GIRONDINS ET MONTAGNARDS

 

CHAPITRE VI. — LES SÉANCES DES 4 ET 5 THERMIDOR AN II AUX DEUX COMITÉS DE SALUT PUBLIC ET DE SÛRETÉ GÉNÉRALE.

 

 

Pas plus que nos actuels Conseils des Ministres, les deux Comités de gouvernement de la Terreur n'ont tenu de procès-verbal de leurs séances. On ne connaît ce qui s'y est passé que par les arrêtés que la majorité délibérait et que par les indiscrétions ou les confidences de leurs membres.

Il serait d'un grand intérêt de savoir exactement ce qui s'est dit dans les deux dernières séances communes que tinrent les Comités avant la crise du 9 thermidor. Pourquoi les deux Comités appelèrent-ils Robespierre à siéger avec eux le 5 thermidor ? Quelles explications, quelles récriminations échangea-t-on de part et d'autre ? Quelles furent les décisions prises ?

La recherche est délicate, car les membres survivants des anciens Comités, dénoncés par Lecointre, soumis à l'enquête, menacés par le rapport de Saladin du sort qu'ils avaient fait subir à Robespierre, avaient un intérêt très grand à dénaturer leur rôle réel. Il faut donc, de toute nécessité, se livrer à une étude critique minutieuse des textes.

Examinons d'abord les textes officiels.

Le 4 thermidor, les Comités de Salut public et de Sûreté générale arrêtent :

1° Il sera nommé dans trois jours des citoyens chargés de remplir les fonctions des quatre Commissions populaires créées par décret du 23 ventôse ;

2° Elles jugeront tous les détenus dans les maisons d'arrêt des départements ;

3° Elles seront sédentaires à Paris ;

4° Les jugements de ces Commissions seront révisés par les Comités de Salut public et de Sûreté générale en la forme établie ;

5° Il sera distribué à chaque Commission un arrondissement de plusieurs départements pour en juger les détenus ;

6° Il sera fait un rapport à la Convention sur l'établissement de quatre sections ambulatoires du tribunal révolutionnaire de Paris pour juger les détenus dans les départements envoyés par les Commissions à ce tribunal[1].

Pour juger de l'importance de cet arrêté, il faut se souvenir que ces quatre Commissions populaires que les Comités se décidaient enfin à instituer auraient dû fonctionner dès le 15 floréal. La loi du 26 germinal avait prévu six Commissions populaires pour opérer le triage des suspects. Les Comités n'en avaient créé que deux, qui furent instituées les 24 et 25- floréal et qui siégèrent toutes deux au Museum, c'est-à-dire au Louvre, sous la présidence de Subleyras et de Trinchard et qui ne s'occupèrent que des seuls suspects enfermés dans les prisons de Paris. Quand ces deux Commissions parisiennes avaient voulu fonctionner, elles s'étaient heurtées à toutes sortes de difficultés et leur besogne n'avait avancé que très lentement. Les deux Comités qui devaient approuver leurs propositions n'avaient mis aucun empressement à le faire. On avait atteint le mois de thermidor sans qu'aucune des listes dressées par les Commissions pour mettre en liberté les suspects, pour les déporter ou pour les renvoyer au Tribunal révolutionnaire, ait été examinée par les Comités. Les premières feuilles de détenus préparées par Subleyras et Trinchard ne furent approuvées que les 1er, 2 et 3 thermidor[2].

Le grand objet qui préoccupait donc les Comités à ce début de thermidor, c'était l'application des lois de ventôse, qui devaient vider les prisons et distribuer les biens des suspects déportés ou suppliciés aux Sans-Culottes pauvres.

Or, les lois de ventôse étaient l'œuvre propre de Saint-Just appuyé par ses amis Robespierre et Couthon.

L'arrêté du 4 thermidor, succédant à l'approbation donnée les trois jours précédents au travail accompli par les deux Commissions populaires parisiennes, ne pouvait avoir qu'un sens : les Comités cessaient l'opposition tacite qu'ils avaient faite jusque-là à la politique sociale du triumvirat. Ils se résignaient à appliquer les décrets de ventôse.

Ce qui achève d'imprimer à l'arrêté du 4 thermidor toute sa signification, c'est qu'il fut minuté de la main de Barère. Barère en fut évidemment l'auteur, et cela ne doit pas nous surprendre quand nous voyons Barère, pendant tout le mois de messidor, prononcer à chaque instant des éloges enthousiastes du gouvernement révolutionnaire, s'écrier le 16 messidor : Je l'ai déjà dit, il n'y a que les morts qui ne reviennent point, insister, dans des termes que n'aurait point désavoués Robespierre, sur l'absolue nécessité de prolonger la Terreur jusqu'à la paix, afin d'écraser à fond l'aristocratie.

Barère, cela n'est pas douteux, en prenant l'initiative de l'arrêté du 4 thermidor, a voulu donner des gages à Robespierre et à Saint-Just, leur prouver que le gouvernement entendait appliquer les lois de ventôse, faire comprendre à Robespierre que son absence du Comité était injustifiée, préparer une réconciliation qui lui tenait à cœur.

Cette interprétation est la seule possible. Le lendemain, 5 thermidor, Barère ne justifia-t-il pas devant la Convention l'arrêté de la veille ? Après avoir vitupéré longuement contre les Indulgents, qui conspiraient plus que jamais, voulaient ouvrir les prisons pour répandre dans Paris des détenus atroces et vindicatifs, après avoir cité une série de faits qui, à l'en croire, prouvaient la réalité du complot, Barère concluait : Mais les mesures que les deux Comités ont prises hier pour faire juger dans peu de temps les ennemis du peuple qui sont détenus dans toute la République, vont être-en activité et rendront à la nation cette sécurité qu'on veut lui ravir sans cesse[3].

Quand Lecointre, dans sa grande dénonciation du 12 fructidor contre les membres des anciens Comités, prétendra que l'arrêté du. 4 thermidor était le moyen qu'ils avaient imaginé pour se réconcilier avec Robespierre, il sera non seulement dans la vraisemblance, mais dans la vérité[4].

Lecointre fit remarquer que l'arrêté du 4 thermidor ne s'était pas. borné à créer les quatre Commissions populaires prévues par les décrets de ventôse et restées en suspens, mais encore qu'il avait. amorcé l'institution de quatre Tribunaux révolutionnaires ambulans, avec tout l'attirail exécutif, afin d'accélérer la mort des conspirateurs, c'est-à-dire de tous les citoyens qui avaient du caractère, de l'énergie, des lumières, de la probité et de la fortune.

Le dernier article de l'arrêté prévoyait, en effet, l'établissement de quatre sections ambulatoires du Tribunal révolutionnaire de Paris pour juger les détenus dans les départemens, renvoyés par les Commissions à ce Tribunal.

Barère et les Comités ont donc pris, le 4 thermidor, les mesures nécessaires pour réaliser la politique de Saint-Just et de ses amis, pour mettre en activité, d'une façon aussi complète et aussi rapide que possible, les décrets de ventôse jusque-là retardés ou plutôt sabotés dans leur application.

Saladin, qui a repris à son compte l'accusation de Lecointre, la• fortifiera encore en invoquant le discours que Barère prononcera le 7 thermidor. Après avoir prodigué les éloges à Robespierre, Barère avait dit : C'est ainsi que les Comités réunis, forts de votre confiance et de leurs intentions, vous délivreront, par la police générale de cette tourbe d'intrigants adroits, de conspirateurs banaux qui tourmentent et anéantissent l'esprit public et sont les bons serviteurs de l'aristocratie[5].

Devant l'évidence des faits, Barère, pour se défendre, n'eut qu'une ressource, plaider qu'il avait tendu un piège à Robespierre, qu'il avait usé à son égard d'une tactique hypocrite : Nous crûmes, dit-il à la séance du 7 germinal an III, qu'il fallait dissimuler avec Robespierre, qui était alors couvert de popularité, qu'il fallait flatter sa vanité et le forcer par un éloge à attaquer ostensiblement ceux de ses agents qui préparaient la réussite du plan qu'il avait médité. C'est là le motif de cet éloge qu'on me reproche (l'éloge du 7 thermidor). A-t-on accusé Brutus d'avoir dissimulé pendant six mois avec Tarquin ?

Comprenant que cette explication embrouillée et tardive n'avait pas grand'chance d'être acceptée, Barère invoqua, dans la réponse qu'il rédigea au nom de Billaud, de Collot, de Vadier et au sien[6], le discours qu'il avait prononcé, le 2 thermidor, pour dénoncer l'ambition dominatrice. C'est dans ce discours que se trouve la phrase fameuse : Il faut que les citoyens qui sont revêtus d'une autorité terrible, mais nécessaire, n'aillent pas, par des discours préparés, influencer les sections du peuple[7]. Barère appliquait maintenant. cette phrase à Robespierre, quand le contexte montre qu'il ne l'avait appliquée, en la prononçant, qu'au seul Dumas, président du tribunal révolutionnaire. Barère a ainsi trompé de nombreux historiens.

Lecointre affirme que le seul membre qui, dans la réunion des deux Comités, s'opposa à la création des quatre nouvelles Commissions populaires fut Robert Lindet. Si les quatre Commissions prévues par l'arrêté du 4 thermidor ne furent pas immédiatement organisées, ce serait l'opposition de Lindet, une opposition très forte qui alla jusque la menace, qui aurait procuré cet ajournement[8]. Lecointre ajoute que Lindet lui a confirmé la chose. Et il est remarquable, en effet, que Lindet garda le silence sur le fait affirmé par Lecointre[9].

Billaud-Varenne, dans une réponse particulière qu'il a faite à Lecointre[10], explique d'une façon fort peu claire que Lecointre a confondu les Commissions populaires et les Commissions révolutionnaires[11]. Ce sont, a-t-il écrit, les intentions perverses de Robespierre, repoussées pat les deux Comités, que Lecointre leur impute. Notre accusateur continue et dit que ce fut Lindet qui fit retirer cette proposition, en menaçant de s'élever à la tribune contre cette institution sanguinaire. Sans doute Lindet a combattu avec force la création des six Commissions populaires. Mais, ce qui prouve qu'il n'a pas été le seul de son avis, c'est qu'elles n'ont point eu lieu[12]... Le rectiligne Billaud ruse et ment à l'exemple de Barère. Si l'arrêté du 4 thermidor n'a pas eu d'exécution, c'est que le 9 thermidor est survenu presque aussitôt. Quand Billaud prétend que c'est Robespierre qui a demandé, le 5 thermidor, l'institution des Commissions populaires restées en suspens, il oublie que Robespierre n'avait plus à formuler cette demande, puisque l'arrêté minuté par Barère était signé de la veille et que la signature de Lindet se trouve sur la minute ; elle s'y trouve même sur deux autres minutes encore. Donc, si Lindet a fait de l'opposition, celle-ci n'a pas dû être très vive. Le personnage n'avait rien d'intransigeant. Il n'a fait aucune difficulté sérieuse pour donner sa signature. Il s'est rallié à la majorité et cela, le 4 thermidor, en l'absence de Robespierre, qui ne vint siéger que le lendemain.

Mais ce n'est pas la seule erreur que le rigide Billaud, traqué par les thermidoriens, s'est permise dans le récit fantaisiste qu'il a fait des séances des 4 et 5 thermidor au cours de sa réponse à Lecointre. Il ne faut pas oublier, écrit-il, que c'est de ce moment que le triumvirat s'est enfin déterminé à lever hautement le masque et que c'est même à l'occasion de cette séance que Robespierre dit aux Jacobins cette phrase que j'ai citée : Vous frémiriez d'horreur si vous saviez quels sont les hommes qui conspirent et les lieux où l'on conspire. Entre la séance des deux Comités et son discours du 8 thermidor, Robespierre n'a pas reparu aux Jacobins. Le dernier discours qu'il y prononça avant la crise fut celui du 3 thermidor. La phrase que Billaud cite de mémoire a été prononcée par Robespierre le 13 messidor, au moment où il avertissait le club des insultes et des calomnies dont ses collègues des Comités l'abreuvaient. Billaud ne savait pas mentir avec l'élégance de Barère.

Mais, dans leur séance du 4 thermidor, les deux Comités réunis ne se bornèrent pas à délibérer sur l'application des lois de ventôse. Barère, dans son discours du lendemain, ajoute ces précisions : Ce ne sont pas les seules mesures, dit-il, qui ont été résolues hier. Les deux Comités réunis ont délibéré de faire un rapport général sur l'influence que l'étranger avait tenté d'acquérir et sur les moyens de faire cesser la calomnie et l'oppression sous lesquelles on a voulu mettre les patriotes les plus ardents et qui ont rendu les plus grands services à la République. Ce sont encore les héritiers d'Hébert qui ont osé espérer de démoraliser le peuple et de corrompre l'opinion publique et il faut de temps en temps retremper l'esprit public et accabler l'aristocratie. Ce sera un tableau bien instructif que celui des intrigues habiles par lesquelles on a voulu diviser les patriotes pour les opprimer et les opprimer pour anéantir la République. Quand le rapporteur aura examiné devant vous l'influence que l'étranger avait tenté de nouveau d'acquérir en France et à Paris, quand il aura examiné avec vous l'influence que les erreurs ou les préjugés de quelques patriotes ont eue sur les événements et les fautes nouvelles dont les événements ont manqué d'être la source à leur tour, nous apprendrons enfin à démêler ces trames odieuses, ces enchaînements éternels de division, de persécution, de calomnie et d'injustice mis à l'ordre du jour dans toutes les bouches, dans tous les esprits contre les meilleurs républicains et les plus anciens défenseurs de la liberté... Il est impossible de ne pas voir dans cette seconde décision des Comités une nouvelle avance caractérisée faite à Robespierre et au triumvirat. Le rapport, dont Barère traçait le plan en ces termes, lui fut confié. Il le présentera à la Convention, le 7 thermidor, en y enchâssant un vif éloge de Robespierre.

Les Comités s'étaient donc entendus, dès le 4 thermidor, pour désavouer les calomniateurs, les diviseurs et pour les vouer au mépris et peut-être à la répression, comme inspirés par Pitt. Le choix qu'ils avaient fait de Barère comme rapporteur achevait de donner tout son sens à leur décision.

* * *

Sur la séance du 5 thermidor, à laquelle assista Robespierre, nous ne possédons aucun autre texte officiel qu'un remaniement de l'arrêté pris la veille sur les Commissions populaires. Nous l'examinerons tout à l'heure, mais il nous faut d'abord écarter les explications intéressées que les membres survivants du Comité donneront plus tard de leur conduite.

Dans le discours qu'il prononça pour sa défense, le 7 germinal an III, Barère affirme que Robespierre ne se rendit à la séance du 5 thermidor que sur la sommation des Comités. On lui lut les écrits que nous lui reprochions. Le premier était relatif à la police générale qu'il avait usurpée sur le Comité ; le deuxième à la dénonciation contre Fouché (de Nantes) et la troisième à ce qu'il avait dit qu'il fallait purger la Convention[13]. Ainsi Robespierre est présenté par Barère en posture d'accusé.

Comme si Billaud-Varenne avait senti lui-même toute l'invraisemblance criante d'une pareille invention, il en fournit une autre dans sa réponse particulière à Lecointre : Robespierre, dit-il, fut mandé en présence des deux Comités, pour rendre compte des motifs de son éloignement. Ce fut là, qu'appuyé fortement par Couthon et Saint-Just, comme celui-ci en convint dans son discours [du 9 thermidor], Robespierre devint lui-même accusateur et désigna nominativement les victimes qu'il voulait immoler[14].

La sommation de Barère se change ici en une invitation. Les trois griefs mis en avant par le même Barère s'évanouissent. Les Comités invitent seulement Robespierre à expliquer son absence. Ils lui font comprendre que cette absence est injustifiée ; ils lui demandent de reprendre son poste. L'arrêté qu'ils ont pris la veille pour exécuter les lois de ventôse est le meilleur argument qu'ils puissent faire valoir pour dissiper les préventions de leur collègue. On devine la vérité à travers la version de Billaud. L'accusé que nous représentait Barère fait ici figure d'accusateur. Mais Barère lui-même nous a donné le moyen de rectifier ses affirmations fausses. Dans le même discours du 7 germinal an III, où il se débat contre l'évidence, il lâche cet aveu que Robespierre parla, le 5 thermidor, comme un homme qui avait des ordres à donner et des victimes à désigner.

Quand on connaît le caractère de Robespierre, on ne peut douter, un seul instant, de la vérité. S'il s'est rendu à la réunion des Comités, le 5 thermidor, alors qu'il n'y mettait plus les pieds depuis près d'un mois, c'est que les Comités lui ont adressé une invitation et non pas une sommation, une invitation courtoise précédée de ce gage, l'arrêté pris la veille pour mettre en œuvre les lois de ventôse.

La physionomie de la séance a été marquée en traits saisissants par Saint-Just lui-même dans son discours du 9 thermidor, que les thermidoriens interrompirent dès le début :

Le lendemain, dit Saint-Just, nous nous assemblâmes encore ; tout le monde gardait un profond silence. Les uns et les autres étaient présents. Je me levai et je dis : e Vous me paraissez affligés, il faut que tout le monde ici s'explique avec franchise et je commencerai si on le permet. Citoyens, ajoutais-je, je vous ai déjà dit qu'un officier suisse, fait prisonnier devant Maubeuge et interrogé par Guyton, Laurent et moi, nous donna la première idée de ce qui se tramait. Cet officier nous dit que la police redoutable, survenue devant Cambrai[15], avait déconcerté le plan des alliés, qu'ils avaient changé de vue, mais qu'on ne se plaçait en Autriche dans aucune hypothèse d'accommodement avec la France, qu'on attendait tout d'un parti qui renverserait la forme terrible du gouvernement, que l'on comptait sur des intelligences, sur des principes sévères[16]. Je vous invitai de surveiller avec plus de soin ce qui tendait à altérer la forme salutaire de la justice présente ; bientôt vous vîtes vous-mêmes percer ce plan dans les libelles étrangers. Les ambassadeurs vous ont prévenus des tentatives prochaines contre le gouvernement révolutionnaire. Aujourd'hui, que se passe-t-il ? On réalise les bruits étrangers. On dit même que, si on ne réussit pas, on fera contraster l'indulgence avec votre rigueur contre les traîtres.

Je dis ensuite que, la République manquant de ces institutions dont résultaient les garanties, on tendait à dénaturer l'influence des hommes qui donnaient de sages conseils pour les constituer en état de tyrannie, que c'était sur ce plan que marchait l'étranger d'après les notes mêmes qui étaient sur le tapis ; que je ne connaissais point de dominateur qui ne se fût emparé d'un grand crédit militaire, des finances et du gouvernement, et que ces choses n'étaient point dans les mains de ceux contre lesquels on insinuait le soupçon.

David se rangea de mon avis avec sa franchise ordinaire. Billaud-Varenne dit à Robespierre : Nous sommes tes amis, nous avons marché toujours ensemble. Ce déguisement fit tressaillir mon cœur. La veille, il le traitait de Pisistrate et avait tracé son acte d'accusation.

Il est des hommes que Lycurgue eût chassés de Lacédémone sur le sinistre caractère et la pâleur de leur front, et je regrette de n'avoir plus vu la franchise ni la vérité céleste sur le visage de ceux dont je parie.

Quand les deux Comités m'honorèrent de leur confiance et me chargèrent du rapport, j'annonçai que je ne m'en chargeais qu'à condition qu'il serait respectueux pour la Convention et pour ses membres ; j'annonçai que j'irais à la source, que je développerais le plan ourdi pour saper le gouvernement révolutionnaire, que je m'efforcerais d'accroître l'énergie de la morale publique. Billaud-Varenne et Collot d'Herbois insinuèrent qu'il ne fallait point parler de l'Etre suprême, de l'immortalité de l'âme, de la sagesse ; on revint sur ces idées, on les trouva indiscrètes et l'on rougit de la Divinité.

Il fallait reproduire intégralement ce témoignage de Saint-Just, parce qu'il est le plus complet de ceux qui nous ont été conservés et sans doute aussi le plus véridique. Il date du moment même. Saint-Just s'adresse publiquement à la Convention. Il rappelle des faits récents dont peuvent témoigner les nombreux membres qui ont été présents à la séance commune des Comités du 5 thermidor et qui peuvent le contredire. Quand il monte à la tribune, rien de décisif encore ne s'est produit qui engage l'issue de la suprême partie qui va se jouer. Sa relation a pour elle la vraisemblance. Elle peint au naturel la gêne, l'embarras où devaient se trouver les membres des Comités en présence de Robespierre qui les avait quittés depuis un mois et qu'ils avaient rappelé parmi eux.

Saint-Just dit formellement qu'il prit lui-même la parole pour mettre fin à la scène pénible. Je crois qu'il dit vrai. Qu'il ait commencé par énumérer les raisons pour lesquelles il estimait comme Robespierre, qu'il était encore trop tôt pour renoncer. au gouvernement révolutionnaire, on doit l'admettre, car ce débat était la suite logique de la séance de la veille où il avait été décidé d'organiser quatre nouvelles Commissions populaires.

Il est certain aussi que l'arrêté de la veille sur la mise en vigueur des lois de ventôse fut remis en discussion. Ce qui le prouve, c'est le remaniement qui fut opéré dans son dernier article qui fut rédigé finalement de la façon suivante : Il sera pourvu à la nomination des Commissions révolutionnaires qui paraîtront nécessaires pour le jugement des détenus renvoyés au Tribunal. Ce nouveau texte avait sur le précédent l'avantage de rendre inutile le recours à la Convention pour la constitution des quatre sections ambulantes du Tribunal révolutionnaire d'abord prévues. Les Comités organiseraient les nouvelles Commissions révolutionnaires chargées de juger les détenus des départements par un simple arrêté, selon la procédure déjà inaugurée pour la fameuse Commission d'Orange.

La présence de Robespierre se traduisit donc par l'élaboration d'un texte plus prompt et plus sûr que celui que Barère avait d'abord préparé, mais il est remarquable que le second texte fut l'œuvre de Barère comme le premier[17]. Il fut mis au net et expédié à la date du 6 thermidor.

L'arrêté qui organisait de nouvelles Commissions populaires et de nouvelles Commissions révolutionnaires pour vider les prisons, était un terrible argument aux mains des dénonciateurs des membres de l'ancien Comité. Barère, Billaud et Collot s'ingénièrent à fournir une explication de leur conduite en cette circonstance.

La date de cet arrêté, qui est du 6 thermidor, dirent-ils, atteste combien les Comités de Salut public et de Sûreté générale avaient cru devoir mettre de lenteur dans l'organisation des six Commissions populaires établies par la loi du 3 ventôse. Aussi Robespierre, méditant l'accusation qu'il s'est enfin déterminé à porter contre les mêmes Comités dans la séance des Jacobins, où il les dénonça au peuple comme un foyer de conspiration et où son frère ajouta qu'il fallait promptement en faire disparaître les membres de la surface de la terre[18], Robespierre qui, par conséquent, recherchait tous les moyens propres à motiver son accusation, ne manqua pas, dans les séances des deux Comités où il fut mandé pour :gindre compte des causes de son absence, de s'ériger lui-même en dénonciateur et de reprocher aux membres qui les composaient d'être les premiers appuis des contre-révolutionnaires, puisqu'ils n'avaient pas encore formé les six Commissions populaires créées par la loi du 23 ventôse et qui n'avait point eu son entière exécution, quoiqu'il y eût déjà plus de quatre mois que cette loi avait été rendue. Ainsi, telle était la position des deux Comités réunis. Lorsqu'ils opposaient une force d'inertie au dictateur, c'était lui fournir des armes contre eux-mêmes, en lui permettant de les accuser d'avoir favorisé les ennemis de la Révolution en négligeant d'exécuter les lois destinées à les punir, les mêmes membres songent-ils à lui enlever le prétexte pour le noircir aux yeux de la Convention et du peuple, ils se trouvent exposés, d'un autre côté, à l'accusation qu'on leur fait aujourd'hui d'avoir participé à la tyrannie du triumvirat, dont cependant ils devaient être les premières victimes, ainsi que l'atteste ce qui s'est passé dans les journées des 8 et 9 thermidor. Mais le reproche qu'on leur fait à cet égard est d'autant plus injuste, que la rédaction de l'arrêté des 4 et 6 thermidor ne permet pas de douter que ce n'était qu'une précaution prise au moment même de la crise qui allait éclater pour entrer en lutte avec les dictateurs, sans qu'ils eussent sur nous d'autres avantages que l'excessive influence que leur donnait leur popularité. Cet arrêté n'est, en effet, que la réponse à l'accusation de l'inexécution des lois, car il n'organise point les quatre Commissions populaires qui restaient à former, et il porte seulement sur le simple projet de leur établissement, au lieu que l'arrêté qui a organisé celle du Museum, en date du 24 floréal, contient tous les éléments de sa constitution et jusqu'à la nomination des citoyens qui devaient les composer...[19]

Il me semble que cette explication, quoique intéressée et imaginée après coup, renferme une bonne part de vérité. Pour obtenir de ses collègues leur consentement à la formation des Commissions populaires toujours ajournées, Barère dut certainement leur représenter le danger qu'ils couraient en se refusant à l'exécution d'une loi. Il leur fit valoir qu'ils fournissaient à Robespierre une arme redoutable. Je suis frappé aussi que l'arrêté des 4 et 6 thermidor contenait, en effet, une promesse plutôt qu'une prescription immédiatement exécutoire. Il s'exprimait au futur. Enfin le langage que Barère prête à Robespierre à la séance du 5 thermidor est vraisemblable. Robespierre, à qui ses adversaires avaient reproché l'inexécution du décret du 27 prairial sur l'affaire Catherine Théot, avait la partie belle pour leur retourner l'accusation, en leur faisant constater qu'ils avaient ajourné d'une façon anormale l'exécution de la loi du 23 ventôse sur les détenus. Le point délicat, c'est d'apprécier quelle dose de calcul et quelle dose de sincérité entrait dans l'esprit de Barère quand il fit voter le nouveau texte qui était une concession de plus faite à Robespierre.

L'arrêté du 4 thermidor rectifié, il est probable que Saint-Just entretint les Comités des institutions dont il était en train de tracer le plan[20]. Anéantir les conspirateurs, distribuer leurs biens aux pauvres pour créer une nouvelle classe sociale qui devrait tout à la République, ce n'était qu'une partie de son programme. Il entendait aussi créer une mentalité républicaine, faire la Révolution dans les âmes pour la maintenir dans les choses et conserver la Terreur comme un moyen de réaliser la transformation morale qu'il croyait indispensable. Tout ce que nous savons de Saint-Just s'accorde` avec le langage qu'il dit avoir tenu.

Mais il y a dans sa relation une lacune évidente. Il ne dit rien ou presque rien des interventions des autres membres des Comités, rien non plus des paroles que Robespierre a certainement prononcées. Il ne fait exception que pour Billaud-Varenne qu'il taxe d'hypocrisie.

Dans ce même discours du 9 thermidor, il est revenu à plusieurs reprises sur Billaud-Varenne qu'il représente comme le principal auteur de tout le mal.

Collot et Billaud prennent peu de part, depuis quelque temps, aux délibérations et paraissent livrés à des intérêts et à des vues plus particulières. Billaud assiste à toutes les séances sans parler, à moins que ce ne soit dans le sens de ses passions ou contre Paris, contre le Tribunal révolutionnaire, contre les hommes dont il paraît souhaiter la perte. Je me plains que, lorsqu'on délibère, il ferme les yeux et feint de dormir, comme si son attention avait d'autres objets. A sa conduite taciturne, a succédé l'inquiétude depuis quelques jours... Billaud répète souvent ces paroles avec un feint effroi : Nous marchons sur un volcan. Je le pense aussi, mais le volcan sur lequel nous marchons est sa dissimulation et son amour de dominer... Tout fut rattaché à un plan de Terreur. Afin de pouvoir tout justifier et tout oser, il m'a paru qu'on préparait les Comités à recevoir et à goûter l'impression des calomnies. Billaud annonçait son dessein par des paroles entrecoupées ; tantôt, c'était le mot de Pisistrate qu'il prononçait, et tantôt celui de dangers. Il devenait hardi dans les moments où, ayant excité les passions, on paraissait écouter ses conseils ; mais son dernier mot expira toujours sur ses lèvres. Il hésitait, il s'irritait, il corrigeait ensuite ce qu'il avait dit hier, il appelait tel homme absent Pisistrate, aujourd'hui il était son ami. Il était silencieux, pâle, l'œil fixe, arrangeant ses traits altérés. La vérité n'a point ce caractère ni cette politique...

Si on se souvient que, dès le ler floréal, le soupçonneux Billaud avait longuement rappelé l'exemple des tyrans de l'ancienne Grèce et du fourbe Périclès, qui se servit des couleurs populaires pour couvrir les chaînes qu'il forgea aux Athéniens, et qu'il mit en garde la Convention contre les vertus mêmes des hommes qui occupent les postes éminents, on trouvera vraisemblable le langage que lui a prêté Saint-Just dans la crise qui a précédé thermidor. Saint-Just d'ailleurs n'est pas le seul contemporain qui ait considéré Billaud comme le plus intraitable des ennemis de Robespierre. Lecointre l'accusa, au moment même, d'avoir visé à supplanter et à remplacer Robespierre[21].

Mais Saint-Just, pour mieux prouver la duplicité de Billaud, affirme que la veille même du jour où il endormait les soupçons de Robespierre et protestait de son amitié pour lui, il l'avait traité de Pisistrate et avait tracé son acte d'accusation. Si on doit prendre à la lettre la phrase de Saint-Just, si on doit donner à l'expression la veille son sens propre, Billaud-Varenne aurait fait des objections graves dans la séance du 4 thermidor à la politique de réconciliation préconisée par Barère. Il serait même allé beaucoup plus loin que Lindet, s'il est exact qu'il eût tracé l'acte d'accusation de Robespierre. Sans doute il se serait rallié, comme Lindet, au vœu de la majorité, puisqu'il donna sa signature à l'arrêté du 4 thermidor, gage de la réconciliation, mais sa résistance aurait été particulièrement énergique et il ne se serait rallié à la majorité que par tactique hypocrite et dilatoire.

Qu'il ait parlé réellement, à la séance du 4 thermidor, de mettre Robespierre en accusation, qu'il ait esquissé contre lui une sorte de réquisitoire, nous ne devons pas en être surpris outre mesure. Car, ce n'est pas seulement Saint-Just qui le dit, Robespierre s'en était plaint avant lui, dans son discours-testament du 8 thermidor. Parlant de ses ennemis, des auteurs du complot dressé contre lui, parmi lesquels il rangeait ceux qui ont conduit Danton, Fabre et Desmoulins à l'échafaud, désignant ainsi clairement Billaud-Varenne, Robespierre comme Saint-Just accusait leur duplicité : Avec quelle perfidie ils abusaient de ma bonne foi ! Comme ils semblaient adopter les principes de tous les bons citoyens ! Comme leur feinte amitié était naïve et caressante ? Tout à coup leurs visages se sont couverts des plus sombres nuages, une joie féroce brillait dans leurs yeux, c'était le moment où ils croyaient toutes leurs mesures bien prises pour m'accabler. Aujourd'hui ils me caressent de nouveau, leur langage est plus affectueux que jamais. Il y a trois jours, ils étaient prêts à me dénoncer comme un Catilina, aujourd'hui, ils me prêtent les vertus de Caton. Et pour qu'il n'y ait pas d'équivoque, pour que les auditeurs ne s'imaginent pas qu'il a parlé par métaphore en affirmant qu'il y a trois jours ses ennemis étaient prêts à le dénoncer comme un Catilina, Robespierre ajoutait plus loin : Mais ce n'est pas assez pour eux d'avoir éloigné par le désespoir du bien un surveillant incommode, son existence seule est pour eux un objet d'épouvante, et ils avaient médité dans les ténèbres, à l'insu de leurs collègues, le projet de lui arracher le droit de défendre le peuple avec la vie. Sans doute Robespierre emploie, vieille habitude de collège, le pluriel emphatique pour désigner ceux qui, à l'en croire et à en croire Saint-Just, préparaient sa mise en accusation, son renvoi devant Fouquier-Tinville ; mais les conventionnels qui l'écoutaient saisissaient l'allusion. Ils savaient que Billaud-Varenne était visé puisque c'était Billaud qui, le premier, avait exigé le jugement de Danton. Il est remarquable que Robespierre rapporte dans les mêmes termes que Saint-Just une phrase qui était familière à Billaud. Pourquoi ceux qui vous disaient naguère : je vous déclare que nous marchons sur les volcans, croient-ils ne marcher aujourd'hui que sur des roses ? Hier, ils croyaient aux conspirations : je déclare que j'y crois dans ce moment[22].

Robespierre savait, depuis que le commissaire de la comptabilité nationale, Cellier, l'avait averti, le 25 prairial, que Lecointre colportait contre lui un acte d'accusation[23].

Il ne devait pas ignorer que de nouvelles tentatives d'assassinat étaient en préparation contre lui. Bourdon de l'Oise avait montré à l'avocat Berryer le large coutelas avec lequel il se proposait de tuer le tyran en pleine Assemblée[24]. Le 19 messidor, Collot d'Herbois, à propos de l'inauguration d'un buste de Guillaume Tell dans la salle des Jacobins, s'était répandu, comme naguère Fouché, en menaces très claires contre le tyran. Il avait engagé les Jacobins à imiter l'exemple du héros suisse en débarrassant la France de tous les Gesslers. Qui de nous ne serait pas ravi de vivre 500 ans dans le cœur de ses concitoyens et de ses frères ? Mais, comme Fouché qui avait cessé de paraître aux Jacobins depuis le jour du 23 prairial où, faisant honte aux Nivernais de leur faiblesse, il leur avait lancé : Brutus rendit un hommage digne de l'Etre suprême en enfonçant le fer dans le cœur de celui qui conspirait contre la liberté de sa patrie ! Collot d'Herbois, son acolyte, n'avait plus remis les pieds au Club depuis son éloge de Guillaume Tell et son apostrophe à Gessler. Le fidèle Billaud l'avait imité.

Que Billaud-Varenne ait donc formulé, à la séance des Comités du 4 thermidor, toute une série de griefs contre Robespierre, qu'il ait donné à Saint-Just l'impression que ses griefs allaient faire la matière d'un acte d'accusation en forme, que Robespierre ait pu croire sérieusement que ses ennemis en voulaient à sa vie, tout cela était dans la logique de la situation. N'avait-on pas fait crier dans les rues, la veille même de la réunion des Comités, par les colporteurs de journaux, La grande arrestation de Robespierre ?

Si Billaud-Varenne avait repris, le 5 thermidor, en présence de Robespierre, les accusations qu'il avait présentées la veille à ses collègues des Comités, nul doute qu'il s'en serait vanté, qu'il s'en serait fait un titre dans ses réponses à Lecointre. Or, Billaud se borna à invoquer le passage du discours de Saint-Just que j'ai cité tout à l'heure pour essayer de prouver combien il s'en faut que les deux Comités soient tombés d'accord sur aucun point avec Robespierre[25]. Il ne releva même pas pour la démentir la phrase qu'a rapportée Saint-Just et qu'il avait adressée à Robespierre : Nous sommes tes amis, nous avons toujours marché ensemble !

* * *

Attaqués après thermidor, les membres des anciens Comités ont donné comme preuve qu'ils ne s'étaient pas réconciliés avec Robespierre le refus qu'ils avaient opposé aux triumvirs d'approuver les opérations du bureau de surveillance administrative et de police générale que ceux-ci avaient organisé au Comité de Salut public :

Lorsque le Comité de Sûreté générale, écrivent-ils dans leur première réponse collective, se plaignit des arrestations ordonnées par le bureau de police générale et de l'usurpation de ses attributions faite par ce bureau, le Comité de Salut public se plaignit à son tour à Saint-Just et à Couthon de ce qu'ils dépassaient ainsi les termes de l'établissement qui n'avait lieu que pour la surveillance des fonctionnaires publics d'après la loi du 14 frimaire. C'est ce qui faisait dire à Saint-Just, dans son discours commencé le 9 thermidor, p. 5 : On flattait le Comité de Sûreté générale, on lui insinuait qu'on visait à le dépouiller de son autorité ; les moindres prétextes sont saisis pour grossir l'orage. Saint-Just se plaignait donc de ce que nous avions improuvé l'usurpation faite sur le Comité de Sûreté générale par le Bureau de police ; nous avions donc réclamé contre cet établissement de Saint-Just... Sur les réclamations du Comité de Sûreté générale, à la fin de messidor, le Comité de Salut public délibéra de réunir le Bureau de la police générale tout entier avec ses papiers et ses commis au Comité de Sûreté générale. Ce qui fut exécuté[26].

Il serait trop long de rechercher ici s'il est exact que le bureau de police du Comité de Salut public usurpa réellement les fonctions du Comité de Sûreté générale. Robespierre l'a nié dans son dernier discours et il faut beaucoup de bonne volonté pour donner à la phrase de Saint-Just, citée par Barère, la signification extensible qu'il lui prête. Saint-Just parle d'insinuations et de prétextes. Barère affirme que le Comité de Salut public délibéra, improuva la gestion des triumvirs et leur retira le bureau de police, et ceci dès la fin, de messidor.

Or, cela est manifestement inexact. Barère lui-même s'est corrigé de son erreur dans son discours du 7 germinal oit il s'exprime ainsi : Ce qui doit vous prouver encore combien nous étions étrangers au bureau de police générale, c'est l'accueil que nous fîmes au projet présenté par Cambon pour détruire ce bureau de police générale et rendre au Comité de Sûreté générale cette partie de son domaine qui avait été usurpée par le triumvirat[27].

Mais c'est seulement à la séance du 11 thermidor que Cambon proposa de réformer l'organisation du gouvernement en mettant chaque Commission exécutive sous la surveillance d'un Comité particulier de la Convention. Ce qu'il y a de certain, dit Cambon, c'est qu'insensiblement tous les Comités de la Convention doivent se trouver sans occupation ou se trouver en concurrence avec le Comité de Salut public. Nous trouvons la preuve de cette hypothèse dans la formation. de la section de police générale que le tyran Robespierre organisa, dont il lançait des lettres de proscription qui contrecarraient les opérations du Comité de Sûreté générale en enlevant des patriotes souvent chargés d'opérations importantes. Laissons de côté le contenu — plus qu'inexact — des affirmations de Cambon, mais retenons que ce n'est qu'à ce moment, après le supplice du tyran, que la question se posa du rattachement du bureau de police au Comité de Sûreté générale[28].

Avant thermidor, il n'y eut que des plaintes sourdes, non suivies d'effet. Soyons assurés qu'à la séance du 5 thermidor, Barère qui jouait le rôle de conciliateur. n'a pas soulevé ce grief, ni lui ni personne.

Quand Barère prétend, dans ce même discours du 7 germinal an III, où il s'est donné à lui-même un démenti involontaire, que lui et ses collègues du Comité de Salut public se sont constamment refusé à approuver les opérations du bureau de police, quand il ajoute Nous dîmes à Saint-Just qu'il en répondrait à la Convention et Billaud refusa de le diriger lors de l'absence de Robespierre ; aucun de nous ne voulut y consentir ; il est infiniment probable que Barère invente. Si ce refus formel d'approuver les actes du bureau de police avait été formulé, quelle belle occasion pour Saint-Just et pour Robespierre de dénoncer le parti-pris de leurs collègues ! Saint-Just, qui leur reproche leurs insinuations, leurs prétextes, n'aurait pas manqué de se saisir de leur refus comme d'une arme. S'il ne Va pas fait, c'est que ce refus fut inexistant.

Prieur de la Côte-d'Or a beau appuyer ici l'affirmation de Barère et prétendre, lui aussi, à la séance du 12 vendémiaire an III, que lui et ses collègues refusèrent d'approuver les arrêtés du bureau de police, comme Saint-Just le leur demandait, il est plus que probable que Saint-Just ne demanda pas cette approbation et que, par conséquent, le Comité n'eut pas à la refuser. Saladin et Lecointre lui avaient déjà répondu que plusieurs arrêtés émanés du bureau de police étaient signés par d'autres membres que les triumvirs.

Ceux-ci n'avaient nul besoin d'une approbation en bloc. Il leur suffisait que les arrêtés qu'ils avaient pris eussent été exécutés, qu'ils fussent revêtus de leurs seules signatures ou de celles de leurs collègues du Comité. Le bureau militaire dirigé par Carnot, le bureau de correspondance avec les représentants en mission dirigé par Billaud et Collot, ne fonctionnaient pas autrement à cet égard que le bureau de police. Ni les uns ni les autres n'avaient une existence indépendante du Comité.

Quand Barère nous apprend que Saint-Just sollicita la collaboration de Billaud pour l'aider à diriger le bureau de police pendant l'absence de Robespierre, il nous prouve involontairement que les triumvirs n'essayaient en aucune façon de soustraire leurs opérations à l'examen et au contrôle de leurs collègues.

Si on en croyait Lecointre[29], Robespierre aurait consenti, à la séance commune du 5 thermidor, à rendre au Comité de Sûreté générale l'étendue de ses droits et de restreindre aux citoyens employés par le Comité de Salut public l'effet de son bureau de police générale. Passons sur l'erreur qui fait du bureau de police la chose de Robespierre, mais il est possible que si le Comité de Sûreté générale rappela qu'aux termes de la loi du 27 germinal qui l'avait organisé, le bureau de police devait restreindre ses opérations à la surveillance des autorités et des agents publics chargés de coopérer à l'administration (article 5), il est possible que Robespierre. Couthon et Saint-Just aient acquiescé en protestant tous les trois qu'ils s'étaient toujours renfermés dans ces limites. Mais soyons assurés que si l'incident a été soulevé, il n'a eu ni la gravité, ni le caractère que Barère et ses collègues ont eu intérêt à lui prêter après coup.

Je ne croirai donc pas que la question du bureau de police du. Comité de Salut public ait été sérieusement agitée à la séance commune du 5 thermidor.

* * *

Saint-Just, qui engagea le débat, le fit porter, de son propre aveu d'abord sur les efforts des Nouveaux Indulgents pour renverser le gouvernement révolutionnaire et ensuite sur les calomnies qu'ils avaient lancées contre Robespierre qu'ils représentaient comme un dominateur, comme un tyran. C'est là-dessus, selon toute évidence, qu'on discuta. Barère et les partisans de la conciliation durent s'efforcer de prouver que leur intention était de maintenir le gouvernement révolutionnaire. Ils invoquèrent l'arrêté pris la veille pour mettre en vigueur dans leur intégralité les lois de ventôse.

Robespierre leur répondit. D'après Barère, il se serait déchaîné contre certains membres des Comités, les mêmes qu'il attaquera trois jours plus tard devant la Convention : Les colonnes de la liberté sont dans les deux Comités réunis, dit celui-ci [Robespierre], mais elles y sont en petit nombre. Je signale Vadier à cause de son rapport impolitique et mauvais sur Catherine Théot, Amar qui, le jour du rapport de Chabot[30], a dit que j'étais un traître, Jagot qui, en sortant des Jacobins a dit que Naulin n'avait fait la motion de purger la Convention que d'après mes instructions. J'attaque Collot, Billaud comme mes ennemis et toi, Barère, tu te souviendras du 2 thermidor et du rapport que tu as fait ! à part le dernier trait qui parait peu vraisemblable, car, dans son discours du 2 thermidor, Barère n'avait nullement attaqué Robespierre, nous pouvons admettre que celui-ci formula des plaintes contre Verdier, Amar, Jagot, Collot et Billaud. Dans sa réponse particulière à Lecointre, Billaud affirme, lui aussi, que dans la séance du. 5 thermidor, Robespierre fit l'accusation des deux Comités réunis. Mais ce qui donne la plus grande vraisemblance à leurs déclarations, c'est le silence de Saint-Just dans son discours du 9 thermidor. Il me parait probable que Robespierre, dans cette séance secrète du 5 thermidor, fit 'l'essai du discours qu'il prononcera trois jours plus tard devant la Convention. Il lâcha la bonde à l'amertume dont son cœur débordait.

Dans un passage, raturé il est vrai, de son discours du 8 thermidor, Robespierre a écrit : On disait, il y a peu de jours, dans les prisons ii est temps de se montrer, on disait dans la nuit même où se passa la fameuse séance des deux Comités dont j'ai rendu compte. Cette fameuse séance est celle où il a siégé le .5 thermidor. Ce passage est situé vers le milieu de son discours. Dans toute la partie qui précède, il n'a fait qu'exposer ses griefs. En les exposant, ou plutôt en les renouvelant le 8, il a rendu compte par le fait de cette séance des Comités où il se dressa déjà en accusateur.

Mais il est un fait non moins certain, c'est que les attaques de Robespierre n'empêchèrent pas Barère et les partisans de la conciliation de poursuivre leur dessein. Billaud, nous l'avons vu, s'efforça lui-même de désarmer Robespierre en lui disant Nous avons toujours été tes amis, nous avons toujours marché ensemble. En chargeant Saint-Just de présenter à la Convention le rapport sur la situation politique, les Comités donnaient à Robespierre un nouveau gage de leur esprit d'entente. Saint-Just nous apprend lui-même, dans son discours du 9 thermidor, que ceux de ses collègues qu'il accuse de jalousie, d'ambition et de mauvais desseins avaient concouru à le charger du rapport.

Une preuve sans réplique que Saint-Just travaillait alors au rapprochement, c'est qu'il accepta, ce jour même du 5 thermidor, de mettre sa signature au bas de l'arrêté du Comité de Salut public qui ordonnait le départ pour l'armée du Nord d'une partie dei compagnies de canonniers parisiens : Le Comité de Salut public arrête que les compagnies de canonniers des sections de Chalier et des Champs-Elysées, de Montreuil et des Gravilliers partiront sans délai, savoir : celles de Chalier et des Champs-Élysées pour Douai, celle de Montreuil pour Givet et celle des Gravilliers pour Maubeuge ; charge la Commission de l'organisation et du mouvement des armées de terre de l'exécution du présent[31]. L'arrêté ne porte que quatre signatures, celles de Billaud-Varenne, de Carnot, de Saint-Just et de Barère. Or, il dut certainement en coûter à Saint-Just de faire cette concession à ses collègues.

L'avant-veille, aux Jacobins, Prosper Sijas, adjoint à la Commission du mouvement des armées, avait vivement dénoncé le chef de cette Commission, Pille, une créature de Carnot. Il l'avait accusé de cacher ses opérations à ses adjoints, de protéger les aristocrates, de réintégrer les généraux suspendus, etc.[32]. Prosper Sijas périra avec Robespierre le 10 thermidor.

A la séance du 6 thermidor, Couthon, visant l'arrêté du Comité -qui éloignait les canonniers de Paris, se plaignit aux Jacobins qu'on dégarnît Paris de ses hommes, de ses armes et de ses munitions[33]. De nouveau Pille fut mis sur la sellette et les Jacobins insérèrent une attaque contre lui dans la pétition qu'ils présentèrent le lendemain de la Convention[34].

Or, Saint-Just pensait comme Sijas et comme les Jacobins. Il se défiait de Carnot et de Pille. On lit dans son discours du 9 thermidor le passage suivant : Je trouve très déplorable... que la liberté d'émouvoir les troupes soit concentrée dans très peu de mains avec un secret impénétrable, de manière que toutes les armées auraient changé de place, que très peu de personnes en seraient instruites. Puisqu'on a dit qu'une loi permettait de ne laisser dans Paris que vingt-quatre compagnies de canonniers, je ne nie point qu'on ait eu le droit d'en tirer, mais je n'en connais pas le besoin. On ne le fit point dans de grands dangers, l'ennemi fuit et nous abandonne ses forteresses ![35]

Saint-Just regrettait maintenant d'avoir donné sa signature à l'arrêté du 5 thermidor qui avait autorisé le départ des canonniers. Il est plus que probable qu'il ne l'avait donnée, cette signature, que comme un gage d'union. Robespierre verra, lui aussi, dans la mesure prise à l'égard des canonniers parisiens l'indice d'une manœuvre : On ne renvoie point les déserteurs, les prisonniers ennemis, les contre-révolutionnaires de toute espèce qui se rassemblent à Paris et on en éloigne les canonniers, on désarme les citoyens, on intrigue dans l'armée, on cherche à s'emparer de tout, donc on conspire. Ces jours derniers, on chercha à vous donner le change sur la conspiration ; aujourd'hui, on la nie, c'est même un crime d'y croire ; on vous effraie, on vous- rassure tour à tour ; la véritable conspiration, la voilà !

Nous pouvons donc admettre, sans crainte de nous tromper, que Saint-Just en acquiesçant, le 5 thermidor, au départ des canonniers, eut le sentiment qu'il faisait aux adversaires de Robespierre une concession d'importance.

A-t-il essayé d'obtenir de ceux-ci en échange la mise à l'ordre du jour du rapport qu'il préparait depuis longtemps sur les institutions civiles qui lui paraissaient indispensables au maintien de la. République et avant l'établissement desquelles il refusait d'envisager la suppression de la Terreur et du gouvernement révolutionnaire ? Un passage de la première réponse des anciens membres des Comités à Lecointre le laisserait croire : Lorsque Saint-Just, disent-ils, a osé proposer son opinion aux Comités réunis de faire gouverner la France par des députations patriotiques en attendant qu'il y eut des institutions républicaines, nous n'avons plus délibéré que sur les moyens d'attaquer ces scélérats[36].

Je ne sais à quoi Barère, qui a écrit ces lignes, fait allusion quand il impute à Saint-Just le projet de faire gouverner la France par ce qu'il appelle des députations patriotiques, mais il est bien certain que Saint-Just et Robespierre, à cette date du 5 thermidor, avaient la pensée toute pleine des institutions républicaines, qui leur paraissaient aussi indispensables au salut du nouveau régime que la distribution des biens des suspects aux pauvres. Saint-Just avait déjà confié à son secrétaire et ami Gateau le manuscrit du rapport qu'il préparait sur la question, et c'est à cette circonstance que ce rapport a dû de nous être conservé. Gateau le confiera à Briot qui le publiera en 1800, sous le titre de Fragments d'institutions républicaines.

Mais ce rapport ne nous aurait-il pas été conservé, qu'il nous suffirait de• lire les deux derniers discours de Saint-Just et de Robespierre pour savoir à quoi nous en tenir sur ce point. Saint-Just déclare, au début de son discours du 9 thermidor, que les factions qu'il dénonce ne s'éteindront jamais que par les institutions qui produiront les garanties, qui poseront la borne de l'autorité et feront ployer sans retour l'orgueil humain sous le joug de la liberté publique, et il conclut ce même discours en proposant que la Convention décrète que les institutions, qui seront incessamment rédigées, présenteront les moyens que le Gouvernement, sans rien perdre de son ressort révolutionnaire, ne puisse tendre à l’arbitraire, favoriser l'ambition et opprimer ou usurper la représentation nationale.

Robespierre avait, la veille, exprimé le regret que le projet que préparait Saint-Just n'ait été ni discuté ni adopté. Où sont les institutions sages, où est le plan de régénération qui justifient cet ambitieux langage [le langage de ceux qui nous disent que la fondation de la République est une entreprise facile] ? S'est-on seulement occupé de ce grand projet ?

Il est vraisemblable par suite qu'à la séance des deux Comités du 5 thermidor, Saint-Just et Robespierre aient tous deux insisté sur la nécessité de doter la République des institutions qui devaient la protéger.

Saint-Just nous dit qu'après que les Comités l'eurent chargé du rapport à présenter à la Conventions il les avertit qu'il développerait le plan ourdi pour napper le gouvernement révolutionnaire, et qu'il s'efforcerait d'accroître l'énergie de la morale publique, mais qu'alors Billaud-Varenne et Collot d'Herbois insinuèrent qu'il ne falloit point parler de l'Etre suprême, de l'immortalité de l'âme, de la sagesse. On revint sur ces idées, on les trouva indiscrètes et l'on rougit de la Divinité[37].

Saint-Just accepta cependant de garder le rapport, tant son désir de conciliation était sincère.

Ce désir était partagé par la grande majorité des membres qui assistaient à la réunion. Le discours prononcé par Barère le soir même à la Convention, par Couthon le lendemain aux Jacobins, reflètent la joie de la concorde retrouvée. Mais, ce qui est plus significatif encore que les déclarations publiques, c'est la lettre privée qu'au matin même du 8 thermidor, Voulland, du Comité de Sûreté générale, écrivait à ses compatriotes d'Uzès : On a cru voir, leur disait-il, l'horizon qui entoure les deux Comités un peu rembruni ; cette brume que les malveillants vouloient apercevoir et luy donner quelque consistance n'a été vue que par eux, ils ont eu beau s'agiter pour la présenter comme un nuage sombre qui renfermait la foudre d'une rupture inévitable. Cet orage qui n'a existé que dans les yeux et dans le cœur de ceux qui le désiraient et pour cause à eux connue, a été conjuré et dissipé avant même qu'il eut été formé. Je vous renvoye pour être convaincus de ce que je vous dis au rapport de Barère fait hier au nom des deux Comités réunis. Je n'entrerai sur son objet ni sur les faits qui en ont été le motif dans aucune espèce de détail, je me bornerai à vous assurer qu'il a été entendu avec le plus grand intérêt et applaudi avec le plus sincère enthousiasme[38]...

Et pourtant, il est certain que la joie n'était pas unanime parmi les membres du gouvernement et qui chez certains les arrière-pensées n'avaient pas disparu.

Il manquait à la réconciliation du 5 thermidor le consentement du principal intéressé, de Robespierre lui-même, qui dut se croire abandonné par Saint-Just.

Robespierre avait attaqué les personnes, il avait dit ses défiances, énuméré ses griefs contre, Vadier, Amar, Jagot de la Sûreté générale, contre Billaud et Collot du Salut public. On avait cru l'apaiser en maintenant le gouvernement révolutionnaire, en mettant en vigueur les décrets de ventôse, en chargeant Saint-Just du rapport à présenter au nom de tous. Mais Robespierre n'avait pas pris le change. Pour réaliser son programme social, il lui fallait des hommes nouveaux au gouvernement. Les membres qu'il menaçait de chasser des Comités ne se sentaient pas en sûreté parce qu'il n'avait pas désarmé.

Saint-Just a expliqué, avec une intelligente sympathie, l'état d'esprit de Robespierre L'homme éloigné du Comité, a-t-il dit, par les plus amers traitements, lorsqu'il n'était plus, en effet, composé que de deux ou trois membres présens, cet homme se justifie devant vous, il ne s'explique point, il est vrai, assez clairement : mais son éloignement et l'amertume de son cœur peuvent excuser quelque chose ; il ne sait point l'histoire de sa persécution, ii ne connoit que son malheur[39].

Il suffit de lire le discours de Robespierre du 8 thermidor pour être frappé de la vérité de l'observation de Saint-Just :

J'ai besoin d'épancher mon cœur... je viens, s'il est possible, dissiper de cruelles erreurs, je viens étouffer les horribles ferments de discorde dont on veut embraser ce temple de la liberté et la République entière, je viens dévoiler les abus qui tendent à la ruine de la patrie et que votre probité seule peut réprimer. Si je vous dis aussi quelque chose des persécutions dont je suis l'objet, vous ne m'en ferez point un crime, vous n'avez rien de commun avec les tyrans qui me poursuivent, les cris de l'innocence opprimée ne sont point étrangers à vos cœurs, vous ne méprisez point la justice et l'humanité et vous n'ignorez pas que ces trames ne sont point étrangères à votre cause et à celle de la patrie...

De toute évidence les amours-propres blessés, les questions de personnes pour tout dire ont joué dans la crise un rôle de premier plan. Et c'est pourquoi le plan de réconciliation élaboré par Barère a échoué. Robespierre restant irréductible, en dépit de Couthon et de Saint-Just, ses adversaires à leur tour ne pouvaient se sentir rassurés.

Lecointre a écrit dans ses Crimes des sept membres, p. 14 : Les membres du Comité de Sûreté générale observent à leurs collègues que la réconciliation qui a eu lieu entre eux et les meneurs du Comité de Salut public ne doit point .les inquiéter, que la représentation nationale ne sera point attaquée, qu'ils ne donneront jamais de signatures qui compromettraient la liberté et la vie de ses membres. Il importait, en effet, à Vadier, à Amar, à Jagot de ne pas perdre le contact avec les Fouché, les Tallien, les Barras, les Fréron, les Rovère, les Reubell et les Merlin de Thionville.

Mais nous avons deux autres témoignages plus explicites encore, celui de Cambon et celui de Ruamps qui prirent la parole à la séance du 6 germinal an III, lors du grand débat que provoqua le rapport d'accusation de Saladin contre les anciens membres du Comité. Deux mois avant le 9 thermidor, dit Cambon, je préparais un acte d'accusation contre Robespierre. Johannot, Ramel et d'autres membres du Comité des finances m'empêchèrent de le présenter, en me disant que je courais à ma perte. Nous demandâmes, Moise Bayle et moi, aux membres du Comité de Salut public s'ils voulaient que ce décret fût proposé en leur nom ; ils nous répondirent que le bureau de police générale les offusquait plus que nous, mais qu'il ne fallait pas attaquer imprudemment Robespierre, que si notre coup était manqué, la tyrannie acquerrait plus -de force. Je crus être trompé par les membres des deux Comités lorsque, le 7 thermidor, j'entendis Barère faire à la tribune un pompeux éloge de Robespierre, Je le dis à Moïse Bayle qui me répondit : C'est un encens meurtrier que nous brûlons à Robespierre.

Ruamps, à son tour, s'exprima ainsi : Quatre mois avant la mort de Robespierre, j'avais conspiré sa perte avec plusieurs de mes collègues. Je leur disais : Collot, qui est mon ami depuis vingt ans, m'a dit que Robespierre était le plus dangereux ennemi de la liberté. Bourdon de l'Oise doit le savoir. Quoiqu'il fût alors proscrit par Robespierre, il était le seul avec qui je me promenais.

La déclaration de Cambon n'a pas seulement pour intérêt de nous apprendre que sa violente riposte à Robespierre, le 8 thermidor : Avant d'être déshonoré, je parlerai à la France ! n'avait rien d'un réflexe spontané, puisque son auteur,- de son propre aveu, préparait depuis deux mois l'acte d'accusation de Robespierre, mais elle nous montre encore Cambon se concertant avec Moïse*Bayle de la Sûreté générale et avec certains membres du Salut public qu'il ne nomme pas, mais qui doivent être Billaud et Collot. Si on devait prendre à la lettre la réflexion de Moïse Bayle que rapporte Cambon : C'est un encens meurtrier que nous brûlons à Robespierre, il faudrait supposer que la tentative de réconciliation ménagée par Barère les 4 et 5 thermidor n'était qu'une comédie et un piège. Barère a eu beau, pour se défendre contre Saladin et contre Lecointre, accréditer lui-même la légende de son machiavélisme, je ne crois pas du tout que les éloges qu'il adressait à Robespierre le 7 thermidor ne fussent pas sincères. S'il avait eu lié partie avec Cambon, avec Vadier, il aurait eu une autre attitude dans la nuit du 8 au 9 thermidor. Il n'aurait pas résisté aux mesures rigoureuses qu'on lui conseillait. Il n'aurait pas hésité à nommer Robespierre dans la première proclamation qu'il rédigea. Ses hésitations justement soulignées par Lecointre prouvent qu'il ne se lança dans la lutte qu'à la dernière extrémité et à son corps défendant. On ne doit donc pas prendre à la lettre les paroles que Cambon prête à Moïse Bayle. Tous deux accordaient alors leur appui à Barère accusé. Ils avaient besoin de paraître croire à sa duplicité.

Quant aux paroles de Ruamps, elles nous éclairent sur son intimité avec Collot et avec Bourdon de l'Oise et elles nous permettent de placer beaucoup plus tôt qu'on ne l'imagine l'origine du complot contre Robespierre. Si Ruamps ne s'est pas trompé, c'est quatre mois avant le 9 thermidor, c'est-à-dire au lendemain même du supplice de Danton que Ruamps, stimulé par Collot, conspirait avec Bourdon de l'Oise la perte du plus dangereux ennemi de la liberté. Alors il n'était pas encore question de la loi de prairial.

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Résumons cette longue étude. Par la comparaison attentive et la critique des témoignages qui nous restent, il semble que nous avons pu reconstituer d'une façon assez sûre le contenu et la physionomie de ces séances des 4 et 5 thermidor aux Comités de gouvernement.

Le 4 thermidor, Barère propose à ses collègues un arrêté qui a pour objet essentiel de mettre en vigueur les lois de ventôse jusque là reculées dans leur application. L'arrêté ne se borne pas à créer les quatre Commissions populaires qui procéderont au triage des suspects qui seront renvoyés au tribunal révolutionnaire, mais qu'on organisera des sections ambulantes de ce tribunal qui les. jugeront ou plutôt les condamneront sur place.

L'intention de Barère est visible. Il veut enlever à Robespierre tout prétexte pour persister dans sa retraite. Il veut lui prouver que les Comités sont aussi décidés qu'il peut l'être à maintenir le gouvernement révolutionnaire jusqu'à la paix. Barère a été protégé par Robespierre à maintes reprises contre les extrémistes des clubs. qui, lui reprochaient son passé feuillantin puis girondin. Il n'est pas animé seulement par la reconnaissance. II sait l'immense popularité de Robespierre parmi les militants sur lesquels repose le régime. Il craint que si le conflit latent entre Robespierre et les Comités éclate au grand jour, les Comités aient le dessous. Il veut prévenir une crise redoutable.

Certains de ses collègues hésitent d'abord. Robert Lindet fait des objections à la constitution des sections ambulantes du tribunal révolutionnaire. Mais il donne quand même sa signature. Les autres membres signent sans observation. Ayant déjà approuvé la veille et l'avant-veille l'œuvre des deux Commissions populaires qui fonctionnent à Paris, quelle bonne raison auraient-ils de s'opposer à l'application de la loi dans les départements ? Ils comprennent, comme Barère, qu'il faut essayer de se réconcilier avec Robespierre, lui enlever en tout cas tout prétexte d'accuser les Comités de se coaliser pour résister à l'application des lois de ventôse. Seul Billaud-Varenne, pour mieux faire valoir sans doute le mérite de son acquiescement, se répand en plaintes et en reproches contre Robespierre absent.

Robespierre est invité à se rendre à la séance du lendemain. obéit à l'invitation. On se regarde d'abord avec gêne. Saint-Just, qui partage le dessein de Barère, rompt la glace. Il montre la nécessité de conserver le gouvernement révolutionnaire. Il invoque le décret qu'il a fait rendre, le 10 octobre, et qui stipule que le gouvernement révolutionnaire doit subsister jusqu'à la paix. Il veut compléter l'arrêté de la veille par la mise à l'ordre du jour des institutions républicaines dont il a déjà tracé le plan. Il s'efforce de convaincre les adversaires de Robespierre qu'ils ont eu tort d'accuser celui-ci de dictature. David appuie Saint-Just. Mais Robespierre, l'âme ulcérée, exprime tout ce qu'il a sur le cœur. Il nomme en face ceux qui l'ont calomnié et il déroule tous ses griefs. On le laisse dire. On lui répond à peine. Billaud-Varenne lui déclare qu'il se laisse aller à des imaginations, l'assure de son amitié.

Pour mieux démontrer à Robespierre qu'il a tort, on remanie l'arrêté pris la veille pour instituer les Commissions populaires et on choisit Saint-Just pour lui confier le rapport qui sera présenté à la Convention sur la situation politique. Saint-Just accepte le rapport, même avec la réserve que Billaud et Collot lui imposent qu'il ne parlera pas de l'Etre suprême. Et pour donner à son tour des gages à Carnot et à Billaud, il signe l'arrêté qui expédie à l'armée du Nord une partie des canonniers parisiens, bien qu'il sache que Sijas et les Jacobins voient cette mesure avec défiance. Mais Barère lui demande cette signature. Il ne la refuse pas,' pas plus que la veille Lindet n'avait refusé la sienne.

Les membres des Comités se séparèrent rassurés et confiants. Voulland exprima sa joie à ses compatriotes d'Uzès. Barère chanta hosannah à la Convention. Les pourris menacés et aussitôt informes par leurs amis des Comités tremblèrent malgré les assurances que ceux-ci leur prodiguaient. Heureusement pour eux, Robespierre persista dans son intransigeance. Il ne croyait pas que la grande réforme sociale et morale qu'il jugeait essentielle pût être mise en œuvre par ceux-là même qui l'avaient calomnié et qui avaient saboté sournoisement les lois de ventôse. Il s'était vu, le 5 thermidor, isolé avec le seul Couthon. Saint-Just lui-même avait pactisé avec ses ennemis. Robespierre, depuis un mois, souffrait de son silence étouffant, à peine rompu par quelques brusques sorties aux Jacobins. Il s'imagina sans doute que ses adversaires avaient peur puisqu'ils lui faisaient des avances et qu'ils essayaient d'endormir ses justes appréhensions. Il décida de parler, coûte que coûte, à la Convention et à la France, Il courut au suicide. Mieux valait périr en combattant drapeau déployé que de succomber sous le coutelas de Bourdon ou le poignard de Tallien en emportant son secret dans la tombe.

 

 

 



[1] Je donne ici le premier état de l'arrêté, tel qu'il est reproduit dans le rapport de Saladin du 7 nivôse an III, p. 101. M. Aulard a publié sous la date du 4 thermidor le texte définitif qui n'a été expédié que le 6 thermidor. Il s'est abstenu d'indiquer les variantes, importantes comme nous le verrons, qui figurent au rapport de Saladin (AULARD, Actes..., t. XV, p. 349).

[2] AULARD, Actes..., t. X, pp. 315 et 334. Ces feuilles sont reproduites in extenso dans le rapport de Saladin, pp. 120 et suiv. On voit que certaines sont datées du 19 prairial, 1er messidor, 4 messidor, 8 messidor, 13 messidor, etc. L'approbation avait donc été tardive.

[3] Moniteur, réimp., t. XYI, p. 291.

[4] LECOINTRE, Les Crimes des sept membres, p. 185.

[5] Voir le rapport de Saladin du 7 nivôse, p. 11.

[6] Cette première réponse a été réimprimée dans La Révolution française, 1893. 1er semestre.

[7] Moniteur, t. XXI, p. 268.

[8] LECOINTRE, Les Crimes des sept membres, p. 185.

[9] Voir le long discours que Lindet a prononcé le 2 germinal an III, à l'ouverture de la discussion sur le rapport de Saladin (Bib. nat., Le 38 1304). Ce factum ennuyeux n'est qu'une apologie personnelle du rôle de son auteur dans ses missions et dans l'administration des subsistances. On y cherche en vain un effort pour défendre ses collègues accusés. Toute pensée de solidarité en est absente. Ce discours ne fait pas beaucoup d'honneur à Lindet.

[10] Réponse de J.-N. Billaud à Laurent Lecointre.

[11] La Commission populaire ne faisait qu'une besogne de classement et de triage des dossiers des détenus. La Commission révolutionnaire était une sorte de cour martiale qui jugeait sommairement, sans jurés. Exemple la Commission d'Orange.

[12] Réponse de J.-N. Billaud à Laurent Lecointre, sub finem.

[13] Dans son discours du 23 messidor aux Jacobins, Robespierre avait dénoncé les faux patriotes qui intriguaient contre la Convention, depuis que le Comité a indiqué les vices dont elle devait se purger. Barère détourne adroitement le sens de cette phrase.

[14] Réponse de J.-N. Billaud à Laurent Lecointre, pp. 89 et suiv.

[15] Allusion à l'œuvre accomplie par Lebon à Cambrai.

[16] Cette épithète n'a pas de sens. C'est peut-être une faute de lecture ou d'impression.

[17] Voir dans la Réponse des membres de l'ancien Comité de Salut public dénoncés... signée de J.-N. Billaud, B. Barère et J.-M. Collot, de ventôse an III, p. 89, l'explication des variantes de rédaction de l'article 6 de l'arrêté.

[18] Robespierre jeune n'a rien dit de pareil ni à la séance des Jacobins du 23 messidor, ni à celle du 3 thermidor.

[19] Réponse des membres de l'ancien Comité de Salut public aux pièces communiquées par la Commission des 21, ventôse an III, pp. 90-91.

[20] Son esquisse paraîtra après sa mort en 1800 par les soins de Briot sous le titre de Fragments d'institutions républicaines.

[21] LECOINTRE, Les crimes des sept membres, p. 13.

[22] Discours du 8 thermidor, dans VELLAY : Discours et rapports de Robespierre.

[23] On trouvera la lettre de Cellier dans LECOINTRE, Les Crimes des sept membres, p. 181. Elle a échappé à M. Michon, qui a édité la correspondance des deux Robespierre.

[24] Voir dans les Annales historiques de la Révolution française, 1927, p. 163 sq., le témoignage de Berryer le père.

[25] Réponse de J.-N. Billaud à Laurent Lecointre, p. 89.

[26] La Révolution française, 1898, 1er semestre, p. 258.

[27] Moniteur.

[28] Trompé par Billaud, j'ai écrit à tort dans le 3e volume de ma Révolution française, p. 212, que le bureau de police avait été rattaché au Comité de Sûreté générale à la veille du 9 thermidor.

[29] LECOINTRE, Les Crimes des sept membres, p. 13.

[30] Le rapport d'Amar du 26 ventôse sur l'affaire de la Compagnie des Indes. Robespierre et Billaud-Varenne avaient vivement critiqué ce rapport.

[31] AULARD, Actes du Comité de Salut public, t. XV, p. 375.

[32] Pille répondit sur-le-champ à Sijas, dans une brochure, que, sans le secret, rien ne réussit à la guerre. Au sujet des canonniers, il s'exprime ainsi : On a prétendu enfin que l'on dégarnissait Paris des canonniers. La loi du licenciement de l'armée révolutionnaire a mis à la disposition du Comité de Salut public, les vingt-quatre compagnies qui étaient attachées à cette armée. Il y en a en ce moment à Paris vingt-sept, par conséquent trois de plus qu'avant l'arrêté du 6 floréal, qui ordonnait de faire relever les canonniers des sections de Paris attachées à la ci-devant armée révolutionnaire et employés activement soit aux armées, soit pour la police de l'intérieur. (Réponse de L.-A. Pille, Paris, 5 thermidor an II de la République). Bib. nat., Lb 41 1142, pièce.

[33] Le compte rendu de cette séance ne figure pas au Moniteur. Buchez et Roux l'ont reproduit d'après le Journal de la Montagne dans leur tome XXXIII, p. 388 : Pourquoi, dit encore Couthon, est-il parti, il y a huit jours, des canonniers de Paris ? Sijas interrompit : Demain il en partira encore 4.000.

[34] Moniteur, t. XXI, p. 301.

[35] Le texte publié par VELLAY (Œuvres complètes de Saint-Just, t. II, p. 482) imprime : On ne le fit point sans de grands dangers, ce qui n'a pas de sens. Le texte officiel imprimé par ordre de la Convention porte bien dans de grands dangers.

[36] La Révolution française, 1898, t. I, p. 74.

[37] Discours de Saint-Just imprimé par ordre de la Convention, p. 15.

[38] Les lettres de Voulland écrites pendant la crise de thermidor ont été retrouvées par M. H. Chobaut aux Archives du Gard et publiées dans les Annales historiques de la Révolution française de janvier-février 1927. On les trouvera plus loin.

[39] Discours de Saint-Just du 9 thermidor, imprimé par ordre de la Convention, p. 16.