ROME ET LE CLERGÉ FRANÇAIS SOUS LA CONSTITUANTE

 

CHAPITRE XV. — SUPRÊME APPEL À ROME.

 

 

I

Aussi longtemps que Louis XVI avait paru se résigner à la Révolution, qu'il avait blâmé les violences des émigrés et secondé l'Assemblée dans ses efforts pour instaurer l'ordre nouveau, on avait pu espérer que le schisme et la guerre religieuse seraient évités. Les évêques, même les plus aristocrates, auraient difficilement osé résister à un ordre formel du roi, si le roi leur avait sincèrement commandé d'obéir, ou du moins ils n'auraient pas été aussi unanimes dans la désobéissance. Mais Louis XVI passe de plus en plus à la contre-révolution. Le renvoi de ses ministres, que l'Assemblée lui a imposé, l'a profondément ulcéré. Il prête maintenant l'oreille aux conseils des violents et il se laisse aller à donner des encouragements à la résistance.

Déjà, au moment de l'affaire de Nancy, il avait écrit à Bouillé le 4 septembre 1790 : Soignez votre popularité ; elle peut m'être bien utile et au royaume ; je la regarde comme l'ancre de salut et que ce sera elle qui pourra servir un jour à rétablir l'ordre...[1]

Quelques semaines plus tard, le jour même où l'Assemblée discutait le renvoi des ministres, le 20 octobre, Louis XVI donnait audience à l'évêque de Pamiers, d'Agoult, un émigré de la première heure, qui était revenu de Suisse spécialement pour l'exciter à l'action. D'Agoult triomphait des hésitations du roi et obtenait de lui pleins pouvoirs pour traiter, de concert avec le baron de Breteuil, avec les cours étrangères[2].

Peu de temps après, en novembre, le secrétaire des commandements de la reine, Augeard, était envoyé en Allemagne, avait une entrevue avec l'empereur Léopold et en recevait la mission de détourner les princes possessionnés en Alsace d'accepter les indemnités en argent que la Constituante leur avait fait offrir et de les exciter à porter leurs réclamations à la diète de Ratisbonne[3]. Démarche singulièrement grave, car elle prouve que la Cour entendait garder le prétexte de provoquer l'intervention de l'Europe dans nos affaires intérieures !

Louis XVI a désormais son secret comme son aïeul. Les tentatives de conciliation essayées à Rome par ses ministres n'ont plus de chance de réussir qu'autant qu'elles ne seront pas contrecarrées par les agents du Secret.

 

II

Le vote du décret sur le serment, avait atterré cette partie du clergé, très nombreuse, qui désirait concilier ses obligations envers l'Église avec ses devoirs envers la patrie. Le jour même où commençait la discussion du rapport de Voidel, le pieux abbé Jalabert adressait au pape un appel déchirant : a... Dans quinze jours, Très Saint Père, les églises de France peuvent avoir leurs légitimes pasteurs bannis et remplacés par des intrus... Mon désir de voir un orage aussi cruel s'éloigner de l'Église de France me fait porter mes regards partout pour découvrir d'où pourra nous venir la consolation. Très Saint Père, toujours prosterné à vos pieds que j'inonde de mes larmes, j'ose confesser à Votre Sainteté qu'il parait n'y avoir plus, après le décret, d'autre remède à un mal aussi grand qu'un bref adressé, du mouvement propre de Votre Sainteté, aux évêques de France pour étendre provisoirement leur juridiction au delà des limites de leurs diocèses, pour autoriser provisoirement aussi les métropolitains désignés par l'Assemblée nationale à instituer canoniquement les évêques qui seront élus, même dans les sièges de nouvelle création. Par ce moyen, Très Saint Père, l'époque du schisme sera au moins reculée et Votre Sainteté pourra disposer et préparer plus à loisir, avec les évêques et le roi de France, les moyens d'épargner à ce royaume une partie de ces pertes spirituelles qui ne peuvent plus être évitées en totalité...

Les évêques de l'Assemblée partageaient les anxiétés de l'abbé Jalabert et se tournaient, eux aussi, désespérément vers le pape et vers le roi. Boisgelin, l'auteur de l'Exposition des principes, se hâta de rédiger un mémoire au pape, qu'il soumit au roi dans cette lettre pleine de récriminations contre Bernis et contre le pape lui-même :

Sire,

J'ai écrit deux fois au pape, et par chaque tourier, à M. le cardinal de Bernis ; j'ai prié de plus M. le cardinal de Bernis de communiquer mes lettres au pape. Je l'ai conjuré de me donner une réponse, je lui ai représenté que nous étions dans le danger, que le courage était la loi du danger, que nous devions consacrer les principes, et que c'était à lui dans son repos, dans sa sécurité, loin du trouble et du péril, à préserver la religion par des décisions sages et mesurées. Nous aurions pu les prendre, ces voies sages et mesurées, si nous avions été assemblés ; nous ne le sommes pas ; c'est à Sa Sainteté, lui ai-je dit, à faire ce qui ne dépend pas de nous.

Je sais qu'il était effrayé par les lettres de quelques évêques que le zèle avait animés ; je lui ai répondu que la décision la plus sage serait acceptée ; je me suis engagé à donner un mandement aussitôt qu'elle serait arrivée, et j'ai ajouté que je ne pensais pas qu'aucun évêque pût s'y refuser. J'ai parlé le même langage à quelques évêques qui m'ont paru approuver mes dispositions ; j'en ai conféré en particulier avec M. l'archevêque de Toulouse ; je lui ai communiqué le projet d'un mémoire ci-joint que j'avais préparé pour Votre Majesté. Ce serait un mémoire que Votre Majesté adresserait au pape, par un courrier extraordinaire, si elle pense qu'il y ait quelque inconvénient à l'envoyer par elle-même ; je crois pouvoir lui assurer que M. le Nonce en fera partir un pour lui-même, qui porterait des dépêches que Votre Majesté m'aurait adressées ; mais il semble indispensable alors qu'elle déclare à l'Assemblée qu'étant chargée de l'exécution de ses décrets, elle se réserve de prendre les moyens les plus doux et les plus sûrs pour prévenir tous les inconvénients, et qu'elle en informera l'Assemblée dans un terme que Votre Majesté aurait déterminé, comme celui de six semaines ou deux mois ; je suppose qu'elle n'a point encore sanctionné le décret, et qu'elle exercerait pendant ce temps le veto suspensif. Je dois prévenir Votre Majesté que les évêques qui doivent se rendre à la réponse du Pape, ne peuvent pas, dans l'état actuel des choses, prêter le serment, sans réserver les objets purement spirituels ; il est donc d'une indispensable nécessité de retarder le serment jusqu'à la réponse de Rome. Souffrez que je remercie Votre Majesté, au nom de tout le clergé de France, de la peine qu'elle éprouve et qui devient plus sensible pour nous que la perte de nos fortunes...[4]

 

Les moyens de conciliation proposés par Boisgelin étaient analogues à ceux auxquels avait songé en même temps l'abbé Jalabert. Ils s'imposaient d'eux-mêmes à l'esprit de tous ceux qui faisaient passer avant toutes les autres considérations le bien de la religion. Son mémoire, qu'on a retrouvé, écrit de sa main, dans les pièces de l'armoire de fer, était ainsi rédigé :

Mémoire que le Roi pourrait adresser au Pape[5].

Le Pape est instamment prié par le Roi, pour l'intérêt de la religion catholique, comme pour celui de tout le clergé de France, de faire et de lui adresser, sans aucun délai, une réponse qui porte :

1° Que Sa Sainteté approuve et confirme la division des métropoles et des évêchés telle qu'elle est établie par le décret de l'Assemblée nationale sur la constitution civile du clergé, pour avoir tout son effet par le décès ou la démission des métropolitains et des évêques titulaires actuels ;

2° Qu'il exhorte les métropolitains dont la métropole est supprimée ou restreinte et les évêques dont les diocèses sont supprimés ou démembrés, à donner leur consentement et leur autorisation à l'exercice de la juridiction des métropolitains et des évêques qui leur sont substitués en tout ou en partie si mieux n'aiment les évêques et les métropolitains supprimés donner leur démission, par des vues de sagesse et de charité tendant au maintien de la tranquillité publique ;

3° Que ceux qui donneront leur démission peuvent la lui adresser, ou au métropolitain des lieux, qu'il autorise provisoirement à la recevoir ;

4° Qu'il consent aussi provisoirement que les formes canoniques observées dans l'Église pour l'érection des nouveaux évêchés se fassent par devant les métropolitains avec le consentement des évêques diocésains ;

5° Qu'il autorise également les métropolitains à donner l'institution canonique aux nouveaux évêques, en attendant qu'il soit fait un arrangement définitif ;

6° Qu'en se réservant de répondre sur ce qui concerne la suppression des chapitres des églises cathédrales. il donne

son approbation à l'établissement qui sera fait par les évêques d'un nombre de douze ou de seize vicaires, qui rempliront les fonctions paroissiales dans l'église cathédrale, et qui formeront, comme dans les anciennes églises. le conseil habituel et permanent de l'évêque, sans que l'évêque puisse perdre la juridiction propre et personnelle qui lui appartient, ainsi qu'aux réunions des cures qui doivent former la paroisse de la cathédrale ;

7° Qu'il exhorte les évêques à donner l'institution et collation des cures vacantes à ceux qui leur seront présentés par la voie d'élection, à moins qu'ils n'aient des raisons de la refuser pour causes de mœurs ou de doctrine, sans vouloir rien préjuger encore sur la forme des élections.

Se réservant de faire une réponse ultérieure sur les différents articles non répondus, ou répondus provisoirement[6].

 

A son mémoire, Boisgelin avait joint un projet de lettre du roi au pape :

Très Saint Père,

Le danger auquel la Religion se trouve exposée dans mon royaume, celui des ministres de cette même Religion dans laquelle je veux vivre et mourir m'engagent à avoir de nouveau recours à Votre Sainteté.

Le cardinal de Bernis lui exposera l'état des choses qui est devenu on ne saurait plus pressant par le nouveau décret de l'Assemblée nationale dont on donnera connaissance à Votre Sainteté. Ce décret mérite la plus sérieuse attention de sa part comme il a fixé la mienne.

Il est certain que les évêques se refuseront au serment qu'il exige d'eux, de là leur destitution et de nouvelles élections.

Votre Sainteté a trop de pénétration pour ne pas voir d'un coup d'œil les suites funestes d'une pareille marche, et l'embarras extrême qui en résulterait pour elle-même.

Je suspends dans ce moment ma sanction, mais les circonstances ne permettent pas de la suspendre au delà du terme absolument nécessaire. Protecteur de la Religion dans mes États, j'ai fait à ce titre tout ce qui pouvait dépendre de moi. C'est à Votre Sainteté qu'il appartient à présent de la préserver du danger dont elle est menacée. C'est son autorité consultée par ma voix et sollicitée par le vœu général de tous les évêques de mon royaume qui peut donner une forme canonique à des changements auxquels les circonstances ne permettent plus de se refuser.

Le silence ou le refus de Votre Sainteté déterminerait infailliblement le schisme ; c'est donc pour le plus pressant intérêt de la religion catholique, pour celui de tout le clergé dé mon royaume et pour le maintien de la tranquillité auquel j'ai déjà fait tant de sacrifices que je -conjure Votre Sainteté de me donner la réponse la plus prompte et la plus satisfaisante.

Je suis...[7]

 

Le conseil du roi se hâta d'adopter le mémoire et le projet de lettre que lui soumettait l'archevêque d'Aix. Le tout fut envoyé à Bernis, le 3 décembre, par un courrier extraordinaire.

Boisgelin aurait voulu que le roi fit plus. Prévoyant que la négociation, si elle restait entre les mains de Bernis, ne réussirait pas, il dit hardiment ses craintes et s'offrit lui-même pour aller à Rome triompher du mauvais vouloir du pape. La lettre où il en fit la proposition est d'une gravité exceptionnelle.

Sire,

Je remets sous les yeux de Votre Majesté le mémoire que j'adresse à M. le cardinal de Bernis. Je suis évêque : j'ai fait l'Exposition des principes, signée par les évêques ; j'en tire les conséquences justes ; j'ai cru que rien ne pouvait faire une impression plus sensible sur l'esprit du pape. Votre Majesté peut juger à quel point l'exposition des principes était faite pour concilier les difficultés, puisque les moyens de conciliation n'en sont que les conséquences.

Il est peut-être à craindre que les bruits de Turin n'influent sur la cour de Rome ; on se fait des illusions ; on espère dans l'opposition unanime du clergé de France ; il y a 44.000 curés : quelle sera la faible proportion de ceux qui ne seront pas retenus par la crainte ? On pense que le peuple serait en mouvement pour la religion, ce serait un grand mal ; il n'y a rien que des évêques ne doivent faire pour l'empêcher, et ce mal n'arrivera point, parce qu'il s'agit de questions qui sont hors de la portée du peuple.

Il y a deux principes que le clergé ne doit jamais perdre de vue :

1° Que la religion ne doit point être mêlée aux discussions politiques

2° Que l'Église doit faire, dans la crainte d'une scission, tout ce qu'elle peut faire.

Je dois parler franchement à Votre Majesté ; il serait à désirer que j'eusse la liberté d'aller moi-même à Rome, je serai toujours prêt à partir au premier ordre de Votre Majesté ; et il serait possible qu'elle n'éprouvât point d'opposition, quand elle ferait connaître quelles sont ses vues, quels sont mes sentiments pour y concourir, et combien par les circonstances je pourrais contribuer à leur exécution. Votre Majesté me permettra de lui présenter, comme un hommage, tout ce que je pense ; je ne veux être dévoué qu'à votre personne, à Votre Majesté, si elle croit que je puisse lui être utile. Je veux être tout entier à elle, et pour elle : l'intérêt du roi, celui de la reine, voilà ce qui doit occuper sans cesse l'esprit et le cœur d'un honnête homme.

Je suis avec le plus profond respect,

Sire, de Votre Majesté, le très humble, très soumis et très dévoué serviteur et sujet.

Signé : L'archevêque d'Aix.

 

Tous les mots de cette lettre sont à peser. Polie l'archevêque d'Aix, les hésitations du pape à faire droit au vœu des évêques de France s'expliquent par des raisons politiques et non religieuses. Le pape sacrifie l'intérêt de l'Église à l'intérêt de la contre-révolution ! Bernis se laisse influencer, lui aussi, par les bruits de Turin !

Si Louis XVI avait eu quelque clairvoyance ou quelque bonne foi, il aurait écouté l'avertissement qui lui était donné en des termes si significatifs. Il aurait rappelé Bernis. Il ne le fit pas.

Mais la constatation reste.

La suprême négociation d'où allait dépendre le repo de la France, était non seulement voulue, mais dirigée par les représentants les plus autorisés de l'épiscopat. La constatation est d'une gravité singulière. Boisgelin fait dire au roi que le vœu général des évêques de France est en faveur de la conciliation, en faveur du baptême de la constitution civile du clergé. Il se réfère directement à l'Exposition des principes. Les moyens de conciliation qu'il propose n'en sont que les conséquences.

Si le schisme s'est produit, si la constitution civile du clergé n'a pas été rendue canoniquement exécutoire, si le sang a coulé à flots, c'est le pape qui l'a voulu. Ce n'est pas la première fois ni la dernière que la papauté a ainsi témoigné sa bienveillance à la fille aînée de l'Église.

 

III

En envoyant à Bernis le mémoire de Boisgelin et la lettre du roi, Montmorin s'efforçait encore, par acquit de conscience, de réveiller le zèle du cardinal en lui montrant le schisme imminent si le pape refusait de faire droit aux vœux de l'Église de France :

Il est certain, Monsieur, qu'aucun évêque ne prêtera le serment qu'on exige de lui avant la réponse du pape : cette réponse arrivée — si comme je l'espère, elle est favorable — cessera toute difficulté, ils pourront faire et feront sans scrupule ce qu'on exige d'eux ; l'Exposition qu'ils ont publiée en dernier lieu, signée de tous les évêques qui sont à l'Assemblée nationale en est la preuve, car ils ne peuvent se refuser aux conséquences des principes qu'ils ont avoués dans cette Exposition et ils conviennent que l'autorité du pape peut donner la forme canonique aux changements prescrits par le décret sur la constitution civile du clergé...[8]

 

Montmorin ajoutait que l'Assemblée ne reviendrait pas sur ses décrets et, que le roi ne pourrait longtemps suspendre sa sanction.

Je ne sais si Boisgelin et si Montmorin se firent grande illusion sur le succès du suprême appel qu'ils adressaient à Rome. Ils connaissaient Bernis, et Bernis, plus que jamais, trahissait les devoirs de sa charge.

Il avait reçu au début de novembre une sommation du département du Tarn d'avoir à opter, dans le délai de trois mois, entre sa résidence à Albi ou son remplacement au siège épiscopal de cette ville, s'il continuait à séjourner à Rome. Cette sommation l'avait mis en fureur. Il y avait vu toutes sortes de noirs desseins. La Gazette universelle de Florence avait annoncé son prochain rappel ainsi que celui du nonce[9]. Évidemment, la sommation du département du Tarn était en rapport avec ce bruit de rappel : On croit ici que le vrai but de la signification qui m'a été faite est de me remplacer à Rome par un ministre moins attaché que moi aux anciens et vrais principes, qu'on veut me prendre par famine et m'effrayer par l'idée de la misère inévitable, si mes appointements sont supprimés !...[10] Ses appointements ! C'est pour Bernis l'arche sainte.

Il se souvient qu'il est un prince de l'Église et son orgueil lui dicte une protestation hautaine qui déborde d'amertume et de menaces.

... Le plus ancien des Ministres d'État employés par le Roi dans ce moment, après avoir servi vingt-deux ans avec succès à Rome, la Cour et la Nation, et avoir fait les honneurs de la France à toute l'Europe, serait dépouillé, ainsi que son coadjuteur, non seulement de tous les revenus mais même des droits de Métropolitain, qu'aucun pouvoir temporel ne peut enlever, sans décision du Saint-Siège et le consentement de l'Église.

Cet ancien Ministre, dis-je, à soixante-seize ans, est donc réduit aux fonctions de curé de la petite ville d'Alby, dont il était archevêque et seigneur. Il ne s’en est plaint jusqu'ici, car qui peut se plaindre aujourd'hui, après tant d'exemples mémorables qui étonnent l'univers entier ? Mais dès qu'on le force à rompre le-silence, il ne peut ni ne doit trahir sa conscience et son honneur.

Son coadjuteur[11] est dans le même cas :

Canoniquement institué depuis plusieurs années, il ne peut être dépouillé de ses droits reconnus de toute l'Église catholique que par l'accord des deux puissances et de son consentement.

Vous avez pu remarquer, Monsieur, que dans cent occasions il n'y a jamais eu d'évêque ministre du Roi à Rome plus modéré que moi, plus ami de la paix ni plus conciliant. Mais si l'on me pousse à bout, par des sommations injustes et peu décentes, je me souviendrai que dans un âge avancé on ne doit s'occuper qu'à rendre au juge suprême un compte satisfaisant de l'accomplissement de ses devoirs...[12]

 

Bernis ne se bornait plus aux protestations, il passait aux actes. Dans sa dépêche suivante, il annonçait son refus de prêter le serment civique que l'Assemblée avait exigé de tous les ambassadeurs :

On parle du serment civique qui doit être exigé de tous les ambassadeurs et ministres sous peine d'être poursuivis pour crime de lèse-nation. J'attendrai que ce décret me soit notifié par votre organe qui est le seul qui doive me faire connaître les intentions du Roi, et, comme je suis évêque et catholique, je ne manquerai pas de distinguer, à l'exemple de mes confrères, ce qui appartient à César de ce qui appartient à Dieu...[13]

 

Il ne prend plus la peine maintenant de dissimuler ses vrais sentiments, et il regrette le masque de modération dont il se couvrait dans ses dépêches à Montmorin. Il lui avait laissé espérer, au début de la négociation, que le pape ne se montrerait pas intransigeant. Il ne croyait pas alors que la constitution civile fût complètement anti-canonique, ou du moins il ne le proclamait pas. Depuis qu'il sait que la résistance s'organise en France, il n'observe plus la même prudence, et il écrit le 24 novembre :

... Je crois que vous êtes trop instruit et de trop bonne foi pour ne pas sentir qu'il était impossible au chef de la Religion catholique de donner une approbation quelconque à des décrets destructifs des règles canoniques et opposés à la discipline universelle et à la doctrine de l'Église catholique, ainsi qu'aux maximes de l'Église gallicane.

Les différentes déclarations d'un grand nombre de nos prélats l'ont déjà démontré et il restera bien peu d'évêques qui osent être les défenseurs de semblables nouveautés...

La Religion catholique a été la dominante et la seule protégée en France et aujourd'hui elle est à peine tolérée. Ce n'est pas au chef de l'Église d'approuver la destruction non seulement de la hiérarchie, mais aussi de la juridiction des évêques et de la sienne propre, qui sont de droit divin. En un mot, ce n'est pas au Pape à se détrôner lui-même. Il a sacrifié pour un temps avec beaucoup de noblesse, à la prière du Roi, ses droits les plus utiles établis par les traités, mais il ne peut pas sacrifier ses droits spirituels fondés sur l'Évangile...

 

Voilà qui était parler. Mais pourquoi Bernis n'avait-il pas tenu ce langage trois mois auparavant ? Pourquoi s'était-il chargé d'une mission de conciliation dont il souhaitait l'échec tout le premier ? Pourquoi s'irritait-il au moindre bruit de son rappel et gardait-il une place où il ne pouvait que trahir son devoir ?

S'il osait écrire sur ce ton dans ses lettres officielles, que n'osait-il pas dans ses lettres intimes !

Quand le schisme sera consommé, en janvier 1791, Montmorin ne pourra s'empêcher de lui adresser quelques reproches bien sentis, mais des reproches in extremis. L'un de ces reproches, malgré sa forme enveloppée, est particulièrement significatif :

... Parmi des lettres vraies on supposées qui circulent comme venues de ce pays [d'Italie], écrivait Montmorin le 18 janvier 1791, on montre, Monsieur, l'extrait d'une qu'on suppose que vous avez adressée à une dame dont je joins ici copie. Je suis bien persuadé, Monsieur, que quelque peu détaillé que soit cet article, vous ne l'auriez pas écrit dans le moment où vous ne me faisiez rien parvenir qui pùt me mettre sur la voie pour annoncer à Sa Majesté ce qu'elle avait à attendre du Souverain Pontife. Aussi n'ai-je pas d'autre but en vous instruisant de cette particularité que de vous montrer jusqu'où la curiosité et l'impatience du public s'étendent...

On lit encore épinglé au registre de la correspondance de Rome, l'extrait fait de la main du ministre, de la lettre de Bernis qui avait couru les salons parisiens :

Voilà à peu près les mots de la lettre : d'après l'impossibilité qu'il y a que je puisse engager le pape à consentir à des choses qu'il ne doit pas approuver, je m'attends, si l'on ne se rapproche pas, à être rappelé et remplacé par un ministre plus habile et moins scrupuleux que moi...[14]

A l'insinuation du ministre, Bernis se borne à répondre, en grand seigneur, par un dédain quelque peu ironique, sans nier ni confirmer absolument :

Je ne dirai rien du prétendu extrait d'une lettre qu'on suppose que j'ai écrite. Très souvent on m'en envoie de pareils qu'on assure faits d'après des lettres particulières des ministres du Roi, auxquels je ne fais nulle attention. Nous vivons dans un temps où l'on ose tout dire et où les suppositions ne coûtent rien, je vois que vous ne faites pas plus de cas que moi de ces sortes de manœuvres...[15]

 

Je croirai difficilement que Bernis ait tenu une pareille attitude, s'il n'y avait été plus ou moins encouragé par le Secret du roi. Les contemporains ont eu la même impression. Le rédacteur de la Correspondance secrète écrit à la date du 3 juillet 1791 : On assure que le pape aurait adopté la constitution civile du clergé de France s'il n'en avoit été détourné par M. de Bernis, qui, de son côté, étoit sûr des sentiments anticonstitutionnels du roi[16]. Qu'on fasse aussi grande qu'on voudra la part d'exagération que renferme ce jugement, il n'en reste pas moins que dans cette négociation décisive, la plus grave qu'il ait eu à conduire, le cardinal Bernis a agi et écrit comme s'il n'en désirait pas le succès.

Le courrier extraordinaire apportant les suprêmes propositions d'accord, rédigées par l'archevêque d'Aix arriva à Rome le 14 décembre au matin. Le pape décida de consulter pour le surlendemain la congrégation des cardinaux du Saint-Office sur la réponse qu'il convenait de faire au roi.

Moins que jamais le vent à Rome soufflait à la conciliation. Pie VI avait espéré un instant que le gouvernement français lui prêterait ses bons offices à Avignon. Le décret rendu par l'Assemblée ne lui avait pas seulement causé une vraie déception. Il lui paraissait une injure à ses droits souverains, une menace pour l'avenir.

Bernis, bien instruit de ses sentiments, les décrivait ainsi à Montmorin, le 15 décembre :

L'article d'Avignon... a vivement affecté la ville de Rome et l'on peut présumer qu'il occasionnera une grande surprise en Europe ; le Pape, qui est en même temps Prince Souverain et Pontife. garde sur cela un profond silence, mais il ne manquera pas de faire des protestations pour la conservation de ses droits. On exige tout de Sa Sainteté, au moment même où on la dépouille ; elle est d'autant plus à plaindre que rien n'égale sou courage et sa patience...[17]

 

Puisque ses avances dans l'ordre temporel étaient repoussées, Pie VI n'en serait que plus exigeant, plus inflexible dans l'ordre spirituel. Il n'avait pour cela qu'a écouter son orgueil, qu'à consulter les traditions. Son intérêt se confondait avec ses passions.

Déjà, avant que la congrégation du Saint-Office se réunit, Pie VI avait fait dire à Expilly, par l'intermédiaire du nonce, que pour le moment présent, il ne pouvait donner son approbation à son élection à l'évêché de Quimper, mais qu'en attendant, il réfléchirait sur le parti qu'il avait à prendre à cet égard[18]. C'était toujours la même tactique. Le pape ne refusait pas formellement, il se donnait les apparences de la modération, mais son absence de réponse avait les mêmes résultats qu'un refus formel.

Les douze cardinaux de la congrégation du Saint-Office, se réunirent le 14 décembre. Ils furent tous d'avis que le pape ne pouvait faire, en conscience, aucune concession quelconque sans les explications convenables et nécessaires. Par une sorte d'ironie, cruelle dans les circonstances, ils renvoyèrent aux évêques de France l'examen de la solution des difficultés, comme si les évêques n'avaient pas, à différentes reprises, proclamé que Rome seule possédait les pouvoirs et les moyens nécessaires ! Ils ont tous conclu unanimement, mandait le pape à Bernis, qu'il faut faire des réponses paternelles aux évêques, en autorisant ceux-ci à nous proposer eux-mêmes les articles qu'ils croiront absolument nécessaires et susceptibles d'être autorisés par nous[19].

Avant que cette réponse dérisoire arrivât à Paris l'irréparable avait été accompli. Le décret sur le serment était devenu exécutoire par la sanction royale.

 

 

 



[1] Souvenirs et fragments pour servir aux Mémoires de ma vie et de mon temps, par le marquis de Bouillé, publiés pour la Société d'histoire contemporaine par P.-L. Kermaingant A. Picard, 1906, t. I, p. 179.

[2] Souvenirs et fragments du marquis de Bouillé, t. I, p. 180.

[3] Mémoires secrets d'Augeard publiés par Évariste Ramuz. Plon 1866, p, 239 : Je passai tout novembre 1790 et janvier 1791 à aller dans les différentes cours d'Allemagne auprès des princes possessionnés en Lorraine et Alsace pour les empêcher d'entendre à aucune indemnité d'argent de l'Assemblée nationale. Cette affaire-là fut suivie avec tant d'habileté et de vivacité que, en mars 1791, M. le prince de Taxis, procureur général de la diète de Ratisbonne, avait déjà posé ses conclusions et si le conclusum n'a pas été rendu, c'est que l'Empereur en faisait retarder le prononcé jusqu'à ce que sa malheureuse sœur pût être sortie du royaume... M. P. Muret, dans sa consciencieuse étude sur l'affaire des princes possessionnés d'Alsace, a ignoré cette mission d'Augeard qui jette sur la résistance des princes allemands une lumière toute nouvelle. (Cf. Revue d'Histoire Moderne, T. I, p. 433-456 ; 566-592.)

[4] Pièces de l'armoire de fer, n° LXXIII.

[5] Ce mémoire est écrit de la main de l'archevêque d'Aix (note des commissaires de la Convention).

[6] Pièces de l'armoire de fer, n° LXXIV bis. Le même mémoire figure aux archives des Affaires étrangères, Rome, reg. 913.

[7] Affaires étrangères, Rome, reg. 913. Le billet suivant, publié dans le recueil des pièces de l'armoire de fer (n° LXXIV), établit que la lettre du roi a été rédigée par Boisgelin : Sire, je remets à V. M. le mémoire qu'elle m'autorise à lui présenter. J'y joins le projet d'une lettre, en la suppliant d'excuser la forme qui ne m'est pas connue ; si Votre Majesté a quelques éclaircissements à désirer, elle voudra bien me donner ses ordres, je donnerais ma vie pour lui être utile. Signé : L'archevêque d'Aix.

[8] Montmorin à Bernis, 3 décembre 1790.

[9] Bernis à Montmorin, 3 novembre.

[10] Bernis à Montmorin, 17 novembre.

[11] Son neveu, F. de Pierres de Bernis.

[12] Bernis à Montmorin, 17 novembre 1790.

[13] Dépêche du 24 novembre. Bernis prêta le serment civique avec cette restriction qui ne fut pas admise : Sans manquer à ce que je dois à Dieu et à la religion (dépêche du 24 décembre).

[14] Le billet épinglé sur la dépêche de Bernis en date dis 2 février 1791, est intitulé : Extrait d'une lettre de M. le cardinal de Bernis à Mad. de L. V. tel qu'il est répandu dans Paris. J'ai demandé à M. Frédéric Masson s'il avait connaissance d'une correspondante de Bernis, dont le nom commençât par ces initiales. M. Frédéric Masson, après avoir fait des recherches, m'a répondu très aimablement qu'il ne voyait pas de qui il pouvait être question.

[15] Bernis à Montmorin, 2 février 1791.

[16] Correspondance secrète, publiée par M. de Lescure, t. II, p. 538.

[17] Bernis à Montmorin, 15 décembre.

[18] Lettre de Bernis à Expilly, 15 décembre 1790. Affaires étrangères, Rome, reg. 913. Dans une dépêche à Montmorin, du même jour, Bernis ajoute qu'il n'a pas pu remettre au pape la lettre et le mémoire d'Expilly, mais qu'il lui en a fait connaître le contenu et qu'il rend justice aux sentiments religieux du postulant.

[19] Traduction littérale du billet que le pape écrivit au cardinal de Bernis en sortant de la congrégation du Saint-Office, assemblée pour les affaires de France, en date du Vatican 16 décembre 1790. Affaires étrangères, Rome, reg. 913.