierre l'avait démoralisé et frappé d'hébétement avec ses projets de dictature réactionnaire et de reconstitution religieuse[34]. La mort de ses anciens tribuns, la réapparition des vieilleries métaphysiques, contre-courant rétrograde imprimé par le nouveau pontife, avaient glacé et pétrifié nme du peuple, qui n'est jamais si prêt qu'on veut bien le dire à adorer le lendemain ce qu'il brûlait la veille, et à brûler ce qu'il adorait[35]. La blouse toute poudreuse de la poussière des temples démolis et des idoles renversées, il n'acceptait pas la réédification des idoles et des temples. Les sermons du grand-prêtre n'avaient pas la vertu de changer brusquement la haine en vénération, ni de lui inspirer le dégoût de ses propres œuvres, brûlantes encore du feu de la fournaise. Robespierre a tué la Révolution en trois coups : l'échafaud d'Hébert, celui de Danton, l'autel de l'Etre Suprême. Frappée à mort, elle trébuche, chancelle quelques instants et tombe pour ne plus se relever. La victoire de Robespierre, loin de là sauver, n'eût été pour elle qu'une chute plus profonde et plus irréparable.

Etrange logique des thuriféraires ! La fête de la Raison n'est qu'une scène de tréteaux, une dégradation de la conscience publique, une débauche pleine d'ignominie ; la fête de l'Etre Suprême, une cérémonie sublime, magnifique élan de tout un peuple, une résurrection de la conscience, une réconciliation de la terre et du ciel. Là orgie infernale ; ici, l'agape céleste. En vérité, où voient-ils ces contrastes dans les deux manifestations ? Quelle différence peut-on saisir dans l'appareil et les emblèmes de ces fêtes ? La mise en scène est absolument la même. La raison d'un côté, la nature de l'autre, deux divinités qui n'ont point de reproche à se faire ; s'il y a une préférence spiritualiste à donner, c'est sans contredit à la raison, émanation de l'intelligence, plutôt qu'à la nature, expression de la matière. Mais point de querelle de préséance. L'ordonnateur de la Mascarade Robespierriste, David, suivant sa manière, y a prodigué les chars gigantesques, les mannequins habillés en vices et en vertus, et destinés les uns au bûcher, les autres à l'apothéose. Mêmes décors à peu près que dans le carnaval d'Hébert. Si ce n'est David qui l'a organisé, c'est au moins son goût, le goût du temps. Ici, on brûle la statue de l'athéisme, là celle de la superstition. Partout avec accompagnement de fleurs, de jeunes filles en blanc, de vieillards en bleu, sur le fond écarlate de la place de la Révolution.

Comme tableau à grand spectacle, les deux exhibitions se valent et valent à peu près les kermesses flamandes ou les parades catholiques. Peut-être un peu plus de grandeur, un peu moins d'oripeaux et de clinquant. En somme, mêmes décorations, mêmes hochets. Pourquoi donc ici tant d'admiration et d'applaudissements, là tant d'invectives et de huées ? Tantôt hosannah, tantôt anathème ? C'est que probablement, avec des pompes identiques, ces deux processions quelque peu renouvelées des Grecs glorifiaient des idées bien contraires.

Oh ! certes, jamais principes plus hostiles ne se traduisirent en démonstrations plus semblables. Les deux doctrines qui se disputent le monde ont tour à tour, à quelques semaines de distance, envahi le pavé de Paris et provoqué les bravos de la foule.. Quel mortel antagonisme entre ces journées ! L'une, la fête d'Hébert, était le dernier mot et le couronnement des conquêtes philosophiques du XVIIIe siècle ; l'autre, la fête de Robespierre, en était le démenti, le repentir et la répudiation ; d'abord l'ensevelissement joyeux du passé, puis, tout à coup, sa résurrection. Paris, convié à ces spectacles si ressemblants d'apparence, si opposés de signification, les vint à tour de râle saluer de ces acclamations qui ne manquent jamais aux scènes théâtrales. Le peuple en rapporta deux impressions bien diverses de la première, le délire de la victoire ; de la seconde, le pressentiment et la conscience de la défaite. Il comprenait que la Révolution venait de passer de l'Arc de Triomphe aux Fourches-Caudines, du Capitole à la Roche-Tarpéienne[36].

Le monstre aux sinistres vêtements, symbole du deuil des nations, l'ennemi-né de la pensée et son persécuteur depuis quinze siècles, Protée infatigable à la lutte, toujours renversé et toujours debout, impitoyable jusqu'à l'extermination pour vaincre, rampant jusqu'à l'infamie pour survivre, terrible à ses adversaires, plus mortel à ses défenseurs, dont il fait les plus tristes victimes, l'épée et le bouclier des oppressions, quelles qu'elles soient, le dernier appui de toute tyrannie qui tombe, le premier tuteur de toute tyrannie qui s'élève, ce monstre avait reçu le coup de grâce sur les parvis de l'Hôtel-Dieu, et la pierre du sépulcre s'était refermée sur sa tête. Robespierre la soulève. Le peuple, qui l'avait scellée la veille en la rouvrant le lendemain, a compris qu'il prononçait sa propre flétrissure. Contraint de faire amende honorable de ses erreurs iconoclastes aux pieds même des idoles brisées, il s'est retiré le cœur plein d'amertume, avec un sourd ressentiment de sa honte et de son humiliation. Il s'est vengé, par l'abandon, de la palinodie que lui avait imposée le triumvir. Il ne l'a point combattu. Il s'est borné à ne point le défendre et l'a laissé choir dans le vide. Il n'aura pas voulu sans doute aller sur les brisées de l'Etre Suprême, le protecteur obligé de Robespierre, dont c'était l'affaire personnelle[37].

Si la répugnance instinctive pour les replâtrages métaphysiques avait amené le désenchantement et la désaffection des masses, la colère plus accentuée de la Convention contre ce retour menaçant des superstitions vaincues donna le signal de la catastrophe. La même cause détermina ici l'attaque, là la défection. Le côté droit, opprimé et muet depuis le 31 mai, haïssait plus la Montagne que Robespierre. Il n'avait pas oublié que la politique de l'un avait arraché aux vengeances de l'autre la tête des 73. La tenue aristocratique, le ton d'homme du monde, les allures parlementaires de Robespierre formaient le trait d'union entre lui et l'ancien parti modéré qui ne ressentait que dégoût pour la rudesse et le débraillé de la Montagne. L'hostilité de ce parti brutal était donc pour le triumvir un titre de faveur auprès de l'ex-Gironde, et ce n'était pas sans raison que Robespierre faisait fond sur son appui pour le renversement de ses anciens amis. Nul doute que ce concours ne lui fût acquis dans la lutte, et il devait assurer la victoire. La fête de l'Etre Suprême lui aliéna ces précieux auxiliaires. Le récrépissage théolâtrique, la réaction contre l'Encyclopédie ne révoltaient pas moins la droite que la gauche. Adversaires déclarés des ochlocraties, les Girondins redoutaient peut-être moins les emportements de la populace révolutionnaire que la férocité des canailles bigotes, et l'image de la Saint-Barthélemy inspirait plus d'horreur à ces fils de Voltaire que les scènes du 2 septembre : périls du reste également vivants à leurs yeux ! Nîmes, Montauban, Avignon, la Vendée prouvaient trop que les fureurs catholiques n'étaient pas de simples souvenirs de l'histoire. La lave du fanatisme bouillonnait encore dans vingt cratères actifs, à l'éruption toujours menaçante. Aussi Robespierre, déjà odieux pour son tribunat appuyé sur la plèbe du bonnet rouge, leur devint exécrable par ses projets de dictature hypothéqués sur la plèbe du chapelet[38].

Il n'y avait donc qu'une voix parmi les Conventionnels, et les tentatives rétrogrades de Robespierre soulevaient l'unanimité des réprobations. Après tout, ces hommes, malgré leurs déchirements, étaient les enfants de la philosophie, leur inspiratrice commune Elle seule les avait poussés dans la Révolution, avait dicté leurs opinions et créé leurs rôles. S'attaquer à cette base, c'était frapper au cœur leurs croyances, anéantir leur vie intellectuelle. L'irritation réunit les deux partis et la question philosophique fit taire un instant toute autre dissidence.

Girondins et Montagnards, également blessés dans leur foi, se donnèrent la main par-dessus le cadavre de Condorcet. La métaphysique de Robespierre était un plus sensible outrage à la mémoire du grand penseur que l'exaltation politique de la Montagne. L'alliance fut scellée au nom des conquêtes du XVIIIe siècle contre le fantôme de la superstition qui se redressait pour abriter de son ombre le berceau de la dictature.

J'ai commenté sobrement, au fur et à mesure, dans mes notes, ces pages de Blanqui qui ont contribué puissamment à créer cette absurde légende anti-Robespierriste qui fut accueillie avec tant de faveur par tous ceux qui n'ont jamais eu d'autre programme et qui font de l'anticléricalisme l'alpha et l'oméga de la politique démocratique.

Que des républicains bourgeois soient' tombés dans cette lourde erreur de se représenter Robespierre, qui fut l'adversaire le plus constant et le plus habile de l'Eglise catholique, qui sut combattre cette Eglise sans rompre avec les prolétaires restés superstitieux, qui mit à la place de l'ancien culte un ensemble de fêtes civiques qui était en train de l'enterrer, que deS républicains bourgeois, dis-je, se laissent ainsi abuser, passe encore, bien qu'il leur faille une certaine dose d'ignorance pour en arriver là et une plus forte dose encore de parti-pris !

Mais qu'un chef révolutionnaire, comme Blanqui, qu'un socialiste qui prétend parler aux prolétaires, se fasse lui-même, en secret, il est vrai, le détracteur virulent de l'homme d'Etat, qui défendit dans la Révolution française les solutions sociales les plus hardies, voilà de quoi étonner ceux qui ont des idées toutes faites sur les chefs révolutionnaires du milieu du XIXe siècle.

Le fragment, que M. Molinier m'a communiqué, nous montre un Blanqui faisant tourner tout le mouvement politique et social de la Terreur autour de la seule irréligion, un Blanqui ignorant totalement tous les problèmes économiques de l'époque, l'assignat, la vie chère, le maximum des denrées et des salaires, les fabrications de guerre, un Blanqui jugeant la Révolution avec une mentalité toute bourgeoise, n'en retenant que les aspects politiques et philosophiques, laissant tomber tout le reste, c'est-à-dire toute la vie matérielle, un Blanqui qui pense exactement comme son Girondin de père, ou plutôt qui est en recul sans doute à cet égard sur son propre père. Il est tellement semblable aux Girondins qu'il s'enflamme comme eux pour la politique belliqueuse et qu'il ne parvient pas à comprendre plus qu'eux le phénomène religieux.

Ce Blanqui-là sans doute est révolutionnaire, il est même très versé dans la technique des insurrections, il paie courageusement de sa personne, mais, malgré ses attaques ardentes contre les riches et les sangsues du peuple, il n'est en possession d'aucun programme constructif. En dehors de la prise du pouvoir par la violence, il n'a rien à proposer. Tous les problèmes économiques lui sont étrangers. Et comme s'il avait conscience de la lourde responsabilité qu'il assumerait en cas de victoire, il recommande de ne toucher qu'avec des précautions infinies à l'ordre social et à l'ordre économique[39].

Ne soyons pas surpris dès lors que Blanqui n'ait pas compris Robespierre qui, lui, luttait tous les jours contre des problèmes pratiques, qu'il devait résoudre sur-le-champ, sous peine de perdre la République et la France. Il n'a même pas eu la curiosité de lire le Moniteur, ni Buchez et Roux. Il se renseigne dans l'histoire de Lamartine, dont il méprise l'auteur, et ajoute aux préventions et aux erreurs de sa source bourgeoise et romanesque. H est atteint lui aussi, du virus de son temps, du virus romantique.

Mais, comment se serait-il intéressé à la vie matérielle de la France révolutionnaire quand il ne s'intéressait pas aux problèmes économiques qui se posaient devant ses yeux ?

Il reproche à Robespierre son insensibilité aux souffrances des masses, reproche absurde d'une injustice odieuse. Mais lui, Blanqui, qui disposait avec tant de désinvolture de la liberté et de la vie des mystiques que son éloquence grisait, mais lui, Blanqui, qui n'avait pas étudié le problème de la misère, qui n'avait pas de solution à en fournir, qui ignorait les conditions de la production, est-il bien qualifié pour s'ériger en juge, en cette matière, de la sensibilité qu'on doit témoigner aux souffrances humaines ?

C'est en lisant de telles pages qu'on mesure toute l'importance historique de Karl Marx. Alors que les socialistes français enfermaient toute la question sociale dans leur encrier et dans un bénitier, lui Karl Marx, plongé dans un labeur immense> observait les faits économiques, démontait pièce par pièce la structure de la société capitaliste, appuyait son système sur une formidable base statistique. Là le verbiage et la déclamation, ici la méthode scientifique et l'esprit réaliste.

Mais, ce qu'il y a de triste et de décevant, c'est que les ignorances et les injustices- de Blanqui se sont retournées contre la cause du socialisme qu'il croyait servir. Les écrivains bourgeois qui continuent sous nos yeux la tradition purement anticléricale de la Gironde, tout en se prétendant démocrates, ont répété avec joie les jugements haineux du révolutionnaire. Vous les trouverez mot pour mot dans des publications qui ont eu du succès et dont il est inutile que je nomme les auteurs. Ces contemporains bourgeois de Blanqui ont été trop heureux d'avoir cette occasion de masquer, en dénigrant Robespierre, tout le côté social de la Révolution française. Eux, qui n'ont jamais écrit que des histoires purement politiques de cette grande crise, ils s'élèvent maintenant contre le danger qu'il y aurait, à les en croire, à étudier trop profondément l'histoire économique. Convenons que pour leur part, ils ont évité soigneusement ce danger ! Mais ils sont bien téméraires quand ils se hasardent à contester la valeur scientifique du matérialisme historique.

Robespierre avait symbolisé pour Babeuf qui se proclame son disciple et son continuateur, pour les Egaux et pour leurs successeurs, tous les espoirs de relèvement du prolétariat. Le nom de Robespierre était le mot d'ordre et de ralliement de tous les partisans du bonheur commun. Sa fameuse Déclaration des Droits était une charte et un évangile.

Et voilà qu'un des révolutionnaires les plus écoutés, parce qu'il a payé constamment de sa personne, répète aux siens pendant un demi-siècle que Robespierre n'est qu'une fausse idole, un ami du passé, un bourreau réactionnaire, un serviteur des prêtres, un ambitieux sans scrupule. C'est une rupture absolue de la tradition, un revirement total dont ne pouvaient bénéficier que ceux qui ont intérêt à ce que la Révolution française ne soit pas connue sous son véritable jour, afin qu'elle ne fasse plus de petits !

Si nous éprouvons, aujourd'hui encore, tant de peine à faire connaître la vérité, à détruire pour la dixième fois des légendes stupides, à remonter un courant si puissant, il est triste de se l'avouer, la faute n'en est pas seulement au conservatisme aveugle des historiens bourgeois, l'enseignement et le prestige de Blanqui pèsent de tout leur poids sur le couvercle qui refoule la vérité dans son puits.

Pauvre Blanqui, ses intentions étaient pures, il a cru servir le progrès, en s'improvisant historien et juge, et il n'a servi, en l’occurrence que la contre-Révolution.

 

 

 



[1] Barbès, qui méprisait Blanqui depuis la publication du document Taschereau, mourut en 1870. Proudhon mourut en 1865, Raspail en 1878, Blanqui le 1er janvier 1881.

[2] Nous avons reproduit in extenso le jugement de Martin Bernard sur Robespierre dans les Annales révolutionnaires, t. V, pp. 565-567. Ce jugement est tiré de son livre Dix ans de prison au Mont-Saint-Michel et à la citadelle de Doullens, Paris, 1851.

[3] Je reproduis ici une note bibliographique que M. Molinier a bien voulu me communiquer : Dans son livre L'Enfermé, G. Geffroy signalait, p. 181, une étude de Blanqui sur Robespierre : un véritable réquisitoire abondant, serré, contre Robespierre. Cette étude comme tant d'autres parties de l'œuvre de Blanqui, est restée inédite.

Une copie de la main de Blanqui se trouve dans ses papiers déposés à la Bibliothèque nationale : FR. n. acq. 9578. Carton I, liasse Ia, chemise 6, feuil- let 7. Ecriture nette, extraordinairement menue, d'une lecture assez malaisée.

Plusieurs autres copies, parfaitement lisibles, de la main d'amis ou de parents de Blanqui, se trouvent dans les liasses suivantes, notamment : Carton 1, liasse 1 b1, 4e cahier, pp. 77-145. Carton I, liasse Ib3, cahiers 18, 19 et 20.

[4] Voici ces réflexions de Lamartine : L'infortuné Clootz, courbant la tête au pied de la tribune sous le geste de Robespierre, n'osa tenter de soulever le poids de la réprobation qui l'écrasait. Fanatique sincère, et dévoué à la liberté, Clootz n'était cependant coupable que de liaisons avec les hommes corrompus de la Convention, tels que Fabre et Chabot, et avec les démagogues matérialistes du parti d'Hébert. Il l'était surtout, aux yeux de Robespierre, de la proclamation de la République universelle qui menaçait tous les trônes et toutes les nationalités. Robespierre, qui avait toujours voulu la paix avec les étrangers, la voulait encore. En sacrifiant Cloots comme un insensé, comme un athée, il croyait encore enlever une pierre de scandale entre l'Europe et la République française. Robespierre ne voulait de conquêtes que par les idées. (Histoire des Girondins, Furne, 1847, p. 376.)

[5] Blanqui, élargissant la supposition de Lamartine, raisonne comme si Robespierre voulait négocier la paix avec les rois. C'est exactement le contraire de la vérité. Ceux qui voulaient négocier la paix étaient précisément les Dantonistes contre la politique desquels Robespierre s'était dressé. Lamartine et Blanqui oublient que Robespierre puisa les éléments de son réquisitoire du 22 frimaire contre Clootz, dans les dénonciations secrètes de Fabre d'Eglantine et de Chabot et dans le Vieux Cordelier de l'avant-veille. Mais alors que les Dantonistes souhaitaient la paix à tout prix et attaquaient dans les Hébertistes des jusqu'au-boutistes, Robespierre se préoccupait non de ce que penseraient les rois, avec lesquels il avait coupé toute communication, même indirecte, mais de la répercussion qu'exercerait la déchristianisation sur les sentiments des peuples réunis (Belges, Rhénans, Savoisiens). (Voir sur ces questions, mes livres, Danton et la Paix, ch. VII, le complot de l'Etranger, la Révolution et les Etrangers, ch. IV, Clootz l'Universel, ch. VII, VIII, IX, X, XI ; le tome III de ma Révolution française, ch. VI et IX). Robespierre cherchait si peu à ménager les rois que c'est précisément à ce moment, le 15 frimaire, qu'il prononça devant la Convention son célèbre discours contre les rois coalisés contre la République (Moniteur réimprimé, t. XVIII, p. 596). Je passe sur cette affirmation que Robespierre pouvait tout et qu'il avait la guillotine à sa disposition personnelle.

[6] C'est dans son admirable rapport du 5 nivôse an II sur les principes du gouvernement révolutionnaire que se trouve cette phrase (Moniteur, réimp., t. XIX, p. 52).

[7] Ici Blanqui reprend à son compte l'accusation courante des Girondins et des Hébertistes contre l'ambition de Robespierre, accusation que toute sa conduite dément. S'il avait été ambitieux, il aurait accepté les avances des Tallien, des Fouché, des Fréron, qui se roulaient à ses pieds et qui ne lui demandaient que de l'indulgence pour leurs crimes !

[8] Jamais, au contraire, la Convention n'a été plus troublée et plus tumultueuse qu'à cette époque. Il suffit de lire les débats dans n'importe quel Journal du temps pour s'en rendre compte. Ce n'est qu'après la chute des factions en germinal que l'Assemblée deviendra silencieuse. La vérité, c'est qu'il ne se passait pas de séance que les Dantonistes ne dirigeassent contre le Comité de Salut public quelque coup direct ou indirect. (Voir ma Terreur, les chapitres IX et X.)

[9] Phrase extraite du célèbre rapport de Robespierre, du 18 floréal an II, sur les fêtes décadaires. (Moniteur, réimp., t. XX, p. 409.)

[10] Il est difficile d'outrager la vérité à ce point. Robespierre a défendu Camille Desmoulins le plus longtemps possible. Mais Desmoulins a été entrainé par Danton et par ses liaisons avec tous les ennemis du régime. Les derniers numéros du Vieux Cordelier (surtout celui qui est resté manuscrit, le n° 7), étaient des réquisitoires ardents contre le Comité de Salut public et un appel à tous les défaitistes. Quant à l'omnipotence de Robespierre, elle est une pure légende. Le Comité de Sûreté générale lui était hostile et bon nombre de ses collègues du Comité de Salut public s'offusquaient de sa popularité. Rien ne montre mieux la réalité de la situation que le refus des Comités de soutenir sa proposition d'un Comité de justice qui avait d'abord été adoptée (voir la séance du 5 nivôse). Ce jour-là Robespierre fut désavoué et se trouva complètement isolé.

[11] Pour Blanqui, comme pour Vadier, le grand crime de Robespierre était ses ménagements pour l'âme religieuse du peuple. Blanqui ne veut pas voir qu'une politique athéiste en l'an II ne pouvait être une politique populaire, puisque le peuple était croyant. Il ne comprend pas davantage la pensée de Robespierre qui était toute politique. Il ne prend pas garde que dans tous ses discours, Robespierre identifiait l'Etre suprême avec la Nature.

[12] Les rois de l'Europe, leur correspondance le prouve, voyaient que Robespierre donnait une assise stable au gouvernement révolutionnaire. Loin de s'en réjouir, ils commençaient à comprendre que leurs efforts pour vaincre la République seraient condamnés à l'insuccès. Ils méprisaient moins la France, ils se mettaient à le respecter.

[13] Discours de Robespierre du 18 floréal. Il n'appartient guère au sarcastique Blanqui, si virulent, de reprocher à Robespierre ses propres sarcasmes. Robespierre était dans le feu de la lutte et lui, Blanqui, déclame de sang-froid.

[14] Il était fatal que le violent parti-pris de Blanqui contre Robespierre s'accompagnât d'un essai de réhabilitation des Dantonistes. Ici Blanqui est plus indulgent que la Convention thermidorienne elle-même qui n'osa pas aller jusque-là Mais à quel point la passion peut-elle égarer un révolutionnaire ? Blanqui, l'ennemi des capitalistes, se constituant par sectarisme anti-confessionnel, le défenseur des pires trafiquants de la Convention ! Il n'a qu'une excuse, c'est qu'il ne connaissait pas les pièces du procès de la Compagnie des Indes et tous les autres témoignages que nous avons réunis. (Voir mon recueil sur L'Affaire de la Compagnie des Indes et mes Études Robespierristes sur la fortune de Danton et, sur les concussions de Belgique, mon livre Autour de Danton.

[15] L'athéisme de Clootz fait oublier à Blanqui la violente campagne du baron allemand contre les partisans de la loi agraire en septembre et octobre 1792, ses violences contre le communisme, ses dénonciations contre ses chefs et contre Marat. On peut se demander en lisant un pareil passage si Blanqui était plus athée que communiste.

[16] A partir d'ici, c'est le pamphlet pur et simple.

[17] Le triomphe de Robespierre en thermidor eût procuré l'application des lois de ventôse, c'est-à-dire fait succéder une Révolution sociale à la Révolution politique, mais ni Lamartine, ni Blanqui ne connaissent les lois de ventôse ! En outre le triomphe de Robespierre eût épargné à la France ces quinze ans de victoires que le patriote Blanqui admire.

[18] Ce coup de bascule n'existe que dans l'imagination de Blanqui. Robespierre et Saint-Just ont attaqué de front et simultanément les deux factions, comme l'ont reconnu déjà Jaurès et Georges Pariset et comme le prouvent tous les documents du temps.

[19] Ce sont pourtant les thermidoriens qui ont rouvert les églises fermées sous Robespierre.

[20] Ici Blanqui suit le roman de Lamartine (Histoire des Girondins, t. VIII, p. 250 et suiv.). Lamartine invente de toutes pièces un repas de Robespierre avec Mme de Sainte-Amaranthe, dont il fait une disciple de Catherine Théot ! Blanqui accepte sans défiance ces imaginations ridicules qui ne reposent sur rien et que M. Lenôtre lui-même n'a pas osé rééditer. Sur l'affaire Catherine Théot, voir mes Contributions à l'histoire religieuse de la Révolution et mon Autour de Robespierre.

[21] Blanqui oublie non seulement les lois de ventôse mais le discours de Robespierre sur la liberté du commerce, prononcé devant la Convention, le 2 décembre 1792. Ce discours était une critique très forte du libéralisme économique et un plaidoyer pour le maintien de la réglementation des subsistances que les Girondins voulaient faire abroger. Il est singulier de lire un tel reproche sous la plume de Blanqui, dont la grande faiblesse fut justement d'ignorer les questions économiques. Sur le rôle que Robespierre a rempli dans la difficile question des subsistances, voir mon livre sur La Vie chère et le mouvement social sous la Terreur.

[22] Il suffit de constater pour répondre à ces déclamations, que jamais le royalisme ne fut plus près de ressaisir le pouvoir qu'après la chute de Robespierre et le triomphe des Montagnards thermidoriens ou plutôt Dantonistes, dont l'aveugle Blanqui se constitue le panégyriste.

[23] Ici la haine a mieux servi Blanqui. Mais s'il entrevoit une des raisons de l'échec des Robespierristes, il en méconnaît les causes exactes, précisément parce qu'il ne s'intéresse pas à l'aspect économique de la Révolution. Il n'a pas aperçu les conséquences du maximum des salaires et sa critique de la politique de Robespierre reste vague et déclamatoire. Blanqui est le journaliste qui sait un peu de tout, mais rien à fond. (Voir mon livre sur La Vie chère.)

[24] Ici Blanqui suppose, contre toute vérité, que le peuple parisien de 1794 était détaché de toute idée religieuse ! L'impossibilité de faire respecter le repos du décadi et de faire travailler le dimanche, même dans les ateliers nationaux, suffit à montrer sa profonde erreur. Mais comment Blanqui, fils d'un bourgeois Girondin, étranger à l'érudition, aurait-il été capable de s'extérioriser pour comprendre l'âme du peuple révolutionnaire ? Il est complètement dépourvu d'esprit historique.

[25] Tout à fait contraire aux faits, les ouvriers parisiens revendiquaient sans cesse contre le maximum des salaires. Ils manifestèrent sur la place de Grève le jour même du 9 thermidor. Voir ma note Sur le 9 thermidor et le maximum des salaires, dans les Annales historiques de la Révolution, de 1927.

[26] Même inexactitude. Hanriot ne fut pas contraint de fuir ! Quand il fut délivré par Coffinhal, à 9 heures du soir, il emmena avec lui vers mute de Ville jusqu'à la garde de la Convention. (Voir mon étude sur le 9 thermidor, dans Autour de Robespierre.)

[27] C'est l'arrestation d'Hanriot accouru presque seul pour les délivrer à cinq heures et demie du soir, qui fit croire aux députés décrétés d'accusation et enfermés alors au Comité de Sûreté générale, qu'ils ne pouvaient compter sur une insurrection. Mais Blanqui ignore cet incident capital.

[28] C'est cinq heures plus tard, à deux heures du matin, que les troupes de Barras marchèrent sur l'Hôtel de Ville après beaucoup d'hésitations.

[29] Ce n'était pas un faible détachement. C'étaient deux colonnes, l'une partie des Gravilliers avec Léonard Bourdon, l'autre partie de la Convention et longeant la Seine avec Barras.

[30] Les nombreux suicides de patriotes qui aimèrent mieux mourir que de survivre à Robespierre, le geste chevaleresque de Lebas et de Robespierre jeune, tout cela ne compte pas pour Blanqui !

[31] L'armée conventionnelle n'était pas formée de transfuges, mais de gardes nationaux des sections riches du Centre' et de l'Ouest de Paris. Robespierre est tombé sous les coups de la bourgeoisie, que Blanqui dans sa haine appelle le peuple, pour une fois ! il ne comprend pas que le 9 thermidor fut la revanche du 31 mai.

[32] Inexact. Après Varennes, la Constituante avait déjà été environnée de manifestants nombreux et menaçants. L'insurrection du 10 août avait été dirigée autant contre la Législative que contre le roi.

[33] Erreur, Robespierre prit la part la plus active et la plus directe à l'insurrection du 31 mai. Il prêcha la révolte aux Jacobins et soutint les insurgés dans la Convention.

[34] Blanqui ne tient nul compte de la sous-alimentation à laquelle était réduit le peuple des villes depuis un an, par la faute des riches propriétaires dont les Dantonistes servaient puissamment la politique en paralysant la législation sur l'accaparement et sur le maximum.

[35] Blanqui ignore que la chute des Hébertistes et plus encore celle des Dantonistes laissa la population indifférente. On remarquera qu'il reprochait tout à l'heure à Robespierre d'abuser du mot Peuple et qu'il en fait lui-même l'usage le plus immodéré.

[36] Blanqui n'a pas vu que dans les fêtes de la Raison comme dans celles de l'Etre Suprême, l'essentiel, l'objet de l'adoration, c'est la Patrie et que la tentative de Robespierre, loin de s'opposer à celle des organisateurs des fêtes de la Raison, en était au contraire la continuation et le perfectionnement. La contradiction qu'il invente entre les deux cultes a échappé aux contemporains. Il n'est pas exact que les fêtes de la Raison fussent athées ni que les fêtes de l'Etre Suprême fussent un reniement de la philosophie. Il n'est pas plus exact de représenter le culte de la Raison comme l'œuvre propre des Hébertistes. Voir mes livres : Les Origines des Cultes révolutionnaires, La Révolution et l'Eglise et Autour de Robespierre.

[37] Blanqui imagine un peuple affranchi de l'idée religieuse comme il imaginait tout à l'heure un Robespierre clérical. Tout cela est fantaisie romantique et déclamation pure. Blanqui prête à un peuple encore religieux ses propres sentiments.

[38] Il est absolument impossible de découvrir dans les textes ce soi-disant conflit religieux que l'imagination de Blanqui, emportée sur les sommets, place parmi les causes du 9 thermidor. Le fond du conflit était l'application des lois de ventôse, que le Comité de Sûreté générale sabotait. En évoquant l'affaire Catherine Théot, le 9 thermidor, Vadier ne réussit qu'à se rendre ridicule et fut rudement ramené à la question par Tallien.

[39] Voir l'excellente biographie de Blanqui, par M. Dommanget.