ROME ET LE CLERGÉ FRANÇAIS SOUS LA CONSTITUANTE

 

CHAPITRE XIII. — LA LOI DU SERMENT.

 

 

I

Pendant deux longs mois, du milieu de septembre au milieu de novembre 1790, les autorités locales, dans leur lutte contre l'épiscopat, furent laissées à leurs seules forces. La Constituante n'intervint qu'à la dernière limite, comme si elle espérait toujours que le conflit pourrait être évité et que les choses s'arrangeraient. Quand elle se décida à forger de nouvelles armes législatives, il était déjà bien tard et ces nouvelles armes n'étaient pas assez solidement trempées pour avoir raison de l'ennemi.

La résistance passive des évêques risquait d'arrêter le jeu normal de la machine administrative et d'entraver le cours habituel de la vie.

Si les évêques refusaient d'accorder les dispenses qu'il était défendu désormais de demander au pape, comment procéder au mariage des époux consanguins ? Des réclamations s'élevaient de toutes parts auprès des municipalités, des directoires de district et de département, auprès du comité ecclésiastique.

Si les évêques refusaient de prendre en mains l'administration des paroisses ajoutées à leur diocèse par la formation des départements, qui administrerait ces paroisses ? Qui nommerait aux cures vacantes ?

L'ancien collateur ne pouvait plus y pourvoir sans violer la loi. D'autre part, tee électeurs du district feraient œuvre vaine si leur choix n'était pas complété par l'institution canonique. Les fidèles, en attendant, seraient privés des secours spirituels. On les baptiserait, les marierait, les enterrerait ?

Si les évêques refusaient d'instituer les nouveaux curés, n'était-il pas à prévoir qu'ils refuseraient de même d'instituer les nouveaux évêques ? Que se passerait-il dans les diocèses dont les évêques viendraient à mourir ?

Si les évêques refusaient de collaborer avec les directoires de district pour la réduction des paroisses, la réforme financière était indirectement remise en question. La vente des biens nationaux commençait un peu partout. Comment trouver des acquéreurs si le clergé persistait dans son opposition, si la réforme religieuse n'était pas entièrement exécutée ?

Devant ces problèmes et devant bien d'autres qui en dérivaient, les autorités locales ne pouvaient rester indifférentes. Si elles ont mis les évêques en demeure d'exécuter les décrets, il serait absurde de supposer qu'elles furent poussées par le désir d'entraver l'accord que le roi négociait à Rome, par je ne sais quelle maligne passion anticléricale. Elles obéirent simplement à la loi de la nécessité.

Beaucoup se montrèrent animées de dispositions conciliantes et firent appel au patriotisme des évêques, à leur amour de la paix, avant de recourir à la menace et aux moyens de coercition.

La municipalité de Lisieux feignit de croire que la pastorale par laquelle l'évêque de la ville s'opposait à l'exécution des décrets n'était pas son œuvre personnelle : M. Féron[1], disait le maire Laroy, a prêté en mes mains le serment d'être fidèle à la Nation, à la Loi et au Roi, il a juré de défendre la Constitution. Ce serment est consigné sur les registres de la municipalité... Après un pareil acte, Messieurs, est-il possible de croire que M. Féron se soit permis de traiter de doctrine nouvelle, de profane nouveauté, une Constitution qu'il a lui-même juré de défendre ? Quoi ! parce que l'Assemblée nationale a décrété qu'il n'y aura qu'un évêché par département, on prétendra la religion catholique attaquée dans sa doctrine, comme si la pureté de la foi dépendait du nombre des évêques[2]. — Heureusement, continuait-il, personne n'ignore que les prétentions ultramontaines ont maintes fois ensanglanté la terre ! Quelle apparence que l'évêque ait voulu ressusciter les guerres de religion ! Le libelle n'était donc pas de lui. La municipalité en ordonnait la suppression et le dénonçait au comité des recherches de l'Assemblée nationale.

L'évêque protesta avec indignation contre la supposition que sa pastorale n'était pas son œuvre et justifia sa conduite. Quand il avait prêté le serment civique, le temporel seul de l'Église était menacé. Il ne s'était jamais plaint de la perte de ses biens. Au contraire, peut-être ai-je à me reprocher d'avoir trop exhorté dans mon dernier synode mes coopérateurs à étouffer des réclamations qui pouvaient devenir un devoir. Mais la puissance temporelle n'avait pas le droit de supprimer son siège. Il ne pouvait par se condamner à un lâche silence[3].

La municipalité de Lisieux eut sans doute la rée-source de supprimer ce second libelle comme elle avait supprimé le premier. Mais que signifiaient ces suppressions, dans un temps où la liberté de la presse était proclamée ? Elles ne pouvaient avoir pour effet que de transformer à peu de frais les évêques en martyrs.

A Verdun, le district, devant la résistance de l'évêque, se borna à demander des instructions à l'AI-semblée. Mais les amis de la Constitution appuyèrent à la dénonciation par une lettre vibrante d'indignation patriotique : Oubliant qu'il est Français, [l'évêque] ne craint pas d'annoncer aussi que son évêché, son chapitre et son église sont étrangers à la' France, qu'ils ont été fondés et dotés par les empereurs d'Allemagne et que leur existence et leurs biens sont nommément et solennellement garantis par le traité de Westphalie. C'est exactement le système des princes d'Allemagne, qui font des réclamations relativement à leurs possessions d'Alsace, qui se liguent, qui nous menacent, comme si un peuple libre pouvait craindre les despotes. N'en doutons pas, Messieurs, l'évêque de Verdun est du nombre de nos ennemis d'Allemagne, c'est lui-même qui nous l'apprend[4].

Dans l'Hérault, le directoire du département ayant adressé deux sommations inutiles à l'évêque, décida, de guerre lasse, d'en référer à l'Assemblée et d'attendre ses ordres[5].

Dans le Cantal, l'évêque de Saint-Flour déclara n'avoir rien à ajouter à la déclaration que l'évêque de Clermont avait faite à l'Assemblée au nom de ses collègues et joignit à sa lettre un exemplaire du Dire de cet évêque. Le président du département Guitard estima que le recours au pape n'était qu'un prétexte et que l'envoi du Dire de l'évêque de Clermont semblait annoncer le projet funeste et peut-être combiné d'intimider les administrateurs[6].

Dans la Corrèze, la cure de Saint-Cernin étant devenue vacante, le procureur général syndic Brival avait convoqué les électeurs du district de Brive pour y nommer un nouveau titulaire. Le curé nommé s'était adressé à l'évêque pour obtenir l'institution canonique. L'évêque refusa à deux reprises et répondit que Brive n'était pas de son diocèse. Il refusa pour la même raison de nommer le prédicateur pour l'avent que le département lui demandait : Je crois, disait Brival, dans la lettre où il exposait les faits, qu'il existe une coalition entre les ci-devant Messeigneurs et qu'il n'y a que l'autorité de l'Assemblée nationale qui puisse les réduire[7].

Dans la Côte-d'Or, l'évêque de Dijon se réserva de s'expliquer à nouveau quand la réponse du pape serait arrivée. Le président du département constata que ce refus enchaînait l'activité des corps administratifs ; qu'il était un dangereux exemple de désobéissance à la Loi, que cet exemple entraînait encore le danger de persuader au peuple que la force publique est impuissante pour faire exécuter les décrets de l'Assemblée nationale[8].

Plus énergique encore, le département du Puy-de-Dôme réclamait des mesures promptes et décisives. L'Exposition des principes lui semblait un acte de rébellion : La souveraineté de la Nation est méconnue, une classe de ses fonctionnaires prétend enchaîner a volonté générale, prétend établir une puissance suprême au sein d'un peuple libre... Qu'y a-t-il de commun entre l'Évangile et la fixation plus ou moins resserrée des limites d'un diocèse ?... Vous l'avez dit à toute la terre, représentans des Français, le salut de la patrie est dans la vente des biens nationaux : qui ozera les acquérir tant que les chefs du ci-devant clergé pourront impunément braver les loix de l'État et allarmer les consciences par des écrits séditieux ? La Patrie veut enfin une vengeance éclatante...[9]

Le conseil général de la Haute-Garonne s'exprimait de même et appelait une répression vigoureuse. Son procureur général syndic, Mailhe, dénonçait un affreux libelle distribué avec une profusion scandaleuse et intitulé Lettre de M. l'évêque de Mirepoix au chapitre de son église cathédrale, et il ajoutait : Déjà ces maximes ont enhardi à une révolte ouverte plusieurs prêtres de notre département. Il énumérait les actes de rébellion et concluait : N'en doutez point : la coalition anti-civique, voyant que la vente des biens nationaux va consommer à jamais la Révolution, rassemble toutes ses forces pour écarter les acquéreurs, séduire le peuple et le replonger, à travers les fausses clartés de la superstition, dans les gouffres du despotisme et de la féodalité[10].

La conviction que la résistance inattendue des évêques est une manœuvre aristocrate se fait de plus en plus ardente dans les esprits des administrateurs. Ceux des Bouches-du-Rhône, irrités des réponses dilatoires de l'archevêque d'Aix, Boisgelin, déclarent qu'on ne peut plus douter que la plupart des évêques n'aient formé une ligue séditieuse pour allumer partout la torche du fanatisme et tenter par ce moyen une contre-révolution. Ils s'étonnent que l'Assemblée n'ait pas encore pris les mesures nécessaires pour briser la manœuvre aristocrate. Ils se plaignent de l'impunité accordée aux évêques factieux. Ils montrent les prêtres démocrates inquiets, craignant le retour de l'ancien despotisme épiscopal et n'osant plus s'avouer les défenseurs de la Constitution, et ils gardent pour la fin l'argument suprême. La vente des biens nationaux va être compromise : Vous nous avez appris, Messieurs, et nous en sommes convaincus, que c'est de l'exécution du décret sur le clergé que dépend le salut de l'État, c'est-à-dire de la vente des biens nationaux et de la libre circulation des assignats. C'est le moment d'opposer à ce nouvel orage cette force, cette toute-puissance nationale qui vous a fait triompher si souvent des ennemis de la religion et de l'État. Annoncez enfin aux évêques qu'il faut que le Loi s'exécute, et ils seront soumis dès qu'ils sauront que leurs fortunes et leurs places en dépendent[11].

Après avoir ainsi stimulé l'Assemblée, ils lui indiquaient leur solution qui était logique avec leurs prémisses. Si l'intérêt seul explique la révolte de l'épiscopat, il ne faut, pour en avoir raison, que frapper à la bourse. Les évêques qui refuseront de concourir à l'exécution de la constitution civile seront déchus de leurs places et de leurs pensions de retraite. Tous les ecclésiastiques quelconques ne seront payés de leurs pensions qu'après avoir prêté le serment civique. Les assemblées électorales seront immédiatement convoquées pour remplacer les évêques déchus.

L'arrêté du département des Bouches-du-Rhône obtint un vif succès parmi les amis de la Constitution. Le département de l'Isère y donna son adhésion formelle et invita l'Assemblée à transformer en loi ses dispositions. Le même département arrêta que les portes des églises cathédrales et collégiales, où le service paroissial ne remplacerait pas le service canonial supprimé, seraient fermées sur-le-champ et mises sous scellés[12].

Le département de l'Aisne, en lutte avec le fougueux Bourdeilles, se lassait à son tour du silence de l'Assemblée et allait de l'avant. Il décida d'abord que les traitements des curés qui refuseraient de lire au prône la constitution civile du clergé seraient supprimés, puis, constatant que l'évêque n'avait pas répondu à ses sommations réitérées, il le déclara déchu de son siège et convoqua l'assemblée des électeurs pour lui nommer un successeur. Il ne suspendit la convocation qu'à la prière du comité ecclésiastique[13].

Déjà des évêques étaient nommés çà et là d'après es formes nouvelles : dans le Finistère, l'abbé Expilly, le 31 octobre, en remplacement de l'évêque de Quimper, Conen de Saint-Luc, mort le 30 septembre ; dans les Ardennes, le curé Philbert, le 23 novembre, au siège nouveau de Sedan ; dans la Creuse, le curé Mourellon, le 30 novembre, au siège nouveau de Guéret.

L'anarchie s'aggravait chaque jour. Il était impossible que l'Assemblée ne se décidât pas enfin à intervenir.

 

II

A diverses reprises, pendant cette crise, des députés étaient venus appuyer à la tribune les dénonciations des autorités locales. Boissy-d'Anglas, dés le 20 septembre, avait attiré l'attention de ses collègues sur le mandement de l'archevêque de Vienne et demandé que des mesures fussent prises pour arrêter le zèle fanatique des prêtres aristocrates. L'Assemblée laissa passer tout le mois d'octobre sans répondre aux appels qui lui étaient adressés de toutes parts.

Le côté gauche semble mettre sur le compte de la faiblesse, de l'incapacité ou de la trahison des ministres les troubles qui agitent la France, les troubles religieux comme les troubles militaires. Par l'organe du jacobin Menou, les quatre comités diplomatique, colonial, militaire et de marine demandent à l'Assemblée d'inviter le roi à choisir d'autres ministres[14]. La proposition est rejetée le 20 octobre à une petite majorité, mais la défiance qui les environne est telle que les ministres accusés offrent d'eux-mêmes leur démission au roi. Des anciens membres du Conseil un seul avait trouvé grâce devant les jacobins, précisément celui qui était chargé de négocier avec le pape l'acceptation de la constitution civile du clergé, le comte de Montmorin, ministre des affaires étrangères[15].

Il suffit de parcourir la correspondance de Rome pour être convaincu que Montmorin méritait la confiance que lui témoignaient les patriotes.

Il ne perd pas une occasion de presser Bernis de faire valoir au pape des raisons graves de répondre favorablement aux demandes du roi. Il lui dit le 5 octobre :

Ce seroit se faire une grande et factieuse illusion de croire qu'un refus ou des difficultés considérables pourroient ramener les esprits. On ne peut calculer les effets qui en résulteroient. Ce n'est pas se livrer à l'imagination de penser qu'une scission absolue en seroit l'effet et alors le mal seroit sans remède ; au lieu qu'il est peut-être bien des Aloses que le tems peut améliorer, tant que les liens ne seront pas entièrement rompus[16].

Le pape avait invoqué la diversité d'opinions des évêques pour excuser ses retards. Montmorin lui retourne l'argument :

Vous ne devez pas être surpris, Monsieur, de la diversité qui se trouve dans la manière dont les évêques envisagent l'état de l'Eglise de France. Outre celle qui résulte du caractère et des lumières de chacun, il peut très bien arriver que plusieurs d'entre eux soient entraînés par leurs entours et même par un ensemble de causes auxquelles, avec le plus d'amour de la paix, ils ne se sentent pas les maîtres de résister. C'est sur ceux-là qu'infiueroit principalement la décision de Sa Sainteté et, plus elle eùt été prompte, plus elle eût prévenu des incidents qui, à tout instant, peuvent compliquer cette affaire de la manière la plus dangereuse[17].

 

Qu'on ne s'imagine pas à Rome que la résistance du clergé sera unanime : Le plus grand nombre des ecclésiastiques cédera sans murmurer. Il y en aura, il est vrai, qui persisteront dans leur opposition. C'est la guerre de religion en perspective. Sa Majesté craint d'avoir à tout moment la certitude que le mal qu'une réponse plus prompte eût pu empêcher ne soit sans remède (26 octobre 1790).

Montmorin fait appel enfin à une dernière considération. Si les évêques persistent dans leur opposition, les peuples croiront qu'ils ne sont inspirés que par le regret de leurs richesses : Qui peut répondre de ce qui arriveroit si on parvenoit à faire oublier qu'il est question de choses qui tiennent à la religion et non simplement de plus ou de moins de revenu pour le clergé (2 novembre 1790).

Mais Bernis et le pape avaient leur siège fait. Le pape demandait, le 20 octobre, la suspension des décrets et Bernis trouvait sa demande si juste que, si elle lui était refusée, on ne pourrait jamais lui imputer les maux qui dériveraient de l'exécution trop précipitée des décrets de l'Assemblée[18]. Le lendemain, Pie VI avait une longue conférence avec Bernis et lui faisait connaître sa résolution ferme de ne rien faire sans connaître l'avis officiel des évêques de France qui rédigeaient alors l'Exposition des principes[19]. Il se scandalisait d'ailleurs que l'exécution des décrets ait commencé avant qu'il ait eu le temps de répondre au roi[20]. Enfin, quelques jours plus tard, la nouvelle de la démission des ministres lui était un nouveau prétexte pour excuser ses lenteurs : Toutes les lettres de Paris, écrivait Bernis le 3 novembre, parlent de grands changements dans le ministère. Dans cette incertitude de toutes choses, quelle puissance sage et réfléchie pourrait prendre des partis décisifs ?

La dépêche de Bernis annonçant que le pape demandait de nouveaux délais dut arriver à Paris dans les premiers jours de novembre. Montmorin et le comité ecclésiastique comprirent alors qu'à patienter davantage ils ne feraient que donner au pape l'idée de leur faiblesse. Le 5 novembre, le député Duquesnoy, qui était un des hommes de Montmorin et de Mirabeau, monta à la tribune : Vous avez rendu un décret sur la constitution civile du clergé, il est bon que l'Assemblée sache s'il est exécuté, si le peuple n'est pas privé des secours de la religion. Je ne sais pourquoi le chapitre de la ville de Paris est encore en activité, pourquoi des fonctionnaires prennent encore le titre d'archevêque, quoiqu'il soit supprimé. Je demande que dans la quinzaine, le comité ecclésiastique nous rende compte de l'exécution des décrets sur la constitution du clergé[21]. Lanjuinais vint assurer que le comité ecclésiastique s'occupait de ces objets. Il rappela que déjà une élection épiscopale s'était faite à Quimper d'après les formes constitutionnelles. D'autres élections allaient suivre. L'Assemblée approuva les déclarations de Lanjuinais, fit confiance au comité ecclésiastique et manifesta ainsi sa volonté d'aller de Pavant, sans plus attendre.

 

III

Rien ne montre mieux le sincère désir de conciliation dont était encore animé le comité ecclésiastique que l'histoire de cette élection épiscopale qui s'était faite à Quimper.

L'évêque de Quimper, Conen de Saint-Luc, mourut le 30 septembre. Le président et le procureur général syndic du département écrivirent dès le lendemain au roi pour lui annoncer cette mort et l'avertir qu'ils allaient convoquer incessamment l'assemblée électorale pour nommer un successeur au défunt. De leur côté les vicaires généraux du chapitre notifiaient la mort de l'évêque au ministre de la feuille, Lefranc de Pompignan, ancien archevêque de Vienne[22]. Ainsi le roi recevait par deux voies différentes une double notification du décès du prélat. Les administrateurs représentaient l'ordre nouveau issu de la souveraineté populaire, les vicaires généraux l'ordre ancien émané de l'autorité royale et des canons de l'Église. Entre les deux autorités le conflit se produisit sur-le-champ.

La constitution civile du clergé avait été notifiée à l'évêque de Quimper quatre jours avant sa mort. Ses vicaires prétendirent qu'il avait encore eu la force de leur dicter une protestation qu'ils firent signer, le jour de ses obsèques, à 62 ecclésiastiques[23]. Aussitôt après le décès, le chapitre se réunit, le 30 septembre au soir, et décida d'assumer l'administration du diocèse pendant la vacance du siège, comme si la constitution civile du clergé n'existait pas.

Le lendemain, le directoire du district mettait les scellés sur les papiers de l'évêché et consultait le directoire du département sur la question de savoir si le chapitre n'avait pas outrepassé ses pouvoirs. Le chapitre, ayant reçu notification des décrets depuis le 26 septembre, n'avait plus d'existence légale. Il devait se dissoudre.

Le cas cependant était embarrassant. Si le chapitre disparaissait, à qui serait confiée l'administration du diocèse ? Le conseil des vicaires prévu par les décrets n'avait pas été organisé et les décrets étaient muets sur les attributions de ce conseil pendant la vacance du siège. Le département, perplexe, confia son embarras au comité ecclésiastique : Nous n'avons trouvé dans vos décrets aucune disposition qui pût nous guider dans les circonstances actuelles[24].

Avant même que le comité ecclésiastique ait pu répondre, le directoire du département était forcé de prendre une décision au moins provisoire. Deux personnes de Quimper, liées par un empêchement qui exigeait une dispense, demandaient à se marier sur-le-champ. Qui accorderait la dispense ? Le département requit, le 5 octobre, l'un des grands vicaires de faire droit à la demande des futurs époux. C'était non seulement reconnaître l'autorité jusque-là contestée des vicaires capitulaires, mais leur conférer des pouvoirs auparavant réservés au Saint-Siège.

La cure de Kerfeunteun étant devenue vacante dans les derniers jours de la maladie de l'évêque, les grands vicaires y avaient nommé, le 29 septembre, un nouveau titulaire, l'abbé Vallet. Le directoire du département protesta contre cette nomination qui était irrégulière et nulle, disait-il, puisqu'elle était postérieure de trois jours à la notification des décrets.

Quand le département avait besoin des grands vicaires de l'évêque, il leur rendait l'existence et quand leurs actes lui déplaisaient, il les faisait rentrer dans le néant.

Le comité ecclésiastique consulté répondit, le 12 octobre, que pour trancher toutes les difficultés il n'y avait qu'à convoquer immédiatement les électeurs pour nommer un nouvel évêque. La nomination de la cure de Kerfeunteun était nulle. Il fallait s'opposer à l'installation de l'abbé Vallet[25].

Le directoire du département suivit immédiatement ces instructions. Il convoqua les électeurs pour élire à la fois un nouvel évêque et un nouveau curé.

Aussitôt les vicaires capitulaires adressèrent aux électeurs, le 26 octobre, une lettre pastorale pour les conjurer ne pas procéder à l'élection. La lettre pastorale fut méprisée. 400 électeurs se réunirent à la cathédrale de Quimper et au troisième tour de scrutin l'abbé Expilly, député à l'Assemblée et président du comité ecclésiastique, fut élu par 233 voix[26].

Expilly accepta sa nomination, le 7 novembre, avec le respect, dit-il, qu'on doit à la voix du peuple, avec cette humble reconnaissance qu'inspire la confiance de ses concitoyens, la dignité dont ils m'honorent[27]. Les vicaires capitulaires lui écrivirent aussitôt pour le faire revenir sur son acceptation : Nous pouvons vous assurer que votre entrée dans ce diocèse ne sera point accompagnée du suffrage des pasteurs, suffrage pourtant dont vous disiez être plus jaloux que de celui d'un peuple toujours facile à séduire. Vous le savez, Monsieur, ils vous ont déclaré intrus, ils vous rejettent d'avance et vous crient qu'ils ne veulent point communiquer avec vous in divinis, si vous venez au milieu de nous contre les formes canoniques anciennes, avant qu'elles n'aient été changées par l'Église[28].

Si Expilly avait été un adversaire déclaré de la conciliation il se serait borné à envoyer au pape la lettre de communion prévue par les décrets. Mais c'était, au dire de Montmorin, un homme pondéré et raisonnable. Avant même que l'épître des vicaires capitulaires ait pu lui parvenir, il s'était efforcé de se mettre en règle avec les formes canoniques anciennes en demandant au pape, par l'intermédiaire du roi, de lui accorder l'investiture, comme si le Concordat n'était pas abrogé.

Il rédigeait dans ce but le mémoire suivant qu'il présentait au nonce, au garde des sceaux et à Montmorin :

L'état de souffrance dans lequel se trouve le culte par la résistance du clergé est bien propre à alarmer les amis de la religion et de la paix, et surtout à fixer la sollicitude d'un Roi aussi jaloux du maintien de la foi chrétienne que du bonheur de son peuple.

On n'aperçoit que trois moyens de mettre un terme à cette position critique : Le premier serait que le pape approuvât par un bref la nouvelle constitution du clergé de France et qu'il pressât les évêques de s'y soumettre.

Le second que les évêques renonçassent de leur propre mouvement au système de résistance qu'ils manifestent de toutes parts. Un grand exemple devrait leur en démontrer la nécessité. Le clergé n'a perdu ses biens que pour n'être pas allé au-devant du coup qui le menaçait. Son attachement à ses possessions temporelles a été la cause de sa spoliation. Son attachement à une puissance, dont le maintien n'intéresse point essentiellement le salut de la religion, pourrait entraîner de même un schisme et des discussions religieuses dont on ne peut calculer les funestes effets. Quelque puissantes que soient ces considérations, il est bien difficile d'espérer que les évêques s'y rendent ; on ne peut pas davantage se promettre que le Pape donne une approbation pure et simple à des changements qui blessent ses anciennes prérogatives.

La sagesse et la bienveillance du Roi offre le seul moyen qui reste pour sortir de cet état de crise. Il serait à désirer que Sa Majesté voulût bien, à la nomination de chaque nouvel évêque et jusqu'au renouvellement du grand nombre, demander elle-même au Pape des bulles pour le nouvel élu. Il est à présumer que le Pape céderait à une intervention si puissante et alors il enverrait les bulles en réponse à la lettre que l'élu lui écrirait aux termes de la Constitution. Il pourrait même mettre ses prétentions à couvert en motivant cette approbation provisoire sur la crainte de compromettre une religion dont les ennemis ne cherchent que des prétextes pour l'ébranler.

Cette démarche aurait le double avantage de conserver le respect dû aux lois constitutionnelles acceptées par Sa Majesté et d'enlever aux évêques récalcitrants leur grand motif de réclamer. Elle devient d'autant plus pressante que déjà un diocèse est sans pasteur et que chaque jour peut en mettre d'autres dans le même cas. Les ennemis de la Constitution profitent de cette circonstance pour semer les germes de fanatisme, tandis que les amis du protestantisme voient peut-être arriver avec plaisir une occasion si belle de le rendre universel en France.

Les moyens conciliatifs proposés peuvent parer à tous ces dangers et ils sont dignes d'un Roi qui a donné tant d'autres marques de véritable piété et d'amour pour son peuple.

Des personnes zélées pour la conservation de la foi et le rétablissement de la paix prient Monsieur le Ministre des affaires étrangères de supplier Sa Majesté de les prendre en considération.

 

Quelles étaient ces personnes zélées qui appuyaient la démarche d'Expilly ? Je serais bien surpris qu'il n'y eût pas dans le nombre quelques évêques tenant de très près à Boisgelin. Je ne crois pas trop m'avancer non plus en supposant qu'Expilly, alors président du comité ecclésiastique, n'eui pas risqué une telle démarche sans l'aveu au moins tacite de ses collègues du comité. Mais il est curieux que la démarche soit, restée secrète et que les mémorialistes ne l'aient pas connue ou n'en aient rien dit.

Le garde des sceaux, qui était encore l'archevêque de Bordeaux Champion de Cicé, lut le mémoire d'Expilly et promit de l'appuyer au conseil du roi. Il émit seulement la crainte que ces propositions nouvelles, qui avaient pour effet de ressusciter le Concordat, ne déplussent à l'Assemblée. Expilly le rassura à cet égard. Il écrivait à Montmorin le 17 novembre :

Monsieur,

Selon votre conseil j'ai communiqué à M. le Garde des Sceaux et à M. le Nonce le mémoire ci-joint. L'un et l'autre m'ont paru l'approuver et M. le Garde des Sceaux m'a promis de l'appuyer demain au Conseil de Sa Majesté.

Il m'a fait la même objection que vous, Monsieur, sur le reproche qu'on pourrait faire au Roi d'avoir fait auprès du pape des démarches que la Constitution semble réprouver. A cela deux réponses : 1° ces démarches ne sont pas publiques et ressemblent plus à une intervention privée qu'à l'autorité agissante ; 2° l'Assemblée nationale ne peut ni ne veut gêner l'opinion personnelle du Roi tant que la Constitution n'est pas compromise. Elle ne peut qu'applaudir à une conduite favorable à la paix et qui ne donne aucun droit au pape ; enfin elle n'a point réclamé contre la demande faite par Sa Majesté d'un bref général, pourrait-elle trouver mauvais une demande particulière et provisoire ?

Je souhaite, Monsieur, que ces deux observations vous satisfassent. Je souhaite que les bonnes intentions que vous manifestez aient un heureux succès. Je suis sincèrement attaché à la Constitution française et il est dans mon cœur comme de mon devoir de ne rien faire qui la contrarie ; mais je ne suis pas moins ami de la paix et je m'estimerais bien heureux si je pouvais concilier dans cette circonstance ce que je dois à l'une et à l'autre. Prêtez-moi donc votre appui, Monsieur, et je ne doute pas de la réussite. Vous envisagez tout comme moi le bien qui peut en résulter. C'en est assez pour autoriser ma confiance...[29]

 

Montmorin n'eût pas de peine à se laisser convaincre. Il transmit, à Bernis la lettre qu'Expilly écrivait au pape pour lui faire part de son élection et le mémoire qu'il avait rédigé en vue d'obtenir l'institution canonique.

Le Roi et son conseil ont pris connaissance de cette lettre [la lettre d'Expilly], lui mandait-il le 23 novembre, et, comme dans une affaire aussi délicate dont la décision dépend d'une Cour attachée à des lois et à des usages, il est fort difficile de décider jusqu'où on pourrait aller pour lever tous les obstacles quand on est soi-même gêné par des lois nouvelles et des considérations pressantes, Sa Majesté a pensé que le mieux était que cette lettre vous fût envoyée à cachet volant afin que vous vous assurassiez, avant de la remettre, de l'effet qu'elle pourrait produire... Il nous parait que Sa Sainteté pourrait, d'après cette lettre, trouver un moyen quelconque de valider, pour ce qui la concerne. l'élection de Quimper sans déroger essentiellement aux lois canoniques. Il semble qu'en ceci le plus grand sacrifice a été du côté du Roy... Je dois ajouter qu'il existe au sujet de l'élection une difficulté de plus, c'est l'érection de l'évêché de Rennes en archevêché et en métropole, mais il me semble que toutes seraient levées si le pape avait la condescendance d'accorder la confirmation de l'abbé Expilly en répondant à la lettre qu'il a l'honneur d'écrire à Sa Sainteté. Sortis une fois de cette série de difficultés, nous chercherions des solutions convenables chaque fois qu'il s'en présenterait de nouvelles jusqu'à ce qu'il y mit un parti définitif adopté. En attendant, je trouve heureux que la voix de l'élection soit tombée sur un homme raisonnable qui désire de bonne foi saisir tous les tempéraments qui ne le compromettront pas avec l'Assemblée nationale dont il est membre...[30]

 

Ces faits et ces documents ont leur valeur. Ils manifestent une fois de plus l'esprit de conciliation dont étaient animés les futurs chefs du clergé constitutionnel. Au moment même où la nécessité forçait le comité ecclésiastique de requérir contre l'épiscopat rebelle des mesures de coercition, son président, agissant, il est vrai, pour son compte personnel, élaborait encore dans la coulisse des essais d'accord et des compromis.

Bien loin qu'on puisse accuser les Constituants d'avoir prêché la rupture et de s'en être réjouis, il faut reconnaître qu'ils ne l'ont subie qu'à regret.

 

IV

L'élection d'Expilly posait un problème nouveau devant l'Assemblée. Si le pape continuait à se taire et si les évêques persistaient à attendre sa réponse, comment Expilly serait-il sacré ? L'évêque de Rennes, désigné par le décret comme métropolitain de l'Ouest, était un des signataires de l'Exposition des principes. Il refuserait vraisemblablement l'institution canonique au nouvel élu[31]. On pouvait craindre que, dans tous les cas semblables qui se présenteraient, on ne se heurtât à la même résistance passive[32]. La constitution civile deviendrait inapplicable et l'Assemblée serait obligée de toute façon d'en passer sous les fourches caudines de la papauté.

Pour tourner la difficulté, le comité ecclésiastique fit voter, sur le rapport de Martineau, les 14 et 15 novembre, un décret additionnel qui était beaucoup plus hardi que la constitution civile elle-même. Si la constitution civile enlevait au pape l'institution canonique, elle la laissait du moins au métropolitain ou au plus ancien évêque, c'est-à-dire au pouvoir religieux. Le décret additionnel, au contraire, ressuscitant et élargissant la procédure de l'appel comme d'abus en usage avant 1789, plaçait cette institution sous le contrôle du pouvoir civil.

Si le métropolitain ou le plus ancien évêque refusait la confirmation canonique au nouvel élu, celui-ci devait se présenter successivement, assisté de deux notaires, auprès de tous les évêques de la circonscription : si aucun d'eux n'y consentait, il y aurait lieu à l'appel comme d'abus. L'appel serait porté au tribunal du district du siège du nouvel élu, comme il était porté autrefois devant les parlements. Ce tribunal jugeait en dernier ressort : s'il accueillait l'appel, il envoyait l'élu en possession du temporel et lui désignait un évêque consécrateur parmi tous les évêques de France sans distinction. Par ce moyen, la coalition épiscopale serait brisée. Il se trouverait bien parmi les cent trente-huit anciens évêques un gallican docile qui consentirait à donner l'ordination aux nouveaux prélats issus du choix populaire.

Les derniers articles du nouveau décret donnaient aux autorités locales le moyen de se passer des évêques pour la réduction des paroisses et la formation du conseil épiscopal. Les directoires de district étaient autorisés à procéder d'office aux suppressions et réunions, en cas de refus de l'autorité épiscopale. Si l'évêque tardait à nommer ses vicaires, les curés des paroisses réunies à sa cathédrale en feraient provisoirement les fonctions.

La résistance du haut clergé, les lenteurs calculées de la papauté forçaient l'Assemblée à empiéter de plus en plus sur le domaine des matières mixtes et même sur le terrain réservé jusque-là à la seule puissance ecclésiastique. Chaque jour un pas était fait vers l'idéal marqué par les philosophes, vers la confusion de l'Église et de l'État.

Il est remarquable qu'un pareil décret n'ait pas soulevé d'opposition, qu'il ait été voté en quelque sorte sans débat. Les évêques, fidèles à leur tactique d'abstention, affectèrent le silence du dédain. Ou bien n'est-il pas plus probable qu'ils ne furent pas fâchés d'une mesure d'intimidation qui donnerait à réfléchir au pape et l'avertirait de se hâter d'accorder le visa qu'ils souhaitaient ?

Barruel se chargea de protester au nom du parti ultramontain : Je voudrais bien que l'on me montrât dans les premiers siècles de l'Église ces appels comme d'abus auprès d'un tribunal laïque, et ces tribunaux de district jugeant en dernier ressort ces refus d'une confirmation canonique par le métropolitain et par tous les évêques d'une province...[33]

Le décret du 15 novembre permettait de pourvoir au sacre des nouveaux élus, mais il laissait les choses en l'état dans la plupart des diocèses. S'en tenir à ce décret, c'était avouer son impuissance à triompher de la coalition.

Le 6 novembre, Merlin (de Douai) et Lavie proposèrent des mesures de coercition. Merlin concluait un rapport sur les troubles provoqués à Cambrai par la fermeture du chapitre en invitant le comité ecclésiastique à déposer incessamment un projet de décret sur les peines à infliger aux ci-devant membres des chapitres et autres corps ecclésiastiques supprimés qui ont osé ou qui oseraient à l'avenir protester contre les décrets de l'Assemblée nationale sanctionnés par le roi[34]. Lavie demandait après lui que les corps administratifs fussent autorisés à refuser toute espèce de traitement aux ecclésiastiques qui s'amusent à protester contre les décrets. Les deux propositions furent adoptées et renvoyées au comité ecclésiastique.

Assimiler les ecclésiastiques récalcitrants à des perturbateurs du repos public, à des ennemis de l'État, les priver de leur traitement, les deux mesures étaient dans la tradition des légistes de la monarchie. Les jacobins des départements les réclamaient depuis le début de la crise. Il y eut cependant des esprits clairvoyants qui craignirent que l'emploi de la coercition en ces matières qui touchent à la conscience ne se retournât contre la Révolution, dont la plus grande force avait été jusque-là une force morale.

Le Moniteur du 10 novembre se fit l'écho de ces appréhensions. Les ennemis de la liberté, disait-il, cherchent en ce moment à trouver un point d'appui dans le ciel ; il n'y a point de moyens plus sûrs pour remuer la terre. L'Assemblée nationale a dérangé les limites des diocèses, supprimé ou créé quelques sièges, réuni des paroisses, aboli des chapitres et rétabli les élections. Il y a de quoi faire accroire aux gens qui n'ont lu ni l'histoire ecclésiastique ni l'Évangile que nos législateurs veulent détruire la religion. Ceux qui résistent à ses décrets pour obéir à leur conscience deviennent donc des confesseurs, et cela pourrait aller loin si on avait l'imprudence d'en faire des martyrs. Mais l'Assemblée ne commettra pas cette faute. Elle sait bien qu'on peut trouver des gens assez sots pour se battre si on s'avisait de vouloir fermer une église ou déranger une relique. Il ne faut pas fermer les églises. Il faut revenir aux principes, oublier la petite constitution janséniste qu'on a fait adopter à l'Assemblée dans un moment de distraction. Qu'est-ce que l'Assemblée nationale avait droit de décréter sur la religion ? Une seule chose tout au plus : que la nation paierait les ministres du culte catholique. Qu'on s'en tienne là : Les prêtres qui se mettront en règle avec les décrets seront seuls payés. Qu'on se garde d'inquiéter les autres. Ayons un peu d'indulgence ; nos dettes n'en seront pas moins payées quand même on laisserait aux prêtres la jouissance de quelques églises inutiles qui se vendraient mal et qu'ils abandonneront bientôt... — Laissons les jansénistes disputer sur le pouvoir du pape et des conciles et, peu à peu, nous verrons les consciences se calmer, les bulles se plier aux décrets, les limites des diocèses s'arranger, les paroisses se réunir et les chapitres cesser de chanter sans qu'il en coûte au peuple un seul acte de folie, et sans que l'Église y profite d'un seul martyr.

Cette tactique d'atermoiement ne manquait pas d'habileté. Peut-être aurait-elle eu raison à la longue de l'opposition ultramontaine.

Mais les atermoiements ne sont possibles qu'aux époques paisibles. Dans les temps de crise, ceux qui les proposent sont considérés comme des dupes, des traîtres ou des endormeurs. L'article du Moniteur ne fit impression que sur les gens de sens rassis. Il faut croire qu'ils étaient nombreux au comité ecclésiastique, car ce comité ne mit aucun empressement à déposer les projets de loi réclamés par Merlin et Lavie.

Une confidence de Durand de Maillane nous permet même de croire que le comité leur était plutôt hostile[35].

On comprend ces hésitations quand on constate que parmi les prêtres les plus patriotes, parmi ceux qui demain combattront avec le plus d'énergie le clergé ultramontain, la mise en application des décrets trouvait des censeurs amers et laissait des déceptions cuisantes. L'abbé Grégoire, qui jouera un rôle considérable dans la nouvelle Église, s'élevait alors en termes très vifs contre la hâte avec laquelle les autorités procédaient à la réunion et à la suppression des paroisses, et la mettait sur le compte des intérêts de l'agiotage[36]. Il aurait voulu qu'on attendit, pour supprimer une paroisse, la mort du titulaire[37]. Il se révoltait que des vieillards vénérables eussent été indignement chassés de leurs presbytères. Il dénonçait âprement les tyrans et même les bourreaux en écharpe pour qui les besoins, les peines et les douleurs des prêtres étaient une jouissance. Il flétrissait les sangsues de l'État, les reptiles de l'agiotage, qui poussaient à la persécution. Ici l'intérêt, le vil intérêt voudrait contre-balancer la religion et la justice. Le traitement des curés étant plus fort que celui des vicaires, l'érection des annexes en cures grossirait, dit-on, les frais du culte. Voilà donc le fin mot, voilà ce qu'on n'a pas rougi de dire, de répéter, d'imprimer, d'applaudir. L'argent est l'idole à laquelle on immole les intérêts de la Divinité (2)[38].

Loin de retenir les révolutionnaires, ce langage était plutôt fait pour les stimuler. Si les prêtres patriotes en arrivaient à cette critique sanglante de leur œuvre, s'ils en parlaient dans les mêmes termes que les aristocrates, il n'était que temps de se hâter de prendre des mesures vigoureuses pour arrêter la contagion.

Les organes populaires blâmaient en termes de plus en plus vifs la mollesse et l'aveuglement des députés ; Le journal de Prudhomme, qui était extrêmement répandu, écrivait dans son n° 71(13-20 novembre 1790) : C'est trop longtemps montrer une apathie et une faiblesse qui ne sied plus à une nation devenue libre. Par quelques exemples frappants, consternez ceux des évêques tentés de se placer en travers de la Révolution pour en interrompre la marche. Deux ou trois de ces messieurs traduits au tribunal du peuple et jugés par lui sans appel eussent rendu les autres meilleurs patriotes ou plus circonspects. L'aristocratie du clergé a toujours été plus perfide que celle de la noblesse. Craignez une coalition secrète de tous les prélats de France, plus adroits que les parlements. Elle suffirait peut-être pour renverser le nouvel ordre de choses. Et le journal ajoutait ces lignes prophétiques : Malheur aux prélats qui s'obstineront à conserver quelques reliques de l'ancien régime ! Citoyens, ils ne feraient que hâter la révolution qui se prépare dans les idées religieuses. Nous ne serions peut-être pas longtemps sans nous apercevoir que les frais du culte sont encore susceptibles de réduction. Nous irions peut-être plus loin, et le texte de l'Évangile à la main, qui nous empêcherait de dire au quatre-vingt-trois prélats de France : Messieurs ! nos chefs de famille se proposent de remplir désormais vos fonctions, et ils n'exigent d'autres salaires qu'un tribut de respect et d'amour filial ! Quittez donc vos sièges, et votre anneau, et votre bâton pastoral, votre mitre et tout cet attirail épiscopal dont l'entretien pèse trop sur nous. Allez en paix, et laissez-nous, chacun dans nos foyers, vaquer à nos devoirs religieux. A un peuple éclairé il ne faut d'autre frein que celui d'un code national[39].

Les Constituants qui tenaient autant au catholicisme qu'à la Révolution, et ils étaient la grande majorité, ne pouvaient que s'effrayer d'une prophétie que l'avenir se chargera de réaliser. Ils savaient que la constitution civile du clergé était regardée par les anticléricaux et par bon nombre de prêtres novateurs comme un minimum, un minimum insuffisant, un pis-aller. Ceux-ci réclamaient le mariage des prêtres, la suppression de l'épiscopat, la suppression de la barrière élevée entre les laïques et les clercs, etc. La résistance de l'épiscopat allait, par contre-coup, favoriser les audaces de ce parti réformateur. La Constituante puisa dans cette crainte une nouvelle raison de se hâter de rompre la coalition qui entravait son œuvre.

 

V

Le grand débat attendu s'ouvrit le 26 novembre et dura deux jours. Au nom des quatre comités réunis d'aliénation, ecclésiastique, des rapports et des recherches, Voidel monta à la tribune. Il prononça ce jour-là son meilleur discours. Emporté par la passion et par la grandeur du sujet, il fut vraiment éloquent. Tour à tour grave et sarcastique, il justifia l'œuvre de la Constituante par la peinture des abus de l'ancien régime et par l'analyse des décrets, qui ne touchaient pas au dogme, puis il passa à l'examen de la thèse de ses adversaires. La réforme, disent-ils, ne peut s'opérer que par le concours du pape, d'une puissance étrangère ! Je demande... si ce ne serait pas admettre deux États, deux souverainetés, une perpétuelle opposition de vues et d'intérêts, le veto ultramontain et la presque nullité du pouvoir national pour faire ce qui est bon, juste et utile ? Il montrait alors, en quelques mots saisissants, que la papauté n'avait jamais pensé qu'à ses intérêts égoïstes, qu'elle ne s'était pas servie de sa toute-puissance pour faire respecter les lois de l'Église et pour supprimer les abus. Vous invoquez les canons de l'Église ? Les canons défendent la pluralité des bénéfices, font une obligation de la résidence : Avant votre décret, il n'y avait peut-être pas en France un seul évêque qui n'eût une ou plusieurs abbayes. C'est du fond de la Savoie que depuis un an M. l'évêque métropolitain de Paris veille sur son diocèse ; c'est de Paris que M. l'évêque de Nantes communique avec le sien ; celui de Lyon n'a pas encore vu sa cathédrale. Vous invoquez les formes canoniques pour vous refuser à participer à la nouvelle division des diocèses et des paroisses ? Qui peut ignorer que ces formes canoniques étaient, entre les mains des despotes et de leurs lâches courtisans, une arme empoisonnée avec laquelle ils multipliaient ou perpétuaient les abus ? Et Voidel lançait à l'épiscopat ces coups droits. M. l'évêque de Soissons dans sa protestation s'élève avec force contre les suppressions ! Eh bien, Messieurs, Il écrit cela de Villeneuve, maison des Célestins qu'il a fait supprimer et dont il jouit. Il y a fort peu d'années qu'on supprima plusieurs titres de bénéfices pour augmenter les prébendes des ci-devant chanoinesses nobles de Bouxières ; il y a peu d'années que l'on supprima une des paroisses de Metz, et qu'on rasa l'église pour élever sur ses ruines un palais fastueux au prélat : le tout pour la plus grande gloire de la religion, l'édification et l'intérêt du peuple, et cependant tout cela se faisait par des formes canoniques. Les formes canoniques n'étaient donc qu'un prétexte. Si les évêques étaient sincères, ils donneraient leur démission. Qu'attendent-ils ? L'évêque de Soisson avoue que dans les cas d'une absolue nécessité, il peut exercer sa juridiction sur un territoire étranger. N'est-il pas d'une absolue nécessité de maintenir la paix publique et de donner au peuple l'exemple de l'obéissance aux lois ? On ne peut, dit M. l'évêque de Lisieux, faire des actes de juridiction dans mon diocèse qu'après ma démission volontaire. Comment, votre démission peut rendre la paix à la France et vous êtes encore évêque ! Après tant de sacrifices offerts à l'ambition, vous ne savez donc pas en faire à la patrie ! Vous parlez des choix populaires ? Mais que ne parlez-vous de ceux que faisaient auparavant des ministres, des commis, des valets, des femmes... ? Pardonnez, Messieurs, j'en ai déjà trop dit. Voidel peignait alors la révolte de l'épiscopat et des chapitres, dénonçait la ligue formée contre l'État. Il terminait par cette conclusion hautaine et méprisante : Ministres de la religion, cessez de vous envelopper de prétextes ; avouez votre faiblesse ; vous regrettez votre antique opulence ; vous regrettez ces prérogatives, ces marques de distinction et de prétendue prééminence, tous :ces hochets de vanité qui dégradaient la maison du Seigneur ; songez que la Révolution a fait de nous des hommes, que nous ne prostituerons plus notre admiration, que nous n'encenserons plus les idoles de l'orgueil, qu'il faut enfin que tous les citoyens de l'empire courbent la tête devant la majesté des lois. A force de vertus, forcez-nous au respect ; vous n'avez plus que ce moyen de l'obtenir. Oubliez vos antiques erreurs, renoncez à vos préjugés, ne pensez plus à ces biens qui vous avaient perdus. Ils vont être vendus, car, malgré vos efforts, la nation sait la confiance qu'elle se doit à elle-même, que la garantie d'un grand peuple est plus sûre que vos prédictions : elle n'oubliera pas que le premier acte de puissance que les représentants ont fait en son nom a été d'assurer la solidité de ses engagements. Et Voidel présentait hardiment le décret qui venait ensuite moins comme une loi sévère que comme une mesure d'indulgence à peine suffisante pour désarmer l'irritation populaire.

La constitution civile soumettait déjà les ecclésiastiques fonctionnaires publics à la formalité du serment. Le décret proposé par les comités leur fixait un délai de huit jours pour s'exécuter. Passé le délai, ceux qui n'auraient pas juré seraient réputés avoir renoncé à leur office, et on leur nommerait des successeurs. Des pénalités, comme la suppression du traitement, la privation des droits civiques, étaient prévues pour ceux qui formeraient ou exciteraient des oppositions à l'exécution des décrets.

Pour gagner du temps, Cazalès demanda l'ajournement de la discussion à deux jours. Les députés, disait-il, n'avaient pas eu le temps d'étudier le rapport des comités. Barnave s'opposa à l'ajournement dans l'intérêt même du clergé : Dans le système de résistance que de sourdes intrigues dénoncent et qui s'accroit chaque jour, je crois que l'humanité et la prudence doivent hâter des mesures par le moyen desquelles nous éviterons des punitions plus sévères qui répugneraient à nos âmes. C'est pour le salut de ceux-mêmes qui résistent, c'est pour éviter la nécessité douloureuse de sacrifier des victimes à la paix publique qu'il faut ne pas perdre un moment[40]. La discussion immédiate fut ordonnée.

L'évêque de Clermont vint protester contre les sarcasmes que Voidel avait lancés contre le clergé. On ne pouvait pas étendre à tout un corps les torts de quelques individus ! Il répéta que les évêques ne s'élèveraient jamais pour réclamer leurs biens. Il demanda qu'on leur permît de se réunir en concile et fit entendre qu'alors aucun sacrifice ne leur coûterait, si ce sacrifice leur était conseillé par l'Église assemblée. Il fut interrompu par des murmures continuels et descendit de la tribune sans achever son discours.

Mirabeau lui succéda. Il se donna pour tâche, par des violences froides et calculées, d'exciter les passions et de pousser à une rupture irrémédiable. L'Exposition des principes était la ruse d'une hypocrisie qui cache sous le masque de la piété et de la bonne foi le punissable dessein de tromper la religion publique et d'égarer le jugement du peuple, l'artifice d'une cabale... Ses auteurs ont voulu faire haïr les persécuteurs du christianisme dans les fondateurs de la liberté et réveiller contre eux l'ancien et infernal génie des fureurs sacrées. Ils disent qu'ils attendent la réponse de Rome et ils dictent d'avance cette réponse. Ils prétendent que la religion est perdue si le peuple nomme désormais aux places ecclésiastiques ! Croient-ils donc qu'on ait oublié à quels odieux brigandages, à quelles obscures et indécentes intrigues ils doivent leur dignité épiscopale ? Ils prétextent qu'ils ont besoin d'une nouvelle institution canonique pour exercer leur juridiction dans les territoires ajoutés à leurs anciens diocèses, comme si la mission divine qu'ils ont reçue pouvait se circonscrire, étant divine. Et Mirabeau dénonçait âprement la main des prêtres dans toutes les difficultés auxquelles la Révolution se trouvait aux prises.

Puis, tournant court, après toutes ces menaces et toutes ces injures, il proposait un projet de décret très différent de celui des comités. Serait déchu de son siège tout évêque nouvellement élu qui recourrait au Saint-Siège pour se faire investir de l'autorité épiscopale. Ceci semblait un désaveu de la démarche d'Expilly que Mirabeau ne pouvait ignorer. Serait également déchu tout évêque qui réclamerait de nouvelles institutions canoniques pour exercer ses pouvoirs hors de son ancien territoire, tout métropolitain ou évêque qui refuserait sans raisons valables l'institution canonique aux nouveaux évêques nommés constitutionnellement. Les vicaires épiscopaux cesseraient d'être choisis par les évêques et seraient désignés par l'élection populaire. Nul ecclésiastique ne pourrait exercer le ministère de la confession sans justifier au préalable de la prestation du serment civique. Enfin les ordinations seraient suspendues.

Le jour même, avant la séance, Mirabeau avait écrit au comte de La Marck pour le prier d'expliquer à l'archevêque de Toulouse, qui lui servait d'intermédiaire auprès de la Cour, quel était le but secret qu'il poursuivait. Son projet de décret, disait-il, ne renfermait que des articles purement de précaution, purement comminatoires, comminatoires sans terme fatal, tandis que le plus long répit du comité était de huit jours et tout autrement décisif et muselant le clergé. Il se vantait que ses mesures, infiniment plus douces, offraient aux évêques des échappatoires. L'abbé de Pradt et l'évêque de Perpignan auraient applaudi à sa manœuvre[41]. L'archevêque de Toulouse, Fontanges, goûta peu cette explication et écrivit à La Marck qu'il avait trouvé le discours de Mirabeau encore plus détestable à la lecture qu'au moment où il l'avait entendu[42].

L'archevêque avait raison. Il avait parfaitement compris où tendait le projet du démagogue, à rendre impossible toute conciliation quelconque entre l'épiscopat encore hésitant et la nation. Interdire le recours à Rome au moment même où la négociation pour la ratification de la constitution civile était encore en suspens, c'était vouloir empêcher le succès de cette négociation. Enlever aux évêques le choix de leurs vicaires, c'était rendre la constitution civile encore plus inacceptable. Faire dépendre la confession du serment civique, c'était consacrer l'intrusion de l'autorité civile dans les questions sacramentelles. Bref, le projet de Mirabeau ne pouvait avoir qu'un résultat : pousser le clergé, non plus seulement à la résistance, mais à l'insurrection, et pour cela lui donner des raisons sérieuses de crier à la destruction du catholicisme. L'archevêque Fontanges, qui était un prélat modéré, partisan de la conciliation, ne pouvait envisager ce dessein qu'avec horreur.

Quand les applaudissements déchaînés à gauche par les déclamations furibondes du machiavélique tribun se furent calmées, l'abbé de Montesquiou prit la parole à son tour et le fit avec habilité et à propos. Après avoir relevé en termes modérés mais fermes les violences de Mirabeau, il lui lança cette pointe qui portait au cœur : J'approuve ceux qui disent la vérité, mais je voudrais ne voir applaudir dans cette assemblée que ceux qui sont purs, éloquents et simples comme elle. La gauche murmura mais écouta. Montesquiou s'efforça de démontrer que ce qui retenait les évêques, c'était uniquement des scrupules de conscience. Il prétendit que si l'Assemblée demandait officiellement au pape sa sanction, le pape ne pourrait manquer de l'accorder : Vous avez vu réunir des diocèses, des abbayes ; depuis cent ans aucune contestation ne s'est élevée à cet égard : il n'y a pas eu d'obstacle pour les rois, et vous voulez que ces obstacles ne s'abaissent pas devant l'Assemblée nationale, et vous voulez que le pape ne soit pas effrayé par la crainte du schisme ?... On me dit que je suis maladroit d'avoir nommé le pape. Je serais bien plus maladroit à sa place ; car je déclare que je ferais tout ce que vous me demanderiez. Et il conclut en demandant que le roi fût prié d'engager officiellement une négociation avec le pape.

La conclusion n'avait aucune chance d'être adoptée. Mais le discours de Montesquiou était intéressant parce qu'il semblait réduire le conflit à une insignifiante question de forme. S'il avait cru la constitution civile schismatique, aurait-il tenu un pareil langage ?

La suite de la discussion fut renvoyée au lendemain. La nuit avait porté conseil. Les patriotes avaient démêlé ce qu'il y avait de démagogique dans le projet de décret que Mirabeau leur avait fait applaudir. Ils étaient résolus à le repousser et à faire triompher celui du comité ecclésiastique. Pétion, sans apporter d'arguments nouveaux, fit un mot que Camille Desmoulins admira fort : La théologie est à la religion ce que la chicane est à la justice. Il ne voulait voir dans les prêtres que des fonctionnaires publics qui devaient être privés de leurs appointements s'ils refusaient de remplir leurs fonctions.

L'abbé Maury répondit, dans un long discours haché d'interruptions, aux attaques portées la veille par Voidel et Mirabeau contre l'épiscopat. Il excusa les lenteurs du pape à répondre au roi, blâma la précipitation de l'Assemblée à devancer cette réponse : Je dis que vous devez attendre avec d'autant plus de confiance la réponse du pape que son silence serait une approbation. Par là Maury justifiait d'avance la conduite des prêtres jureurs. Il s'attacha ensuite à démontrer que l'Assemblée usurpait tous les pouvoirs, que le comité ecclésiastique s'était mis à la place du roi, qu'il correspondait avec les départements et organisait une bureaucratie nouvelle. C'était le comité ecclésiastique qui avait fait tout le mal, qui avait provoqué, par ses excitations maladroites, la résistance dont on se plaignait : Si vous n'aviez lias eu de comité ecclésiastique, vos décrets sur la constitution du clergé auraient été exécutés. Puis Maury réfuta les erreurs théologiques du discours de Mirabeau, ce qui provoqua un incident très vif[43]. Il conclut en demandant que l'Assemblée attendit la réponse du pape et il termina sur ces mots : Prenez-y garde, il n'est pas bon de faire des martyrs.

Camus combattit l'ajournement proposé par Maury. Plus vous apportez de retard dans l'exécution de vos décrets, plus la religion sera en danger. A quoi bon attendre la réponse de Rome ? On vous a dit que le pape n'est pas évêque universel ; comme évêque de Rome, il ne peut donc rien sur la démarcation des autres diocèses ; il a la puissance, la surveillance, mais il n'a pas le droit de donner des ordres aux évêques. Et Camus avec âpreté retraçait les usurpations pontificales. Puis il se tournait vers les évêques et, comme Voidel l'avait fait la veille, il leur demandait leur démission. Nous attendons, disent-ils, la réponse du pape. Ils n'ignorent pas qu'ils peuvent tout ce qu'on demande. Quand j'ai vu dans leur protestation que saint Augustin disait qu'il serait trop heureux de pouvoir, en abandonnant les honneurs ecclésiastiques, contribuer à la paix du peuple et à la gloire de l'Église, j'ai cru que leur démission allait arriver ; que, si l'Assemblée manquait de pouvoirs, elle les retrouverait tous par cet acte volontaire. Vous donneriez donc ainsi la paix à votre patrie, vous éviteriez le dépérissement de la religion, vous assureriez sa splendeur et son empire ; et vous êtes encore évêques ! — Par la bouche de Voidel et de Camus, la nation demandait aux évêques, au nom de la patrie, le même sacrifice que le pape, dix ans plus tard, leur demandera au nom de la religion. D'un mot Camus écarte le projet de Mirabeau parce qu'il contenait, disait-il, des dispositions superflues, inexcusables, injustes et qu'il avait le grand inconvénient de vous faire revenir sur vos décrets. Son succès fut très grand. La discussion fut fermée et le projet des comités adopté avec quelques modifications de rédaction.

Le décret du 27 novembre arrivait trop tard. Voté quatre mois auparavant, il aurait peut-être pu prévenir le schisme et assurer à la constitution civile du clergé une application normale. Alors, en ces mois de juin et de juillet 1790, les intentions du pape n'étaient pas encore connues, la résistance n'était pas organisée dans l'épiscopat, le roi marchait d'accord avec l'Assemblée. Beaucoup d'évêques auraient sans doute obéi à un ordre qui leur aurait paru émaner du roi autant que de l'Assemblée. En novembre, la situation est toute différente. Les évêques se sont trop engagés à l'égard de la papauté pour pouvoir reculer. Le silence prolongé de Rome inquiète les consciences timorées. Le roi flotte indécis entre la Révolution et la contre-révolution. Refuser d'obéir aux décrets peut paraître maintenant n'être pas une désobéissance au roi.

L'indulgence de l'Assemblée a été exploitée contre elle. Elle a permis les négociations avec Rome. Elle a attendu cinq mois une réponse qui ne vient pas. C'est donc qu'elle n'était pas sûre de son droit, c'est donc que l'obéissance qu'elle commande n'est pas légitime !

Un serment à date fixe était une faute si les sanctions n'étaient pas capables de forcer toutes les résistances. L'Assemblée n'avait pris qu'une demi-mesure. Elle avait supprimé les traitements des récalcitrants et les avait destitués de leurs emplois, mais elle leur laissait leurs pensions. Elle les punissait trop pour ne pas leur mettre la rage au cœur et pas assez pour les réduire à l'impuissance. Les jacobins des Bouches-du-Rhône et de l'Isère étaient plus conséquents quand ils assimilaient les refusants à des perturbateurs et demandaient qu'on les punît de la privation de leurs pensions comme de leurs traitements.

Mais l'Assemblée, la chose ne parait pas douteuse, ne croyait pas être obligée de se servir de son décret. Elle espérait toujours que le pape se soumettrait. C'était à lui qu'elle songeait plus encore qu'au clergé français quand elle avait voté la loi du serment. Il lui semblait impossible que devant le schisme menaçant le pape ne se décidât pas enfin à parler.

Elle croyait d'ailleurs avoir fait ce qu'il fallait, les jours précédents, pour obliger Rome à se hâter. Elle avait résolu l'occupation d'Avignon.

 

 

 



[1] Basile Féron de la Ferronnais, évêque de Lisieux.

[2] Arrêté du Conseil général de la commune de la ville de Lisieux qui supprime comme attentatoire à l'autorité des lois un libelle imprimé ayant pour titre : Lettre pastorale de M. l'évêque de Lisieux au clergé et aux fidèles de son diocèse, et ordonne qu'il sera dénoncé au comité des recherches et que l'arillé pris sur icelui sera imprimé, lu, publié et affiché aux lieux accoutumés de cette ville, du 11 novembre 1790. Bib. nat., Ld⁴ 3101.

[3] Lettre de M. l'évêque de Lisieux à MM. les officiers municipaux de Lisieux en réponse d leur arrêté sur sa lettre pastorale... Bib. nat. Ld⁴ 3107.

[4] Lettre des jacobins de Verdun en date du 26 novembre 1790. Arch. nat., DXXIX b 25.

[5] Arch. nat. DXXIX b 25, lettre du 19 novembre 1790.

[6] Arch. nat. DXXIX b 25, lettre du 6 novembre.

[7] Arch. nat. DXXIX b 25, lettre du 10 novembre 1790.

[8] Arch. nat. DXXIX b 25, 20 novembre 1790.

[9] Arch. nat. DXXIX b 25, 1er décembre 1790.

[10] Lettre du 10 novembre 1790.

[11] Arrêté de l'assemblée générale de l'administration du département des Bouches-du-Rhône, du 16 novembre 1790. Bib. nat. Ld⁴ 3104. Cet argument que l'exécution de la constitution civile était indispensable pour assurer la vente des biens d'Église était si répandu que l'évêque d'Alais s'attachait à le réfuter en ces termes : On dit que l'aliénation des biens ecclésiastiques ne peut être accélérée que par l'exécution prompte et brusque de la nouvelle Constitution du clergé ; il semble au contraire que le succès de cette opération pourrait être compromis par tous les actes de violence qui viendraient s'y mêler et que rien ne pourrait plus la faciliter que le concours de toutes les formes propres à la légitimer. Lettre de M. l'évêque d'Alais cl M. le curé de... en lui envoyant l'instruction pastorale de M. l'évêque de Boulogne. Paris, 27 novembre 1790, p. 16. Bib. nat. Ld⁴ 3116.

[12] Extrait du procès-verbal de l'assemblée administrative du département de l'Isère du 26 novembre 1790. Arch. nat. DXXIX b 25.

[13] La convocation des électeurs avait été fixée au 25 novembre. Le député Boutteville écrivit au département pour le prier de rapporter son arrêté, en faisant valoir que le comité ecclésiastique préparait une loi générale qui triompherait de la résistance de l'épiscopat. Ed. Fleury, Le clergé du département de l'Aisne pendant la Révolution, 1853. t. I, p. 152-164.

[14] La discussion eut pour point de départ la sédition militaire de Brest. Mais le débat s'était élargi. Dans un discours dont l'Assemblée vota l'impression, Brevet de Beaujour accusa les ministres d'avoir soutenu et enhardi une poignée de patriciens et de prêtres rebelles et factieux (Moniteur, t. VI p. 168).

[15] La Luzerne, ministre de la marine, fut nommé ambassadeur à Londres et remplacé par Fleurieu. La Tour du Pin eut pour successeur à la guerre Duportail, le 16 novembre ; Champion de Cicé, à la justice, Duport Dutertre, le 20 novembre. On fit courir le bruit que La Fayette avait demandé au roi !e renvoi des ministres.

[16] Correspondance de Rome, reg. 913.

[17] Montmorin à Bernis, 19 octobre 1790.

[18] Bernis à Montmorin, 20 octobre.

[19] Bernis à Montmorin, 23 octobre.

[20] Bernis à Montmorin, 27 octobre.

[21] Moniteur.

[22] La lettre des vicaires généraux est du même jour que celle des administrateurs du département. Arch. nat. F¹⁹ 426. Les vicaires généraux s'appelaient de Larchantel et Cosson, les administrateurs Kergariou, président et Capitaine Dubois Daniel, procureur général syndic.

[23] Rapport de Voidel en date du 26 novembre 1790.

[24] Cité dans Abbé Peyron, Documents pour servir à l'histoire du clergé et des communautés religieuses dans le Finistère pendant la Révolution, 1re partie, Quimper, 1892, p. 12.

[25] Vallet ne s'en installa pas moins et, par des chicanes de procédure, parvint à rester en fonction jusqu'au début de 1791. Voir abbé Peyron, p. 8-10.

[26] L'évêque supprimé de Léon obtint 125 voix.

[27] Abbé François Tresvaux du Fraval, Histoire de la persécution révolutionnaire en Bretagne à la fin du XVIIIe siècle, nouvelle édition par son neveu Charles Marie Tresvaux du Fraval, ancien zouave pontifical, t. I., Saint-Brieuc,1892, p. 140.

[28] Abbé François Tresvaux du Fraval, Histoire de la persécution révolutionnaire en Bretagne à la fin du XVIIIe siècle, p. 157-158.

[29] Archives des Affaires étrangères. Rome, reg. 913.

[30] Affaires étrangères. Correspondance de Rome, lettre du 23 novembre 1790.

[31] C'est en effet ce qui se produisit. Expilly se présenta vainement à deux reprises, accompagné de deux notaires, devant l'évêque de Rennes. Voir Procès-verbal de la réquisition faite à M. l'évêque de Rennes par l'abbé Expilly élu évêque du Finistère. 11-15 janvier 1791. (Bib. nat. Ld.' 3234) et Journal ecclésiastique, numéro de mars 1791.

[32] Talleyrand lui-même à cette date semblait peu sûr. On dit très communément que M. l'évêque d'Autun déclare ne pas vouloir prêter le serment requis par l'Assemblée. Il est permis selon lui d'avoir une opinion (il a mal choisi la sienne sur les biens d'Église), mais on ne peut pas varier en matière de foi. Mémoires ou correspondance secrète du père Lenfant, confesseur du Roi. Paris 1834, t. I., lettre du 5 novembre 1790. (C'est à tort qu'on a contesté l'authenticité de cette correspondance.) A la séance du 10 novembre un député de Bourgogne se plaignait que l'évêque d'Autun eût refusé une dispense de mariage à un perruquier de son diocèse.

[33] Journal ecclésiastique, novembre 1790, p. 351.

[34] Moniteur.

[35] Durand de Maillane fait remarquer que le décret du serment n'a pas été proposé par le comité ecclésiastique, mais par certains comités réunis, que présidait le comité des recherches. Il déclare qu'il a combattu l'obligation du serment parce qu'il en prévoyait les mauvais effets. Histoire apologétique du Comité ecclésiastique, p. 123, note.

[36] Observations sur le décret de l'Assemblée nationale qu ordonne une nouvelle circonscription des paroisses, par M. Grégoire, nov. 1790. Bib. nat. Ld⁴ 3125.

[37] Il se faisait en cela l'écho d'une pétition des curés de la Vendée.

[38] Pages 23-24 de la brochure de Grégoire.

[39] Les Révolutions de Parts, t. VI, p. 303-304.

[40] On dirait, à lire ces phrases, que Barnave prévoyait déjà les massacres de septembre.

[41] Correspondance de Mirabeau et de La Marck, 1851, t. II, p. 360 ; lettre du 26 novembre 1790.

[42] Correspondance de Mirabeau et de La Marck, t. II, p. 363 ; lettre du 29 novembre 1790.

[43] Mirabeau se défendit d'avoir dit la veille que tout évêque fût un évêque universel : Ces ridicules paroles ne sont jamais sorties que de votre bouche. Maury répliqua, dans une démonstration victorieuse, que ce qu'il avait dit ne pouvait avoir d'autre sens : Son propos n'est pas sorti d'une bouche ridicule, mais d'une tête absurde.