GIRONDINS ET MONTAGNARDS

 

CHAPITRE IV. — LA CONSTITUTION DE 1793.

 

 

Dans le débat sur la Constitution, le parti Montagnard ne fut réellement en désaccord de principe avec le parti Girondin sur aucun point important.

(A. AULARD, Histoire de la Révolution, p. 292.)

 

C'était essentiellement pour donner une nouvelle Constitution à la France, l'ancienne étant devenue caduque par la prise des Tuileries le 10 août 1792, que la Convention avait été convoquée. Le mot même de Convention, emprunté au vocabulaire politique des Américains, veut dire Assemblée de révision de la Constitution. On peut donc être surpris que les Girondins, qui avaient la majorité dans les premiers mois de la grande Assemblée, n'aient mis aucune hâte à rédiger et à faire voter la Constitution que la France attendait et qu'ils aient finalement, par leurs lenteurs et leurs indécisions, réservé cet honneur et abandonné cette arme à leurs adversaires triomphants.

Cambon, qui avait le sens pratique et qui était un sincère républicain, avait demandé, dès le 29 septembre 1792, que le Comité de Constitution fût nommé au plus vite et que, pour travailler utilement, il ne fût composé que de six membres au plus. Il avait hâte que la Constitution fût votée afin d'asseoir la République, d'en faire quelque chose de définitif et de rendre impossible le rétablissement de la royauté. Il voulait que la Constitution fût courte et précise, qu'elle renfermât des principes sommaires, invariables, et non pas des volumes et qu'elle lût rédigée de manière à ne pas entraver les opérations du gouvernement, autrement dit qu'elle organisât un pouvoir central fort.

La Convention décida, le même jour, de composer le Comité de Constitution de neuf membres qui furent tous choisis parmi les Girondins, à l'exception de Danton ; Sieyès, Thomas Paine, Brissot — bientôt remplacé par Barbaroux, premier suppléant —, Petion, Vergniaud, Gensonné, Barère[1], Condorcet.

Cambon ne fut pas nommé et tout de suite la majorité girondine du nouveau Comité se mit à travailler à loisir, sans se presser.

Le Girondin Rabaut-Pommier, sous prétexte que la Constitution était destinée à devenir un jour le code politique de tous les Peuples, demanda que le projet du Comité, une fois rédigé, ne pût être mis en discussion que deux mois au moins après son dépôt sur le bureau, afin, dit-il, qu'il puisse être examiné par tout ce que la France et l'Europe renferment d'hommes instruits et libres. Cambacérès appuya et la chose fut décrétée[2]. Le Comité attendit jusqu'au 19 octobre pour faire adopter l'adresse que Barère rédigea en son nom pour inviter tous les amis de la liberté et de l'égalité dans le monde à lui présenter, en quelque langue que ce fût, les plans, les vues, les moyens qu'ils croiront propres à donner une bonne Constitution à la France.

Il régnait dans l'Europe de ce temps, malgré la guerre, un tel esprit cosmopolite que l'appel de Barère fut entendu. Le Comité de Constitution recevra plus de trois cents mémoires, dont plusieurs en anglais — ceux de Thomas Paine, de David Williams, de Rubigny, etc.

Croirons-nous que les Girondins, en organisant cette consultation mondiale, n'étaient guidés que par le souci idéaliste et désintéressé qu'ils affichaient de faire une œuvre parfaite ? A l'occasion ils savaient être expéditifs. Leur tactique parlementaire montre à l'évidence qu'ils n'étaient pas les naïfs qu'on dit parfois. Je remarque qu'ils ne s'occupèrent sérieusement de la Constitution qu'après le procès du roi. Ils avaient déployé pour sauver Louis XVI une rare fertilité de ressources. Ils avaient échoué. Ils se résignèrent à organiser la République puisque la monarchie était morte avec le roi. La majorité maintenant se détournait d'eux et les désastres des armées allaient commencer.

Le projet que Condorcet déposa, au nom du Comité de Constitution, le 15 février 1793, était d'une longueur interminable et le discours dont son auteur le fit précéder, en style gris et terne, tout en abstractions, lassa la patience de ceux mêmes qui étaient les plus disposés à applaudir à l'œuvre du dernier des Encyclopédistes[3]. L'accueil fut glacial. Au milieu des murmures de l'extrémité gauche, le Girondin Lesage fit ajourner la discussion. Le travail du Comité de Constitution était écarté et le Comité lui-même disparaissait bientôt, car, le 4 avril, au lendemain des désastres de Belgique et de la trahison de Dumouriez, la Convention confiait à un nouveau Comité, dit des Six, le mandat d'analyser les projets qui lui avaient été envoyés 'par les simples particuliers et de lui en rendre compte. Les Six furent Jean Debry, Sébastien Mercier, Valazé, Barère, Lanjuinais et Gilbert Romme. Seul Romme était Montagnard.

Cette fois les Girondins parurent pressés d'aboutir. Lanjuinais, au nom de la Commission des Six, demanda, le 15 avril, que les lundi, mercredi et samedi de chaque semaine fussent consacrés à la discussion de la Constitution. Il en fut ainsi décidé, mais les Six ne proposèrent aucune méthode de travail. Romme en leur nom, se borna, le 17 avril, à analyser les nombreux mémoires qu'on les avait chargés d'examiner. La discussion commença, des plus confuses, semée d'incidents, sans cesse entrecoupée par des débats urgents, d'ordre pratique. Les circonstances pour un travail suivi n'étaient guère favorables. Les revers de Belgique et de Vendée avaient exaspéré la lutte des partis. Les vues théoriques exprimées sur la Constitution paraissaient pleines d'arrière-pensées.

Les Montagnards maintenant, par l'organe de Boucher Saint-Sauveur, protestaient, le 15 avril, contre la précipitation avec laquelle les Girondins voulaient pousser la délibération. On ne pouvait pas discuter la Constitution, disait Boucher, à un moment où la Convention était divisée et incomplète. Il fallait attendre le retour des commissaires envoyés dans les départements pour la levée de trois cent mille hommes. Ces commissaires étaient presque tous des Montagnards. Le 26 avril, le Montagnard Thuriot revint à la charge, tandis que le Girondin Boyer-Fonfrède s'opposait à tout délai.

Si les Girondins pressent le vote tandis que les Montagnards l'ajournent, c'est que les premiers pensent pouvoir éliminer leurs rivaux dans les nouvelles élections qu'entraînera la mise en marche de la nouvelle Constitution. Les seconds, émus par les manifestations girondines des Assemblées départementales, craignent que la consultation électorale ne leur soit défavorable. Robespierre exprima cette crainte à diverses reprises aux Jacobins.

Le 8 mai, le Girondin Serre, soutenu par Vergniaud, déclara que le vote rapide de la Constitution était le seul moyen d'anéantir les factions, de rassurer les propriétaires, de vendre les biens nationaux, de diminuer la cherté de la vie. Mais ni Serre ni Vergniaud ne furent suivis. Isnard, qui était de leur parti, fit perdre un temps précieux, en proposant de faire précéder la Constitution d'un long Pacte social dont le caractère nuageux ne séduisit personne.

Le 13 mai, Condorcet, qui s'était tu depuis son mortifiant échec du 15 février, rentra en scène pour demander qu'on en finît. Si la Constitution n'était pas terminée dans un délai à fixer, la Convention devait disparaître en convoquant une nouvelle Assemblée pour le 1er novembre. Sa motion, à l'en croire, était le moyen décisif de faire tomber les calomnies des intrigants qui accusaient la Convention de vouloir se perpétuer. Mais Condorcet fut mal soutenu et Thuriot n'eut pas de peine à faire écarter sa proposition qu'il qualifia d'aveu de faiblesse et d'impuissance.

La discussion se traîna ainsi jusqu'à la veille de l'insurrection du 31 mai qui devait rétablir l'union dans l'Assemblée par l'élimination des chefs girondins. A la date du 29 mai, seule la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen avait pu être adoptée et quelques articles isolés sur la conservation des départements, districts et cantons (ceux-ci votés les 15 et 21 mai).

Mais, après l'insurrection, changement de front ! Les Montagnards, qui avaient retardé jusque-là la délibération, la précipitent. Thuriot fait décider, le jour même du 2 juin, que la Convention s'occupera tous les jours de la Constitution depuis midi jusqu'à six heures du soir. Le Comité de Salut public, qui voudrait bien empêcher que la guerre civile ne gagne les départements, voit dans le vote rapide de la Constitution un instrument de pacification, un moyen de ramener les citoyens qu'inquiètent les bruits de dictature. Barère exprime même l'opinion, le 10 juin, que le vote de la Constitution prouvera aux puissances étrangères que la France possède désormais un gouvernement régulier et les inclinera à cesser la guerre.

Dès le 29 mai, Barère avait fait adjoindre au Comité de Salut public cinq nouveaux membres, avec la mission spéciale de rédiger dans le plus bref délai un nouveau projet réduit aux articles essentiels. Les cinq furent Hérault de Séchelles, Ramel, Couthon, Saint-Just et Mathieu. Tous appartenaient au parti triomphant.

Hérault de Séchelles, choisi comme rapporteur, ne s'attarda pas longtemps à rechercher les lois de Minos qu'il avait réclamés à la Bibliothèque nationale. Dès le 10 juin, il déposait le nouveau projet qui ne comptait que 80 articles, souvent réduits à une ligne. A défaut de Minos resté introuvable, Hérault avait imité le laconisme de Lycurgue.

La discussion fut menée si rondement que la Constitution était votée, quinze jours plus tard, le 24 juin.

Cette hâte s'expliquait par les circonstances. En votant rapide-tient la Constitution, le parti vainqueur ne voulait pas seulement justifier sa victoire sur le parti vaincu en montrant qu'il était seul capable de réalisations, mais il entendait aussi mettre un terme aux arguties de ceux qui disaient que la Convention, étant incomplète, ne pouvait plus délibérer (Jaurès). Puis, en donnant une organisation définitive à la République, il affirmait sa foi révolutionnaire par un acte décisif..Comment, après cela, pourrait-on encore l'accuser d'arrière-pensées dynastiques, de songer à mettre d'Orléans-Egalité sur le trône ou d'organiser au profit d'un Danton ou d'un Marat une dictature populaire ?

* * *

Ce serait une étrange erreur que d'étudier le projet girondin et le projet montagnard, qui lui fut substitué, in abstracto, indépendamment des circonstances où ils sont nés et où ils ont été discutés, car la lutte des partis se prolongea et se réfléchit dans l'élaboration des textes constitutionnels.

Au moment où Condorcet déposa son rapport, en février 1793, les Girondins étaient encore maîtres du ministère. Ils s'appuyaient sur les administrations départementales qui avaient été élues par un scrutin à deux degrés et qui, en conséquence, comprenaient en général les notabilités de la classe bourgeoise.

La caractéristique du projet de Condorcet[4], c'est de renforcer le Conseil exécutif, autrement dit le ministère, en l'appuyant sur les administrations départementales. Les sept ministres et le secrétaire du Conseil seront absolument indépendants de l'Assemblée nationale. Ils tiendront leurs pouvoirs du choix direct du peuple par un véritable plébiscite. Ils seront nommés pour deux ans et renouvelables par moitié tous les ans, tandis que l'Assemblée disparaîtra tout entière chaque année. Sans doute les ministres pourront être mis en accusation par un vote de l'Assemblée devant une Haute Cour que Condorcet appelait un jury national, mais ce jury national sera complètement indépendant de l'Assemblée puisqu'il sera formé de jurés élus directement par le peuple. Les trois Commissaires de la Trésorerie et les trois Commissaires de la Comptabilité, nommés également par un plébiscite, seront indépendants à la fois des ministres et dé la représentation nationale. Ainsi les différents pouvoirs de l'Etat seront absolument isolés. Le seul lien qui existera entre eux sera la communauté de leur origine par le suffrage populaire. L'Assemblée nationale, ligotée, diminuée, renouvelable tous les ans, n'avait plus aucune puissance réelle. L'Exécutif émané du choix direct des électeurs, fortifié, rendu indépendant du Législatif, devenait le pouvoir dirigeant.

On comprend parfaitement que Saint-Just ait reproché au projet de Condorcet, le 24 avril 1793, d'instituer la royauté des ministres. Saint-Just remarquait avec raison qu'alors que les ministres étaient nommés par toute la France, les députés ne l'étaient que par les départements et par conséquent que les premiers éclipseraient infailliblement les seconds. Condorcet ne s'en était pas caché. Il avait déclaré que les ministres devaient être les officiers du peuple et non ceux de ses représentants.

Pour mieux affaiblir les pouvoirs de la représentation nationale, les Girondins avaient songé à la diviser, sinon en deux Chambres, du moins en deux sections pour la délibération et le vote des lois. Condorcet avait exposé cette idée avec complaisance dans son rapport, mais il n'avait pas osé tout d'abord l'inscrire dans le projet dont il donna lecture. Il se ravisa après la séance et, de l'aveu de ses collègues du Comité de Constitution, il glissa, au moment de l'impression de son texte, dans une annexe trois articles supplémentaires qui stipulaient la division de l'Assemblée en deux sections pour la discussion des lois. Cette addition subreptice n'échappa pas aux Montagnards qui la dénoncèrent avec indignation par l'organe d'Amar le 20 février[5]. Après un débat violent, où Ducos et Barère répondirent à Amar, la Convention donna satisfaction aux Montagnards en ordonnant le désaveu et la suppression des malheureux articles ajoutés après coup[6]. L'incident contribua à jeter de la défaveur sur les intentions de Condorcet et explique en partie son échec final.

Les Montagnards firent porter leurs principales critiques sur la trop grande puissance que la Constitution girondine accordait aux ministres. François Robert rappela à propos, le 26 avril, que la Convention n'avait pu faire marcher les ministres qu'en les plaçant sous la haute surveillance du Comité de Salut public. Robespierre déclara, le 10 mai, que les ministres étaient trop peu nombreux et leurs départements trop étendus. Le ministère de l'Intérieur, dit-il, faisant allusion à Roland, est un monstre politique qui aurait provisoirement dévoré la République. Il demanda que les ministres fussent tenus de rendre compte de leur gestion au Corps législatif.

De même, qu'il fortifiait les ministres en les plaçant hors de l'atteinte de l'Assemblée, Condorcet fortifiait les administrations départementales en supprimant les districts et en les remplaçant, par ce qu'il appelait des grandes communes de quatre lieues carrées au maximum, dans lesquelles les populations urbaines des bourgs seraient noyées dans le flot des populations rurales[7].

Les nouvelles administrations départementales dans son projet ne compteraient plus que dix-huit membres au lieu de trente-six :et leur directoire serait réduit à quatre membres au lieu de huit. Enfin, innovation plus caractéristique encore, le procureur général syndic, qui avait été jusque-là à la nomination des électeurs, serait remplacé désormais par un Commissaire national choisi par les ministres, il est vrai dans l'administration départementale, mais révocable à leur volonté. Ce commissaire national assurerait beaucoup mieux que l'ancien procureur général syndic la liaison et la subordination avec le pouvoir central.

Alors que les députés n'étaient nommés que pour un an, les membres des Assemblées départementales étaient élus pour quatre ans et renouvelables par moitié tous les deux ans. Les Départements, comme on disait, seraient l'élément stable dans' l'organisation politique nouvelle.

Toutes ces précautions étaient dictées à Condorcet par la défiance des villes et des bourgs dont les communes subissaient en général l'influence des Jacobins et des Montagnards.

Le Girondin Lehardy proposa même, le 24 mai, de partager les grandes villes en plusieurs municipalités distinctes. Lanjuinais prononça aussitôt une vive philippique contre Paris. L'intrigue s'agite, dit-il, dans les grandes villes. Elle porte aux places l'écume de la nation, la lie de l'espèce. Cela est possible parce que dans les agglomérations populeuses, les citoyens ne se connaissent pas et ne peuvent pas se connaître. Le maire de Paris et le commandant de sa Garde nationale sont des personnages trop importants pour une république. Ce sont de petits rois. Multipliez-les et vous les rendrez moins puissants et plus utiles. La majorité vota l'impression du discours de Lehardy et son envoi aux départements.

Les mêmes arrière-pensées se retrouvent, quoique plus dissimulées, dans le régime électoral que Condorcet proposait d'instituer. Rien de plus libéral en apparence. Toutes les élections, et Dieu sait si elles étaient nombreuses dans son projet : élections des officiers municipaux, des administrateurs de département, des juges, des députés, des ministres, des membres du jury national, des commissaires de la Trésorerie, des commissaires de la comptabilité, etc., devaient se faire au moyen de deux scrutins distincts et séparés par un intervalle de plusieurs semaines, chacun durant deux jours. Le premier scrutin dit préparatoire ne servait qu'à établir une liste de présentation. Chaque votant recevait du bureau un bulletin sur lequel son nom était inscrit en marge. Il écrivait sur ce bulletin ou il faisait écrire les noms des candidats qu'il proposait pour les places à remplir. Les administrations de département centralisent les résultats de ce scrutin préparatoire dans les quinze jours et, après avoir enregistré les désistements des candidats désignés, arrêtent la liste de présentation qui renferme obligatoirement un nombre de candidats triple de celui des places à pourvoir. On procède ensuite au deuxième scrutin dit scrutin d'élection. Les votants reçoivent du bureau un bulletin à deux colonnes divisées chacune en autant de cases qu'il y aura de sujets à nommer. L'une de ces colonnes sera intitulée : première colonne d'élection, l'autre : colonne supplémentaire. L'électeur inscrit ou fait inscrire sur la première colonne autant de noms qu'il y a de places à pourvoir, et ensuite un nombre égal de noms sur la colonne supplémentaire. Mais il ne peut choisir ces noms que sur la liste officielle de présentation. Son bulletin ne doit pas être signé. Au dépouillement, on totalisait d'abord les chiffres obtenus par chaque candidat dans la première colonne. Si la majorité absolue n'était pas atteinte, on additionnait les chiffres de la colonne supplémentaire.

Il est facile de voir où tendait ce mode compliqué de scrutin. Le bulletin de présentation étant signé, l'aristocratie locale aurait le moyen de contrôler les votes des gens dans sa dépendance. La liste de présentation ne renfermerait que des hommes à elle parmi lesquels les électeurs seraient obligés de choisir, à raison d'un sur trois.

Tandis que les députés étaient nommés au scrutin de liste par département, les sept ministres étaient élus par un scrutin uninominal dans toute la France.

Pour dresser la liste de présentation aux places de ministres, l'administration de chaque département centralisait les résultats des scrutins préparatoires de toutes les Assemblées primaires de son ressort. Elle dressait ensuite une liste des treize candidats qui avaient obtenu le plus de suffrages pour chaque siège ministériel. Comme il y avait sept ministres, la liste de présentation du département comprendrait quatre-vingt-onze noms. Les listes départementales étaient ensuite centralisées par le Corps législatif, qui dressait la liste de présentation définitive pour toute la France. Cette liste comprendrait également treize candidats pour chaque place. Au scrutin d'élection, l'électeur choisissait obligatoirement entre ces treize candidats. Il portait un nom dans la première colonne de son bulletin et six noms dans la colonne supplémentaire.

Les Montagnards ne reprochèrent pas seulement à ce système de votation d'être affreusement lent et embrouillé, mais surtout d'être astucieusement combiné pour maintenir au pouvoir le parti Girondin dans toutes les places importantes locales et nationales. Ce parti se recrutait parmi les propriétaires ; il disposait des grands journaux. Seuls les gens aisés pourraient perdre leur temps à des scrutins interminables. Les pauvres se lasseraient vite d'y prendre part. Ils ne paraîtraient pas aux Assemblées primaires. Ils n'auraient pas d'ailleurs l'indépendance nécessaire pour émettre leurs préférences en toute liberté, puisque le scrutin préparatoire était public. Les riches seuls qui lisaient les journaux seraient en état d'inscrire sur les bulletins les candidats aux places. En fait, ce seraient les journaux Girondins qui deviendraient les maîtres des élections. Selon le mot de Saint-Just, la Gironde formait un patriciat de renommées. C'est dans ce patricial que seraient recrutés ministres, députés, jurés nationaux, juges, administrateurs. Sous le couvert de la souveraineté du peuple, en apparence scrupuleusement respectée, le règne d'une classe s'organiserait et se perpétuerait.

C'est ce qui explique l'indignation que manifestèrent les Montagnards, indignation sincère et non factice, comme l'ont cru des historiens superficiels.

Antoine s'écrie aux Jacobins le 17 février : La Constitution qu'on nous a présentée, est un chef-d'œuvre de ridicule, pour ne pas dire de perfidie. Collot d'Herbois ajoutait ! Depuis le premier chapitre de leur plan jusqu'au dernier, on voit percer la défiance du choix du peuple. Il visait par cette allusion le scrutin préparatoire.

François Robert, Robespierre précisèrent les griefs de leur parti devant la Convention. Robert le 26 avril : Si vous décrétez ces fréquentes assemblées, la partie la moins aisée du peuple serait dans l'impossibilité absolue de s'y rendre et, si elle ne s'y rendait pas, son droit à l'exercice de la souveraineté ne serait plus qu'illusoire, la classe aisée et la classe opulente deviendraient les maîtresses suprêmes des Assemblées (électorales) et, par un excès de démocratie mal entendue, vous verriez nécessairement s'élever un genre d'aristocratie bien terrible, l'aristocratie presque absolue des riches. Robespierre, le 10 mai : On veut que, dans tous les points de la République, les citoyens votent pour la nomination de chaque mandataire, de manière que l'homme de mérite et de vertu, qui n'est connu que de la contrée qu'il habite, ne puisse jamais être appelé à représenter ses compatriotes et que les charlatans fameux, qui ne sont pas toujours les meilleurs citoyens ni les hommes les plus éclairés ou les intrigants portés par un parti puissant qui dominerait toute la République, soient à perpétuité et exclusivement les représentants nécessaires du peuple français. Pour essayer de neutraliser la manœuvre girondine, Robespierre demanda, mais sans succès, que les citoyens pauvres fussent indemnisés des journées qu'ils passeraient à remplir leurs devoirs électoraux.

Ainsi chaque parti songeait avant tout à sa clientèle et pliait les principes aux besoins de sa tactique. Cette préoccupation fut très visible dans la discussion de la nouvelle Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

Les Girondins s'efforcent de protéger le droit individuel, les Montagnards de défendre le droit social.

Isnard, le 10 mai, trace comme objet essentiel au pacte social la garantie de l'égalité, de la liberté et surtout de la propriété : Je dis surtout, non que j'apprécie le droit de propriété plus que les autres, mais parce que, dans le régime démocratique que nous allons adopter, c'est lui qui court les plus grands risques. Il dénonçait ensuite les projets de loi agraire rêvés par les ambitieux. Il ne voulait pas qu'on précipitât les Français dans une égalité de misère. Il proposait de conserver la vieille définition romaine du jus utendi et abutendi.

Le Montagnard Thuriot voulait, au contraire, qu'on ajoutât à la liste des Droits de l'Homme le droit à la vie (19 avril).

Le projet de Condorcet restreignait l'exercice de l'expropriation pour cause d'utilité publique à une nécessité bien constatée. Les Montagnards entendaient l'étendre.

Robespierre prononça, le 24 avril, un grand discours pour justifier la limitation du droit de propriété. Il donna de ce droit une définition célèbre que tous les socialistes de la première moitié du XIXe siècle adopteront comme la base juridique de leurs revendications.

La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.

Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.

Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.

Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral.

Il faut entendre Jaurès commenter ce texte qui sera réimprimé maintes fois jusqu'en 1848 :

Si la propriété n'est qu'une institution sociale, qu'une création de la loi, comme la définit Robespierre, si elle n'est pas un droit naturel, le droit social passe forcément avant le droit individuel. La propriété, dans sa formule, n'est que ce qui reste de la propriété quand la société a exercé son droit antérieur et supérieur. quand elle a prélevé ce qui lui est nécessaire pour assurer la vie de tous, quand elle a enlevé à la propriété toutes les pointes par où elle pourrait blesser autrui... Dire que le droit de propriété ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété des autres hommes, c'est, théoriquement, faire du droit de propriété une sorte de suspect contre lequel s'élèvent d'emblée toutes sortes d'hypothèses et de présomptions redoutables, c'est ensuite fonder en droit les vastes expropriations que les modifications de la vie économique peuvent rendre nécessaires plus tard. C'était, en tout cas, justifier immédiatement les mesures exceptionnelles de réglementation, de réquisition, de taxation que la vie chère réclamait. La Convention, une partie de la Montagne elle-même, trouva ce programme trop hardi, mais les Jacobins Pavaient approuvé.

Condorcet avait proposé d'inscrire dans la Déclaration des Droits que es secours publics sont une dette sacrée de la société. Les Montagnards trouvèrent la formule insuffisante. Oudot s'écria : Il faut que la richesse cesse de regarder comme une générosité ce qui est un devoir. Vergniaud lui répliqua : Les membres qui entrent dans la société ne doivent pas y entrer pour que la société les nourrisse, et la Convention adopta, ce jour-là le texte vague que les Girondins lui proposaient. Ajoutons encore que la Déclaration girondine écartait l'impôt progressif réclamé par les Montagnards.

Les Girondins, qui possédaient la plupart des journaux, proposaient d'inscrire dans la Déclaration des Droits que la liberté de la presse ne pourrait être suspendue ni limitée par aucune loi. Robespierre répondit à Buzot et à Petion, qui soutenaient cette définition, qu'en temps de guerre et de Révolution, la liberté illimitée de la presse était dangereuse. Il cita les restrictions que la Convention. avait déjà apportées à la liberté de la presse en défendant, sous peine de mort, toute attaque contre l'unité et l'indivisibilité de la République, toute propagande en faveur de la loi agraire, toute profession de foi royaliste. La Convention n'en donna pas moins raison à Buzot, ce jour-là (19 avril).

Pour masquer sa politique de classe d'un vernis de libéralisme démocratique en même temps que pour donner à ses partisans le moyen de paralyser une Assemblée législative où domineraient ses adversaires, la Gironde inséra dans son projet de Constitution tout un système de referendum très minutieusement réglé sous le titre de Censure du peuple sur les actes de la représentation nationale.

Un seul citoyen, pourvu qu'il réunit cinquante signatures, pouvait déclencher le mécanisme de ce referendum. Sa proposition pouvait viser non seulement la réforme de la Constitution, mais des actes de législation ou d'administration générale, provoquer la réforme d'une loi existante ou la promulgation d'une loi nouvelle. Si sa proposition était adoptée par son Assemblée primaire, toutes les autres Assemblées primaires du département devraient être convoquées pour l'examiner ; si celles-ci l'adoptaient à leur tour, le Corps législatif devait en délibérer. S'il rejetait la proposition, il suffisait qu'un autre département la reprit à son compte pour que toute la France fût obligatoirement consultée. Si le scrutin donnait tort au Corps législatif, celui-ci devait être immédiatement renouvelé et les membres qui auront voté pour le décret (de rejet), ne pourront pas être réélus ni nommés membres du Corps législatif pendant l'intervalle d'une législature.

Ce même procédé de referendum pouvait provoquer la révision de la Constitution. Dans ce cas, l'Assemblée de révision, la Convention, était formée de deux membres par département. Elle siégeait obligatoirement à cinquante lieues de la ville où le Corps législatif continuait à fonctionner et elle ne devait s'occuper que de rédiger un nouveau projet de Constitution qui serait soumis à l'acceptation du peuple.

La censure du peuple sur les actes de la représentation nationale parut si populaire qu'au début tout au moins les Montagnards n'osèrent pas la combattre.

* * *

Nous sommes maintenant en état de comprendre dans quel esprit les Montagnards rédigeront leur Constitution et pourquoi celle-ci sera très différente du système compliqué et astucieux qu'avaient imaginé les Girondins.

Leur idée essentielle, qu'Hérault de Séchelles mit en lumière au début de son rapport du 10 juin, fut de maintenir la primauté de la représentation nationale. L'Assemblée unique tirera ses pouvoirs du choix direct du peuple. Au contraire les ministres et les corps administratifs continueront, comme dans la Constitution de 1791, à être nommés par des corps électoraux, c'est-à-dire par un suffrage à deux degrés, avec cette seule différence que cette fois les corps électoraux seront nommés au suffrage universel.

Le choix immédiat du peuple assurera déjà la suprématie des représentants sur les administrateurs, du Législatif sur l'Exécutif.

Les députés seront élus non plus au scrutin de liste compliqué inventé par Condorcet, mais à la majorité absolue au scrutin uninominal et direct. Si la majorité absolue n'est pas atteinte au premier tour, on procède à un second tour entre les deux candidats les plus favorisés. Les départements seront découpés en circonscriptions électorales qui compteront chacune quarante mille électeurs au moins. C'est déjà notre scrutin d'arrondissement. Il n'y aura en effet qu'un député par circonscription ; cela, dit Ramel, pour éviter le fédéralisme et empêcher les députés de parler désormais au nom de leurs départements (12 juin). Les suppléants de l'ancienne Constitution sont supprimés. En cas de vacance d'un siège, on procède à une nouvelle élection. On évite ainsi le risque de la formation d'une contre-Assemblée de suppléants, telle que celle que les Girondins voulaient convoquer à Bourges.

Quant au Conseil exécutif, il est organisé de telle sorte qu'il ne pourra entrer en rivalité avec l'Assemblée. Au lieu de sept ministres comme dans le projet de Condorcet, il y en aura vingt-quatre et ces vingt-quatre seront choisis par l'Assemblée elle-même sur une liste de quatre-vingt-trois candidats, désignés par les corps électoraux, à raison d'un par département.

Nommés en dernier ressort par l'Assemblée, les ministres seront les instruments dociles de ses Comités. La Trésorerie et la Comptabilité ne sont plus indépendantes. Leurs membres ne sont plus que les agents du Conseil exécutif qui les nomme et ils sont surveillés par les délégués de l'Assemblée qui arrête leurs comptes.

Les départements ne seront plus de petites républiques capables de rivaliser avec le pouvoir central. D'abord les districts et lies municipalités anciennes sont conservées. Les municipalités continueront d'être élues par le suffrage direct des habitants. Celles des villes ne risqueront pas d'être majorisées par les campagnes, car les Montagnards rejettent le système des grandes communes que les thermidoriens reprendront à leur compte dans la Constitution de l'an HI. Seuls avec les députés, les officiers municipaux sortiront du choix direct des Assemblées primaires. Les administrateurs des districts et des départements, ainsi que les autres fonctionnaires et les juges, seront élus à un suffrage à deux degrés par les Assemblées électorales formées des délégués des Assemblées primaires. Si les administrateurs, avait dit Levasseur de la Sarthe, étaient élus directement par le peuple, bientôt deux pouvoirs s'élèveraient l'un contre l'autre et l'anarchie la plus effrayante résulterait de cette lutte indirecte. L'article 82 stipule que les administrateurs et les officiers municipaux n'ont aucun caractère de représentation et qu'ils ne peuvent en aucun cas modifier les actes du Corps législatif ni en suspendre l'exécution.

Honneur, disait Camille Desmoulins, au membre de l'ancien Comité de Salut public qui a imaginé de faire nommer par le peuple immédiatement ses représentants et médiatement tout le reste des fonctionnaires publics par les corps électoraux ! Celui-là a eu une idée très heureuse et qui ôtait tout le venin du plan de Condorcet[8].

Le grand Jury national et la Censure du peuple prévus au projet Girondin étaient une menace dressée contre les députés. Hérault de Séchelles avait cru cependant devoir les maintenir.

Lors de la délibération, Thirion et Thuriot firent supprimer le grand Jury national, autrement dit la Haute Cour, pour cette raison que ce tribunal serait funeste à la liberté d'opinion des membres du Corps législatif (Thirion). Thuriot ajouta : Est-ce que quatre-vingt-cinq individus (les jurés) qui, étant restés dans les départements, qui, par conséquent, ne peuvent pas connaître la conduite des députés, seront les régulateurs de la législature, qui sera composée de six cents membres ? D'ailleurs, la législature peut rendre nul l'établissement de ce tribunal, car il n'est convoqué que par décret du Corps législatif. Si celui-ci redoute un jugement, il ne le convoquera pas. La Haute Cour disparut sous cet argument. Il n'y aurait rien au-dessus de l'Assemblée.

Quant à la Censure du peuple, autrement dit au Referendum, il n'en subsista qu'un fantôme. Dans le projet Girondin, l'initiative d'une seule Assemblée primaire pouvait déclencher le mécanisme de la consultation nationale pour annuler les lois, en proposer de nouvelles, provoquer la destitution des ministres, etc. La Constitution montagnarde restreint l'exercice du referendum au seul examen des lois et à la révision de la Constitution et elle met à cet exercice des conditions impraticables. Quarante jours après l'envoi de la loi proposée, si, dans la moitié des départements plus un le dixième des assemblées primaires de chacun d'eux régulièrement formées n'a pas réclamé, le projet est accepté et devient loi. Le droit d'initiative populaire a disparu. S'il y a réclamation, dit l'article 60, le Corps législatif convoque les Assemblées primaires. Le droit de réclamation n'est plus que théorique. Qu'importait après cela que les Montagnards aient rangé au nombre des lois et par conséquent soumis à leur referendum la déclaration de guerre ? Il était évident que l'institution ne fonctionnerait jamais, car il était matériellement impossible de réunir l'assentiment préalable du dixième des Assemblées primaires dans plus de la moitié des départements et cela dans l'espace de quarante jours !

Condorcet avait donc bien raison de signaler, dans la protestation qui lui coûtera la vie, que toute la Constitution montagnarde était orientée vers la dictature de l'Assemblée et pratiquement du parti qui gouvernait l'Assemblée.

Mais les Montagnards étaient convaincus que les circonstances imposaient cette dictature. Et ils avaient inséré dans leur Déclaration des Droits des articles populaires qui la feraient, pensaient-ils, accepter des masses.

Ils avaient conservé dans son préambule l'Etre suprême que les Girondins avaient fait rayer. Ils avaient rangé au nombre des droits garantis par la Constitution le libre exercice des cultes négligé par leurs rivaux. Ils y avaient ajouté l'instruction commune, inscrite à la demande de Robespierre : L'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens.

Saint-Just avait fait voter l'article 18 : La loi ne reconnaît point de domesticité ; il ne peut exister qu'un engagement de soins et de reconnaissance entre l'homme qui travaille et celui qui l'emploie.

Robespierre avait fait insérer l'article 21 : La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.

La Déclaration girondine n'accordait le droit d'insurrection qu'après l'épuisement des moyens légaux. La Déclaration montagnarde semblait glorifier l'insurrection : Il y a oppression contre le Corps social lorsqu'un seul de ses membres est opprimé ; il y a oppression contre chaque membre lorsque le Corps social est opprimé. Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour chaque portion de peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. C'était la justification rétrospective du 10 août et du 2 juin.

Enfin, par son article Ier, la Déclaration montagnarde assignait le bonheur commun pour but à la société. Cette expression bonheur commun, qui semblait promettre le Paradis terrestre aux Français, devint le signe de ralliement, le mot de reconnaissance de tous les démocrates partisans de profondes réformes sociales.

Sans doute la célèbre définition de la propriété qu'avait formulée Robespierre avait été écartée ainsi que l'impôt progressif, et Robespierre lui-même n'avait pas protesté, par crainte sans doute de rejeter vers le girondisme une importante fraction des classes moyennes. Mais, telle quelle, la Constitution montagnarde avait un accent social qui manquait au projet girondin et surtout elle était mieux adaptée aux besoins du moment.

Les hommes de cette époque avaient des ambitions si vastes et si nobles qu'ils ne se bornèrent pas à définir dans leur Constitution les droits des hommes, mais qu'ils y ajoutèrent quelques articles sur les droits des peuples.

Condorcet avait repris dans son texte la célèbre déclaration de la Constituante sur la renonciation aux conquêtes, en la précisant toutefois :

La République ne prendra les armes que pour le maintien de sa liberté, la conservation de son territoire et la défense de ses alliés... Elle renonce solennellement à réunir à son territoire des contrées étrangères sinon d'après le vœu librement émis de ta majorité des habitants, et dans le cas seulement où les contrées qui solliciteront cette réunion ne seront pas incorporées et unies à une autre nation en vertu d'un pacte social exprimé dans une Constitution antérieurement et librement consentie.

Dans les pays occupés par les armées françaises, nos généraux seraient tenus d'assurer aux citoyens de ces pays la jouissance entière de leurs droits naturels, civils et politiques et ne pourraient, en aucun cas, protéger le maintien des usages contraires à l'égalité et à la souveraineté des peuples. Ces phrases assez vagues étaient beaucoup moins nettes que les dispositions impératives du célèbre décret du 15 décembre 1792 qui faisait un devoir aux généraux de détruire partout le régime féodal et d'établir la dictature révolutionnaire de la France. C'est que déjà les Girondins non seulement renonçaient au propagandisme, mais songeaient à limiter la guerre et même à négocier la paix. Après la trahison de Dumouriez, le Comité de Salut public avait entamé secrètement des négociations. Alors Robespierre, qui craignait qu'une paix conclue dans ces conditions sous le coup des défaites fût préjudiciable à la République[9], proposa, le 24 avril 1793, d'inscrire dans l'acte constitutionnel quatre articles qui pourraient avoir l'inconvénient, dit-il ironiquement, de nous brouiller avec les rois sans retour. J'assure que cet inconvénient ne m'effraie pas ! Les quatre articles, qui d'ailleurs furent rejetés, étaient ainsi conçus :

I. — Les hommes de tous les pays sont frères et les différents peuples doivent S'entr'aider selon leur pouvoir comme les citoyens du même Etat.

IL — Celui qui opprime une nation se déclare l'ennemi de toutes.

III. — Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

IV. — Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre qui est le genre humain et contre le législateur de l'Univers qui est la Nature.

Ces articles, qui étaient comme l'esquisse d'une Société des Nations où n'entreraient que des peuples libres, avaient la valeur d'un appel aux peuples contre les rois. Robespierre y voyait surtout un moyen pour entraver les négociations entamées par le Comité de Salut public.

Les principes qu'il avait exposés passèrent en partie, mais singulièrement atténués, dans la Constitution montagnarde : Le peuple français est l'ami et l'allié naturel des peuples libres. (Article 118.) Il ne s'immisce point dans le gouvernement des autres nations. Il ne souffre pas que les autres nations s'immiscent dans le sien. (Article 119.) Il donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. Il la refuse aux tyrans. (Article 120.) Il ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire. (Article 121.)

Quand ce dernier article vint en discussion, le 18 juin, le député girondin Sébastien Mercier, le célèbre auteur du Tableau de Paris, en réclama le rejet : De tels articles, dit-il, s'écrivent ou s'effacent à la pointe de l'épée. On peut sur son territoire faire des traités avantageux. Vous flattez-vous d'être toujours victorieux ? Avez-vous fait un traité avec la victoire ? Basire lui lança l'interruption héroïque : Nous en avons fait un avec la mort ! Mais Basire ne fut applaudi que sur les bancs montagnards et il fallut que Barère et Robespierre montassent tous les deux à la tribune pour que l'article, qui reculait les perspectives de paix, fût enfin voté.

* * *

La Constitution fut soumise à l'approbation du peuple français par un plébiscite qui eut lieu sur tout le territoire non occupé par l'ennemi et dans les armées de terre et de mer dans le courant du mois de juillet. La Constitution fut approuvée par 1.801.918 oui contre 11.610 non. Mais il y eut plus de 100.000 votants qui n'acceptèrent qu'avec des amendements fédéralistes, en demandant la mise en liberté des Vingt-Deux et des Douze, c'est-à-dire des Girondins mis en arrestation,. l'annulation des lois votées depuis leur détention, la convocation d'une nouvelle Assemblée, le rappel des représentants en mission, la suppression du maximum des grains, et..

La faiblesse du nombre des opposants ne doit pas faire illusion. Le scrutin eut lieu la plupart du temps à haute voix. Beaucoup d'électeurs se réfugièrent dans une prudente abstention. Aux armées, les représentants préparèrent le vote comme à l'armée du Nord, par d'abondantes distributions de vivres et de vin faites aux troupes.

Les mécontents ; chose à retenir, ne furent pas uniquement des royalistes ou des fédéralistes. Il y eut des révolutionnaires ardents, nombreux dans les villes et surtout à Paris, qui considérèrent que la Constitution était insuffisamment populaire, car elle ne renfermait pas de mesures pour briser l'agiotage et l'accaparement. Ces révolutionnaires, préoccupés avant tout de faire cesser la vie chère, les Enragés comme on les appelait, s'agitèrent avec violence, assez pour inquiéter sérieusement le Comité de Salut public et la Convention. Leur opposition ne s'est pas traduite dans le plébiscite, mais par des pétitions, des manifestations, des troubles qui durèrent à Paris pendant les mois de juin, de juillet et d'août 1793[10].

Mais, pour l'instant, le but que s'était proposé le parti montagnard en bâclant rapidement une Constitution, se trouva atteint. Les partisans des Girondins se débandèrent et se rallièrent en masse autour de la Convention. L'insurrection fédéraliste fut brisée.

Très habilement Barère avait fait décréter, le 27 juin, que la proclamation des résultats du plébiscite se ferait en grande solennité à Paris, le jour anniversaire de la chute de la royauté, le 10 août 1793. A cette Fédération furent appelés les délégués des Assemblées primaires de toute la France. Chacun d'eux reçut six livres par poste, plus 60 livres pour son séjour dans la capitale. Ils vinrent en foule et, au contact des Parisiens qui les choyèrent, ils perdirent ce qui leur restait de préventions fédéralistes[11]. La fête dont David traça le plan et que présida le bel Hérault de Séchelles sur les ruines de la Bastille fut une des plus grandioses de celles que célébra la Révolution. Elle fut toute païenne dans son symbolisme. Une statue de la Nature en style égyptien versait de ses mamelles une eau lustrale qu'Hérault but le premier dans une coupe d'onyx, et successivement les délégués des quatre-vingt-cinq départements burent après lui à la coupe de la Régénération.

Après la fête, l'arche en bois de cèdre qui contenait l'exemplaire officiel de la Constitution et que les délégués des Assemblées primaires, nouveaux lévites, avaient portée sur leurs épaules de la Bastille au Champ de Mars, fut déposée dans la salle même de la Convention. David traça le plan de l'enceinte carrée qui devait la recevoir près de la barre. Le livre sacré était entouré d'un respect religieux. Mais hélas ! la nouvelle Thora ne sortit jamais de l'arche sainte. Les Montagnards qui l'avaient proclamée sur leur Sinaï furent les premiers à demander qu'elle n'entrât en application qu'après la paix, de crainte de fournir aux fédéralistes et aux royalistes, par la convocation d'une nouvelle Assemblée, l'occasion d'une revanche éclatante.

Si le texte ne fut jamais appliqué, il resta pour les démocrates une espérance et une raison d'action. Babeuf, Buonarroti, tous les socialistes des générations post-révolutionnaires ont regardé la Constitution de 1793 comme un commencement de réalisation de leur idéal. C'était, dit Babeuf, une base solide, une pierre fondamentale qui présentait, tracé sur elle-même, tout le dessin de l'édifice parfait de l'Egalité. Tous les éléments et les moyens d'amélioration étaient contenus et indiqués dans ce plan même ; et c'est pour l'avoir bien vu qu'aucun sacrifice n'a coûté à nos ennemis pour le renverser. On aperçoit même, dans l'ordonnance de ce bel œuvre, l'application d'une disposition aussi grande que hardie et philanthropique que nourrissait dès longtemps l'âme de Maximilien Robespierre. Dans un des numéros de son précieux journal, il blâme Solon de n'avoir voulu faire que des lois les moins mauvaises que peut recevoir le peuple pour qui il les destinait, et il ajoute : que de 'vrais législateurs ne doivent point subordonner leurs lois aux mœurs corrompues du peuple pour lequel ils les destinent ; mais qu'ils doivent savoir remoraliser le peuple par les lois, baser d'abord celles-ci sur la justice et la vertu, et savoir ensuite vaincre toutes les difficultés pour y soumettre les hommes. C'est, je le répète, l'intention qui s'aperçoit dans la charte de 93, dont les principes sont bien plus purs que ne l'était même à l'époque où elle fut publiée, le peuple français qui l'adopta. Il faut retenir l'aveu contenu dans ce jugement de Babeuf. Pour ce révolutionnaire sincère, la Constitution montagnarde avait pour but d'élever le peuple français à un niveau supérieur à celui qu'il avait atteint. C'est dire que cette Constitution, pour fonctionner, devait créer les mœurs nécessaires à sa marche. C'est dire que ces mœurs n'existaient pas encore. C'est dire que les Montagnards travaillaient pour l'avenir autant que pour le présent.

L'un d'eux, qui écrivait ses souvenirs dans les derniers jours de la Restauration, à une époque où les idées démocratiques reléguées dans l'oubli paraissaient une chimère, Levasseur de la Sarthe, protestait en termes émus que l'œuvre constitutionnelle accomplie en 1793 ne resterait pas vaine, qu'elle n'était pas une illusion trompeuse, mais qu'elle deviendrait avant peu une réalité :

Oui, disait-il, un jour viendra où l'égalité sera prise pour base du pacte social, où chaque individu, si infime qu'il soit, aura les mêmes droits et la même part aux affaires publiques que l'homme le plus élevé dans la hiérarchie sociale. On reconnaîtra alors que les titres ne sont rien, puisqu'ils sont l'ouvrage de l'homme et non de la nature, que la richesse ne saurait être la base des droits, puisque la richesse elle-même n'est qu'un droit conventionnel. On sentira que tout habitant du territoire, qui n'est pas dégradé par une action infâme, a intérêt au bien général et doit participer aux avantages comme aux charges de la société. On ne traitera plus de folle utopie une Constitution qui reposait sur ces bases sacrées.

Oui, un jour viendra, j'en ai l'espoir et la certitude, un jour viendra où la perfectibilité de l'espèce humaine rendra applicable toutes les vérités générales que les publicistes du jour regardent comme de vaines utopies. L'abolition successive de l'esclavage, de la féodalité, de toutes les servitudes, m'est un sûr garant que nos neveux verront tomber la noblesse et l'hérédité, ces deux grandes plaies de la civilisation moderne. On les verra disparaître sans secousses, sans résistance, car l'homme commence à prendre la robe virile et ses chefs sont obligés déjà d'incliner leur front lorsque l'opinion publique a parlé ; alors la Convention sera bénie comme ayant osé faire, sans appui, sans support, le premier pas dans cette noble carrière de la justice et de la liberté.

Cet enthousiasme, ce lyrisme du vieux révolutionnaire devant qui la tombe est ouverte, a quelque chose d'impressionnant. Ce ne sont pas toujours les prétendus réalistes, les esprits positifs au cœur sec qui comprennent le mieux la portée des grandes choses qui s'élaborent devant leurs yeux et qu'ils ne voient pas. Levasseur n'avait pas tellement tort, puisque ses prédictions se sont réalisées au moins en partie. L'utopie, c'est-à-dire le gouvernement du peuple par le peuple, est devenue une réalité, sinon en France, du moins chez ceux de nos voisins où fonctionne avec le suffrage féminin le referendum sur les Constitutions et sur les lois.

Est-ce à dire que la Constitution de 1793, que la guerre étrangère et la guerre civile ont enterrée dans son arche, aurait pu être applicable, en période normale, dans la France de cette époque ?

Jaurès l'a cru. Il reproche à Levasseur d'avoir dit que la Constitution montagnarde n'était faite que pour l'avenir :

Elle avait pour soutien, à l'en croire, toute la vie révolutionnaire, toute la vie nationale dans ces quatre années qui avaient fait l'œuvre des siècles. La souveraineté nationale était déjà un principe et un fait. Le suffrage universel avait fonctionné dans l'élection de la Convention même, à deux degrés il est vrai, -mais en quoi était-il plus malaisé de nommer directement des députés que des Assemblées électorales ? Aussi bien, pour le choix des maires, des procureurs syndics, c'était le suffrage direct des Assemblées primaires qui décidait. L'élection appliquée au choix des juges, des prêtres, était devenue une habitude de la nation. Pour l'organisation du pouvoir législatif et exécutif, il n'y avait aucune faction, si modérée fût-elle, qui osât proposer ou le partage du corps législatif en deux Chambres ou la concentration du pouvoir exécutif en un seul homme, président ou stathouder. Le mode adopté par la Constitution de 1793 conciliait, pour l'exécutif, le principe de l'élection populaire, la nécessité du contrôle législatif et le besoin d'un pouvoir vigoureux et agissant.

Et Jaurès n'hésite pas à conclure :

La Constitution de 1793 répondait bien aux conditions vitales de la Révolution, à la réalité politique et sociale de la France nouvelle.

Malgré toute l'admiration que je ressens pour la haute pensée de Jaurès, je ne suis pas cependant persuadé que la Constitution de 1793 aurait pu fonctionner normalement et dans son esprit, même si la guerre étrangère et la guerre civile n'avaient pas bouleversé le pays. Sans doute Jaurès a raison quand il nous dit que le suffrage universel commençait à s'acclimater. Mais ce n'était qu'une minorité, une très petite minorité (souvent dix pour cent des inscrits), qui s'intéressait à la vie publique et qui participait aux opérations électorales. Les Assemblées primaires comme les clubs n'étaient fréquentés que par des militants. La masse restait indifférente. Elle ne savait pas lire. Pour qu'une Constitution démocratique soit autre chose qu'un programme, pour qu'elle devienne quelque chose de vivant, il faut que le peuple soit majeur ; il faut que l'école et le journal aient fait leur œuvre. Ce n'est pas en quatre ans ni même en quarante ans qu'on forme des citoyens. Il y faut des générations.

Mais je conviens avec Babeuf, avec Levasseur et avec Jaurès, que les lois forment les mœurs. J'ajoute que la pratique du referendum, que la fréquence des consultations nationales est la meilleure école du citoyen, une école pratique, qui instruit les intéressés beaucoup mieux et beaucoup plus vite que tous les cours d'instruction civique. On l'a bien vu chez nos voisins les Suisses. C'est en forgeant, dit un proverbe, qu'on devient forgeron. C'est en votant, en votant souvent, et non pas seulement pour élire des hommes mais pour se prononcer sur les lois qui vous touchent directement, qu'on forme ries électeurs, qu'on fait des citoyens. A ce point de vue, le robuste optimisme des révolutionnaires a pris sur l'avenir une valable hypothèque. Leur Constitution n'est pas morte tout entière. L'esprit qui l'animait reste vivant, il n'a pas épuisé sa vertu.

 

 

 



[1] Barère, qui deviendra bientôt le chef de la Plaine, ne passera à la Montagne qu'après l'insurrection parisienne du 2 juin 1793.

[2] Nous suivons pour les débats le texte des Archives parlementaires.

[3] Les Archives parlementaires, t. 58, p. 583 et suiv. donnent le texte d'après l'imprimé officiel qui est conservé dans la collection Portiez (de l'Oise) à la Chambre des Députés.

[4] On trouvera ce texte soit aux Archives parlementaires, t. 58 ; soit dans La Révolution française, t. XXXIV.

[5] Le délit que je dénonce, dit Amar, existe dans la page 103 ; on y trouve ces mots : Second mode de discussion pour le Corps législatif : Art. premier : L'Assemblée législative se divisera en deux sections pour la discussion ; — Art. 2. Cette discussion dans les sections sera publique et aucune délibération ne pourra y être prise ; — Art. 3. La discussion finie, les deux sections se réuniront en une Assemblée pour la discussion générale. — Il résulte des explications de Barère, en réponse à Amar, que le Comité de Constitution avait autorisé le rapporteur Condorcet à mettre ces articles incriminés dans une note ou en variantes à la suite de la Constitution. Sur l'observation de Marat, Barère reconnut que ces articles imprimés à la suite du projet n'avaient pas été lus à la Convention, lors du dépôt du rapport et du projet par Condorcet.

[6] C'est sur la motion de Marat que l'Assemblée décréta que les additions furtives, avait dit Marat, seraient retranchées des exemplaires qui seraient envoyés aux 85 départements (Archives parlementaires, t. 59, pp. 43-44). Il serait intéressant de retrouver l'exemplaire du projet primitif tel que Baudouin l'avait imprimé. Le texte des Archives parlementaires qui est conforme à celui de la collection Portiez de l'Oise ne les contient pas, pas plus que le texte reproduit par M. Aulard dans La Révolution française, t. XXXIV. M. Aulard ne semble pas avoir connu ce grave incident. Mme Hintze, qui a consacré à la Constitution de 1793 tout un chapitre de son livre Staatseinheit und Fœderalismus, n'en sait pas plus sur ce point que M. Aulard.

[7] Ici encore, Condorcet fut battu. Le 21 mai, la Convention décréta le maintien des districts et des cantons. Mais les Girondins prendront leur revanche dans la Constitution de l'an III, qui supprima les districts et institua des administrations municipales de cantons.

[8] Lettre de Camille Desmoulins au général Dillon, dans les Archives parlementaires, t. 68, p. 577.

[9] Robespierre avait déjà fait amender le célèbre décret du 13 avril de telle sorte que la promesse qu'il contenait de ne pas s'immiscer dans les affaires intérieures des autres nations ne pouvait pas comporter la négociation d'une paix qui sacrifierait les droits à l'indépendance des peuples que nous avions affranchis (Rhénans, Belges, Savoisiens, etc.). Cet amendement de Robespierre était un sérieux sabot à la politique défaitiste de Danton. Voir mon livre Danton et la paix, pp. 145-148.

[10] Voir dans mon livre sur la Vie chère et le mouvement social sous la Terreur, le chapitre intitulé : Les Enragés contre la Constitution de 1793.

[11] Voir à cet égard la très intéressante lettre d'un fédéré béarnais publiée par M. Antoine Richard sous le titre : Le Paris d'août 1793 vu par un provincial. Annales révolutionnaires, 1923, t. XV, p. 318-321.