ROME ET LE CLERGÉ FRANÇAIS SOUS LA CONSTITUANTE

 

CHAPITRE XIV. — L'OCCUPATION D'AVIGNON.

 

 

Pour répondre à l'appel suppliant des évêques de France, Pie VI prenait son temps, mais pour mettre à la raison ses sujets d'Avignon, il ne perdait pas une minute. Ses lenteurs dans l'affaire spirituelle contrastent avec son activité dans la temporelle.

Dés le 17 juillet, nous l'avons vu[1], il avait fait remettre aux ministres de toutes les Cours un mémoire de protestation dans lequel il réservait ses droits sus ses sujets révoltés et s'adressait au roi Très Chrétien pour les recouvrer. Le roi Très Chrétien avait fait la sourde oreille. Sans se décourager, Pie VI revint à la charge. Il travaillait pendant tout le mois d'août à un nouveau et volumineux mémoire qu'il taisait remettre à Bernis le 1er septembre[2]. Bernis le taisait traduire et l'envoyait à Montmorin huit jours après en l'accompagnant de réflexions qui sont à considérer quand elles émanent d'un homme comme Bernis :

Ce mémoire, que le pape n'a en vue de communiquer qu'au Roi et à son Conseil pour la défense du Saint-Siège, aurait de grands inconvénients s'il devoit être connu, tel qu'il est rédigé, de l'Assemblée nationale. Les raisons sont bonnes et solides, mais la forme pourroit déplaire et ce n'est certainement pas l'intention de Sa Sainteté. A mon avis, l'essentiel serait d'obtenir qu'on ne s'occupât plus de cette affaire, odieuse par sa nature et bien dangereuse par ses conséquences. Je vous prie, Monsieur, de me mettre à portée de donner sur ce mémoire une réponse ostensible et consolante à Pie VI...[3]

 

Ce mémoire, dont la publicité, au dire de Bernis, présentait des inconvénients, n'a pas été retrouvé. Mais il n'est pas difficile de deviner son contenu. Montmorin en accusa réception en ces termes :

Il eût été à désirer que cette pièce fût supprimée. Il ne faut qu'une indiscrétion pour la faire connaître et loin de calmer les esprits, surtout dans l'Assemblée nationale, elle pourrait y produire un effet contraire... Sa publicité serait. d'autant plus fâcheuse qu'il parait que la plus grande partie des membres de l'Assemblée nationale est disposée à ne donner aucune suite à la démarche des Avignonnais[4].

 

Le pape s'était évidemment laissé aller à ses intempérances habituelles contre la liberté et la souveraineté du peuple.

Dans la lettre même où il déplorait son imprudence, Montmorin, pour la première fois, répondait aux avances du pape et se montrait, à son exemple, disposé à lier dans les négociations les deux affaires, la temporelle et la spirituelle.

Nous ferons tout ce que nous pourrons, Monseigneur, pour faire terminer l'affaire d'Avignon le plus tôt possible et d'une manière qui soit agréable à Sa Sainteté, mais nous ne saurions mettre dans notre conduite trop de prudence et de circonspection. J'avais espéré qu'un consentement (au moins provisoire) du Pape aux décrets relatifs au clergé nous mettrait en mesure de remettre avec avantage l'affaire d'Avignon sur le tapis. Je ne saurais vous exprimer à quel point nous gène le retard de la réponse du Pape sur cet objet important. Nous gagnons du temps autant que nous pouvons, mais, à la fin, il ne sera plus possible d'en gagner et les affaires n'en iront pas mieux pour la religion...

 

La vérité perce sous ces lignes. C'est parce que le pape ne répond rien sur la constitution civile du clergé que Montmorin consent maintenant à causer d'Avignon.

Pie VI accepte ces ouvertures. L'ajournement indéfini que la Constituante a voté sur la pétition des Avignonnais[5] lui est d'un bon augure. Il se reprend à espérer. Le 8 octobre, il accorde aux Avignonnais une amnistie générale, mais à condition que son représentant soit rappelé dans la ville et que tout ce qui concerne l'ecclésiastique, le politique et l'économique soit rétabli sur l'ancien pied et sistème[6]. Il promet vaguement qu'il écoutera les remontrances et suppliques qui pourraient lui être faites pour réformer les anciennes institutions. Comme les Avignonnais ne se soumettront pas d'eux-mêmes, il n'est pas douteux que le pape compte pour les y contraindre sur le roi de France. Sa promesse dérisoire d'amnistie n'est qu'une sommation déguisée.

En même temps Pie VI fait dire à Montmorin per son fidèle Bernis qu'il est incapable de sacrifier les intérêts de l'Église à la sauvegarde de ses intérêts temporels.

Sa Sainteté, écrit Bernis, désire vivement pour l'avantage du Saint-Siège et pour le bonheur de ses sujets qu'ils reviennent à l'obéissance qu'ils lui doivent. Elle est bien persuadée que le Roi, dès que les circonstances le lui permettront, coopérera à une œuvre si salutaire et si conforme aux sentiments de justice et de religion de Sa Majesté, mais le désir de rétablir son autorité dans cette partie de ses États, quelque naturel qu'il soit, n'influera jamais sur les résolutions que Sa Sainteté prendra comme chef d'Église ; ce serait méconnaître le caractère religieux et désintéressé de Pie VI que de le soupçonner d'être susceptible d'une pareille tentation...[7]

 

Moins encore que la femme de César un pape ne peut être soupçonné. Montmorin ne se trompa pas sur la valeur de la précaution oratoire. Il ne daigna même pas se défendre contre l'idée qu'il avait pu songer à suborner le pape.

La négociation qu'il avait consenti à ouvrir continuait cependant. Le nonce lui remettait le 16 octobre une note significative. Après avoir constaté l'impossibilité où il était de rétablir l'ordre dans ses possessions d'Avignon et du Comtat, le pape s'exprimait ainsi :

Plein de confiance dans la loyauté de la nation française et dans la générosité de ses augustes monarques qui ont toujours été les plus zélés défenseurs du Saint-Siège et de ses propriétés, Elle [Sa Sainteté] prie Sa Majesté de vouloir bien concourir aux moyens qui paraîtront les plus convenables pour que l'autorité du Saint-Siège soit rétablie dans Mignon et pour mettre fin aux désordres qui en écartent une grande partie de ses habitants. Sa Sainteté réclame en même temps de la justice de Sa Majesté qu'Elle veuille bien faire rendre entièrement la liberté aux vingt-trois Avignonnais qui sont détenus dans la ville d'Orange et qui souffrent le plus grand dommage de l'éloignement où ils sont depuis si longtemps de leurs affaires et de leurs demeures[8].

 

Montmorin accueillit cette requête avec joie. Il s'efforça de la faire accepter par l'Assemblée, dans l'espoir évident que le pape se montrerait reconnaissant du concours prêté et que toutes les difficultés provenant de la constitution civile s'aplaniraient. Il la transmit au garde des sceaux, le 26 octobre, en faisant valoir les raisons les plus capables de porter les Constituants à y faire droit :

Monsieur, j'ai l'honneur de vous envoyer copie d'une lettre de M. le Nonce qui contient plusieurs démarches au nom de Sa Sainteté concernant Avignon. La position de cette ville devenant chaque jour plus fâcheuse et pouvant influer non seulement sur le sort du Comtat Venaissin où jusqu'ici la tranquillité s'est soutenue mais même sur celui des villes et autres lieux de France qui ont des rapports journaliers avec les sujets du Pape, il parait très important de mettre fin à des troubles dont Sa Sainteté est justement affectée. J'espère, Monsieur, que l'Assemblée nationale jugera cette affaire digne de son attention et qu'elle se hâtera d'exprimer un vœu tant sur les moyens de pacifier Avignon que sur la liberté des Avignonnais détenus à Orange. Vous connaissez tous les motifs qui font désirer à Sa Majesté de donner satisfaction au Souverain Pontife qui ne demande que des actes de bon voisinage dont il y a des exemples...[9]

 

Précisément, comme pour justifier l'argumentation du ministre, une escarmouche assez grave venait de se produire à Cavaillon, entre les Avignonnais et les Comtadins. Il était grand temps d'aviser, d'éteindre le foyer d'agitation qui menaçait de s'étendre dans tout le midi de la France. Le nonce profitait des troubles de Cavaillon pour insister à nouveau sur l'urgence d'une intervention du roi de France. Il remettait à Montmorin, le 29.octobre, une nouvelle note ainsi conçue :

Monsieur, j'ai l'honneur de communiquer à Votre Excellence le précis que m'a envoyé M. le vice-légat sur ce qui vient de se passer à Cavaillon. Votre Excellence verra quels sont les desseins des malintentionnés d'Avignon et quelles sortes de manœuvres ils emploient pour mettre en feu le Comtat et pour accréditer les bruits qu'ils ont eux-mêmes répandus sur ses prétendus armements et sur les projets hostiles qu'ils lui supposent... C'est en effet Avignon qui est le foyer des dissensions qui inquiètent le Comtat et qui alarment même les municipalités de France qui l'environnent... On ne peut espérer de voir renaître la tranquillité dans ce pays et dans ses environs que lorsque l'ordre sera ramené dans Avignon et que l'autorité légitime y aura été rétablie.

Je ne puis donc réclamer assez fortement de Votre Excellence qu'elle veuille bien prendre les mesures les plus convenables pour que l'affaire d'Avignon ne souffre plus de délais. Votre Excellence aura vu qu'il importe au salut de cette ville, à la tranquillité du Comtat et au repos même des départements limitrophes que l'autorité du Saint-Siège soit promptement rétablie dans Avignon. Sa Sainteté espère tout de la justice de Sa Majesté et de celle de la nation française et je me flatte que Votre Excellence s'empressera de lui en faire donner dans cette occasion une nouvelle preuve...[10]

Pendant que le nonce adressait ces requêtes au gouvernement français, le pape faisait savoir à Bernis qu'il s'occupait de l'affaire spirituelle.

Pie VI, écrivait Bernis le 3 novembre, est décidé à répondre au Roi et à lui communiquer le projet du bref qu'il est résolu d'adresser à nos Évêques pour les exhorter à se réunir d'opinion et chercher avec lui des moyens canoniques de conciliation par rapport aux décrets de l'Assemblée nationale concernant le clergé[11].

 

Bref, à la bonne volonté royale s'apprêtait à répondre une égale bonne volonté pontificale.

Seuls, les Avignonnais feraient les frais du compromis qui s'ébauchait.

 

II

Le vote par lequel, le 27 août, l'Assemblée avait ajourné indéfiniment leur pétition, avait consterné les patriotes d'Avignon. Ils mettent alors la ville en état de défense. Ils se retranchent dans le palais, ils y amassent des vivres, ils veulent se mettre à l'abri des représailles possibles[12]. Pour se procurer des ressources, ils décident de s'emparer de l'argenterie des églises. Les objets sacrés des 67 églises sont inventoriés et entassés à l'Hôtel de Ville et convertis en lingots. Préludant aux mesures que les révolutionnaires français allaient bientôt prendre contre les émigrés, ils donnent trois jours aux ecclésiastiques qui ont quitté la ville et à l'archevêque pour rentrer à leurs postes, sous peine de la saisie de leur temporel. Pour faire rejeter leur vœu de réunion à la France, Tronchet et les orateurs du côté droit avaient prétendu que ce vœu n'avait pas été libre. Ils le renouvellent donc en grande solennité, le 6 octobre, et demandent à être incorporés partie au département des Bouches-du-Rhône, partie au district d'Orange.

Quand ils apprennent par une indiscrétion du journal papiste, les Annales du Comté Venaissin, que le nonce négocie avec le gouvernement français pour remettre Avignon sous l'obéissance du Saint-Siège, leurs alarmes redoublent. Malheureux, qu'avez-vous dit, s'écrie Antonelle en s'adressant au journaliste ! Quoi ! l'Assemblée nationale permettrait au délégué de la Nation d'armer des baïonnettes françaises pour jeter un peuple libre aux pieds d'un mauvais prêtre ![13]

Il leur faut à tout prix traverser cette négociation. Les Comtadins et le nonce représentaient Avignon comme un foyer d'anarchie. Ils représentent plus que jamais le Comtat comme un foyer d'aristocratie et de contre-révolution. Ils réussissent à intéresser à leur cause les gardes nationales et les sociétés patriotiques des départements voisins. Ils se font représenter à la Fédération de Beaucaire tenue à l'occasion de la foire, et ils en profitent pour réclamer le secours des gardes nationaux fédérés contre les Comtadins qui ont tué le patriote Bressy et arrêté le patriote Chabran[14].

Depuis les troubles sanglants du 12 juin, des détachements de gardes nationaux français se succèdent à Avignon pour maintenir l'ordre. Ces gardes nationaux épousent bientôt les colères et les rancunes des Avignonnais. Ils croient comme eux que Carpentras est le refuge de tous les aristocrates du Midi, ils adressent à l'Assemblée des pétitions où ils dénoncent les rassemblements d'hommes, de munitions et de vivres qui se feraient dans cette ville[15].

Pour délivrer Chabran toujours emprisonné à Carpentras, les Avignonnais font des incursions dans le Comtat. Au mois d'août, 400 paysans patriotes de Cavaillon s'attroupent et marchent sur Carpentras, un vendredi, jour de marché. Ils demandent à l'Assemblée représentative du Comtat l'élargissement de Chabran, l'ancien colonel de leur garde nationale Ils sont repoussés.

Dans la nuit du 15 au 16 octobre, une petite troupe armée, dans laquelle on comptait quelques gardes nationaux français, quitta Avignon pour chasser de Cavaillon les aristocrates qui y opprimaient les patriotes. La troupe grossit, chemin faisant, des campagnards de la banlieue. Il y eut bataille. Les assaillants furent repoussés, grâce à un renfort de Carpentras.

Comme toujours, après la bataille, les gardes nationales et les maires des localités françaises environnantes s'interposèrent pour ramener la paix. Les maires se rendirent à Carpentras, demandèrent le désarmement du Comtat, l'élargissement de Chabran, le droit pour les communes du Comtat de voter leur réunion à Avignon et à la France. Aux maires se joignirent des commissaires envoyés par les trois départements du Gard, de la Drôme et des Bouches-du-Rhône. On tint des conférences. Les Comtadins s'efforcèrent de prouver aux Français qu'ils n'avaient jamais recueilli d'aristocrates, que les approvisionnements d'armes et de munitions, la fonderie de canons dont leurs ennemis parlaient n'avaient jamais existé que dans leur imagination. Les commissaires français dressèrent un projet de traité, partirent pour Avignon, afin de le faire ratifier, revinrent à Carpentras chercher les dernières signatures. Le traité accordait une amnistie générale dont Chabran et un sieur Yves étaient seuls exceptés, comme étant chefs de troubles. Les communautés qui s'étaient unies à Avignon ne seraient pas inquiétées par les Comtadins qui attendraient dans le statu quo que l'Assemblée nationale de France eût statué définitivement sur la demande d'annexion des Avignonnais. Un article VII enfin était ainsi conçu : L'Assemblée représentative et la ville d'Avignon écriront à l'Assemblée nationale de France pour demander que des commissaires viennent interposer leur médiation pour assurer enfin la paix sur des bases solides et durables[16].

Ainsi, au moment même où le pape sollicitait l'intervention du gouvernement français, ses sujets d'Avignon et du Comtat formulaient la même demande.

En apparence, le Comtat restait fidèle au pape, mais en apparence seulement. L'Assemblée représentative décidait que ses décrets auraient immédiatement force de loi, nonobstant le défaut de sanction du représentant du pape. Le commissaire Celestini, n'étant plus consulté et jouant un rôle ridicule, dut retourner à Rome dès le mois de septembre. Déjà, le cardinal Zelada avait refusé de sanctionner les actes de l'assemblée et lui avait écrit à ce sujet, le 5 juillet. Le 6 octobre, il lui reprochait de nouveau d'avoir outrepassé ses pouvoirs, de fomenter des troubles, de mépriser les ordres du vice-légat, etc. L'assemblée n'accepta pas ces reproches. Elle déclara le cardinal Zelada ennemi du peuple venaissin et calomniateur de la sublime Constitution française, elle fit défense de distribuer sa lettre et invita le pape à écouter les vœux d'un peuple libre. Elle restait cependant fidèle au Saint-Siège et envoyait à Paris, après l'affaire de Cavaillon, des députés pour combattre les calomnies des Avignonnais et se plaindre auprès de la Constituante de leurs agressions incessantes. De leur côté, les députés avignonnais, qui n'avaient pas quitté Paris, insistaient à nouveau auprès de l'Assemblée nationale pour qu'elle accueillit le vœu de réunion réitéré par leurs compatriotes.

L'aurait-elle voulu que la Constituante ne pouvait plus s'en tenir à l'ajournement indéfini qu'elle avait voté au mois d'août. Du pape et de ses sujets, qui écouterait-elle de préférence ?

 

III

Le 27 octobre, Rabaud de Saint-Étienne, prenant texte de l'échauffourée de Cavaillon, demanda à l'Assemblée de prendre une solution provisoire pour prévenir le retour des troubles qui portaient préjudice au commerce français. Il proposa que les deux comités diplomatique et d'Avignon se réunissent pour préparer un rapport qui conclurait à l'occupation du pays troublé sans rien préjuger de la grande question de la réunion. L'Assemblée adopta la motion qui lui était présentée.

Le lendemain, les députés du Comtat demandèrent à être entendus pour exposer leurs griefs contre les Avignonnais. En vain Bouche voulut s'opposer à leur audition et les renvoyer aux comités. Regnaud (de Saint-Jean-d'Angély) fit décider qu'ils seraient entendus. Ils purent raconter, à la séance du soir, la croisade des Avignonnais, protester contre les bruits calomnieux qui représentaient le Comtat comme un foyer d'aristocratie, se plaindre de la municipalité d'Orange et du directoire des Bouches-du-Rhône, qui étaient suspects, d'après eux, de partialité à l'égard de leurs ennemis. On les écouta en silence. Ils avaient terminé en demandant à l'Assemblée de prendre des mesures pour que les transports de comestibles ou d'armes à destination du Comtat ne fussent plus entravés[17]. Aucune discussion ne s'engagea sur leurs demandes. L'Assemblée leur avait fait un accueil poli, mais froid.

Cependant Montmorin s'efforçait d'incliner les comités à une solution de nature à contenter le Saint-Siège. Il réussit, grâce à Mirabeau, à convaincre le comité diplomatique. Il échoua au comité d'Avignon. Les deux comités ne purent arriver à une entente. Ils ne désignèrent pas de rapporteur et la discussion s'ouvrit le 16 novembre par un discours de Petion, parlant en son nom personnel. Elle dura quatre jours.

Les orateurs du côté gauche, Petion, Robespierre, Durand de Maillane, Bouche, soutinrent avec beaucoup d'ardeur que l'heure était venue de faire droit à la juste demande des Avignonnais.

Petion prouva longuement, doctement, que la possession du pape n'était pas légitime. Le serait-elle, les Avignonnais auraient encore le droit de se donner à la France, car un peuple est toujours maitre de ses destinées, les peuples ne se vendent, ni ne s'engagent. Leur vœu avait été émis librement. H était le vœu de la majorité. C'était l'intérêt de la France de voter la réunion. Le roi serait prié de négocier avec la Cour de Rome au sujet des indemnités qui pourraient lui être dues[18].

Robespierre recommença, le lendemain, le discours de Petion, avec plus d'âpreté et de hauteur de vues. Il s'attacha surtout à mettre en relief l'intime solidarité des deux révolutions de France et d'Avignon : La cause d'Avignon est celle de l'univers, elle est celle de la liberté. Il y avait une impossibilité morale à abandonner aux vengeances du pape les patriotes des pays voisins : Je ne vous rappellerai pas combien il importe à votre gloire et à votre puissance, au maintien de cette force morale dont vous êtes revêtus et qui vous est si nécessaire, de ne point livrer à la fureur de ses ennemis et des vôtres un peuple dont tout le crime fut de suivre votre exemple et de se dévouer pour la défense de vos principes et de vos lois. Avec un grand bonheur d'expressions, Robespierre réfutait les adversaires de la réunion : On nous a dit qu'Avignon était la propriété du pape. Juste ciel ! les peuples, la propriété d'un homme l Et c'est à la tribune de l'Assemblée nationale qu'on a proféré ce blasphème. On a dit que le vœu des Avignonnais avait été émis au milieu des troubles. Que les auteurs de ces raisonnements engagent donc les tyrans à rendre aux peuples l'exercice de leurs droits ou qu'ils donnent aux peuples les moyens de les recouvrer sans insurrection, ou plutôt qu'ils fassent le procès au peuple français et à ses représentants avant de le faire à ceux qui nous ont imités. On a dit qu'il ne fallait pas offrir aux puissances un prétexte pour nous faire la guerre. Si les cours étrangères veulent vous faire la guerre elles se passeront bien de ces frivoles prétextes. Et Robespierre concluait comme Petion. Il mettait en garde l'Assemblée nationale contre la tentation de renvoyer l'affaire au pouvoir exécutif. Elle devait d'abord prononcer la réunion, quitte à remettre au roi le soin de procéder à l'exécution[19].

Sans aller aussi loin que Robespierre et que Petion, Durand de Maillane proposa de racheter Avignon au, pape. Jamais, à son avis, l'occasion n'avait été plus belle.

Les orateurs du côté droit, Cazalès, Malouet, Jacquemart, Clermont-Tonnerre, Maury, s'efforcèrent d'établir que la possession du pape était légitime, que le vœu de réunion n'émanait que d'une minorité de factieux, que la réunion serait en contradiction avec le vote par lequel la Constituante avait solennellement renoncé aux conquêtes, qu'il aurait enfin pour conséquence des complications extérieures. Malouet, qui lisait son discours, fut interrompu à tout instant. Les bancs se dégarnirent et devant une salle à moitié vide, il dut descendre de la tribune.

Clermont-Tonnerre répliqua à Petion par une argumentation historique et juridique assez serrée. Il demanda la question préalable sur la réunion[20].

L'abbé Jacquemart trouva cet argument topique : Si Neufchâtel vous faisait aujourd'hui les mêmes offres qu'Avignon, les accepteriez-vous ?[21]

L'abbé Maury insista sur la nécessité de reconnaitre explicitement les droits du pape. Si on envoyait des troupes à Avignon pour maintenir l'ordre, ces troupes devraient être sous les ordres du représentant du Saint-Siège[22].

Entre les deux opinions extrêmes de la droite et de la gauche se fit jour une opinion moyenne qui prévalut.

Répondant à Robespierre, Duchâtelet proposait d'ajourner, quant à présent, la pétition des Avignonnais, de charger le roi de négocier avec le pape la question de la souveraineté et des indemnités auxquelles la cession pourrait donner lieu, et, en attendant, d'envoyer des troupes pour maintenir l'ordre et protéger les établissements français[23].

L'abbé Charrier, qui lui succédait, après avoir démontré que la réunion était injuste, estimait que, serait-elle juste, la situation politique de l'Europe conseillerait de l'ajourner. L'Angleterre et l'Espagne poursuivaient leurs armements. L'Empire se couvrait de troupes. Toutes les puissances étaient mécontentes de ce qui se passait en France. Il ne fallait pas leur fournir des prétextes d'intervention. L'acquisition en argent serait peut-être le moyen le plus simple si le pape voulait s'y prêter... Si ce moyen échouait, Charrier en conseillait un autre : Le duc de Parme possède le Plaisantin ; on pourrait engager ce prince à le céder au pape et céder au duc de Parme en dédommagement la Corse avec le titre de roi. Mais cette dernière proposition fit naître de grands murmures[24].

Mirabeau intervint à la fin de la discussion et essaya de faire prévaloir la solution du comité diplomatique, inspirée par Montmorin. Il n'y réussit qu'en partie. Affectant quelque dédain pour les considérations philosophiques et morales développées par Robespierre et Petion, il ne voulait parler qu'en homme d'État. Il ne s'agit ni de chercher les droits des hommes dans les chartes, ni de s'occuper de dissertations philosophiques. Il ne s'agit que de l'intérêt du moment. Or, il n'est pas de l'intérêt actuel de la France de s'emparer d'Avignon. Mirabeau ne précisait pas quel était cet intérêt actuel, mais on dut comprendre qu'il visait les négociations entamées par le roi pour l'application de la constitution civile du clergé. Il conclut qu'il fallait s'en tenir à prier le roi d'envoyer des troupes pour protéger les établissements français et ajourner le reste.

La motion de Mirabeau était assez imprécise pour permettre à Montmorin de la présenter au pape comme une satisfaction donnée aux demandes du nonce. La majorité de l'Assemblée y avait applaudi. Si le vote avait eu lieu à ce moment, elle eût passé telle quelle.

Malheureusement, l'abbé Maury ne perdit pas l'occasion de commettre une maladresse. Il demanda alors en réponse à Mirabeau qu'il fut précisé dans le décret que les troupes envoyées à Avignon opéreraient de concert avec le gouvernement pontifical. Les protestations de la gauche obligèrent Mirabeau à accepter un amendement de Bouche qui spécifiait que les troupes envoyées par le roi maintiendraient l'ordre de concert avec les officiers municipaux, c'est-à-dire avec le gouvernement insurrectionnel[25].

Ainsi échouait le compromis tenté par Montmorin. Pour obtenir des concessions du pape dans la question spirituelle, il s'était décidé, un peu tard, à lui en faire dans la question temporelle. L'Assemblée refusait de le suivre. A la manière douce du ministre, elle préférait de plus en plus la manière forte. Elle se disait que plus elle menacerait le pape dans ses intérêts temporels, plus elle l'obligerait à se montrer conciliant dans les spirituels. Par son décret sur Avignon, elle croyait préparer l'exécution du décret qu'elle prit huit jours plus tard sur l'obligation du serment.

Ce calcul perce dans la correspondance du député du tiers de Brest, Legendre. Il écrit à ses commettants, à la date du 19 novembre : Le schisme des ecclésiastiques est d'autant plus affligeant qu'il est devenu presque général. Il faut espérer qu'il cessera dans notre évêché, par l'exécution rigoureuse du décret qui a donné le plan des formes stimulatives en obtention de la confirmation canonique des nouveaux évêques[26]. D'un autre côté, il peut arriver, à l'occasion de la réunion prochaine d'Avignon à la France, que le pape expédie une bulle propre à désarmer le fanatisme du ci-devant clergé[27].

Les révolutionnaires considérèrent le décret sur l'occupation d'Avignon comme une victoire : Cet envoi de troupes, sans la participation du pape, écrivirent Les Révolutions de Paris, est certainement un acte de souveraineté ; c'est le prélude de la réunion tant désirée et qui, tôt ou tard, aura lieu par la force des circonstances et malgré les aristocrates et les demi-patriotes de l'Assemblée nationale[28].

 

 

 



[1] Voyez plus haut, chapitre IX, § II.

[2] Dépêche de Bernis, en date de ce jour. Cf. aussi sa dépêche du 25 août.

[3] Dépêche du 8 septembre.

[4] Dépêche du 28 septembre.

[5] Voyez plus haut, chapitre XI, fin du § II.

[6] Affiche datée de Rome, ce 8 octobre 1790 et intitulée : Amnistie publiée par ordre du S. P. le Pape par S. Ém. Mgr le cardinal de Zelada, secrétaire d'État de S. S. Affaires étrangères, Rome, reg. 913.

[7] Dépêche du 13 octobre 1790.

[8] Affaires étrangères, reg. 913. Paris, 16 octobre 1790.

[9] Affaires étrangères.

[10] Affaires étrangères.

[11] Affaires étrangères.

[12] Mémoires sur la Révolution d'Avignon et du Comtat, 1793, in-4°, t. I, p. 262 et ce qui suit.

[13] Quelques réflexions sur la mémorable assemblée de Carpentras, sur la pétition du peuple avignonois, et sur l'opinion de Stanislas Clermont-Tonnerre..., par Pierre-Antoine Antonelle, maire d'Arles, 3e édit., Paris, Lejay. s. d. [1790], p. 33-34. Commentant cette même information des Annales du Comté Venaissin (n° du 26 septembre), les représentants d'Avignon à Paris écrivaient : Tout cela est bien propre à jeter les patriotes dans la plus cruelle perplexité et prouve la nécessité d'une prompte réunion. Précis des moyens de réunion de la ville et État d'Avignon à la France, contenant la réponse aux principales objections présentées par M. Tronchet dans son rapport à l'Assemblée Nationale sur celte affaire. Paris, Lejay, 1790. 50 p. Voyez p. 35, note.

[14] Voyez plus haut, chapitre VIII, à la fin du § I.

[15] Voyez l'Extrait des registres du Comité militaire des détachements français en garnison à Avignon, envoyé et lu à l'Assemblée nationale le 20 octobre courant (daté du jeudi 23 septembre), dans le Précis des moyens de réunion, cité d'autre part, p. 41 et suiv. Il était dit, dans cette pièce, que vers le milieu d'octobre, un camp de 30 000 hommes devait se former dans la plaine de Carpentras, sous prétexte de renouveler le serment fédératif déjà prêté par les milices comtadines, le 11 août précédent. Quatre ouvriers fondeurs auraient entrepris à Carpentras la fonte de vingt-huit pièces de canon. La garde nationale d'Orange aurait saisi des caisses de fusils destinées au Comtat, etc. Un écho de ces rumeurs passa dans un article du Moniteur du 17 octobre 1790. Après avoir évoqué le camp de Jalès, ce journal écrivait : Si le complot réussit par la négligence ou la mauvaise volonté de ceux qui devaient y veiller, on aura dans nos provinces méridionales une guerre civile, une guerre papale qui achèvera de les désoler... On est très surpris dans nos provinces que l'Assemblée nationale ne décide rien sur ces armements de Carpentras qu'on regarde comme visiblement dirigés par une contre-révolution, la plus dangereuse de toutes celles qui aient été préparées...

[16] Mémoires sur la Révolution d'Avignon et du Comtat, t. I, p. 298.

[17] Discours prononcé à l'Assemblée nationale, par MM. Tramier, Olivier et Ducros, députés du Comté Venaissin, à la séance du Jeudi soir 22 octobre (sic) 1790. Didot, 1790, 8 p. Archives nat., AD. XVIII c 128.

[18] Discours sur la réunion d'Avignon à la France, par J. Pétion. Paris, Imp. nation., s. d., Bib. nat., Le²⁹ 1093.

[19] Discours de M. de Robespierre, député du Pas-de-Calais, sur la pétition du peuple avignonnais, Paris, Impr. nat., 1790, Bibl. nat., Le²⁹ 1101.

[20] Opinion de M. Stanislas de Clermont-Tonnerre sur l'affaire d'Avignon du 20 novembre 1790, Bib. nat., Le²⁹ 1105.

[21] Discours sur la réunion d'Avignon à la France, prononcé à l'Assemblée nationale le 18 novembre, par M. Jacquemart député d'Anjou. Bib. nat., Le²⁹ 1102.

[22] Opinion de M. l'abbé Maury, député de Picardie, sur la Souveraineté d'Avignon, prononcée devant l'Assemblée nationale le 20 novembre 1790. Bib. nat., Le²⁹ 1106.

[23] Opinion de M. Duchâtelet, député du bailliage de Bar-le-Duc, sur l'affaire d'Avignon. Bib. nat. Le²⁹ 1094.

[24] Opinion de M. Charrier de la Roche, député de Lyon, sur le projet de réunion du Comtat d'Avignon à la France proposée à la séance du soir, le 18 nov. 1790. Paris Le Clère. Bib. nat., Le²⁹ 1103.

[25] L'incident n'est pas relaté au Moniteur, mais Bouche s'est vanté d'avoir fait ajouter dans la motion de Mirabeau le mot françoises après troupes et les mots de concert avec les officiers municipaux après le mot maintenir. De la pétition du peuple avignonnois. Opinion de Charles-François Bouche, séance du soir, 20 nov. 1790. Bib. nat., Le²⁹ 1104, p. 8. Pour cette addition, Mirabeau reçut des reproches de La Marck : Je n'ai pas aimé ce que vous avez fait décider pour Avignon... ajournement et point de troupes, voilà ce que j'aurais voulu.... (lettre du 22 nov.). Correspondance, II, p. 348. Mirabeau s'excusa le même jour : Vous remarquerez, mon cher comte, que le ministre des affaires étrangères et le NONCE tourmentaient depuis quinze jours le comité diplomatique pour envoyer des troupes ; et voilà comment vous êtes justes, vous autres... Correspondance, II, p. 350.

Dans une lettre datée du 22 novembre, l'abbé de Salamon accuse Montmorin d'avoir agi avec duplicité : Enfin, après trois séances sur l'affaire d'Avignon, nous avons vu rendre ce décret machiavélique, qui est une véritable invasion tacite de notre beau pays. Je n'entrerai dans aucune réflexion sur ce décret, V. Ém. sait sans doute à quoi s'en tenir et pour le présent et pour l'avenir. La perfidie de Montmorin, qui a gardé dans sa poche la lettre du Nonce, a fait le plus grand tort à cette cause. Le comité diplomatique n'en a eu connaissance que l'avant-veille de la décision. L'abbé Maury l'a invoquée pour que les troupes fussent aux ordres de Sa Sainteté qui avait demandé du secours par son nonce. On a fait semblant de ne pas l'entendre sur le prétexte qu'on n'avait nulle connaissance de la réquisition du pape... Salamon conseille ensuite d'agir par le nonce sur le choix du commandant des troupes qui seront envoyées à Avignon, de faire rentrer les émigrants en même temps que ces troupes, puis de favoriser dans les corporations et les districts une agitation en faveur du retour du vice-légat, qui serait renouvelé. On est considérablement prévenu contre celui d'à présent, même dans l'esprit de ceux qui sont restés fidèles à Sa Sainteté. (Lettre inédite de Salamon communiquée par M. l'abbé Sevestre).

[26] Allusion au décret du 15 novembre.

[27] La Révolution française, t. XL, p. 48.

[28] Les Révolutions de Paris, n° 72, 20-27 nov. p. 355.