ROME ET LE CLERGÉ FRANÇAIS SOUS LA CONSTITUANTE

 

CHAPITRE XVII. — LA RUPTURE : LE RAPPEL DE BERNIS.

 

 

Pendant que le clergé français dans sa grande majorité se tournait encore avec anxiété vers Rome d'où il attendait la parole de salut, le pape, tout entier à ses calculs, gardait un silence obstiné ou n'opposait à toutes les supplications que des réponses dérisoires.

Il recevait, vers la fin de novembre[1], l'Exposition des principes rédigée par Boisgelin, mais il affectait de n'y voir qu'une protestation contre les décrets. Comme s'il ignorait les véritables sentiments des évêques signataires, il persistait à leur demander leur avis sur les articles qu'ils croiraient absolument nécessaires et susceptibles d'être autorisés par lui[2]. Le jour même où, d'accord avec les cardinaux, il faisait à Bernis cette notification singulière, il prenait connaissance des dernières propositions d'accord que le roi lui soumettait par la plume de Boisgelin et il les rejetait aussitôt avec désinvolture : Ce mémoire a été examiné par chacun des membres qui composaient ladite congrégation, lesquels ont tous persisté dans le même avis de ne rien accorder sans explication et de charger les évêques de proposer eux-mêmes en détail les expédients à prendre[3]. Comme si les évêques n'avaient pas exposé vingt fois ces expédients, comme s'ils n'avaient pas vingt fois proclamé qu'ils ne pouvaient rien sans le secours du pape !

Mais il entrait dans la politique de Pie VI de pousser les évêques à la résistance, en quelque sorte malgré eux, par une inertie d'autant plus perfide qu'elle se déguisait sous les dehors de la prudence et qu'elle affectait davantage de respecter les prérogatives de l'épiscopat. Au moment même où il refusait d'examiner les solutions imaginées par Boisgelin, il lui faisait écrire par son secrétaire d'État une lettre mielleuse pleine d'éloges les plus flatteurs[4]. La victime qu'on conduit à l'autel est aussi entourée de guirlandes.

Durant tout ce mois anxieux de décembre 1790, Pie VI ne cessa de se préoccuper de ses intérêts temporels. Le décret par lequel la Constituante avait décidé d'envoyer des troupes à Avignon pour rétablir l'ordre de concert avec la municipalité insurrectionnelle l'avait profondément ulcéré. Nous pouvons en croire le compère Bernis qui écrit à Montmorin le 15 décembre. L'article d'Avignon... a vivement affecté la ville de Rome et l'on peut présumer qu'il occasionnera une grande surprise en Europe. Le Pape, qui est en même temps Prince Souverain et Pontife, garde sur cela un profond silence, mais il ne manquera pas de faire des protestations pour la conservation de ses droits. On exige tout de Sa Sainteté au moment même où on la dépouille...

Montmorin n'avait pas besoin de cet avertissement pour savoir à quoi s'en tenir. Dès le 30 novembre, il s'efforçait de rassurer le pape sur la portée du décret de la Constituante et d'en atténuer le caractère : Si j'avais pu, écrivait-il à Bernis, influer sur cette décision, j'aurais tâché du moins qu'on employât le mot de gouvernement (de concert avec le gouvernement pontifical). Quoi qu'il en soit, j'espère que les mesures qui vont être prises préserveront Avignon des plus grands malheurs. Les députés du Comtat Venaissin qui étaient venus ici repartent contents de ce que leur affaire a été renvoyée à un autre temps... C'était dire au pape qu'il devait se contenter d'un moindre mal, puisqu'on ne touchait pas au Comtat.

Montmorin ajoutait, le 21 décembre, en annonçant à Bernis le départ pour Avignon du régiment de Soissonnais : Il aurait sans doute été à désirer que l'on eût rejeté la pétition d'Avignon, mais indépendamment de ce qu'il était impossible de l'obtenir de l'Assemblée nationale, on doit convenir qu'il en serait peut-être résulté de grands inconvénients pour la tranquillité d'Avignon et, comme cette pétition est ajournée indéfiniment, il y a lieu d'espérer qu'on aura le temps de ne se déterminer que par les motifs de justice et d'équité[5].

Le ministre ne se bornait pas à ces assurances verbales. Par des actes significatifs il s'appliquait à démontrer au pape la bonne volonté de son gouvernement.

La municipalité d'Avignon avait réclamé à la France une somme de 7.500 francs représentant la quote-part de l'État d'Avignon dans la perception du droit des cartes à jouer confiée à la régie française. Montmorin répondit à cette demande par un refus. C'était avec le pape, disait-il, qu'avaient été conclues les conventions relatives aux cartes à jouer : Quand on accorderait, ce qui n'est pas, que l'indépendance d'Avignon a été reconnue par l'Assemblée nationale, il faudrait encore que le Roy eût consenti que la régie générale traitât avec cette ville pour la substituer aux droits de la Chambre apostolique[6]. Le pape était donc toujours pour le gouvernement français le seul souverain d'Avignon. Vaines assurances l Pie VI avait désormais son siège fait. En ce mois de décembre, le Comtat à son tour se révoltait ouvertement contre son autorité.

N'obtenant pas la sanction de ses actes, l'assemblée représentative de Carpentras avait délégué à Rome deux de ses membres pour exercer une pression sur la cour pontificale. Ils furent reçus par le cardinal Zelada et lui demandèrent d'accepter que le Comtat fût régi conformément aux lois françaises. Zelada leur répondit que si le refus d'acceptation de la Constitution devait faire soustraire ce pays à son obéissance, le pape préférerait sans doute cette perte, quelque sensible qu'il y fût, à une acceptation qui compromettrait son caractère et sa conscience, en donnant atteinte aux droits de l'Église et aux maximes inaltérables de la Religion. Qu'au reste, en adoptant cette Constitution, il abdiquerait en quelque sorte la Souveraineté, puisque, au lieu de l'exercer en dictant des lois à son peuple, il serait lui-même obligé de les recevoir de la part de ses sujets et que le Saint-Père ne consentirait jamais à cette humiliation de se voir substituer le titre de Monarque honoraire à la qualité incontestable de Souverain Indépendant et légitime[7]. Les envoyés du Comtat n'obtinrent pas l'audience qu'ils sollicitaient du pape. Ils n'étaient pas encore de retour à Carpentras que l'assemblée représentative avait coupé les derniers liens qui l'unissaient encore au Saint-Siège.

L'assemblée avait demandé au vice-légat de sanctionner provisoirement ses décisions. Le vice-légat s'y était refusé. L'assemblée passait outre et, le 23 décembre, confiait le pouvoir exécutif à trois conservateurs d'État, MM. de Sobirats, de Gasté, de Tourreau. Le vice-légat dépossédé se retira avec le recteur de Carpentras, d'abord à Aubignan, petite ville du Comtat, puis à Chambéry. Le Comtat s'administrait ouvertement en république indépendante. Un de ses chefs les plus influents, Raphel aîné, lui conseillait d'imiter Avignon et de se donner à la France. Les conservateurs d'État hésitaient, faisaient remettre en place les armes pontificales abaissées, mais ils étaient bientôt emportés par l'offensive des Avignonnais.

Dans la nuit du 9 au 10 janvier 1791, les révolutionnaires d'Avignon débauchaient une partie des soldats du régiment français de Soissonnais et à leur tête marchaient sur Cavaillon dont ils s'emparaient, rangeaient dans leur parti plusieurs communes du Comtat, puis s'avançaient sur Carpentras. Les milices du Comtat, appelées en toute bâte, étaient prises de panique et s'enfuyaient. L'assemblée représentative se séparait le 10 janvier, et, quatre jours après, les citoyens de Carpentras, assemblés dans la cathédrale Saint-Siffrein, votaient la réunion à la France, à condition qu'ils resteraient séparés d'Avignon et seraient incorporés au département de la Drôme[8].

Pie VI n'était pas disposé à subir ces nouveaux outrages avec résignation. C'était au nom de cette même doctrine impie de la souveraineté populaire qu'il était frappé dans ses intérêts temporels et dans ses intérêts spirituels. Cette doctrine impie, il l'avait déjà condamnée dans le consistoire du 29 mars. Allait-il enfin rendre la condamnation publique et engager en face le combat avec la Révolution ?

Pendant tout le mois de décembre, il avait laissé le clergé français sans instruction, sans notions précises sur ses intentions. Il refusait de faire droit aux demandes d'Expilly, mais il lui faisait dire par le nonce de ne pas perdre toute espérance et il félicitait en même temps l'évêque de Rennes qui se disposait à lui refuser l'institution canonique[9]. Combien de temps aurait-il encore tergiversé ?

Une puissante intervention du dehors triompha enfin de ses hésitations. Le gouvernement espagnol demanda au pape de se mettre à la tête de la croisade monarchique contre la Révolution.

Il est curieux qu'aucun historien jusqu'ici n'ait pris garde à cette intervention qui eut sur nos affaires intérieures et sur le développement des événements une si grande importance[10].

L'affaire de Nootka-Sund avait laissé à Florida-Blanca une vive amertume. Si l'Espagne avait dû s'humilier devant les menaces de l'Angleterre, si le pacte de famille n'avait servi à rien, la faute en était à la Révolution qui déchirait les traités les plus sacrés. Dés lors, Florida-Blanca se met en devoir de rallier partout les ennemis de la Révolution. Il prête une oreille de plus en plus attentive aux émigrés, il se concerte avec Bernis, leur truchement, et, passant aux actes, il refuse d'agréer les nouveaux ambassadeurs que le gouvernement français désigne pour Madrid, le marquis de Pons, le marquis de Noailles, il fait arrêter de nombreux Français sous prétexte de distribution de pamphlets jacobins, il se rapproche de l'Angleterre et donne mandat aux ambassadeurs espagnols à l'étranger d'émouvoir la solidarité monarchique contre la Constituante[11].

Le 4 janvier 1791, l'ambassadeur d'Espagne à Rome, d'Azara, faisait remettre au cardinal Zelada, secrétaire d'État du pape, par l'entremise de Bernis lui-même, un mémoire confidentiel qui était comme le manifeste de la croisade monarchique préparée de longue main par Bernis et Florida-Blanca[12].

Le projet était formé depuis longtemps, disait d'Azara, fidèle écho de ses souffleurs, de renverser la religion catholique, car la religion catholique est le principal obstacle à la propagation de la rébellion universelle.

Touchant le pape à l'endroit sensible, il s'appliquait ensuite à démontrer que les principaux meneurs de l'Assemblée nationale croyaient arriver à leurs fins par la ruine de la domination temporelle de la Cour de Rome, tant en France qu'en Italie.

Le jour où le pape n'aura plus de souveraineté temporelle, il cessera d'être indépendant, l'usage de son autorité spirituelle deviendra précaire, les diverses nations catholiques ne tarderont pas à prendre des patriarches et l'union catholique sera brisée.

Mais la destruction de la domination temporelle du Saint-Siège n'est qu'une préface. N'étant plus retenus par le frein de la religion, les peuples seront soulevés partout contre les souverains. Les auteurs de la Révolution sont convaincus qu'elle ne pourra subsister que s'ils la rendent universelle et qu'ils ne pourront échapper au châtiment qu'à ce prix. Ils préparent donc le soulèvement du monde entier.

L'Assemblée française a usurpé le pouvoir exécutif. Ses comités ont envahi jusqu'au domaine de la diplomatie. Ils ont décidé de renouveler le personnel des ambassades prés les cours étrangères afin d'introduire auprès de toutes les cours des apôtres des nouvelles doctrines. Étant revêtus de l'immunité diplomatique, ces apôtres pourront se livrer en toute sécurité à leur besogne subversive.

Le cardinal Bernis va être rappelé. Son successeur sera choisi parmi le côté gauche de l'Assemblée. Il ne représentera pas à Rome le roi Très Chrétien, mais il sera le fondé de pouvoirs d'un troupeau d'incrédules. Sa principale instruction sera de propager les idées nouvelles, de jeter bas la religion. Or, il n'y a déjà que trop d'agents révolutionnaires à Rome, des négociants, des voyageurs séduits par la contagion. On emploiera à Rome les moyens qui ont réussi à Avignon. On corrompra la troupe qui est composée en grande partie d'étrangers. On imposera au pape une Commune insurrectionnelle.

Si l'Assemblée française voulait vraiment maintenir le lien qui unit la France au centre du catholicisme, elle maintiendrait en fonctions le vertueux ministre qui depuis vingt ans a su également se concilier l'affection du Saint-Père et l'estime universelle. Son successeur ne pourra être qu'un fauteur de discordes.

Il ne fallait pas en douter. La révolte d'Avignon et toute la série des faits qui ont suivi était une preuve des plus claires de l'esprit qui animait l'Assemblée à l'égard de Rome et de ses véritables intentions.

La conclusion s'imposait. C'était au pape à dénoncer le complot et à le combattre ouvertement. Ce faisant, il sera le sauveur de toute les monarchies et il rendra aux peuples la tranquillité et la sécurité

C'était donc bien à une croisade que l'Espagne conviait le pape, à la croisade des rois contre les peuples. Le mémoire de d'Azara n'était pas destiné seulement au Saint-Siège. tans une note confidentielle il conseillait à Pie VI de le communiquer à tout le corps diplomatique.

Si on constate que cette véhémente philippique contre la Révolution, signée du ministre d'Espagne, fut remise par Bernis lui-même au Saint-Siège ; que Bernis peu auparavant venait de protester auprès de Montmorin contre le bruit de son rappel[13] ; que Bernis écrivait le 24 décembre au département du Tarn, pour excuser sa présence à Rome, qu'il n'était pas maître d'abandonner les fonctions que le roi lui avaient confiées[14] ; que Bernis, levant enfin le masque, le lendemain même de la remise du mémoire de d'Azara, prenait ouvertement à son compte la thèse du pape et demandait à Montmorin la suspension des décrets en déclarant qu'il serait contradictoire que ces mêmes prélats qui avaient établi les principes sur la constitution du clergé sollicitassent en même temps le pape de s'en écarter, on pourra se demander si Bernis ne mit tant de ténacité à garder ses fonctions d'ambassadeur du roi à Rome que pour y mieux remplir, grâce à elles, sa mission occulte de représentant des princes.

Encouragé par l'Espagne et par Bernis, Pie VI faisait trêve à ses hésitations et nettement prenait l'offensive.

Dès la fin de décembre, il chargeait son nonce à Paris de faire au gouvernement français de sérieuses représentations sur le décret qui avait ordonné l'occupation d'Avignon[15]. Le nonce remettait à Montmorin, le 15 janvier, un mémoire conçu en termes violents, presque comminatoires, tels qu'aurait pu les désirer Florida-Blanca[16].

L'envoi des troupes françaises, sans la réquisition du prince légitime et sans leur prescrire l'obéissance au souverain du pays et la dépendance de ses ordres présente l'idée d'une incursion et d'une invasion dont on ne peut pallier le prétexte de protéger dans Avignon les établissements français qui n'y subsistent qu'en vertu des concordats passés entre le Saint-Siège et la Cour de France. Sa Sainteté étant bien assurée de n'avoir donné aucun sujet de plainte dans ce qui regarde ces établissements et les concordats dont ils dépendent, il est évident que l'expédition des troupes françaises, envoyées pour des motifs aussi insuffisants est un nouvel outrage fait au souverain d'Avignon et dont on ne trouve pas d'exemple parmi les nations civilisées. En enjoignant expressément aux troupes que Sa Sainteté n'a jamais requises ni désirées[17] d'agir de concert et d'intelligence avec les officiers municipaux, c'est-à-dire avec les perturbateurs du repos public, avec les séducteurs du peuple, les moteurs et les fauteurs des actes les plus atroces et les plus sacrilèges, avec les chefs enfin les plus criminels et occupés à défendre et à entretenir la rébellion, on voit clairement que le décret de l'Assemblée nationale tend à autoriser la rébellion et à en protéger en mime temps les auteurs...

 

On peut s'étonner que Montmorin, après les preuves non équivoques qu'il avait données de son bon vouloir, ait accepté une pareille note sans protestation, alors surtout que le pape l'adressait à tous les souverains.

Il est difficile de supposes qu'il garda pour lui seul le mémoire du nonce et qu'il ne le communiqua pas au comité diplomatique. Et l'étonnement augmente quand on observe l'attitude de l'Assemblée. Le lendemain même de la remise de la note pontificale, le 16 janvier, elle décidait de rappeler d'Avignon les troupes françaises[18].

Sur la question temporelle, le pape obtenait ainsi une satisfaction immédiate, au moment même où, sur la question spirituelle, l'Assemblée louvoyait et reculait. Ménagements inutiles ! Le pape était décidé à aller de l'avant. A la fin du mois de janvier, il rédigeait un nouveau mémoire de protestation contre la conduite des Comtadins[19]. Au printemps, il envoyait des légats aux différents souverains pour dénoncer le péril des menées françaises et émouvoir la solidarité monarchique en sa faveur[20].

La nouvelle du refus des évêques de jurer la constitution civile du clergé, les détails de la mémorable séance du 4 janvier 1791, arrivèrent à Rome vers la fin du mois et y causèrent une joie qu'on devine. Pie VI est assuré désormais de n'être pas désavoué par l'épiscopat français trop engagé pour reculer. Il peut dés lors rendre publique la condamnation arrêtée depuis longtemps dans son esprit. Ainsi il aura l'air d'obtempérer au désir du clergé français, alors qu'en réalité il rendra le schisme inéluctable en coupant aux réfractaires toute possibilité de repentir, toute retraite, tout moyen de conciliation.

Le bref de condamnation était sur le chantier depuis la fin de décembre. Si on en croit même Bernis, le document était déjà rédigé dés le 5 janvier 1791. Il n'y avait qu'à le recopier et le mettre au net[21]. Mais le pape ne se pressa pas de le promulguer. A chaque courrier, écrivait Bernis, le 19 janvier[22], de nouvelles circonstances obligent le pape à faire des changements aux réponses qu'il doit au Roi et aux évêques. Ce qui s'est passé par rapport au serment exigé de ceux-ci mérite de sa part une attention particulière. Le 10 février Pie VI lui-même prenait soin d'avertir Bernis qu'il venait de mettre le point final : Notre réponse aux évêques est actuellement terminée. Il ne nous reste plus qu'à la revoir entièrement et à y faire quelques additions en différents endroits[23]. En attendant, il fait connaître son sentiment dans des brefs particuliers qui annoncent la condamnation générale. Déjà il avait écrit le 11 décembre à l'évêque de Bâle qu'il ne donnerait pas facilement son consentement à l'érection d'un nouvel évêché dans le département du Haut-Rhin[24]. Le 22 décembre, il répondait à l'archevêque d'Avignon, qui l'avait consulté sur sa rentrée dans cette ville, qu'il pouvait le faire, mais à condition de s'abstenir absolument de prêter le serment civique[25]. Le 2 février, il félicitait Thoumin De Vauxpons, vicaire général de Dol, d'avoir refusé son élection à l'évêché de Laval, et désavouait ainsi son évêque qui lui avait conseillé d'accepter. Quelques jours plus tard, le 9 février, il consolait l'évêque de Toulon de la défection presque unanime de son clergé et l'encourageait à ne point désespérer. Au cardinal Loménie de Brienne, qui lui avait fait part le 30 janvier, de sa prestation de serment, il se hâtait de répondre, le 23 février, par un bref sévère où il le menaçait de le dépouiller de sa dignité cardinalice s'il ne se rétractait pas sur-le-champ et n'expiait le scandale qu'il avait donné[26].

Pie VI se décida enfin, le 10 mars, à promulguer la condamnation que tout le monde maintenant attendait. Il le fit en termes de nature à combler de joie les aristocrates les plus déterminés et à remplir les vues antifrançaises de Florida-Blanca. Le plus violent des émigrés aurait tenu la plume que, le bref ne serait pas autrement rédigé.

Allant au-devant du reproche, trop fondé, d'avoir provoqué le schisme par son silence, il essayait de justifier ses lenteurs, rappelait son allocution du 29 mars, mais oubliait qu'elle avait été secrète, ses brefs du 10 juillet aux archevêques-ministres, mais ils avaient été confidentiels, il arguait la nécessité où il avait été d'attendre l'avis des évêques de France, mais, sans voir qu'il se contredisait, il demandait de nouveau cet avis, comme si l'Exposition des principes ne le reflétait pas assez exactement.

Ce préambule embarrassé terminé, il entrait dans l'examen de l'œuvre de la Constituante et la condamnait tout entière, aussi bien son œuvre civile et politique que son œuvre religieuse. Le but de l'Assemblée, affirmait-il avec violence et à plusieurs reprises, avait été de détruire la religion catholique et avec elle l'obéissance due aux rois. La preuve, c'est que tous ses décrets s'inspirent de cette sacrilège déclaration des droits de l'homme qui proclamait ces monstruosités : la liberté de penser et d'écrire, l'égalité de tous les hommes. Ces prétendus droits imprescriptibles sont autant de révoltes contre l'autorité du Créateur et l'Assemblée, en les proclamant, a renouvelé les hérésies des Vaudois, des Bégards, de Wiclef et de Luther. La liberté et l'égalité si vantées ne sont qu'un moyen de renverser le catholicisme. Retenons cette constatation. C'est le pape qui le premier a dénoncé l'incompatibilité entre le catholicisme et le régime nouveau.

Pie VI s'attaquait ensuite à la constitution civile du clergé. Il la déclarait schismatique et hérétique, revendiquait comme un droit absolu du Saint-Siège la confirmation des évêques, protestait contre l'élection des prélats par le peuple qui renouvelait les erreurs de Luther et de Calvin, contre l'institution du conseil des vicaires épiscopaux qui avait pour but de renverser l'épiscopat, s'indignait contre le salaire des prêtres qui les mettait sous la dépendance des !algues pour leur subsistance, dénonçait longuement comme un crime capital l'invasion des biens d'Église, la suppression des chapitres, l'interdiction des vœux religieux, la fermeture des couvents, et concluait qu'il n'y avait pas un seul article dans toute l'œuvre religieuse de la Constituante qui ne fût répréhensible. Il était évident qu'en s'emparant des biens d'Eglise, l'Assemblée avait voulu profaner les temples, avilir les ministres des autels et détourner à l'avenir les citoyens de l'état ecclésiastique !

Puis venait un vif éloge des évêques qui étaient restés fidèles à leurs devoirs et avaient attendu la réponse pontificale plutôt que de plier sous les menaces. Un long passage était consacré à Talleyrand et à sa conduite impie. Le pape ne manquait pas de distinguer la cause du roi de celle de l'Assemblée. Le roi avait été contraint de sanctionner par une assemblée révoltée qui renouvelait les entreprises de Henri II Plantagenêt et de Henri VIII Tudor. Chemin faisant, Pie VI n'oubliait pas de protester contre la violation de ses droits commise à Avignon. Il terminait en annonçant qu'il apprêtait ses foudres et en sommant les prêtres jureurs de se rétracter. Dans une dernière phrase, qui était là pour la forme, il invitait les évêques de France à lui soumettre encore un moyen de conciliation, s'il en existait.

Au bref adressé aux évêques de France était jointe une lettre pour Louis XVI, rédigée elle aussi de manière à seconder les projets des contre-révolutionnaires. Le pape s'attachait à aviver les remords et les scrupules du faible monarque. Il lui rappelait la promesse qu'il lui avait faite de vivre et de mourir dans la religion catholique, son serment du sacre, et il lui reprochait d'avoir, par sa sanction, détaché de l'unité catholique la moitié de son royaume. Par cet acte de faiblesse, combien il avait dégénéré de la vertu de ses ancêtres ! Il ne pouvait racheter sa faute qu'en protégeant le clergé fidèle contre la persécution, qu'en lui garantissant au moins la liberté de son culte. Expliquant les raisons de son retard à répondre à ses propositions d'accord, il se laissait aller à avouer le calcul de sa politique : il n'avait pas voulu prévenir par son jugement le jugement des évêques de France, afin que les révolutionnaires ne pussent pas lui imputer à lui seul la résistance du clergé à leurs décrets.

Il était difficile de porter sur l'œuvre de la Constituante une condamnation plus intransigeante et plus injuste. Comme s'il avait suivi à la lettre les instructions du mémoire de d'Azara, Pie VI, par son manifeste agressif, prenait la direction de la contre-révolution. Le comte d'Artois dut ce jour-là être content de Bernis[27].

Le 30 janvier, l'Assemblée nationale avait refusé le serment restrictif que lui avait envoyé le vieux cardinal et le 1er février Montmorin l'avait averti que s'il n'envoyait pas un serment pur et simple, le roi ne pourrait plus lui laisser remplir les fonctions d'ambassadeur à Rome. Bernis avait répondu par un refus hautain le 22 février. La constitution civile du clergé lui paraissait maintenant, non seulement contraire aux décisions des conciles, mais même en certains points à l'Evangile ![28] Ne se souvenant plus qu'au mois d'août précédent, il s'était fait fort auprès du ministre d'obtenir en faveur de cette constitution hérétique une approbation au moins provisoire, il s'écriait, le 2 mars : Je ne sais pourquoi on s'était flatté que Pie VI pouvait approuver par provision une longue chaîne de principes dont l'ensemble et les conséquences paraissent également contraires à la doctrine qu'à la discipline de l'Église universelle... Le 15 mars, Montmorin lui envoyait ses lettres de rappel et le priait de remettre ses services au secrétaire d'ambassade Bernard comme chargé d'affaires par intérim.

La constitution civile condamnée, Bernis rappelé, pour que la rupture fût complète, il ne restait plus qu'à rappeler le nonce. Ce sera l'affaire de quelques semaines.

 

 

 



[1] Dépêche de Bernis du 1er décembre.

[2] Traduction littérale du billet que le pape écrivit au cardinal de Bernis en sortant de la congrégation du Saint-Office, assemblée pour les affaires de France, 16 décembre 1790. Archives des Affaires étrangères.

[3] Billet cité du pape à Bernis, en date du 16 décembre.

[4] Cette lettre, datée du 21 décembre 1790 (et non 1791 comme l'imprime à tort M. Gendry), est citée en extraits dans Pie VI, t. II, p. 137. Le pape, écrivait Zelada, vivement affecté par les derniers décrets sur les ecclésiastiques qui menacent (sic) les jours les plus funestes à la religion en France, a été bien soulagé lorsqu'il a vu qu'une plume telle que la vôtre et qui arrache l'estime même à nos ennemis était la première qui les démasquait et qui en faisait connaître toute l'absurdité et tout le venin. Étant de vous, l'ouvrage doit être achevé et sans réplique, et dans cette certitude le Saint-Père s'en occupera sans délai. Mais il n'a pas voulu retarder (sic) un moment à vous faire connaître combien il a été touché, enchanté d'un effort aussi glorieux que vous venez de faire pour éclairer, pour soutenir le clergé dans une épreuve aussi rude que celle qu'on lui propose et pour conserver la religion dans le combat le plus opiniâtre que ses ennemis vont lui livrer...

[5] Archives des Affaires étrangères, reg. 913, post-scriptum le la main du ministre.

[6] Archives des Affaires étrangères, reg. 913

[7] Passeri, t. I, p. 337-338.

[8] D'après Passeri et Clément Saint-Just.

[9] Lettre de Zelada, à l'évêque de Rennes, en date du 15 déc. 1790, dans G. Bourgin, La France et Rome, de 1788 à 1797, Paris, 1909, p. 5.

[10] M. Sorel l'ignore, de même que M. Geoffroy de Grandmaison.

[11] Voir sur la politique de Florida-Blanca, le livre de M. Geoffroy de Grandmaison, L'ambassade française en Espagne pendant la Révolution, Paris, 1892. M. de Grandmaison malheureusement a borné sa documentation aux archives françaises.

[12] On trouvera ce mémoire, rédigé en italien, dans Theiner, t. I, p. 313 et suiv. Publié depuis plus d'un demi-siècle, ce mémoire a, pour ainsi dire, passé inaperçu.

[13] Dépêche du 3 novembre.

[14] Rome, reg. 913.

[15] Dépêche de Bernis, du 29 décembre. En faisant part de cette nouvelle à Montmorin, Bernis ne manquait pas, bien entendu, d'approuver le pape et de supplier le roi d'accueillir favorablement les remontrances de M. le Nonce.

[16] Le mémoire du nonce figure aux archives des Affaires étrangères, registre 913.

[17] Le pape ne se souvenait plus qu'il avait réclamé les bons offices du gouvernement français pour l'aider à rétablir l'ordre à Avignon. Voir plus haut, chapitre XIX, § I.

[18] Le retrait des troupes fut proposé par un ami de La Fayette, Latour-Maubourg, au nom des trois comités réunis des rapports, diplomatique et d'Avignon. Bien entendu, Latour-Maubourg ne dit rien de la protestation du nonce. Il prétexta seulement la désertion des 74 soldats de Soissonnais qui avaient accompagné les Avignonnais dans leur marche sur Carpentras, Montmorin commenta le vote de l'Assemblée en ces termes : Le décret rendu avant-hier sur la nouvelle de l'entreprise des Avignonnais contre Carpentras prouve que l'Assemblée nationale était très éloignée de vouloir soutenir l'insurrection d'Avignon et il y a tout lieu de croire qu'il en imposera aux habitans des départements voisins du Comtat qu'on aurait pu induire à seconder les Avignonnais.... A Bernis, 18 janvier 1791.

[19] Le mémoire ne fut remis à Montmorin par le nonce que le 12 mars. Il a été publié par Passeri en annexe de son tome II avec la date de fin janvier.

[20] Louis Madelin, Pie VI et la première coalition, dans la Revue historique, t. LXXXI, p. 9, note 4.

[21] Le pape avait passé plusieurs nuits à y travailler dans sa bibliothèque. Bernis à Montmorin, 5 janvier 1791.

[22] Bernis à Montmorin, 19 janvier 1791.

[23] Le billet du pape est joint à la dépêche de Bernis du 8 février 1791.

[24] On trouvera ces brefs, ainsi que les suivants, dans la collection de l'abbé Guillon, Collection générale des brefs et instructions de N. T. S. P. le pape Pie VI, relatifs à la Révolution française, Paris, Le Clerc, 1798, 2 vol. in-8°.

[25] Georges Bourgin, La France et Rome, de 1788 à 1797. P. 5.

[26] Brienne n'attendit pas que le pape exécutât sa menace Il se dépouilla lui-même de la dignité cardinalice. Une réponse anonyme au bref du pape présenta sa défense : Observations sur le bref du pape à M. le cardinal de Loménie, Paris, Froullé 1791, 40 p., in-8°. Bib. nat., Ld⁴ 3376.

[27] Le dernier apologiste du pape, M. P. de la Gorce a passé avec une rapidité significative sur le bref du 10 mars qui contrarie sa thèse. Je ne parviens pas à comprendre comment M. Edme Champion a pu croire que ce bref ménageait encore quelques chances d'éviter un schisme religieux. La séparation de l'Église et de l'État, en 1794, p. 184.

[28]  Dépêche du 22 février 1791.