GIRONDINS ET MONTAGNARDS

 

CHAPITRE II. — ROBESPIERRE ET VERGNIAUD.

 

 

L'Institut des Hautes Etudes de Bruxelles m'a invité, en 1924, à donner, sous son patronage, deux conférences sur l'éloquence révolutionnaire. On en trouvera ici l'essentiel.
Principales sources : BUCHEZ et ROUX, Histoire parlementaire de la Révolution ; Ernest HAMEL, Histoire de Robespierre ; PARIS, La jeunesse de Robespierre ; STÉFANE-POL, Le conventionnel Le Bas ; Emile LESUEUR, Œuvres judiciaires de Robespierre ; Mme ROLAND, Lettres, édition Cl. Perroud ; Georges MICRON, Correspondance de Robespierre ; A. MATHIEZ, Robespierre terroriste.
Charles VATEL, Vergniaud ; J. GUADET, Les Girondins ; Eugène LINTILHAC, Vergniaud ; Mémoires de Louvet, de Daunou, de Dumouriez, de Vaublanc ; A. AULARD, Les orateurs de la Constituante, de la Législative et de la Convention.

 

I. — Leurs caractères, leurs idées, leurs talents.

... Pourquoi entre tant d'autres noms qui se présentaient à mon esprit, ai-je choisi ces deux-là pour vous donner une idée de l'éloquence révolutionnaire ? C'est que je ne me propose pas d'envisager le sujet du seul point de vue littéraire. L'éloquence politique ne peut se séparer de la politique. Une opinion de Robespierre, disait fort bien Anatole France, dans une de ses premières chroniques du Temps, celle du 22 mars 1886, ne s'interprète pas comme un sermon de Massillon. Les discours des Constituants, des Législateurs et des Conventionnels sont des actes autant que des paroles ; il faut en expliquer la signification politique avant d'en apprécier la valeur esthétique. Puisque j'étais ainsi amené à évoquer les luttes passionnées qui forment le fond du drame révolutionnaire, il m'a semblé que je devais m'attacher de préférence aux deux partis qui ont rempli la scène à l'époque la plus critique, à la Gironde et à la Montagne.

Bien que Vergniaud n'ait pas été, à proprement parler, le chef de la brillante Gironde si individualiste, si indisciplinée, il m'a paru que par la noblesse harmonieuse de son talent comme par la souplesse onduleuse de son caractère, il était plus désigné qu'aucun autre pour la représenter au vrai devant la postérité. Et, pour donner à Vergniaud la réplique, Robespierre s'imposait, puisque Robespierre fut dès le premier jour l'opiniâtre antagoniste de la Gironde et plus tard l'animateur du grand Comité de Salut public et le chef incorruptible de l'orageuse Montagne.

Rien en apparence ne faisait prévoir au début que l'avocat bordelais et l'avocat artésien dussent un jour se dresser en rivaux, en adversaires, en ennemis mortels et que deux classes, deux mondes les sépareraient sans autre alternative que l'arbitrage de l'échafaud.

Ils sortaient, l'un comme l'autre, de cette robuste bourgeoisie provinciale qui a fait la force de la France monarchique avant de décider du succès de la Révolution qui fut son œuvre. Vergniaud, l'aîné, né à Limoges en 1753, est le fils d'un fournisseur aux armées qui possède du bien au soleil, notamment quatre maisons dans sa ville natale. Robespierre, plus jeune de cinq ans, est le descendant d'une longue lignée d'hommes de loi qui remplirent des charges modestes mais honorables auprès des tribunaux de l'Artois. Leur jeunesse à tous les deux connut des heures difficiles. Vergniaud, dont le père fut ruiné subitement en 1771 par une mauvaise spéculation, ne put terminer ses études que grâce à la protection de l'intendant du Limousin, le célèbre Turgot, qui lui fit obtenir une bourse dans le collège du Plessis-Sorbonne où il avait fait lui-même ses humanités à Paris. Robespierre, orphelin de mère à l'âge de dix ans, rainé de quatre enfants, est abandonné par un père prodigue qui quitte Arras deux ans après la mort de sa femme pour se réfugier à Mannheim, en Allemagne. Il ne peut faire ses études que grâce à la charité d'un chanoine d'Arras qui lui procure une bourse au collège Louis-le-Grand.

Faisons cette remarque avant d'aller plus loin. Vergniaud était déjà un adolescent, âgé de dix-huit ans, quand le malheur s'abattit sur sa maison, tandis que Robespierre n'avait que huit ans quand il fut abandonné seul avec son frère et ses sœurs, par un père défaillant. Cela signifie que Robespierre fut sevré des joies de l'enfance, des câlineries familiales et que la vie lui est apparue, dès le premier moment, sous l'aspect de la peine et du devoir. Vergniaud, lui, a passé ses jeunes années au milieu de l'aisance et du confort. Il avait eu un précepteur avant d'être envoyé au collège. Il n'a pas été privé des baisers maternels. Il a pu savourer les agréments de l'existence, assez longtemps pour ne plus pouvoir en perdre le souvenir et pour en conserver à jamais le regret et l'attrait.

La carrière des deux jeunes gens accuse cette différence initiale. Tandis que Robespierre, sous l'aiguillon du besoin, se montre un fort en thème irréprochable, qui moissonne chaque année de nombreux lauriers scolaires, et que ses maîtres, au sortir du collège, honorent des témoignages de satisfaction les plus flatteurs, Vergniaud, lui, flâne et musarde. On cherche en vain son nom dans les palmarès.

Sans hésitation, Robespierre embrasse l'état paternel. Son droit terminé, il s'inscrit en 1781, à vingt-trois ans, au barreau de sa ville natale et les causes lui viennent sans effort, car on sait que sa conscience est à la hauteur de son talent.

Vergniaud, qui a terminé tardivement ses classes, ne semble pas avoir la moindre préférence pour une vocation quelconque. Du collège, il passe au séminaire, sur les indications d'un sien oncle, dom François, qui est prieur d'une abbaye cistercienne. Tout séminariste qu'il est, il fréquente le salon philosophique d'un rimeur académique, Thomas, où l'a conduit Turgot. Il admire les strophes emphatiques de son hôte et s'exerce aux petits vers avec plus d'empressement qu'aux dissertations théologiques. Au moment de sauter le grand pas, à la lin de son noviciat, il quitte brusquement le séminaire. Il a vingt-sept ans. Il est sans situation et sans argent. Aux reproches de sa famille, il répond avec une belle insouciance : Si je croyais que l'état ecclésiastique pût me procurer une existence que je ne puisse pas obtenir par un. autre état, je le reprendrais et ne croyez pas que ce soit par inconstance. Je rai pris, la première fois, sans savoir ce que je faisais ; je l'ai quitté parce que je ne l'aimais pas et je ne le reprendrai que par nécessité. (Lettre à son beau-frère Alluaud du 1er janvier 1780). La famille a le bon esprit de ne pas insister. Elle lui trouve un emploi de commis aux vingtièmes. Il n'y fait que passer. Alors le beau-frère Alluaud, qui est ingénieur géographe du roi, entrepreneur des ponts et chaussées et bientôt administrateur de la manufacture de porcelaines de Limoges, s'avise que le séminariste est bien doué pour la parole. Il arrache Vergniaud aux délices de Paris, où il fait des dettes, et l'expédie à Bordeaux faire son droit à ses frais. Vergniaud a enfin trouvé sa voie. A Bordeaux, un magistrat renommé pour son amour du progrès et pour sa hardiesse philosophique, le président Dupaty, le bon juge d'alors, qu'il a connu dans le salon de Thomas, le prend sous sa protection, en fait son secrétaire aux appointements de 400 livres, lui procure quelques causes quand il a conquis le grade de licencié. Vergniaud plaide en beau et noble langage, il divise ses plaidoiries en trois points comme ses sermons d'autrefois et sa clarté, parée des grâces de la rhétorique du temps, lui vaut le succès. On l'applaudit dans le prétoire, contrairement aux usages du barreau Bordelais. Le voilà lancé. Il gagne une affaire de succession de trois millions et le plaideur satisfait l'emmène pour huit jours en son château des bords de la Garonne.

Il n'en est pas plus argenté. Les louis glissèrent toute sa vie entre ses doigts distraits. Il sera relancé jusqu'à la .fin par ses créanciers. En juillet 1792, alors qu'il était déjà un des orateurs les plus en vue de la Législative, il écrivait à son beau-frère, sa Providence, qu'il ne savait comment payer son boulanger. C'est qu'il aime le Saint-Emilion et les chansons. On trouvera après sa mort 320 bouteilles vides dans son grenier.

Il écrit et publie, parfois jusque dans le Mercure de France, de petits vers légers inspirés par les beautés bordelaises qui ne lui furent point farouches. L'une d'elles, nous dit son biographe Vatel, était une grande dame du monde parlementaire. Voici le début de la meilleure de ces productions poétiques, une Épître aux astronomes, qui parut dans le Mercure du 14 septembre 1782 :

Messieurs les amants d'Uranie,

Le Ciel brille, l'air est serein,

Par deux astres nouveaux la nuit est embellie,

Dépêchez-vous, lorgnette en main,

Pénétrons sous ce vert feuillage,

Aux vieux observateurs laissons le firmament,

Vous savez bien qu'Amour place le plus souvent

Sur du gazon, dans le bois d'un bocage,

L'observatoire d'un amant.

Ces vers faciles, tout à fait dans le goût du siècle aimable et frivole, ne sont ni meilleurs ni pires que la moyenne des productions du temps. C'est de la poésie sans poésie, du badinage sans sincérité.

Plaire aux dames sera toujours la grande occupation de Vergniaud. Il poursuivait plusieurs intrigues à la fois. Même après le 31 mai, quand il était déjà consigné dans sa maison sous la garde d'un gendarme, il recevait encore des visites féminines, et il existe dans ses papiers mis sous scellés au moment de son transfert en prison, une quinzaine de billets amoureux que lui écrivaient en même temps deux femmes différentes, l'une, Ernestine, de condition plus modeste et d'orthographe incertaine, l'autre, Louise, de culture plus relevée. Vergniaud ne considéra jamais l'amour que comme un divertissement.

Tout différent, Robespierre. Sans doute, Robespierre, lui aussi, taquina la muse des salons. Son adolescence ne fut pas aussi morose qu'on l'a dit. Il eut des succès de société. Il adressait aux dames des madrigaux rimés dont voici le plus célèbre, adressé à une jeune Anglaise, miss Ophelia Mondien :

Crois-moi, jeune et belle Ophélie,

Quoiqu'en dise le monde et malgré ton miroir,

Contente d'être belle et de n'en rien savoir,

Garde toujours ta modestie.

Sur le pouvoir de tes appas

Demeure toujours alarmée,

Tu n'en seras que mieux aimée,

Si tu crains de ne l'être pas.

Cela ne rend pas le même ton que l'Epître aux astronomes. Ce que Robespierre prise dans la femme, c'est la pudeur et la modestie, les vertus dont Vergniaud fait bon marché. L'avocat artésien respectait la femme. S'il eut des aventures, personne n'en a rien su. Il gardait pour lui ses essais poétiques, dont aucun ne fut publié avant sa mort. Loin d'avoir le cœur aride, comme on l'a prétendu, il était doué d'une sensibilité frémissante, et il recherchait par goût la société du beau sexe. Il eut des admiratrices passionnées et non pas des femmes quelconques, des tricoteuses de la guillotine, des jupons gras, mais des dames du meilleur monde, comme cette enthousiaste comtesse de Chalabre qui tenait salon à Paris et qui entretint avec lui une correspondance suivie sur des sujets politiques, ce qui lui vaudra d'être emprisonnée après thermidor. Une jeune Nantaise de 22 ans, qui venait de perdre son mari dans la guerre de Vendée, Mme Jaquin, écrivait à Robespierre, le 13 prairial an II, une lettre brûlante d'amour pour lui offrir, avec sa main, 40.000 francs de rentes. Si Robespierre inspira de telles passions, c'est que les femmes le sentaient différent des autres hommes, c'est qu'elles savaient d'instinct que celui-là se donnerait tout entier, le jour où il se donnerait. Il n'aima qu'une fois et son amour fut chaste. La fiancée qu'il devait épouser après la Convention, Eléonore Duplay, la fille aînée de son hôte, le menuisier assez aisé chez lequel il logeait, resta, toute sa vie, fidèle à sa mémoire. Elle refusa de porter un autre nom que son nom de famille puisqu'elle n'avait pas pu porter celui de Robespierre.

Des esprits chagrins pourraient croire qu'après tout, si Robespierre, à l'inverse de Vergniaud, ne courut pas après les bonnes fortunes et même les dédaigna, c'est que ses moyens physiques l'en rendaient incapable. Pour dissiper cette illusion, il suffit de considérer les portraits authentiques de nos deux personnages.

Vergniaud avait l'aspect d'un paysan courtaud et trapu : les épaules puissantes, la poitrine bombée, l'encolure large, la tête massive. Dans le visage épais, on remarquait le nez, déprimé au milieu et relevé du bout sur des narines dilatées, les yeux noirs et vifs sous des sourcils épais, les lèvres larges et sensuelles, le front plutôt petit avec des pommettes proéminentes, la mâchoire carrée. Vergniaud n'était rien moins que beau, d'autant plus que son visage, comme celui de Mirabeau, était criblé de marques de petite vérole. Sa figure fut de bonne heure usée, presque ridée. Mme Roland nous dit que son regard était voilé. L'avocat Chauvot, qui fut son contemporain au barreau de Bordeaux, ajoute qu'il avait la démarche lente et lourde. Il ne s'animait qu'à la tribune. Alors ses yeux noirs se remplissaient d'éclat et sa tête se relevait avec majesté.

Robespierre, lui, respirait dans toute sa personne la distinction et l'élégance. La taille mince et bien prise, la démarche ferme et vive, sa silhouette était agréable à voir. A vingt-cinq ans, le grand peintre Boilly, son compatriote, le peignit dans son bel habit de réception à l'Académie d'Arras : le grand front sous la perruque bien peignée, les yeux gris bleutés très vifs sous des sourcils nettement arqués, une bouche fine sous un nez allongé, les joues rondes, le menton bien formé sur un jabot de dentelle. Plus tard, dans les derniers temps du Comité de Salut public, la fatigue creusera ses joues, accentuera ses pommettes, pâlira son teint. Pour protéger ses yeux usés par la lecture, il arborera les lunettes vertes qu'on voit dans le pastel de Gérard.

Mais, même alors, il reste svelte et gracieux. Un anonyme, dans un portrait satirique paru au lendemain de son supplice, devra reconnaître qu'il savait adoucir avec art sa voix naturellement aigus et criarde et donner de la grâce à son accent artésien, qu'il avait calculé le prestige de la déclamation et que, jusqu'à un certain point, il en possédait le talent, qu'il se dessinait assez bien à la tribune. Un autre de ses ennemis, Rœderer, qui comparera Robespierre au chat-tigre, avouera cependant qu'il eut d'abord la mine inquiète mais assez douce du chat domestique. Du chat, il avait en effet la souplesse d'allures et la grâce caressante.

Si le visage est le miroir de l'âme, comme on l'a dit, Robespierre devrait avoir une âme tendre et fine, fière aussi, une âme d'une qualité supérieure. Celle de Vergniaud, dans son corps massif surmonté d'un visage sensuel et sans beauté, ne devait jamais planer très haut au-dessus des réalités terrestres.

Nous avons le catalogue de la bibliothèque de Vergniaud. Les ouvrages légers et même égrillards y sont nombreux Parny, Dorat, Laclos, Restif, Zélie au bain, l'érotika biblion, etc. On y voit aussi le Testament du curé Meslier, le livre le plus hardi du siècle, le plus parfait manuel d'athéisme qu'on ait encore écrit. En revanche, J.-J. Rousseau manque. Vergniaud, à n'en pas douter, n'est pas seulement un épicurien, c'est un sceptique. Il lui arrivera sans doute, au début de la Révolution, de faire l'éloge des prêtres constitutionnels, d'invoquer la Providence et de parler, avec un respect hypocrite, de la religion qui nous a fait tous frères. Pure politique. Il ménageait alors une influence qu'il croyait utile. Mais,. sous la Législative et sous la Convention, il laisse libre cours à ses véritables sentiments. Le 16 mai 1792, dans un discours où il demandait que les prêtres réfractaires fussent déportés dans les Etats de l'Eglise, il s'exprime en ces termes ! Le pape ne pourra voir dans le présent que nous lui aurons fait de tant de saints vivants qu'un témoignage de notre reconnaissance pour les bras, les têtes et les reliques des saints morts dont il a gratifié, pendant tant de siècles, notre crédule piété. Dès le 10 avril précédent, il avait réclamé la laïcisation complète de l'état civil, la suppression radicale de toute religion officielle : Chaque individu, dans sa croyance, doit être indépendant de la société ou bien le gouvernement est tyrannique. Toute société, dans son administration, doit être indépendante de toutes les croyances religieuses, ou elle n'a plus de gouvernement, elle est livrée au fanatisme et à l'anarchie. Un an plus tard, le 19 avril 1793, au moment de la, discussion de la nouvelle Déclaration des Droits de l'Homme, il s'oppose à ce qu'on y inscrive la liberté du culte : Aujourd'hui que les esprits sont dégagés et que les entraves qui ont si longtemps enveloppé l'âme humaine sont enfin brisées. je ne crois pas que, dans une déclaration des droits sociaux, vous puissiez consacrer des principes absolument étrangers à l'ordre social. Dans lé même discours, il désignait le catholicisme par cette expression : La superstition sous laquelle la France a si longtemps gémi. C'est la pure doctrine du curé Meslier. M. Aulard a eu raison d'écrire que Vergniaud fut le plus païen des Girondins. Les pires ennemis de l'Eglise et de la Religion sont souvent des séminaristes qui ont mal tourné. Mais nous ne devons pas oublier que, si étranger qu'il fût à tout sentiment religieux, Vergniaud n'était pas cependant un fanatique retourné. Quand Cambon proposa à la Législative, le 20 août 1792, dans l'effervescence qui suivit la chute du trône, de déporter en bloc tous les prêtres réfractaires à la Guyane, il s'y opposa au nom de l'humanité.

Cet indolent viveur était incapable de haines profondes. Ses convictions étaient à fleur de peau. Il lui suffisait d'avoir conquis sur l'Église sa liberté personnelle. La vengeance lui était inconnue parce qu'elle lui aurait demandé trop d'efforts. Il avait résumé sa philosophie en ces deux vers assez plats mais sincères :

Allons au bal, chantons la comédie,

Vivons gaîment près d'une douce amie.

Son idéal social, qu'il définit dans son discours du 8 mai 1793 sur la nouvelle Constitution, est le prolongement de son épicurisme essentiel. Il se moque de Rousseau et de Montesquieu, qui ont écrit que les républiques ne peuvent se soutenir que par la vertu, et que la vertu se corrompt par les richesses. Maxime bonne pour le gouvernement d'une petite cité guerrière comme Sparte ! Mais le peuple français, qui ne connaît pas le brouet noir, n'entend pas se priver des dons qu'il a reçus de la nature : Je pense que vous voulez profiter de sa sensibilité pour le porter aux vertus qui font la force des républiques, de son activité industrieuse pour multiplier les sources de sa prospérité, de sa position géographique pour agrandir son commerce... de son génie enfin pour lui faire enfanter ces chefs-d'œuvre des arts, ces inventions sublimes, ces conceptions admirables qui font le bonheur et la gloire de l'espèce humaine. Il considère la richesse comme la condition du progrès. La République qu'il rêve, ce n'est pas une République mesquine et maussade, mais une République gaie et plantureuse, quelque chose comme la République de Cocagne dont parlait Danton. Sans doute, il se dit démocrate, mais il est visible qu'il ne croit pas que les masses ignorantes puissent gouverner. Il réserve le pouvoir à l'élite, aux plus riches, aux plus éloquents, aux plus cultivés. Le peuple, pour lui, a très bien dit M. Aulard, n'est qu'une galerie applaudissante. Il ne prit jamais les artisans et les paysans au sérieux comme citoyens. Il les savait trop croyants et trop crédules. Et, pour lui, l'homme complet était l'homme libéré du mystère. Il lui fallait une société brillante. Il aimait le théâtre avec passion. Il recherchait partout la beauté et le génie. Je crains bien qu'au fond, c'était là toute sa politique. (Aulard.) Il était bien le fils de Voltaire et des Encyclopédistes du XVIIIe siècle, aimable, libre et libertin.

 

Robespierre n'appartient pas à cette lignée. C'est un croyant. Entendons-nous. Pas plus que Vergniaud, il ne croit aux dogmes. J'ai été dès le collège, dira-t-il un jour aux Jacobins, le 21 novembre 1793, un assez mauvais catholique. Et c'est très exact. Un de ses anciens professeurs de Louis-le-Grand, l'abbé Proyart, nous apprend que, dès l'âge de quinze ans, la prière, les instructions religieuses, les offices divins, la fréquentation du sacrement de pénitence, tout cela lui était odieux. Quand il eut quitté le collège, il cessa toutes les pratiques cultuelles. Et, à l'heure de sa mort, tout comme Vergniaud, il n'appela pas de prêtre.

Mais la notion du devoir, une sorte de morale laïque, un kantisme qui ne devait rien à Kant, lui tenait lieu de foi et de religion. L'abbé Proyart remarque qu'il s'absorbait très jeune dans ses pensées. Un autre de ses maîtres, Hérivaux, frappé de la force de ses convictions, l'avait surnommé le Romain. Il avait lu Plutarque et il s'était fait une âme antique, toute tendue vers l'héroïsme et la vertu. Il admirait J.-J. Rousseau, avec lequel il avait eu un entretien (en 1778), et la vue de l'auteur de l'Emile et du Contrat social lui avait produit une telle impression, qu'il écrivit comme un hymne en prose en son honneur : Je t'ai vu dans tes derniers jours, et ce souvenir est pour moi la source d'une joie orgueilleuse. J'ai contemplé tes traits augustes, j'y ai vu l'empreinte des noirs chagrins auxquels t'avaient condamné les injustices des hommes. Dés lors, j'ai compris toutes les peines d'une noble vie qui se dévoue au culte de la vérité. Elles ne m'ont pas effrayé. La conscience d'avoir voulu le bien de ses semblables est le salaire de l'homme vertueux. Vient ensuite la reconnaissance des peuples qui environne sa mémoire des honneurs que lui ont déniés ses contemporains. Conne je voudrais acheter ces biens au prix d'une vie laborieuse, an prix même d'un trépas prématuré ! Tout l'homme est dans ce cri de l'adolescent. Il se dévouera pour les opprimés, il luttera pour la sainte cause de la justice. Il estime que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue si elle n'est pas au service d'une noble cause qui. la dépasse. Il a écouté l'émouvant appel du vicaire savoyard : Otez-moi ma conscience et je suis le plus malheureux des hommes. Ce fut son dernier cri, celui du discours du 8 thermidor.

 

La conscience, au fond, c'est sa seule divinité. Il n'a pas d'inquiétude métaphysique. Il ne cherche pas à définir Dieu. Le problème religieux, qui n'apparaissait à Vergniaud que sous l'aspect individualiste, est pour lui un problème collectif, un problème social. S'il propose à la Convention de reconnaître l'existence de Dieu et l'uni-mortalité de l'âme, c'est uniquement pour des raisons pratiques. Il reproche à l'athéisme, non pas d'être faux, mais d'être aristocratique, c'est-à-dire d'être au-dessus de l'intelligence du peuple de son temps et, par conséquent, d'être dangereux pour la moralité publique.

Son déisme était plus évolué que celui de Rousseau.. C'était un déisme tout social, déjà une sorte de pragmatisme. Le fameux décret du 18 floréal instituait une fête à l'Être suprême et à la Nature ! On l'oublie trop. L'Etre suprême, la Nature, la Loi morale, la Providence étaient pour Robespierre des mots et des idées synonymes. Il disait, dans son grand discours du 20 prairial : Le véritable prêtre de l'Eire suprême, c'est la Nature, son temple l'Univers, son culte la Vertu. Une telle définition pourrait aussi bien convenir à un panthéiste qu'à un déiste. Il était si peu fanatique, que, le 2 floréal, comme un de ses amis, Julien de Paris, proposait aux Jacobins, selon les idées de Jean-Jacques, de proscrire les athées de la République, il s'opposa avec véhémence à cette proposition intolérante qu'il fit rejeter. C'est parce qu'il est tolérant, parce qu'il comprend, chose assez rare chez les philosophes de son temps, la valeur sociale des religions qu'il se gardera d'enlever à la foule des misérables, incapables de porter le poids du doute, le secours, pour lui illusoire, des consolations célestes.

Il n'aime 1'Etre suprême qu'en fonction du peuple. C'est le peuple, c'est le genre humain qui est l'objet de son culte. Il le déclarait aux Jacobins, le 2 janvier 1792, en réponse à Brissot : L'amour de la justice, de l'humanité, de la liberté, est une passion comme une autre ; quand elle est dominante, on lui sacrifie tout. Il a tenu parole. Du premier jusqu'au dernier jour de sa vie politique, il s'est mis, avec un désintéressement absolu, au service des misérables.

A l'inverse de Vergniaud, qui se plaît dans le luxe et qui trouve légitime la richesse des oisifs, Robespierre n'aime que les travailleurs et n'est pas loin de penser que la richesse ne s'obtient jamais qu'à leurs dépens par la violence, la ruse et l'injustice : Les grandes richesses, disait-il le 5 avril 1791, corrompent et ceux qui les possèdent et ceux qui les envient. Avec les grandes richesses, la vertu est en horreur, le talent, même dans les pays corrompus par le luxe, est regardé moins comme un moyen d'être utile à la patrie que comme un moyen d'acquérir de la fortune. Dans cet état de choses, la liberté est une vaine chimère, les lois ne sont plus qu'un instrument d'oppression. Vous n'avez donc rien fait pour le bonheur public si toutes vos institutions ne tendent pas à détruire cette trop grande inégalité des fortunes... L'homme peut-il disposer de cette terre qu'il a cultivée lorsqu'il est lui-même réduit en poussière ? Non, la propriété de l'homme, après sa mort, doit retourner au domaine public de la société. Ce n'est que pour l'intérêt public qu'elle transmet ces biens à la postérité du premier propriétaire. Or, l'intérêt public est celui de l'égalité. Les socialistes ne diront rien de plus contre l'héritage et contre le droit de propriété.

Vergniaud ne voulait qu'une révolution politique, le transfert du pouvoir du roi et des privilégiés à la bourgeoisie. Pour Robespierre, la Révolution n'était rien ou peu de chose, si elle n'aboutissait pas à une révolution sociale. Il écrivait, dans le premier numéro de son journal Le Défenseur de la Constitution, paru au printemps de 1792 : Est-ce dans les mots de république et de monarchie que réside la solution du grand problème social ? Le grand problème social, aucun autre révolutionnaire n'a parlé ce langage.

Il répugnait au communisme, à la loi agraire, qu'il considérait comme une chimère, il disait de la loi agraire que c'était un fantôme créé par des fripons pour épouvanter les imbéciles (24 avril 1793), mais il entendait que toute l'action politique fût employée à réprimer les abus de la richesse, et c'était au nom de son idéal moral, au nom de la justice, et non de l'intérêt, et non de la lutte de classes, qu'il formulait cette revendication essentielle : En fait de politique, disait-il le 9 mai 1791, rien n'est juste que ce qui est honnête, rien n'est utile que ce qui est juste !

On l'a peint quelquefois comme un démagogue, comme un flagorneur des foules. C'est une calomnie. Il aimait trop le peuple pour le flatter. Il savait que sa capacité politique était encore trop restreinte pour qu'il pût se passer de guides. Il craignait les surenchères. Il n'hésitait pas à dire aux Jacobins de dures vérités, à se séparer de ses amis politiques quand sa conscience le lui commandait, ainsi dans la question du licenciement des officiers, dans la question de la guerre, dans celle du bannissement de Philippe-Egalité, et il avait raison de répondre à Brissot, le 27 avril 1792 : J'ai mieux aimé souvent exciter des murmures honorables que d'obtenir de honteux applaudissements. J'ai regardé comme un succès de faire retentir la voix de la vérité lors même que j'étais sûr de la voir repoussée. Nul ne s'est fait de ses devoirs d'homme et de représentant une idée plus haute ; nul ne les a mieux remplis.

L'homme privé fut irréprochable. Il partageait ses modestes ressources entre sa sœur et son frère. Il leur servit de père. Il n'eut jamais de dettes et il ne laissa à sa mort pour toute fortune que la valeur de deux mille francs environ.

On a dit avec complaisance qu'il était ambitieux, rusé, envieux. Ce sont ses ennemis qui l'ont dit. Plus je le connais, plus je me familiarise avec ses écrits et ses actes, plus j'en pénètre les vrais motifs, et plus j'éprouve d'estime pour la dignité de son caractère et pour la noblesse de ses sentiments. Jaurès trouve en lui une exceptionnelle probité morale, un sens religieux et passionné de la vie et une sorte de scrupule inquiet à ne diminuer, à ne dégrader aucune des facultés de la nature humaine, à chercher dans les manifestations les plus humbles de la pensée et de la croyance l'essentielle grandeur de l'homme.

Par là il était aux antipodes du joyeux Vergniaud, que le présent occupait seul et que les mystères de l'au-delà laissaient froid. Vergniaud avait une conception optimiste de la nature et de la vie, peut-être au fond parce qu'il méprisait ses semblables. Robespierre, comme Jean-Jacques, sous sa passion du progrès, cachait un fond de pessimisme, peut-être parce qu'il aimait trop les autres, mais il les aimait sans illusion. Il se disait que, même après l'institution de l'entière démocratie à laquelle il se dévouait, bien des maux accableraient l'homme. Il lui semblait impossible de corriger suffisamment par les lois les inégalités sociales. Aussi éprouvait-il quelque respect pour l'action chrétienne, qui lui semblait avoir pénétré parfois dans les âmes humaines à des profondeurs où l'action révolutionnaire n'atteindrait point. (Jaurès.)

Ce n'étaient pas seulement deux systèmes qui s'opposaient en ces deux hommes, l'idéalisme de Rousseau et l'utilitarisme des Encyclopédistes, c'étaient deux natures, deux tempéraments et bientôt deux classes en lutte, la bourgeoisie et le peuple, la richesse et la pauvreté.

Mais, quand le choc se produira, les deux hommes s'affronteront dans des poses et avec des moyens conformes à leur génie intime. Robespierre avec une froide et lucide résolution, sans ménagement, mais non sans habileté, Vergniaud avec des alternatives de noblesse et d'élan, des calculs et des arrière-pensées, des mouvements tournants presque continuels. L'un se donnait tout entier. L'autre se réservait et choisissait l'occasion, avançait et reculait.

Robespierre eut de bonne heure, derrière lui, un groupe compact d'admirateurs et d'amis dévoués qui lui restèrent fidèles jusqu'à l'échafaud, qu'ils voulurent partager avec lui. C'est ce petit groupe qui constitua le noyau de la vraie Montagne, de la Montagne honnête et dévouée au bien public.

Vergniaud, lui, n'inspira jamais pareille confiance. Il ne posséda jamais l'autorité indiscutée du chef. C'est qu'on le savait trop ondoyant, trop insaisissable. A part Ducos et Fonfrède, deux députés de Bordeaux comme lui, chez lesquels il logea pendant son séjour à Paris, il n'eut pas, dans son propre parti, de véritables amis. C'est une chose significative que l'homme qu'il consultait le plus, celui avec lequel il liait ordinairement partie, était l'équivoque Brissot, c'est-à-dire, de tous les Girondins, le plus porté à l'intrigue et aux combinaisons. Il se tint à l'écart de ceux des Girondins qui avaient de la résolution et de l'intransigeance, du groupe Valazé comme du groupe Roland, parce qu'il les jugeait compromettants. Vergniaud  répugnait aux gestes décisifs. Même et surtout quand il jouait une partie critique, il prenait garde de se ménager une porte de sortie. Aussi n'est-il pas étonnant que ses camarades de combat aient parfois assez durement apprécié son caractère. Mme Roland, qui se défiait instinctivement de son regard voilé, s'explique catégoriquement dans ses mémoires : Je n'aime point Vergniaud, je lui trouve l'égoïsme de la philosophie. Dédaigneux des hommes, assurément parce qu'il les connaît bien, il ne se gêne pas pour eux, mais alors il faut rester particulier oisif, autrement la paresse est un crime, et Vergniaud est grandement coupable à cet égard. Quel dommage qu'un talent tel que le sien n'ait pas été employé avec l'ardeur d'une âme dévorée de l'amour du bien public et la ténacité d'un esprit laborieux. Autrement dit, Mme Roland regrette que Vergniaud n'ait pas possédé les qualités qu'elle avait longtemps admirées dans Robespierre. n y a des regrets analogues dans les mémoires de Louvet.

Le comte Vaublanc, qui fut à la Législative un des chefs les plus éloquents du parti royaliste. constitutionnel, et par conséquent l'adversaire des Girondins, raconte qu'un jour que Vergniaud avait fait voter contre lui l'amnistie pour les massacreurs de la glacière d'Avignon, Vergniaud lui prit le bras après la séance et lui avoua qu'il avait parlé sous la pression de son parti mais contre son sentiment véritable : Je fus persuadé, ajoute Vaublanc, encore plus que je ne l'étais, que Vergniaud parlait toujours contre son opinion, et Vaublanc, qui écrit sous la Restauration, quand les passions sont calmées, ajoute encore : Vergniaud avait le plus grand de tous les défauts, il était faible, il était d'ailleurs dominé par une femme qui avait adopté chaudement le parti et les opinions révolutionnaires.

Chaumette racontera devant le Tribunal révolutionnaire qu'un jour qu'il s'était rendu au Comité de défense générale, Vergniaud l'aborda et lui dit : Je ne vous connaissais pas. Ce que j'ai dit contre vous, je m'en repens bien sincèrement. Et Chaumette tira la morale de l'incident : Mais, pour parler ainsi, vous m'aviez donc calomnié, Vergniaud ?

Robespierre ne s'excusait pas ensuite auprès de ses adversaires des coups qu'il leur avait portés.

Nous en savons assez maintenant pour deviner que le talent de nos deui orateurs ne sera pas du même métal.

Sans doute leurs discours ont ceci de commun qu'ils portent la marque de leur temps. L'un et l'autre savent présenter leurs arguments en bon ordre, s'élever aux idées générales, développer avec abondance des lieux communs qu'ils ornent de réminiscences antiques. L'un et l'autre écrivent leurs grands discours en périodes amples et cadencées. Mais quel contraste dans le détail !

Vergniaud, qui prend modèle sur Mirabeau, dont il prononça l'éloge funèbre à Bordeaux, Vergniaud, qui admire l'emphatique Thomas, vise à la noblesse et même à la majesté. Il écarte les mots familiers, il lui faut des périphrases et des images pour rester dans le style soutenu. Il travaille à fond ses discours, il lime ses phrases, choisit ses épithètes, recourt à toutes les ficelles de la rhétorique classique. Son plan est bâti comme celui d'un sermon, avec exorde, développements, péroraison. Chaque paragraphe se termine par quelque évocation antique qui l'orne comme une fleur. Louis XVI appelle le tyran Lysandre. Si Vergniaud défie ses adversaires, il leur crie : Préparez-moi le réchaud de Scévola. Les luttes fratricides des républicains lui rappellent les soldats de Cadmus, qui s'entr'égorgèrent, ou Saturne, qui dévore ses enfants. II traite ses ennemis de Catilina. Il réserve à ses amis les rôles de Brutus et d'Aristide. Il use et abuse de procédés oratoires qui reviennent dans tous ses discours. Par exemple, ses périodes débutent souvent par une même expression qui revient comme un refrain, et ces répétitions cadencées sont la marque de son style : Nous, modérés, dira-t-il vingt fois dans sa grande réplique à Robespierre du 10 avril 1793. C'est au nom du roi, répétera-t-il sans se lasser dans sa célèbre philippique du 3 juillet 1792. Ces effets soigneusement préparés exigeaient de Vergniaud un travail minutieux. Il apprenait ses discours par cœur et il les récitait ensuite comme un acteur. Il n'était pas pour rien amateur de théâtre. Pour aider sa mémoire, il tenait dans sa main gauche de petits carrés de papier sur lesquels il avait rangé en bataillon serré ses arguments numérotés avec le début de ses 'plus belles périodes, et jusqu'aux métaphores qui devaient les illuminer. On s'explique qu'avec une telle méthode oratoire Vergniaud ait ménagé ses interventions.

Robespierre prononça, tant aux Jacobins qu'aux Assemblées, plus de cinq cents discours. Vergniaud n'en a pas prononcé plus d'une cinquantaine. Il se réservait pour les grandes occasions. Ses amis de la Gironde annonçaient d'avance ses interventions. Et, comme les hommes de ce temps, élevés dans le commerce du Conciones, étaient amoureux de beau langage, les banquettes se garnissaient instantanément quand on le voyait gravir la tribune. L'attente était universelle, nous dit son collègue Harmand (de la Meuse), tous tes partis écoutaient, et les causeurs les plus intrépides étaient forcés de céder à l'ascendant magique de sa voix. Un autre de ses collègues, Baudin (des Ardennes), rapporte que Vergniaud était ravissant à entendre, son geste, sa déclamation le rendaient entrainant. Au milieu de son célèbre discours sur l'appel au peuple dans le procès du roi, il s'arrêta un instant. Le Journal des Débats note alors qu'il y eut dans l'Assemblée un murmure d'admiration silencieuse. Tout à fait au début de la Législative, après son premier grand discours, — c'était pour demander des mesures contre les émigrés, — le journal de Brissot dit le lendemain : C'est Junon, c'est la majesté ornée par les grâces.

Avec le temps, il s'enhardit à improviser, comme le 10 avril 1793, quand il répondit au réquisitoire de Robespierre. Il laisse tomber alors un peu de sa rhétorique. Ses accents se font mélancoliques, on le sent plus sincère, plus personnel, il touche au lyrisme. Mais il était trop tard. La Gironde penchait vers son déclin. J'ai l'impression que le succès des discours de Vergniaud fut surtout un succès littéraire> un succès d'artiste. Rarement il se donna tout entier, rarement il s'incorpora de toute son âme, dp tout son cœur, à la cause qu'il défendait. Par ce côté, il est inférieUr à Robespierre, et on s'explique que celui-ci, qui avait plus de cran, l'ait finalement vaincu,

Quand on connaît toutes les ficelles du métier, on peut être un orateur, on n'est pas nécessairement éloquent, car l'éloquence ne s'apprend pas toute. La véritable éloquence est un don de l'âme, un don du cœur, le don des grandes âmes et des grands cœurs. L'orateur s'intéresse moins aux sujets qu'il traite qu'à l'auditoire qu'il veut gagner. II change au besoin d'opinion avec les circonstances, et nous verrons d'ailleurs que ce fut assez souvent le cas de Vergniaud. Mais l'homme vraiment éloquent, celui en qui réside le feu sacré, peut varier sur les modalités, mais le fond de sa pensée reste invariable parce qu'il est convaincu.

Robespierre n'est pas un pur artiste comme Vergniaud. Il ne parle pas pour se faire applaudir, mais ; pour agir. Le fond l'intéresse plus que la forme. Il se débarrassé promptement de l'attirail des métaphores antiques. Il n'est pas l'esclave de la rhétorique de collège. On ne trouve pas chez lui les développements savamment emboîtés et cadencés qui sont la règle chez son rival. C'est la matière qui lui impose son plan, infiniment Plus libre que celui de Vergniaud. Aussi, dans la foule de ses discours, est-il facile d'en relever un bon nombre qui ne s'élèvent pas au-dessus de la mesure commune. A l'inverse de Vergniaud, il improvisait fréquemment. Nous en avons mainte preuve. Mme Roland, qui était alors sa fervente admiratrice, regrettait, dans une lettre à Brissot du 28 avril 1791, que le vigoureux Robespierre, comme elle l'appelle, n'eût pas écrit son dernier discours sur les gardes nationales. La plupart du temps, surtout dans les dernières années, il se bornait à jeter sur le papier quelques notes laconiques qu'il développait à la tribune. Nous avons le brouillon du discours fameux qu'il prononça sur le droit de propriété à la séance du 24 avril 1793. La comparaison entre ce brouillon et le discours rapporté par les journaux est très instructive.

Voici d'abord le début du brouillon, qui ne porte pas de ratures :

Propriété, ses droits.

Marchand de chair humaine, navire où il encaisse les nègres, voilà mes propriétés.

Noble.

Terres et vassaux, voilà etc.

Dynastie de Capet.

Le droit héréditaire qu'elle avait d'opprimer, de ruiner, de sucer vingt millions d'hommes.

Scandale pour les siècles.

Et maintenant, voici le texte correspondant du discours tel qu'il est rapporté par le Moniteur :

Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété. Il le faut d'autant plus qu'il n'en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.

Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c'est que la propriété ; il vous' dira, en vous montrant cette longue bierre qu'il appelle un navire, où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants : Voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête. Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l'univers bouleversé depuis qu'il n'en a plus ; il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.

Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne, ils vous diront que la plus sacrée des propriétés est sans contredit le droit héréditaire dont ils ont joui, de toute antiquité, d'opprimer, d'avilir et de s'assurer légalement et monarchiquement les vingt-cinq millions d'hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir...

Vous voyez de quel langage ironique et imagé Robespierre savait habiller, à la tribune, les notes hâtives qu'il traçait le soir sous la lampe de Duplay, avec quelle facilité, avec quelle souplesse, il passait d'un exemple à un autre.

Rien n'est donc plus faux que de représenter Robespierre comme un écolier studieux qui s'applique péniblement. Il écrivait avec une facilité merveilleuse, et la forme oratoire lui était si naturelle qu'il ne pouvait s'en séparer. Son journal, Le Défenseur de la Constitution, n'est pas un recueil d'articles, mais un recueil de discours. Ses lettres privées elles-mêmes sont éloquentes. La vérité, c'est qu'il méditait profondément ses grands discours, qu'il en changeait le plan jusqu'à la tribune, car la plupart présentent des variantes, si bien qu'on a pu dire que chacun de ses discours est l'histoire de son âme depuis la dernière fois qu'il a pris la parole.

Là en effet, est le secret de son action, qui fut immense ; sa sincérité ! Sincère, il est passionné et c'est ce qui fait sa force et sa valeur. Il n'est jamais plus éloquent que s'il est secoué par quelque grande amertume. Il trouve parfois des accents sublimes, surtout quand il, ouvre sa conscience, comme dans son dernier discours, celui du 8 thermidor. On lui a reproché de parler trop souvent de lui, d'étaler son moi. Cela est encore de la sincérité. Mais ce défaut, si c'en est un, donne à son éloquence une couleur toute spéciale, une couleur lyrique, déjà romantique. Ce disciple de Rousseau parle comme Saint-Preux.

Passionné, il est vivant, infiniment plus vivant que Vergniaud. Il manie tour à tour l'ironie, le sarcasme, la raillerie et la colère. Ici, il excelle, il n'a pas eu de rival. Ses attaques personnelles sont foudroyantes. Je citerai par exemple ses exécutions d'Anacharsis Cloots, de Fouché ou de Fabre d'Eglantine devant les Jacobins. Voici le début de son attaque contre Fouché : Craint-il les yeux et les oreilles du peuple ? Craint-il que sa triste figure ne présente visiblement le crime, que six mille regards fixés sur lui.ne découvrent dans ses yeux son âme tout entière et qu'en dépit de la nature qui les a cachés on y lise ses pensées ! Fouché avait, en effet, les paupières immobiles et comme paralysées. Voici encore le début de son apostrophe à Fabre d'Eglantine : Je demande que cet homme, qu'on ne voit jamais qu'une lorgnette à la main et qui sait si bien exposer des intrigues au théâtre, veuille bien s'expliquer ici ; nous verrons comment il sortira de celle-ci. Quand je l'ai vu descendre de sa place, je ne savais s'il prenait le chemin de la porte. ou de la tribune, et c'est pour s'expliquer que je l'ai prié de rester. Vous voyez comme Robespierre passe de l'intrigue dramatique à l'intrigue politique, avec quel art il désigne la lorgnette de Fabre, symbole de ses mœurs aristocratiques et de sa curiosité indiscrète.

Pour réussir une attaque personnelle, il faut posséder un courage indomptable et une conviction communicative, deux qualités qui faisaient la force redoutable de Robespierre. Danton s'étant vanté un jour que la haine était étrangère à son cœur, Robespierre lui répliqua : Et moi aussi, je pourrais faire ma profession de foi, si j'en avais besoin. Ce dernier trait, si j'en avais besoin, touchait au cœur. Je citerai encore, comme un exemple de son ironie froide et méprisante, la conclusion de sa grande attaque contre les Girondins du 10 avril 1793 : Je n'ose pas dire que vous devez frapper du même décret des patriotes aussi distingués que MM. Guadet, Vergniaud et autres, et ce serait une espèce de sacrilège que de demander le décret d'accusation contre M. Gensonné.

C'est par cette ironie supérieure que Robespierre domina longtemps les factions acharnées à sa perte. Son âme altière lui dictait des mots vraiment insultants, comme dans son discours du 8 thermidor : Ce mot de dictature a des effets magiques... Quel terrible usage les ennemis de la République ont fait d'une magistrature romaine ! Et si leur érudition nous est si fatale, que sera-ce de leurs trésors et de leurs intrigues, je ne parle point de leurs armées ! Pour sentir la vigueur et la portée de ce sarcasme, il faut se souvenir qu'on était au lendemain de Fleurus et que la coalition était partout battue.

Mais n'allez pas croire que Robespierre dut son succès à sa seule ironie terrible. Il n'y eut pas d'orateur plus varié. Il savait être tour à tour insinuant et persuasif, noble et familier, grave et enjoué. Nul ne saisissait avec plus d'à-propos le point faible de l'adversaire, nul ne trouvait avec plus d'adresse l'argument qui déconcerte et le mot qui désarçonne. Dans sa magnifique réplique à Legendre, qui était intervenu pour Danton, son ami, qu'on venait d'arrêter, il s'exprima tour à tour avec gravité et modestie, avec autorité et menace ; il flatte, il effraye, rassure, il isole adroitement Legendre de l'Assemblée : A ce trouble depuis longtemps inconnu qui règne dans cette assemblée, aux agitations qu'ont produites les premières paroles de celui qui a parlé..., il est aisé de s'apercevoir, en effet, qu'il s'agit ici d'un grand intérêt, qu'il s'agit de savoir si quelques hommes aujourd'hui doivent l'emporter sur la patrie... Legendre parait ignorer les noms de ceux qui sont arrêtés ; toute la Convention les sait. Son ami Lacroix est du nombre de ces détenus. Pourquoi feint-il de l'ignorer ? parce qu'il sait bien qu'on ne peut sans impudeur défendre Lacroix. Il a parlé de Danton parce qu'il croit sans doute qu'à ce nom est attaché un privilège ; non, nous n'en voulons point d'idoles ! Nous verrons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps ou si dans sa chute elle écrasera la Convention et le peuple français. Ce qu'on dit de Danton ne pouvait-il pas s'appliquer à Brissot, à Petion, à Chabot, à Hébert même, et à tant d'autres qui ont rempli la France du bruit fastueux de leur patriotisme trompeur ? Quel privilège aurait-il donc ? En quoi Danton serait-il donc supérieur à ses collègues, à Chabot, à Fabre d'Eglantine, son ami et son confident, dont il a été l'ardent défenseur ?... En quoi est-il supérieur à ses concitoyens ?... On craint que les détenus ne soient opprimés ; on se méfie donc de la justice nationale, des hommes qui ont obtenu la confiance de la Convention nationale ; on se défie de la Convention qui leur a donné cette confiance, de l'opinion publique qui l'a sanctionnée ! Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable, car jamais l'innocence ne redoute la surveillance publique.

Je dois ajouter ici qu'un devoir particulier m'est imposé de défendre toute la pureté des principes contre les efforts de l'intrigue. Et à moi aussi on a voulu inspirer des terreurs : on a voulu me faire croire qu'en approchant de Danton le danger pourrait arriver jusqu'à moi ; on me l'a présenté comme un homme auquel je devais m'accoler, comme un bouclier qui pourrait me défendre, comme un rempart qui, une fois renversé, me laisserait exposé aux traits de mes ennemis. On m'a écrit. Les amis de Danton m'ont fait parvenir des lettres, m'ont obsédé de leurs discours. Ils ont cru que le souvenir d'une ancienne liaison, qu'une foi antique dans de fausses vertus me détermineraient à ralentir mon zèle et ma passion pour la liberté. Eh bien ! Je déclare qu'aucun de ces motifs n'a effleuré mon âme de la plus légère impression ; je déclare que s'il était vrai que les dangers de Danton pussent devenir les miens, que s'ils avaient fait faire à l'aristocratie un pas de plus pour m'atteindre, je ne regarderais pas cette circonstance comme une calamité publique. Que m'importe les dangers ! Ma vie est à la patrie ; mon cœur est exempt de crainte ; et, si je mourais, ce serait sans reproche et sans ignominie. Je n'ai vu dans les flatteries qui m'ont été faites, dans les caresses de ceux qui environnaient Danton, que des signes certains de la terreur qu'ils avaient conçue avant même qu'ils fussent menacés. Et moi aussi j'ai été l'ami de Petion ; dés qu'il s'est démasqué, je l'ai abandonné : j'ai eu aussi des liaisons avec Roland, il a trahi et je l'ai dénoncé. Danton veut prendre leur place et il n'est plus à mes yeux qu'un ennemi de la patrie. Si l'on songe que nous sommes en présence d'une improvisation, il est évident que Robespierre fit preuve d'un art consommé, qu'il sut toucher successivement toutes les cordes avec une adresse merveilleuse. Vous le voyez par cet exemple. H ne fut pas toujours hautain et tranchant, sarcastique et dogmatique. II savait s'attendrir, il savait caresser. C'était un orateur complet.

Sa culture, plus étendue et plus profonde que celle de Vergniaud, éclate dans les portraits moraux qu'il a tracés dans ses discours. Certains sont dignes de La Bruyère. Tel celui du faux révolutionnaire : Le faux révolutionnaire est peut-être plus souvent encore en deçà qu'au delà de la Révolution, il est modéré, il est fou de patriotisme selon les circonstances. Il s'oppose aux mesures énergiques et les exagère quand il n'a pu les empêcher ; sévère pour l'innocence, mais indulgent pour le crime ; accusant même les coupables qui ne sont point assez riches pour acheter son silence, ni assez importants pour mériter son zèle, mais se gardant bien de se compromettre au point de défendre la vertu calomniée ; découvrant quelquefois les complots découverts, arrachant le masque à des traîtres vivants et encore accrédités, toujours empressé à caresser l'opinion du moment, et non moins attentif à ne jamais la heurter, toujours prêt à adopter les mesures hardies pourvu qu'elles aient beaucoup d'inconvénients ; ...disant la vérité avec économie et tout autant qu'il faut pour acquérir le droit de mentir impunément ; distillant le bien goutte à goutte et versant le mal par torrents ; plein de feu pour les grandes résolutions qui ne signifient rien, plus qu'indifférent pour celles qui peuvent honorer la cause du peuple et sauver la patrie ; donnant beaucoup aux formes du patriotisme, très attaché comme les dévots, dont il se déclare l'ennemi, aux pratiques extérieures, il aimerait mieux user cent bonnets rouges que de faire une bonne action. (Discours du 18 pluviôse.)

Lisons encore quelques lignes du portrait de Fabre d'Eglantine : Des principes et point de vertus, des talents et point d'âme, habile dans l'art de peindre les hommes, beaucoup plus habile dans l'art de les tromper, personne ne connaissait mieux l'art de faire concourir à l'exécution de son plan d'intrigue la force et la faiblesse, l'activité et la paresse, l'apathie et l'inquiétude, le courage et la peur, le vice et la vertu ; personne ne connut mieux l'art de donner aux autres ses propres idées et ses propres sentiments à leur insu, de jeter d'avance dans les esprits, et comme sans dessein, des idées dont il réservait l'application à un autre temps, de manière que c'étaient les faits, la raison, et non lui, qui semblaient persuader ceux qu'il voulait tromper. Par lui, le patriote indolent et fier, amoureux à la fois de repos et de célébrité, était enchaîné dans une lâche inaction ou égaré dans les dédales d'une politique fausse ou pusillanime ; par lui, le patriote ardent et inquiet était poussé à des démarches inconsidérées ; par lui, le patriote inconséquent et timide devenait téméraire par peur, et contre-révolutionnaire par faiblesse ; le sot orgueilleux courait à la vengeance ou à la célébrité par le chemin de la trahison et de la folie ; le fripon agité de remords cherchait un asile contre son crime dans les ruines de la République. Il avait pour principe que la peur est l'un des plus grands mobiles des actions des hommes ; il voulut lui élever un temple jusque dans la Montagne. Robespierre n'était pas seulement un orateur, c'était aussi un écrivain et un moraliste.

Quand le sujet le portait, l'élevait, par exemple quand il avait à décrire les fêtes de la Grèce, les progrès de la civilisation, il atteignait, comme Vergniaud, à la majesté et à la grandeur. Le discours qu'il prononça à la fête de l'are suprême est empreint d'un souffle puissant, d'un lyrisme qui touche à la poésie.

Sans doutes Robespierre a ses défauts, la lenteur, la monotonie, mais ces défauts ne sont sensibles que dans les discoure où il traite de questions courantes. Et là même, il s'élève tout à coup à de belles images : La voix de la vérité, qui tonne dans les cœurs corrompus, ressemble aux sons qui retentissent dans les tombeaux et qui ne réveillent point les morts. Ou encore : Le fanatisme est un animal féroce et capricieux ; il fuyait devant la raison ; poursuivez-le avec de grands cris, il reviendra sur ses pas. Ou encore : Les barons démocrates sont frères des marquis de Coblentz, et les bonnets rouges sont plus près des talons rouges qu'on ne saurait le penser. Des traits de ce genre sont très rares chez Vergniaud.

Nous connaissons maintenant nos deux orateurs, nous avons fait rapidement le tour de leur corps, de leur orme et de leur talent. Il nous reste à définir leur politique et leur action.

 

II. — Leur politique et leur action.

La place d'un orateur ne se mesure pas seulement à son talent, mais aux résultats de ses interventions de tribune, autrement dit, à son action politique.

Mesurés à cette échelle, Robespierre et Vergniaud sont difficilement comparables. Le premier a tenu le devant de la scène sans interruption pendant les cinq années décisives de la Révolution, depuis la réunion des Etats généraux, le 4 mai 1789, jusqu'au 9 thermidor, c'est-à-dire jusqu'au 27 juillet 1794. Il n'est pas un débat important où il n'ait figuré, souvent avec éclat. Même pendant l'année où il fut écarté de l'Assemblée nationale, c'est-à-dire pendant la durée de la Législative, d'où furent exclus, sur sa motion, tous les anciens Constituants, il n'a pas cessé d'influer sur les événements qu'il surveillait dû haut de la tribune des Jacobins. En outre, Robespierre fut au gouvernement pendant toute la durée de la Terreur. Il fit partie du Comité de Salut public sans interruption, depuis le .25 juillet 1793 jusqu'au 27 juillet 1794, pendant la période la plus dramatique de la crise révolutionnaire. C'est dire que la vie de Robespierre s'est incorporée en quelque sorte à la Révolution tout entière, qu'elle en est indivisible et que, si Robespierre n'avait pas existé, le cours des choses aurait pu être différent.

Le rôle de Vergniaud a été bien moindre. Il tient tout entier entre les deux dates extrêmes du ter octobre 1791, date de la réunion de la Législative, au 2 juin. 1793, date de la chute de la Gironde, il s'est déroulé dans l'espace de vingt moisi Puis Vergniaud n'exerça jamais sur les assemblées, ni sur les clubs, ni même sur son parti, un ascendant comparable à celui de son rival. Il ne fut jamais directement au pouvoir. Même à l'époque où il siège à la commission des Douze de l'Assemblée législative, dans les semaines qui précèdent la chute du trône, on ne peut pas dire que, lui disparu, il y aurait eu quelque chose de changé dans l'évolution des événements, qu'il était dans la chaîne révolutionnaire un maillon nécessaire. Il fut moins un chef qu'un écho sonore. Brissot pensait et combinait, Vergniaud n'était souvent que son organe.

La différence des talents ne suffit pas à expliquer ces contrastes.

Pourquoi Vergniaud, qui était de cinq ans plus âgé que Robespierre, n'a-t-il pas été élu d'emblée, comme le fut celui-ci à la première Assemblée, aux Etats généraux de 1789 ? C'est que, né à Limoges, il n'était à Bordeaux qu'un étranger. Il y connaissait peu de monde, malgré ses succès au barreau. Une société littéraire fondée en 1783, le Musée, où il était entré, n'avait pas réussi. Son protecteur le président Dupaty, mourut en 1788. Il semble être resté à l'écart de l'agitation parlementaire, de la révolte de la noblesse de robe qui précéda la Révolution. Ses lettres de cette époque sont remplies de ses plaintes continuelles sur le préjudice que lui cause l'exil du parlement de Bordeaux, sur la vacance du palais. Peut-être n'a-t-il pas aperçu du premier coup la portée des événements qui se déroulaient sous ses yeux ? Son indolence native, ses dettes l'éloignaient de l'action. Il ne prit aucune part à la campagne électorale de 1789. ne se départit de sa réserve qu'après le coup de tonnerre de la prise de la Bastille. Alors, quand la garde nationale s'organise, il s'enrôle et se fait nommer capitaine d'une compagnie. La bourgeoisie bordelaise le pousse en avant. Il est, le 16 août 1790, avec les négociants Ducos et Boyer-Fonfrède, qui deviendront ses amis, parmi les fondateurs du club de Bordeaux ; il devient secrétaire du club le 25 septembre 1790 ; il le préside du 19 mars au 17 avril 1791, et pendant cette présidence il est choisi pour prononcer l'éloge funèbre de Mirabeau.

Parallèlement, son cabinet d'avocat s'enrichissait de causes nombreuses que les patriotes lui apportaient. Il plaide un procès politique retentissant, le procès Durieux, où il défendit un patriote compromis dans une émeute. Il émergea peu à peu de l'ombre, et sa réputation d'éloquence et de civisme lui valurent d'être nommé membre de l'administration départementale, puis député à la Législative.

Mais il n'était encore qu'une notabilité de province quand Robespierre avait déjà parcouru une longue et glorieuse carrière et que son nom retentissait dans toute la France.

Avant même que la Révolution s'annonçât, Arras et l'Artois avaient fixé les yeux sur Robespierre comme sur leur espoir. Son premier plaidoyer, en 1782, avait fait une sensation que nous trouvons toute vive dans une lettre d'un habitant d'Arras, Ansart, datant du moment même : Rien de neuf dans notre ville si ce n'est qu'un nommé Robespierre vient de débuter ici dans une cause fameuse où il plaida pendant trois audiences de manière à effrayer ceux qui voudront dans la suite suivre la même carrière. (Lettre à Langlet.) L'année suivante, Robespierre défendit contre la malveillance et la routine un homme de progrès qui avait installé un paratonnerre sur sa maison. Sa plaidoirie obtint un grand succès dans le monde savant et fut signalée avec éloges jusque dans la presse parisienne : M. de Robespierre, écrivait le Mercure de France, jeune avocat d'un mérite rare, a déployé dans cette affaire, qui était la cause des sciences et des arts, une éloquence et une sagacité qui donnent la plus haute idée de ses connaissances. Aussitôt l'Académie d'Arras s'empressait de lui offrir un siège. Il avait vingt-cinq ans. La Société littéraire des Rosati, qui taquinait la muse bachique et légère, tenait à honneur de le compter au nombre de ses membres, bien qu'il fût buveur d'eau, et, à cette occasion, le chansonnier Le Gay le félicitait d'avoir mis sa plume énergique au service de la justice ; l'abbé Herbet vantait son esprit délicat, ses mots sémillants point satiriques, parfois décemment caustiques. Ces éloges étaient mérités.

Dans ses plaidoyers comme dans ses écrits académiques, Robespierre combattait déjà de toute son âme les abus de l'ancien régime, les lettres de cachet, la barbarie du droit criminel, les désordres de la vie monastique, etc. Dans un mémoire qui fut couronné par l'Académie de Metz, il s'élevait avec force contre le préjugé qui fait rejaillir sur les parents d'un criminel l'infamie attachée à son supplice. Dans un autre écrit, il protestait contre l'odieuse législation qui privait les bâtards de la succession de leurs parents et qui les éloignait de certains emplois tels que les bénéfices ecclésiastiques. Quand le président Dupaty, le protecteur de Vergniaud, mourut, Robespierre fit de lui un éloge magnifique. Il le loua d'avoir pris la défense des innocents et d'avoir fixé ses regards sur cette classe malheureuse de citoyens qui n'est comptée pour rien dans la société, tandis qu'elle lui prodigue ses peines et ses sueurs, que l'opulence regarde avec dédain et que l'orgueil appelle la lie du peuple. On l'écoutait parce qu'on le savait sincère et qu'il mettait sa vie d'accord avec ses principes. Dans l'éloge du poète Gresset, le chantre de Vert-Vert, éloge qu'il avait présenté au concours de l'Académie d'Amiens, il s'était élevé contre le luxe et contre les écrivains licencieux si nombreux dans son siècle. On le sentait grave et résolu et cela lui donnait de l'autorité.

Quand s'ouvrit la crise révolutionnaire qu'il attendait, il se jeta au combat sans réserves au premier rang. Il condamna le coup d'Etat de Lamoignon contre les cours de justice, non pas au nom des textes et des traditions, mais au nom des idées du Contrat social. Il multiplia contre les privilégiés les brochures hardies et convaincantes, tel son Appel à la nation artésienne qui eut deux éditions au début de la campagne électorale, tel son Avis aux habitants des campagnes où il disait aux paysans : Vous, nourriciers de la patrie, vous, sur les bras de qui, en dernière analyse, pèsent tous les impôts, songez à secouer l'oppression qui vous accable !

Alors que tous les écrivains du Tiers Etat mettaient leur plume au service de la bourgeoisie, lui, toujours fidèle à la pensée de Jean-Jacques, il allait droit au quatrième Etat, à ceux qui produisent et qui peinent. C'est un fait significatif qu'en même temps qu'il essayait de galvaniser les paysans, il rédigeait le cahier de doléances des savetiers d'Arras. Ce cahier est tout entier de son écriture. Quand s'ouvrirent les élections, à l'Assemblée du Tiers d'Arras, il releva vertement un échevin de la ville ; c'était justement son collègue des Rosati, Dubois de Fosseux, qui avait plaisanté le savetier Lantillette ! Eh quoi ! avait dit l'échevin, Lantillette pourra donc être aussi mayeur ? Pour Robespierre, le savetier Lantillette, délégué par sa corporation, était l'égal en dignité des bourgeois les plus huppés et il leur était supérieur en utilité. Personne plus que Robespierre n'eut conscience de l'éminente dignité des travailleurs, et, à cette date, c'était une grande nouveauté.

Quelques jours plus tard, les ordres privilégiés de l'Artois, ayant averti le Tiers Etat assemblé qu'ils renonçaient à leurs privilèges fiscaux, comme le lieutenant-général du bailliage proposait d'envoyer une délégation aux nobles et aux prêtres pour les remercier de leur sacrifice volontaire, Robespierre se leva et fit écarter la motion en disant qu'on ne devait pas de remerciements à des gens qui n'avaient fait que renoncer à des abus en restituant au peuple ce qui lui appartenait. On le menaça d'un procès criminel. Mais les paysans et les artisans de l'Artois enthousiasmés, ravis d'avoir trouvé un défenseur tout à eux, le désignèrent malgré son jeune âge, — il avait trente et un ans à peine, — pour les représenter aux Etats généraux. Leur confiance ne fut pas trompée. A la Constituante, il prit position en avant de la Révolution. Il répéta sans cesse, avec un esprit de suite et une ténacité qui en imposèrent, que l'œuvre de la Révolution ne devait pas se borner à remplacer une classe par une autre, les privilèges de la naissance par les privilégiés de la fortune. Dans toutes les circonstances, il prit le parti de ceux qui n'étaient pas représentés dans l'assemblée bourgeoise. de ceux qu'on appelait alors les Sans-Culottes, parce qu'ils portaient le pantalon, et que nous appelons aujourd'hui les prolétaires.

Avec un courage indomptable, il dénonça les violations répétées de la Déclaration des droits que l'Assemblée commettait dans leur application. Il protesta, dès le mois d'octobre 1789, contre la distinction légale des Français en citoyens actifs, seuls pourvus du droit de vote parce que seuls en état de payer des impôts déterminés, et en citoyens passifs exclus de la cité parce qu'ils ne possédaient que leur travail. Ses discours contre le marc d'argent, c'est-à-dire contre la somme d'impôt fixée pour être éligible, furent réimprimés dans toute la France. Nulle campagne ne le popularisa davantage.

On a dit qu'à la Constituante Robespierre eut peine à s'imposer à l'attention de ses collègues, qu'il fut pendant les premiers mois le bouffon, le plastron de l'Assemblée. C'est une légende que démentent tous les textes contemporains. Il suffit de parcourir les journaux du temps, le Journal des Débats, le Point du Jour par exemple, pour s'apercevoir au contraire de la grande place que Robespierre s'était faite dès le premier moment parmi les meilleurs 'orateurs de l'Assemblée. L'expression M. Robespierre a parlé avec chaleur, avec énergie, avec force, avec vigueur, revient à chaque instant soit dans les Débats, soit dans le Point du Jour. On voit dans les Débats qu'il arriva à Mirabeau lui-même de faire l'éloge du zèle et des bons principes qui animaient souvent Robespierre. Sous la date du 11 mai 1791, on lit dans le Point du Jour : M. Regnault a osé lutter contre M. Robespierre. (Gaston Dodu.) La vérité, c'est que Robespierre eut souvent à subir l'assaut des préventions bourgeoises de ses collègues. Il le fit de front sans rien leur céder, sans se laisser démonter par les interruptions, s'arrêtant au milieu d'une phrase pour lancer une riposte hautaine : Je ne suis point découragé par ceux qui m'interrompent ; je me propose même de dire d'autres vérités qui exciteront bien d'autres murmures. (23 février 1790), ou encore : Je ne m'effraie pas de cette manière d'étouffer la voix de ceux qui veulent dire la vérité. (6 avril 1791.) Par cette crânerie, par ce sang-froid un peu méprisant, il en imposa et on se tut, on l'écouta, et on l'applaudit. Mirabeau traduisait certainement l'opinion des plus clairvoyants quand il rendait à ces convictions ce bel hommage : Il ira loin, il croit tout ce qu'il dit.

La préoccupation sociale qui, dès cette époque, était chez lui la dominante ne cachait pas à Robespierre les problèmes politiques. Jaurès a bien vu que loin d'avoir été un simple doctrinaire, amoureux de logique, il fut au contraire un homme d'Etat très réaliste, attentif aux moindres événements, qu'il n'avait rien d'un utopiste ni d'un esprit vague. On peut dire sans exagération que sa clairvoyance politique ne fut jamais en défaut. Il comprit de bonne heure que les meneurs du côté gauche de la Constituante : les Adrien Duport, les Lameth et les Barnave, les triumvirs, étaient perdus pour la Révolution le jour où il les vit s'efforcer d'enlever le droit politique aux hommes de couleur libres dans les colonies et d'exclure les Sans-Culottes de la Garde nationale. Ils avaient été ses amis. Il n'hésita pas à rompre avec eux et il dénonça dès lors leurs trahisons avec une vigueur admirable. Il devina leurs ambitions et leur rapprochement secret avec la Cour et, pour y couper court, il fit voter, le 16 mai 1791, par un discours merveilleux de logique et de passion, l'exclusion de tous les Constituants de l'Assemblée suivante. Les triumvirs ne lui pardonnèrent pas ce coup terrible. Mais Robespierre ne faisait pas partie de la République des camarades.

La fuite de Louis XVI à Varennes ne le prit pas au dépourvu. Alors que la plupart de ses collègues se désolaient et gémissaient, il s'écriait joyeusement aux Jacobins le soir même du 21 juin 1791 : Ce n'est pas à moi que la fuite du premier fonctionnaire public devait paraître un événement désastreux. Ce jour pouvait être le plus beau de la Révolution. Il peut le devenir encore, et le gain de quarante millions d'entretien que coûtait l'individu royal serait le moindre des bienfaits de cette journée. Et il se mit à dénoncer le lâche et grossier mensonge par lequel l'Assemblée apeurée avait appris à la France que le roi ne s'était pas enfui, mais qu'il avait été enlevé. Nul doute que Robespierre eût été heureux que le roi parjure parvînt à gagner la frontière. Sa colère fut vive quand il vit les triumvirs proposer de le remettre sur le trône. Il prononça, le 14 juillet 1791, contre l'inviolabilité royale, un discours qu'un juge qui n'est pas suspect de partialité en sa faveur, M. Aulard, considère comme un des plus puissants que la Constituante ait entendus. Il y demandait que le peuple fût consulté sur la question du maintien de la royauté et du jugement de Louis XVI. Trois jours plus tard, les républicains qui signaient au Champ de Mars une pétition contre Louis XVI, étaient massacrés par la Garde nationale bourgeoise commandée par La Fayette et Bailly. Pendant la petite Terreur qui suivit le massacre, Robespierre fut admirable de fermeté. Presque seul de tous les députés, il resta aux Jacobins ; il les anima de son énergie, il les empêcha de se dissoudre et il dénonça à la France les manœuvres et les trahisons des Lameth et de Barnave passés au service de la Cour. Grâce à ses efforts les Feuillants ou Royalistes constitutionnels ne purent réussir à faire subir à la Constitution la transformation profonde qu'ils avaient méditée et promise au roi. Quand la Constituante se sépara, Robespierre était devenu le vrai chef, le chef reconnu du parti démocratique. Sa popularité était déjà immense. Les Parisiens dételèrent sa voiture le dernier jour de l'Assemblée et le portèrent en triomphe. Les gens d'Arras et les Gardes nationales de l'Artois allèrent à sa rencontre jusqu'à Bapaume et lui offrirent une couronne civique. Ses concitoyens illuminèrent leurs maisons quand il rentra au foyer. Le jeune Saint-Just, encore inconnu, lui avait écrit dès le 19 août 1790, de son village de l'Aisne : Je ne vous connais pas, mais vous êtes un grand homme. Vous n'êtes pas seulement le député d'une province, vous êtes celui de l'humanité et de la République. Le nom de Robespierre était devenu pour les Jacobins de toute la France le symbole de la justice.

Nul doute, qu'à cette date, quand Vergniaud fut nommé à la Législative, il ne partageât, comme Mme Roland elle-même, l'admiration générale pour Robespierre. Le 9 juillet précédent, au moment même où Robespierre réclamait à Paris la déchéance du roi parjure, Vergniaud avait fait chorus au club de Bordeaux. Il avait demandé, lui aussi, que Louis XVI fût envoyé devant la Haute-Cour et que la nation fût consultée sur sa destitution.

Mais, en arrivant à Paris, Vergniaud ne rencontra pas Robespierre qui était retourné à Arras ; il rencontra Brissot, qui devait être le grand politique du côté gauche de la nouvelle Assemblée. Brissot n'eut pas de peine à lui persuader que le meilleur moyen de résoudre toutes les difficultés au milieu desquelles se débattait la Révolution : embarras financiers dus à l'assignat, vie chère, troubles religieux, intrigues aristocratiques, c'était de prendre devant l'Europe monarchique une fière attitude, dût la guerre s'en suivre. Louis XVI serait sommé de séparer sa cause de celle des émigrés et des prêtres ; on l'obligerait à gouverner avec les révolutionnaires, à choisir parmi eux ses ministres, ou bien s'il refusait, il serait démasqué et risquerait son trône. Mais Brissot ne voulait pas renverser la monarchie, il ne voulait que la domestiquer, il espérait que le faible Louis XVI céderait à la pression de l'Assemblée et que, maîtresse du roi, celle-ci dominerait à la fois la situation intérieure et extérieure..

Vergniaud fut séduit par la beauté du plan. Il était l'élu du commerce girondin. Brissot lui promettait le retour de la tranquillité au dedans, l'affermissement du crédit de la France au dehors, conditions indispensables pour la reprise des affaires et le relèvement de l'assignat. Il crut que cette politique convenait à ses électeurs et il seconda Brissot de toute son éloquence. Dès le 25 octobre 1791, il prononçait un grand discours -contre les émigrés pour demander qu'on prit contre eux des mesures d'exception. Il s'indignait qu'on pût demander des preuves légales de leurs complots : Ô vous qui tenez ce langage, que n'étiez-vous dans le Sénat de Rome lorsque Cicéron dénonça la conjuration de Catilina. Vous lui auriez demandé aussi des preuves légales ! Des preuves légales ! Vous ignorez donc que telle est la démence de ces meneurs conjurés qu'ils tirent même vanité de leurs complots ! Vergniaud se montrera plus tard moins dédaigneux des preuves légales quand les Montagnards institueront le tribunal révolutionnaire. Pour l'instant il terminait en s'adressant à Louis XVI : On parle de la douleur profonde dont sera pénétré le roi. Brutus immola des enfants criminels à sa patrie. Le cœur de Louis XVI ne sera pas mis à une si dure épreuve... C'est ce premier grand discours qui consacra la réputation oratoire de Vergniaud, de Vergniaud-Brutus, dirent les aristocrates. Cinq jours plus tard, il était nommé président de l'Assemblée, à une petite majorité, il est vrai, par 112 voix sur 211 votants.

Toute sa politique sous la Législative est déjà en germe dans ce discours contre les émigrés. Il se propose d'intimider le roi pour le forcer à gouverner avec les révolutionnaires ; mais en même temps, il rassure le roi en lui offrant l'amour des Français. Il ne songe plus à le détrôner, comme il en avait eu l'idée à Bordeaux, après sa fuite à Varennes.

Politique périlleuse, car, pour intimider le roi, il fallait émouvoir les foules, les dresser contre la Cour, faire retentir l'opinion de menaces de plus en plus vives contre le Château. Et Vergniaud serait-il capable de retenir la bête populaire une fois qu'il l'aurait déchaînée et lancée en avant ? Et comment le roi croirait-il à la sincérité de ses avances, à ses assurances d'amour et de loyalisme, quand il le verrait attaquer sans cesse ses ministres et jeter le soupçon et l'offense sur son entourage ?

Avec Brissot, Vergniaud précipita la Révolution dans la guerre sans s'apercevoir qu'il servait ainsi le secret désir de la Cour qui ne voyait le salut que dans l'intervention armée des rois étrangers. Le 18 janvier 1792, il prononça une harangue, une Marseillaise, des plus belliqueuses : L'état dans lequel vous êtes maintenant, celui dans lequel on voudrait vous faire rester, est un véritable état de destruction qui ne peut vous conduire qu'à l'opprobre et à la mort. Aux armes, donc ! aux armes, c'est le salut de la patrie et l'honneur qui le commandent ; aux armes, donc ! aux armes, ou bien victimes d'une indolente sécurité, d'une confiance déplorable, vous retomberez misérablement et par lassitude sous le joug de vos tyrans, vous périrez sans gloire, vous ensevelirez avec votre liberté la liberté du monde ! Il va jusqu'à proposer la guerre offensive, et il invoque à l'appui de son opinion l'exemple de Frédéric II. Les objections des partisans de la paix l'exaspéraient. On dirait, s'écriait-il, le 4 février 1792, que le Rhin coule au milieu de cette salle et je ne dirai pas de quel côté sont les conspirateurs ! Lui, si calme et si majestueux d'ordinaire, en venait aux grosses injures. Quand Brissot, pour briser le dernier obstacle qui s'opposait encore à la guerre, demanda la mise en accusation du ministre des Affaires étrangères, Delessart, coupable de n'avoir pas rompu assez vite avec l'Autriche, Vergniaud accabla le ministre de reproches sanglants et d'ailleurs peu justifiés. Et derrière le ministre il visa la Cour qu'il voulait effrayer pour l'obliger à choisir des ministres patriotes : Permettez-moi, Messieurs, une réflexion. Lorsqu'on proposa à l'Assemblée constituante de décréter le despotisme de la religion chrétienne, Mirabeau prononça ces paroles mémorables : De cette tribune où je vous parle, on aperçoit la fenêtre d'où la main d'un monarque français armée contre ses sujets par d'exécrables factieux... tira l'arquebuse qui fut le signal de la Saint-Barthélemy. Eh bien, Messieurs, dans ce moment de crise où la patrie est en danger, où tant de conspirations s'ourdissent contre la liberté, moi, aussi, je m'écrie : Je vois de cette tribune les fenêtres d'un palais où des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la Constitution nous a donné, forgent les fers dont ils veulent nous enchaîner et préparent les manœuvres qui doivent nous livrer à la maison d'Autriche. Je vois les fenêtres du palais où l'on trame la contre-Révolution, où l'on combine les moyens de nous replonger dans les horreurs de l'esclavage après nous avoir fait passer par tous les désordres de l'anarchie et par toutes les fureurs de la guerre civile... L'épouvante et la terreur sont souvent sorties dans les temps antiques, et au nom du despotisme, de ce palais fameux. Qu'elles y pénètrent tous les cœurs. Que tous ceux qui l'habitent sachent que notre Constitution n'accorde l'inviolabilité qu'au roi. Qu'ils sachent que la loi y atteindra sans distinctions tous les coupables et qu'il n'y sera pas une seule tête, convaincue d'être criminelle, qui puisse échapper à son glaive ! L'allusion à la reine était terrible. Cette fois l'intimidation réussit. Louis XVI prit peur. Il confia les portefeuilles ministériels aux amis de Brissot et de Vergniaud. La guerre fut déclarée.

C'est sur cette question de la guerre que se fit la rupture entre Robespierre et Vergniaud, entre la Montagne et la Gironde. Pendant trois mois Robespierre avait lutté aux Jacobins, presque seul, avec un courage magnifique, contre le torrent belliqueux. Il avait prononcé contre la politique de guerre une série de discours qu'un bon connaisseur, Jean Jaurès, juge admirables de courage, de pénétration et de puissance. Il avait montré que la guerre réalisait les secrets désirs de la Cour, qu'elle permettait aux Feuillants, c'est-à-dire aux monarchistes constitutionnels, de ressaisir le pouvoir A qui confierez-vous, disait-il mit Girondins, le 12 décembre 1791, la conduite de cette guerre ? Aux agents du pouvoir exécutif ? Vous abandonnerez donc la sûreté' de l'Empire à ceux qui veulent vous perdre ? Il constatait que la guerre plaisait fort aux émigrés. Brissot lui ayant répondu aux Jacobins qu'il fallait bannir la défiance il lui décochait ce trait qui porta : Vous étiez destiné à défendre la liberté sans défiance, sans déplaire à ses ennemis, sans vous trouver en opposition ni avec la Cour, ni avec les ministres, ni avec les modérés. Comme les routes du patriotisme sont devenues pour vous faciles et riantes ! Brissot avait dit que le siège du mal était à Coblentz. Il n'est donc pas à Paris ? interrogeait Robespierre. Il n'y a donc aucune relation entre Coblentz et un autre lieu qui n'est pas loin de nous ? Avant d'aller frapper la poignée d'aristocrates du dehors, Robespierre voulait qu'on réduisit à merci ceux du dedans et qu'avant de propager la Révolution chez les autres peuples, on l'affermit d'abord en France même. II raillait les illusions du propagandisme et ne voulait pas croire que les peuples voisins fussent mûrs pour se soulever à notre appel contre leurs maîtres. Les missionnaires armés, disait-il, ne sont aimés par personne. Il craignait que la guerre ne finît mal. Il montrait l'armée sans officiers ou avec des officiers aristocrates, les régiments incomplets, les gardes nationales sans armes et sans équipements, les places sans munitions. Il prévoyait qu'en cas de guerre victorieuse, la liberté risquerait de tomber sous les coups des généraux ambitieux. Il annonçait César, qui s'appellera Bonaparte.

Entre Robespierre et Vergniaud le désaccord était fondamental. Robespierre ne croyait pas qu'aucune conciliation fût possible entre le roi parjure et la Révolution. H attendait le salut d'une crise intérieure qui renverserait la monarchie traîtresse, et, cette crise, il voulait la provoquer en se servant de la Constitution comme d'une arme légale. Vergniaud et ses amis, au contraire, ne voulaient pas engager contre la Cour le combat à mort. Ils se proposaient seulement de la conquérir à leurs vues par une tactique d'intimidation. Ils n'étaient révolutionnaires qu'à l'extérieur, dans les pays étrangers. Ils craignaient la domination de la rue, l'assaut contre les propriétés, ils ne voulaient pas de crise sociale.

Les événements donnèrent d'abord raison à Robespierre. Les premiers engagements à la frontière devant Mons et devant Tournai furent des défaites. Les généraux et notamment Lafayette en rejetèrent la responsabilité sur les ministres. Le roi profita de la rupture de La Fayette avec les Girondins pour renvoyer les ministres que ceux-ci lui avaient imposés. De nouveau les Girondins essayèrent d'intimider le roi. Ils organisèrent contre le Château la manifestation du 20 juin 1792 qui fut un échec, parce que les Montagnards défiants refusèrent de s'y associer. Lafayette, quittant son armée sans autorisation, vint sommer l'Assemblée de dissoudre les Jacobins. Tandis que Robespierre tonnait contre l'ambitieux général et réclamait sa destitution immédiate, les Girondins qui l'avaient longtemps protégé, se bornaient à le désavouer sans vigueur et à réclamer une enquête. Mais, comme le danger intérieur et extérieur augmentait à vue d'œil, Vergniaud se décidait enfin, le 3 juillet, à faire planer sur le roi une terrible menace : Le roi a refusé sa sanction à votre décret sur les troubles religieux. Je ne sais si le sombre génie de Médicis et du cardinal de Lorraine erre encore sous les voûtes du palais des Tuileries, si l'hypocrisie sanguinaire des jésuites Lachaise et Letellier revit dans l'âme de quelque scélérat brûlant de voir se renouveler la Saint-Barthélemy et les dragonnades... C'est au nom du roi que les princes français ont tenté de soulever contre la nation toutes les Cours de l'Europe, c'est pour venger la dignité du roi que s'est conclu le traité de Pillnitz et formée l'alliance monstrueuse entre les Cours de Vienne et de Berlin ; c'est pour défendre le roi qu'on a vu accourir en Allemagne sous les drapeaux de la rébellion les anciennes compagnies des gardes du corps, c'est pour venir au secours du roi que les émigrés sollicitent et obtiennent de l'emploi dans les armées autrichiennes et s'apprêtent à déchirer le sein de leur patrie... c'est contre la nation ou l'Assemblée nationale seule et pour le maintien de la splendeur du trône que le roi de Bohême et de Hongrie nous fait la guerre et que le roi de Prusse marche vers nos frontières ; c'est au nom du roi que la liberté est attaquée... Or, je lis dans la Constitution, chapitre II, section première, article VI : Si le roi se met à la tête d'une armée et en dirige les forces contre la nation ou s'il ne s'oppose pas par un acte formel à une telle entreprise qui s'exécuterait en son nom, il sera censé avoir abdiqué la royauté.

Et Vergniaud se demandait ensuite si Louis XVI avait fait ce que la Constitution lui prescrivait pour repousser l'ennemi. Raisonnant par hypothèse, il prêtait à Louis XVI des excuses hypocrites : Il est vrai que lorsque les généraux [français] s'avançaient en vainqueurs sur le territoire ennemi, je leur ai ordonné de s'arrêter, mais la Constitution ne me prescrit pas de remporter des victoires, elle me défend même des conquêtes. Il est vrai qu'on a tenté de désorganiser les armées par des démissions combinées d'officiers et que je n'ai fait aucun effort pour arrêter le cours de ces démissions ; mais la Constitution n'a pas prévu ce que j'aurais à faire en pareil délit. Il est vrai que mes ministres ont continuellement trompé l'Assemblée nationale sur le nombre, la disposition des troupes et leurs approvisionnements ; que j'ai gardé le plus longtemps possible ceux qui entravaient la marche du gouvernement constitutionnel, le moins possible ceux qui s'efforçaient de lui donner du ressort ; mais la Constitution ne fait dépendre leur nomination que de ma volonté et nulle part elle n'ordonne que je donne ma confiance aux patriotes et que je chasse les contre-révolutionnaires. Il est vrai que l'Assemblée nationale a rendu des décrets utiles et même nécessaires et que j'ai refusé de les sanctionner, mais j'en avais le droit, il est sacré, car je le tiens de la Constitution. Et Vergniaud, restant toujours dans l'hypothèse, s'écriait : Si, dis-je, il était possible que dans les calamités d'une guerre funeste, dans les désordres d'un bouleversement révolutionnaire, le roi des Français leur tint cc langage dérisoire, s'il était possible qu'il leur parlât jamais de son amour pour la Constitution avec une ironie aussi insultante, ne seraient-ils pas en droit de lui répondre : Ô roi ! qui sans doute avez cru, avec le tyran Lysandre, que la vérité ne valait pas mieux que le mensonge et qu'il fallait amuser les enfants avec des osselets, qui n'avez feint d'aimer les lois que pour parvenir à la puissance qui vous servirait à les braver, la Constitution que pour qu'elle ne vous précipitât pas du trône où vous aviez besoin de rester pour les détruire... pensez-vous nous abuser aujourd'hui avec d'hypocrites protestations et nous donner le change sur la cause de nos malheurs, par l'artifice de vos excuses et l'audace de vos sophismes ?

L'Assemblée haletante attendait la conclusion. Cambon proposait de changer tout ce qui était hypothétique dans le discours de Vergniaud pour le mettre d'une manière réelle car les suppositions de Vergniaud étaient des vérités. dit-il. Mais Vergniaud, une fois encore, se déroba et tourna court. Il déclara, en terminant, qu'il n'était point tourmenté par la crainte de voir se réaliser les horribles suppositions qu'il avait faites et il se borna à proposer un message au roi qui devait être un signal de réconciliation et non un manifeste de guerre.

Par ce terrible discours (lu 3 juillet 1792, le plus beau qu'il ait prononcé, Vergniaud avait ébranlé le trône jusque dans ses fondements, et, par un singulier illogisme, il s'apprêtait encore à le soutenir. Il ne voulait qu'avertir Louis XVI. Il lui accordait un suprême répit. Mme Roland, qui déplorait cette tactique d'atermoiements, écrivait sa déception après la séance, à son ami Bancal : Ne craignez pas de lui dire [à Vergniaud] qu'il a beaucoup à faire pour se réhabiliter dans l'opinion si tant est qu'il y tienne encore en honnête homme, ce dont je doute ! Quelle amertume dans cette phrase ! Vergniaud était devenu suspect à ses propres amis, tant il est vrai que l'action doit suivre la parole sous peine de faire perdre à celle-ci son crédit.

De la déception de Mme Roland on peut juger de celle de Robespierre. Les Girondins l'avaient attaqué dans leurs feuilles et à la tribune des Jacobins avec la passion la plus haineuse. Ils avaient même insinué qu'il faisait le jeu de la Cour et ils avaient fait courir le bruit calomnieux qu'il avait eu des conférences secrètes avec la princesse de Lamballe, amie de la reine. Après le 20 juin, Robespierre avait oublié ses légitimes griefs pour se rapprocher de Brissot dans l'intérêt de la cause commune. Mais, quand il vit que décidément les Girondins n'osaient frapper Lafayette, qu'ils ne brandissaient contre la Cour que des foudres de carton et qu'ils voulaient seulement lui faire peur pour lui imposer le rappel de leurs créatures, les ministres renvoyés le 12 juin, Robespierre pour couper court à l'intrigue, pour enlever à Lafayette le commandement de son armée et au roi la faculté de continuer ses trahisons, lança aux Jacobins l'idée de la déchéance et réclama la convocation d'une Assemblée nouvelle, la Convention, qu'il voulut faire élire au suffrage universel. Ouvertement il prépara l'insurrection du 10 août contre le trône. C'est lui qui rédigea l'adresse des Jacobins aux fédérés accourus des départements, lui encore qui rédigea les pétitions de ces mêmes fédérés à l'Assemblée pour demander la déchéance du roi. Il harangue les fédérés, les adjure de sauver l'Etat. La provocation était si flagrante que le ministre de la Justice dénonça Robespierre à l'accusateur public et demanda contre lui des poursuites. Le Directoire secret des fédérés se réunissait dans la maison du menuisier Duplay chez lequel il logeait.

Cependant, jusqu'à la dernière minute, Vergniaud et ses amis s'obstinèrent à rechercher avec la Cour un accord impossible. Vergniaud écrivit à deux reprises à Louis XVI, une première fois par l'intermédiaire du peintre Boze, une deuxième par le canal du ministre de la Justice De Joly. Alors que les pétitions affluaient à l'Assemblée pour réclamer la déchéance du roi, il lutta désespérément pour empêcher l'insurrection. Pendant que Brissot, son ami, menaçait, le 25 juillet, les républicains du glaive de la loi, il faisait annuler, le 4 août, l'arrêté d'une section parisienne qui avait déclaré qu'elle ne reconnaissait plus Louis XVI comme roi, ni aucun autre. Les girondins Lasource et Isnard, au Club de la Réunion, menaçaient Robespierre de la Haute-Cour.

L'insurrection se fit donc contre la Gironde autant que contre le roi. Vergniaud présidait l'Assemblée quand Louis XVI, quittant son château menacé, vint s'y réfugier avec sa famille. Il exprima au monarque en fuite la douleur dont il était pénétré. H lui déclara que l'Assemblée connaissait son devoir et qu'elle avait juré de maintenir les autorités constituées. Peu après, Guadet voulut faire nommer un gouverneur au prince royal.

Vergniaud ne pardonna pas à Robespierre d'avoir passé outre à ses injonctions, d'avoir détruit la monarchie avec le trône. La lutte éclata aussitôt, une lutte à mort entre la Commune de Paris victorieuse et l'Assemblée humiliée. Les Girondins firent désormais figure de réactionnaires en face des Montagnards qui avaient pris le château. Les deux partis se renvoyaient à l'envi les injures les plus atroces. A la veille même des massacres de septembre, quand les Prussiens, qui avaient pris Longwy, presque sans coup férir, marchaient sur Paris, Robespierre qui dirigeait la Commune, lui dénonçait Brissot comme suspect d'intelligences avec l'ennemi.

Vergniaud, découragé, donnait deux jours plus tard sa démission de Président de la Commission extraordinaire des Douze, mais l'Assemblée la refusait et lui accordait une nouvelle investiture. La réaction de pitié provoquée par les massacres, portait les Girondins au pouvoir pendant les premiers temps de la Convention. Vergniaud dénonçait alors les Montagnards comme des agitateurs, des désorganisateurs qui rêvaient d'établir la loi agraire,, c'est-à-dire le partage des fortunes. Avec tout son parti, il s'appuyait désormais sur les classes possédantes, sur les anciens royalistes constitutionnels qu'il cherchait à ramener. Sans tenir compte de l'affreuse misère qui sévissait avec la vie chère, il s'opposait, avec une froide intransigeance, à toutes les mesures populaires. Il dénonçait, dès' le 16 septembre, l'oisiveté des ouvriers du camp sous Paris. H faisait rejeter, un peu plus tard, le 3 novembre, la pétition des ouvriers lyonnais qui réclamaient du pain et il représentait les pétitionnaires comme vendus aux ennemis. Les Montagnards n'étaient pour lui que des satellites de Coblentz, des scélérats soudoyés pour semer la discorde, répandre la consternation et nous précipiter dans l'anarchie (discours du 17 septembre 1792). Il réclamait contre eux une politique de représailles : Il est temps de briser ces chaînes honteuses, d'écraser cette nouvelle tyrannie, il est temps que ceux qui ont fait trembler les hommes de bien tremblent à leur tour ! (id.). Il appuie, le 24 septembre, les mesures d'exception que propose le violent Kersaint pour supprimer la presse montagnarde : Ajourner ce projet, c'est proclamer hautement qu'il est permis d'assassiner, c'est proclamer hautement que les émissaires prussiens peuvent travailler dans l'intérieur, armer le père contre les enfants. Il outrage Marat quand il monte à la tribune. Il demande qu'on recherche toutes les responsabilités mises en jeu par les massacres de septembre, sans se préoccuper si une pareille recherche ne va pas déchaîner à Paris et dans tout le pays le réveil du royalisme et des forces conservatrices. Les succès de nos armées l'enhardissent. Il croyait la Gironde assurée de l'avenir. Après Jemappes, il fit décréter qu'une grande fête serait célébrée en l'honneur de cette victoire. Quoi, des millions d'hommes ont péri, avait dit Barère, car les Autrichiens sont aussi des hommes... et nous parlons de fêtes ! Il répliquait à Barère : Je dis que, comme nos généraux n'ont pas ajourné la victoire, nous ne devons pas ajourner l'expression de notre joie. Il a péri des hommes sans doute dans ces batailles, mais enfin c'est la liberté qui triomphe ! Il a péri des hommes, mais pourquoi donc avons-nous déclaré la guerre ?... Gardons-nous des abstractions métaphysiques. La nature a donné à l'homme des passions, c'est par les passions qu'il faut les gouverner et les rendre heureux. La nature a surtout gravé dans le cœur de l'homme l'amour de la gloire, de la patrie, de la liberté, passions sublimes qui doublent la force, exaltent le courage et enfantent les actions héroïques, qui donnent l'immortalité aux hommes et font le bonheur des nations qui savent entretenir ce feu sacré... Chantez, chantez une victoire qui sera celle de l'humanité. Il a péri des hommes, mais c'est pour qu'il n'en périsse plus ! (4 novembre 1792). Il y avait dans Vergniaud un sérieux fonds d'impérialisme conquérant.

Mais Robespierre et les Montagnards n'allaient pas tarder à prendre leur revanche. Robespierre avait fait front avec sa résolution coutumière aux violents assauts des Girondins qui prétendaient, par leurs clameurs, lui interdire la tribune. Accusé par Louvet d'aspirer à la dictature, il avait écrasé l'accusation sous une réplique modeste, spirituelle, précise et ferme. Il s'était hautement solidarisé avec la Commune du 10 août, dont il avait fait l'éloge. Il avait dénoncé dans le parti Girondin le parti des riches : Enfin ils sont les honnêtes gens, les gens comme il faut de la République, nous sommes les Sans-Culottes et la canaille. (28 octobre 1792.) Il avait souligné leur changement de front : Tel homme paraissait républicain avant la République qui cesse de l'être lorsqu'elle est établie. Il voulait abaisser ce qui était au-dessus de lui ; mais il ne veut pas descendre du point où il était lui-même élevé. Il aime les Révolutions seulement dont il est le héros, il ne voit que désordre et anarchie où il ne gouverne pas.

Le procès du roi donna l'occasion à Robespierre de se mesurer avec Vergniaud. Ecartant toute hypocrisie, Robespierre soutint qu'il n'y avait pas de procès à faire, que le peuple avait rendu sa sentence, le 10 août, en prenant les Tuileries, que l'Assemblée n'avait qu'à ratifier le jugement populaire. Recommencer de juger Louis XVI, c'était supposer qu'il pouvait être innocent et, s'il était innocent, c'était condamner la Révolution du 10 août, c'était déchaîner la contre-Révolution, renverser la République. Le roi n'est point un accusé, vous n'êtes point des juges. Vous n'êtes, vous ne pouvez être que des hommes d'Etat et des représentants de la nation. Vous n'avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut publie à prendre, un acte de providence nationale à exercer. Un roi détrôné dans la République n'est bon qu'à deux usages : ou à troubler la tranquillité de l'Etat et à ébranler la liberté ou à affermir l'un et l'autre à la fois... Or, quel est le parti qu'une saine politique prescrit pour cimenter la République naissante ? C'est de graver profondément dans les cœurs, le mépris de la royauté et de frapper de stupeur tous les partisans du roi. (3 décembre.) Robespierre montra dans un second discours tous les dangers de l'appel au peuple, que les Girondins avaient proposé pour sauver Louis XVI. Quoi ! C'était en pleine guerre, quand les royalistes déjà se ressaisissaient et complotaient dans l'Ouest qu'on prétendait consulter les Assemblées primaires ! Mais qui se rendrait à ces Assemblées ? Pas les travailleurs, à coup sûr, absorbés par leur besogne journalière et incapables encore de suivre des débats longs et compliqués. Et, pendant que les Français discuteraient et se querelleraient, d'un bout du territoire à l'autre, les Prussiens avanceraient. A l'argument tiré de la situation diplomatique, il répondit que plus la Révolution semblerait avoir peur, plus elle serait menacée et attaquée : La victoire décidera si vous êtes des rebelles ou des bienfaiteurs de l'humanité et c'est la grandeur de votre caractère qui décidera de la victoire !

Vergniaud répliqua trois jours plus tard (le 31 décembre 1792). Il commença par une longue dissertation sur la souveraineté du peuple. Tout acte émané des représentants du peuple était un attentat à sa souveraineté s'il n'était pas soumis à sa ratification. La mort est irréparable. Si la nation désapprouvait plus tard la sentence de mort, il serait trop tard. Puis la Constitution avait proclamé l'inviolabilité du roi. Le peuple seul pouvait lever cette inviolabilité. Vergniaud oubliait que la Constitution de 1791 n'avait pas été soumise à l'approbation populaire. Il se lançait ensuite dans une attaque directe contre Robespierre qui avait dit que la vertu fut toujours en minorité sur la terre. Calomnie atroce contre la souveraineté populaire ! Aveu que Robespierre voulait le règne d'une minorité, qu'il aspirait à la dictature ! Puis Vergniaud montrait qu'en précipitant le procès, on jetterait dans la guerre de nouvelles puissances, telles que l'Angleterre. La guerre élargie, la misère augmentera : Craignez qu'au milieu de ses triomphes, la France ne ressemble à ces monuments fameux qui, dans l'Egypte, ont vaincu le temps. L'étranger qui passe s'étonne de leur grandeur ; s'il veut y pénétrer, qu'y trouve-t-il ? Des cendres inanimées et le silence des tombeaux !

Vergniaud ne put entraîner l'Assemblée. Sa thèse était moins un plaidoyer pour l'appel au peuple qu'un plaidoyer pour la clémence. II lui avait fallu toute sa rhétorique pour rattacher à l'appel au peuple une argumentation qui en était au fond tout à fait indépendante. Et cela rendait son discours équivoque. S'il voulait vraiment sauver le roi, pourquoi ne le disait-il pas nettement, pourquoi prenait-il ce biais si dangereux de l'appel au peuple ?

Jusque dans son vote, Vergniaud persista dans l'équivoque. Il vota pour la mort, au grand étonnement de ses amis. Il est vrai qu'en votant la mort, il se demanda s'il ne serait pas utile d'examiner l'opportunité d'un sursis à l'exécution, mais il ne fit pas dépendre son vote de mort de cette réserve timide. Il ne put pas plus sauver le monarque qu'il n'avait pu sauver le trône. Il ne sert de rien de ruser avec les peuples en révolution.

Louis XVI exécuté, Vergniaud garda le silence pendant deux longs mois. Il assistait impassible ou atterré à la ruine de son parti. Les victoires de l'automne de 1792 se changeaient partout en défaites. La Vendée se soulevait. Les Montagnards accusaient leurs adversaires qui gouvernaient d'être responsables des désastres. Le 10 mars 1793, une émeute éclatait contre eux dans Paris. Vergniaud alors se réveilla et peut-être fut-il réveillé par ses amis. Il remonta à la tribune pour dénoncer les émissaires de Catilina. Mais il le fit sans ardeur, avec une gravité mélancolique. Il se plaignit des calomnies dont on l'abreuvait. Il gémit sur les divisions de la Convention. Il conclut bien qu'il fallait mettre en arrestation les agitateurs, mais il n'entraîna pas le vote. Marat lui répondit dédaigneusement en traitant son discours de vain batelage. Le Girondin Louvet estime que Vergniaud, ce jour-là fut au-dessous de lui-même. Il lui reproche dans ses mémoires d'avoir manqué d'audace en ne réclamant pas la fermeture immédiate des Jacobins et des Cordeliers. Tout au contraire, dit Louvet, Vergniaud attribua le mouvement du 10 mars à l'aristocratie. C'était l'aristocratie, sans doute, c'était le royalisme, mais le royalisme et l'aristocratie des Cordeliers et de quelques meneurs jacobins ; voilà ce qu'il fallait dire, voilà ce qu'il ne dit pas. Ainsi les deux sociétés furent-elles charmées du commode manteau que Vergniaud leur donnait, et, lorsque dans mon étonnement, je lui demandai le motif d'une aussi étrange conduite, il me dit qu'il avait jugé très utile de dénoncer la conspiration sans nommer les vrais conspirateurs de peur de trop aigrir des hommes violents déjà portés à tous les excès. Bon Dieu ! Voilà pourtant quelles règles de conduite, quels ménagements mal entendus préparaient les affreux succès de la faction.

Louvet est sévère pour Vergniaud. Il ne veut pas voir que le grand orateur avait sans doute été retenu par la crainte d'aggraver les divisions des révolutionnaires et de faire le jeu de l'ennemi.

Mais le temps des ménagements était passé. La trahison de Dumouriez achevait de compromettre la Gironde qui avait si longtemps cautionné l'ambitieux général. Robespierre maintenant prenait l'offensive. Dès le 5 avril 1793, au lendemain de sa trahison, il demandait que les chefs Girondins qu'il nommait, — car ce soi-disant lâche avait tous les courages, — Brissot, Vergniaud, Gensonné et Guadet, fussent traduits au tribunal révolutionnaire pour avoir comploté la destruction de la République. C'était un réquisitoire en règle. Les Girondins avaient épouvanté les Français du fantôme de la loi agraire ; ils avaient ainsi dressé les riches contre les pauvres. Ils s'étaient opposés à la déchéance du roi, ils n'avaient rien négligé pour faire échouer l'insurrection du 10 août, ils avaient calomnié et persécuté la glorieuse Commune, ils avaient essayé de sauver Louis XVI et de déchaîner la guerre civile par l'appel au peuple, ils étaient responsables des défaites de Belgique et du Rhin, ils avaient conspiré avec Dumouriez, car Dumouriez avait annoncé .à ses troupes, au moment de trahir, qu'il marchait sur Paris pour les protéger. Robespierre revint à la charge, le 10 avril, en précisant ses accusations dans un grand discours qui dura plusieurs heures.

Pendant que Robespierre parlait, Vergniaud prenait des notes. Un incident qui coupa la séance lui donna une vingtaine de minutes pour se recueillir. Il monta à la tribune et prononça une belle réplique vibrante d'indignation où il rappelait ses services révolutionnaires. J'oserai répondre à M. Robespierre qui, par un roman perfide, artificieusement écrit dans le silence du cabinet, et par de froides ironies, vient de provoquer de nouvelles discordes dans le sein de la Convention. J'oserai lui répondre sans méditation. Je n'ai pas, comme lui, besoin d'art, il suffit de mon âme. Il nia avoir voulu sauver la royauté au 10 août, ce qui était difficile à croire. S'il avait voté la nomination d'un gouverneur au prince royal, c'était pour mettre un otage aux mains du peuple, comme si le dauphin ne pouvait être otage, sans avoir de gouverneur et sans être considéré comme un prince ! S'il avait proposé l'appel au peuple, c'était afin d'empêcher l'extension de la guerre, comme si l'appel au peuple n'allait pas déchaîner la guerre civile. Il n'avait eu aucunes relations avec Dumouriez. Puis, prenant l'offensive, il accusait une fois de plus les Montagnards de déclarer la guerre à la propriété, de vouloir la loi agraire. Ces attaques préparaient assez mal son appel final à l'union On a cherché à consommer la Révolution par la Terreur, j'aurais voulu la consommer par l'amour ! Noble parole que tous ses réquisitoires précédents contre les pauvres et contre leurs soutiens démentent !

Le 20 avril encore, quand ses amis Boyer-Fonfrède et Gensonné demandèrent la convocation des Assemblées primaires pour épurer et renouveler la Convention, Vergniaud s'opposait par patriotisme à une mesure qui pouvait provoquer la guerre civile.

Mais il ne persista pas jusqu'au bout dans cette attitude conciliante. Les pétitions menaçantes des sections parisiennes l'irritaient. Perdant patience, il se joignit à son tour aux violents de son parti. Il écrivit, les 4 et 5 mai 1793, deux lettres véhémentes aux Bordelais pour leur reprocher leur indifférence et les appeler à son secours : Si on m'y force, je vous appelle à la tribune pour venir nous défendre, s'il en est temps, pour venger la liberté en exterminant les tyrans ! Hommes de la Gironde ! Levez-vous ! Frappez de terreur nos Marius !

Le 20 mai, Vergniaud prononça une véhémente philippique contre les anarchistes pour demander la formation d'une force armée qui protégerait la Convention. Robespierre jeune l'accusa, dans une vive riposte, de vouloir empêcher le vote de l'impôt progressif qui était en discussion, afin que le trésor public épuisé, les défenseurs de la patrie ne puissent être payés de leurs salaires, que leurs femmes et leurs enfants ne reçoivent pas les secours que vous leur avez promis et qui leur sont dus. Vergniaud lui répondit sur un ton plus violent encore : Aucun de nous ne mourra sans vengeance, nos départements sont debout ! L'Assemblée vota le décret qu'il réclamait ; mais il restait à l'exécuter.

La crise touchait à son dénouement. Vergniaud et ses amis s'étaient opposés à toutes les mesures qu'imposait la situation tragique que la République traversait : à l'institution des représentants en mission chargés de surveiller les généraux et de réprimer les complots intérieurs, aux réquisitions et aux taxes, seul moyen de combattre la vie chère et de faire vivre les villes que les campagnards affamaient, à l'établissement de l'impôt progressif ; ils empêchaient le fonctionnement de la dictature révolutionnaire, ils se coalisaient avec les adversaires du régime. Leurs partisans entravaient le recrutement et soulevaient les autorités locales contre le pouvoir central.

Robespierre, qui n'était pas un idéologue, avait compris qu'il ne pourrait vaincre la Gironde qu'en intéressant les Sans-Culottes au combat. Contre les Culottes dorées, comme il appelait les riches, il soulevait le peuple des sections, le peuple des artisans. Dès le 8 mai, il formulait aux Jacobins le programme du gouvernement révolutionnaire, autrement dit de la dictature montagnarde, qu'il réalisera plus tard. Il proposait de garder les suspects en otages, d'indemniser les indigents du temps passé dans l'accomplissement de leurs devoirs civiques, de les entretenir aux dépens des riches dans une armée révolutionnaire de l'intérieur. Quand les Girondins voulurent recourir à la répression, quand ils firent instituer la Commission des Douze qui ordonna l'arrestation des meneurs parisiens, il était trop tard. Robespierre prêcha ouvertement l'insurrection, le 27 mai : e Le peuple doit s'insurger, le moment est arrivé !

Vergniaud espérait que les bourgeois de Paris se lèveraient à son appel. Quand l'insurrection montagnarde commença, le jour même du 31 mai, il s'efforça, par une manœuvre habile, de séparer les sections de la Commune et du Comité insurrectionnel. Il fit voter à cet effet un décret qui félicitait les sections de leur zèle à rétablir l'ordre et à assurer la dignité de l'Assemblée. Vains efforts ! Quand la salle de la Convention fut envahie peu après par les manifestants, il proposa à ses collègues de se retirer en masse : La Convention nationale ne peut pas délibérer dans l'état où elle est. Je demande qu'elle aille se joindre à la force armée, qui est sur la place et se mette sous sa protection. Il sortit avec les membres de son parti. Mais Robespierre était monté à la tribune pour appuyer la pétition des insurgés. Vergniaud rentra avec ses amis. Il interrompit Robespierre Concluez donc ! Alors Robespierre lui lança : Oui, je vais conclure et contre vous, contre vous qui, après la Révolution du 10 août, avez voulu conduire à l'échafaud ceux qui l'ont faite, contre vous qui n'avez cessé de provoquer la destruction de Paris, contre vous qui avez voulu sauver le tyran, contre vous qui avez conspiré avec Dumouriez, contre vous qui avez poursuivi avec acharnement les mêmes patriotes dont Dumouriez demandait la tête, contre vous dont les vengeances criminelles ont provoqué les mêmes cris d'indignation, dont vous voulez faire un crime à ceux. qui sont vos victimes. Eh bien ! ma conclusion, c'est le décret d'accusation contre tous les complices de Dumouriez et contre tous ceux qui ont été désignés par les pétitionnaires.

Ce fut le dernier duel entre les deux grands orateurs. A la foudroyante apostrophe de Robespierre, Vergniaud demanda à répondre. Il ne le put. L'Assemblée ferma la discussion. Deux jours plus tard, Vergniaud était mis en arrestation à son domicile en même temps que les autres chefs de la Gironde. Il aurait pu s'enfuir, à l'exemple de la plupart de ceux-ci qui allèrent fomenter la guerre civile. Il préféra rester à Paris. Peut-être aurait-il été épargné, — Saint-Just lui-même l'avait exclu de la première catégorie de ceux qu'il appelait les coupables, — s'il n'avait commis l'imprudence de lancer de sa prison contre les Montagnards triomphants le pamphlet le plus méprisant, le plus provocant : Je vous dénonce à la France comme des imposteurs et des assassins... Lâches, voilà vos perfides combinaisons... Mon cœur est prêt, il brave le fer des assassins et celui des bourreaux. Ma mort serait le dernier crime de nos modernes décemvirs. Loin de la craindre, je la souhaite. Bientôt le peuple, éclairé par elle, se délivrerait enfin de leur horrible tyrannie.

Moins d'un an plus tard, Robespierre devait suivre Vergniaud sous le couperet...