ROME ET LE CLERGÉ FRANÇAIS SOUS LA CONSTITUANTE

 

CHAPITRE X. — DIPLOMATIE ROMAINE - Juillet-septembre 1790.

 

 

Le succès d'une négociation dépend toujours en partie du négociateur. On peut donc être surpris que, connaissant Bernis, les ministres de Louis XVI lui aient confié la mission de faire accepter les propositions qu'ils soumettaient au pape.

Loin de s'atténuer, les sentiments aristocrates du cardinal allaient plutôt s'exaspérant tous les jours. Les révoltes de Montauban et de Nîmes, l'afflux continuel des émigrés au delà des monts, les projets du comte d'Artois sur lesquels Vaudreuil le consultait, l'attitude des puissances catholiques de plus en plus hostiles à la Révolution, ses intimes passions enfin lui faisaient espérer comme prochaine une contre-révolution dont il serait un des directeurs et des bénéficiaires. Il prend maintenant, dans ses lettres à Montmorin, un ton de plus en plus aigri, il se répand en conseils déplacés autant que superflus, il joue à l'augure, au sinistre augure. Dés qu'il connaît le vote des premiers articles de la constitution civile du clergé, il s'indigne et s'écrie que tout est perdu :

... Je viens de lire rapidement, Monsieur, ce que les feuilles imprimées (qui n'ont pas à la vérité l'authenticité nécessaire) rapportent des derniers décrets de l'Assemblée nationale par rapport à la suppression, non seulement de tous les bénéfices simples, des abbayes, des chapitres, mais encore des sièges épiscopaux. Les mêmes décrets statuent sur l'élection des évêques, sur leur institution canonique et sur différents points qui intéressent essentiellement la doctrine et les règles de l'Église catholique et celles que l'Église gallicane a constamment professées et suivies.

La sanction de pareils décrets ne peut se faire sans l'avis réfléchi des évêques consultés, des docteurs, des théologiens et des canonistes les plus instruits. Une telle sanction intéresse particulièrement la conscience d'un Roy très chrétien, fils aîné de l'Église ; elle pourroit occasionner un schisme si elle n'étoit pas conforme aux canons des conciles et aux principes établis dans le royaume. Je manquerois essentiellement à mon devoir, Monsieur, si je n'avertissois du danger qu'il y auroit à statuer légèrement sur une matière si délicate et si importante et dont la décision précipitée auroit infailliblement les suites les plus funestes...[1]

 

Si tel était le langage qu'il tenait alors, quelle autorité Bernis pouvait-il avoir pour incliner le pape à une transaction ; si tels étaient ses sentiments à l'égard de la réforme religieuse, quel cœur devait-il mettre à la réussite d'une négociation qu'il avait condamnée d'avance en principe ? S'il n'eût été inspiré que par des vues désintéressées, aurait-il accepté de remplir une mission qui dut lui répugner ? Il se dit sans doute, ou on lui dit à Rome, qu'il servirait mieux les intérêts de l'Église et les véritables intérêts du roi en restant à son poste qu'en l'abandonnant par scrupule de conscience. Je ne serais pas surpris que Pie VI lui-même, pour lequel il n'avait rien de caché, ne lui ait fait comprendre que ses devoirs de cardinal devaient passer avant ses devoirs d'ambassadeur[2]. L'empressement même que Bernis met à assurer Montmorin qu'il continuera de prêcher la modération au pape éveille la suspicion, quand cette assurance suit de si près la condamnation catégorique de l'œuvre de l'Assemblée. Je ne cesserai pas, dit-il, de donner ici, comme j'ai toujours fait, les conseils de modération et de prudence autant que mon devoir et ma conscience pourront me le permettre.

Le ministre aurait dû savoir ce que valait une telle assurance suivie d'une telle restriction !

Le ministre n'ignorait pas non plus combien la question d'argent tenait toujours au cœur du cardinal et combien aussi il souffrait dans son orgueil des atteintes portées par les derniers décrets à son autorité archiépiscopale. Bernis s'en expliquait avec amertume dans sa dépêche du 21 juillet :

Quoique je sois déjà instruit que, d'après la décision d'une assemblée purement politique et sans le concours des deux puissances, le siège d’Alby ne sera plus un siège métropolitain, mais un simple évêché dont la juridiction sera beaucoup plus étendue, quoique le produit en soit diminué hors de toute proportion, je ne sais pas encore ce qui me restera de mes revenus, sur lesquels je puisse compter. On parle d'un nouveau travail sur les pensions. Nulles lettres, ni papiers imprimés ne m'annoncent à quoi sera réduite ma pension de Ministre d'État. Jusqu'ici je n'ai pu régler la dépense de ma maison d'après un pied fixe de revenus assurés. Je supporte avec assez de courage les malheurs, mais une longue incertitude qui m'exposerait à faire des dettes et à mourir banqueroutier me paraîtrait encore plus insupportable que la misère...[3]

Mais ce que les ministres ignoraient probablement, ce sont les liaisons de plus en plus étroites du cardinal avec le parti du comte d'Artois. Nous savons maintenant quels services indirects il rendait au prince. A la fin d'avril, au moment où les aristocrates s'agitaient si fort contre le décret qui avait refusé au catholicisme le caractère de religion d'État, Demis les secondait de son mieux : Il connaît bien l'homme[4] que vous le priez d'échauffer, écrivait Vaudreuil au comte d'Artois, il sait les moyens qu'il faut prendre et fait tout ce qu'il faut faire, soyez-en bien sûr...[5] Le 4 mai, Vaudreuil donnait à Bernis un nouveau satisfecit : C'est demain que je pars, mais avant de partir, j'instruirai le bonhomme de l'article du pape. Le bonhomme a bien tenu parole et sait mieux que qui que ce soit au monde ce qu'il fallait faire et ne pas faire, écrire et ne pas écrire pour inspirer confiance au loin. Vous voyez que sa direction a été bonne...[6] Sous la plume du confident du chef des émigrés l'éloge du cardinal se fait de jour en jour plus empressé et plus ardent[7].

En août, quand s'engage la négociation pour le baptême de la constitution civile du clergé, Vaudreuil excite son grand ami à pousser le pape à un coup d'éclat : Je vois, lui écrit-il, que la terreur et les remords commencent déjà le supplice des conjurés. C'est apparemment pour prolonger le supplice que Dieu suspend encore les foudres qui les écraseront et il me parait que le vicaire de Dieu se conforme à ses divins décrets. S'il est dans sa confidence, je lui passe, mais s'il n'y est pas, dites-lui qu'il se déshonore en ne se montrant pas, en laissant dégueniller les ministres de la religion...[8] Pour mettre à l'aise la conscience de Bernis, Vaudreuil lui assurait que les propositions d'accommodement ne représentaient pas les intentions réelles du roi, mais qu'elles n'étaient que le fruit des perfides manœuvres de ses coupables ministres. Le bonhomme se laissait aller à prêter l'oreille à ce langage. Il consentait à voir le prince Victor de Broglie que le comte d'Artois dépêchait à Rome pour stimuler le zèle du pape. Après son entretien avec de Broglie[9] il écrivait directement au comte d'Artois et à l'abbé Marie son secrétaire. Sans doute, H refusait encore de conseiller au pape la condamnation immédiate de la constitution civile du clergé, mais la raison de son refus était singulière. La voici exposée par Vaudreuil : Que le roi, chargé de chaînes et menacé des poignards, ait sanctionné les abominables décrets de l'abominable Sénat, il en résulte que son esclavage a rendu nulle sa sanction pour les affaires temporelles, mais qu'il n'a pas voulu exposer lui et sa famille aux crimes des scélérats. Mais, en matière de religion, le martyre est devoir, et la crainte des poignards ne doit arracher aucune démarche, aucune sanction contraire au respect dû à une religion sainte. Donc, lancer sur les décrets de l'Assemblée les foudres spirituelles, ce serait les lancer aussi contre le monarque qui les a sanctionnés et séparer de l'Église l'Assemblée qui a proposé les lois et le roi qui les a acceptées. Le schisme devenait alors inévitable et d'une terrible conséquence. Réfléchissez-y bien. Voilà pourquoi le bonhomme me mande qu'il sera obligé de vous être contraire. Oh ! sur ce point votre démarche n'a pas été bien réfléchie...[10]

Autrement dit, si Bernis retient encore le bras du pape, c'est qu'il craint que le coup ne frappe le roi. Mais dans sa pensée intime, la condamnation est nécessaire. Il ne conseille de l'ajourner que par simple opportunité. On voit dans quel esprit il accepta la grave mission de faire aboutir les propositions d'accommodement qui lui étaient pourtant transmises au nom du roi !

Toute sa politique, forcément équivoque, consiste à gagner du temps. Il se crut quitte avec ses devoirs quand il eut conseillé au pape de suspendre ses foudres.

Ce n'était pas ainsi assurément que les archevêques du Conseil et que les prélats de l'Assemblée entendaient que la négociation fût conduite

Boisgelin, qui croyait qu'il ne manquait à la constitution civile du clergé pour être canonique que l'estampille pontificale, accusera bientôt Bernis d'être l'auteur responsable de la ruine de ses espérances. Il écrira au roi, le 1er décembre 1790, à un moment où la rupture paraissait imminente, cette phrase qui dissimule mal son amertume : Je dois parler franchement à Votre Majesté. Il serait à désirer que j'eusse eu la liberté d'aller moi-même à Rome, je serai toujours prêt à partir au premier ordre de Votre Majesté ; et il serait possible qu'elle n'éprouvât point d'opposition, quand elle ferait connaître quelles sont ses vues, quels sont mes sentiments pour y concourir et combien par les circonstances je pourrais contribuer à leur exécution...[11] Mais pas plus en décembre qu'en août 1790, malgré la gravité particulière que prenaient les événements, Louis XVI ne voulut faire au vieux cardinal le chagrin de lui donner un remplaçant ou un suppléant.

Saura-t-on jamais d'ailleurs exactement à quels motifs obéit Louis XVI à chacun de ses actes ? Était-il désireux au fond d'obtenir du pape le visa que ses ministres réclamaient en son nom ? Peut-être le fut-il en juillet. Mais en décembre la chose est douteuse, s'il est vrai que dès octobre il songeait à fuir vers la frontière. Que de duplicité on pressent à tous les moments de cette histoire, au fond de l'âme de tous ces personnages !

Quoi qu'il en soit, la négociation décisive, d'où dépendait peut-être le sort de la monarchie, resta confiée d'un bout à l'autre à l'ancien favori de la Pompadour, à l'ancien ami de Voltaire, devenu le champion aveugle et têtu de la stricte orthodoxie. Heure tragique I ce vieillard égoïste tenait peut-être entre ses mains la paix ou la guerre civile. Son influence sur le pape était grande. S'il se joignait aux évêques partisans de la conciliation, s'il donnait à plein collier, peut-être pouvait-il arracher une sanction provisoire. Montmorin et les archevêques du Conseil s'étaient sans doute résignés à croire qu'il se piquerait d'amour-propre, qu'il voudrait terminer sa carrière d'ambassadeur sur un grand succès. Hélas I Bernis se voyait déjà en rêve le Richelieu de l'émigration.

Encore que ses lettres particulières[12] nous fassent défaut et que nous soyons dans l'obligation de le juger d'après sa seule correspondance officielle, il n'est pas -douteux que le cardinal tint une conduite équivoque. Il prodigue à Montmorin les nouvelles rassurantes, il s'efforce de son mieux d'endormir ses inquiétudes et, en même temps, il met une nonchalance visible à stimuler le pape. Dès le début, il déforme le sens de ses instructions, il est en correspondance avec les évêques aristocrates dont il fait passer au pape les missives enflammées, peu à peu il fait chorus jusque dans ses dépêches officielles avec les contempteurs de l'œuvre de la Constituante, il proclame que la mission dont on l'a chargé est impossible à mener à bien, finalement il félicite le pape de sa résistance et se réjouit de son propre échec. Si la trahison, le mot n'est pas trop fort, eut des degrés, elle n'en est pas moins une trahison. Nous la verrons apparaître peu à peu au cours de notre récit.

 

Il

Dès le 20 juillet, Montmorin avertit Bernis que le roi avait décidé de donner son acceptation à la constitution civile du clergé et de négocier avec le pape sa mise en application :

Le Pape doit être bien persuadé, Monsieur, que les circonstances n'ont altéré en rien le respect que Sa Majesté porte à la religion et le désir qu'elle a toujours eu de maintenir l'union avec le Saint-Siège et les règles établies par les canons. J'ai lieu de croire que Sa Majesté s'en expliquera, avant peu de jours, directement envers Sa Sainteté et en même temps j'aurai l'honneur de m'entretenir avec vous sur les moyens de concilier les différents décrets de l'Assemblée nationale concernant le clergé avec les lois et les règles canoniques ; j'ai dû attendre que le décret de l'Assemblée sur cette matière fût présenté à la sanction de Sa Majesté et qu'il eût pris un parti à cet égard pour vous entretenir de ces objets...[13]

 

Bernis eut l'air d'accueillir la nouvelle non seulement sans trop de peine, mais encore avec une sorte de confiance qui jure avec le ton de ses dépêches antérieures :

J'attendrai avec impatience le plan de conciliation dont vous vous occupez pour faire cadrer ensemble, s'il est possible, avec les règles de l'Église catholique les décrets de l'Assemblée nationale sur le clergé. Cet accord sera difficile mais non impossible, si on y procède avec des intentions pures et la résolution ferme de conserver en France la religion catholique dans toute son intégrité...[14]

 

Le courrier extraordinaire Lépine, porteur des instructions du roi, était parti de Paris, le 1er août. Il était arrivé à Rome dès le 11, tellement il avait fait diligence[15].

Le jour même, Bernis accusa réception, mais déjà dans sa lettre se marquent des arrière-pensées. Montmorin avait vivement insisté auprès de lui sur la nécessité d'obtenir du pape une réponse prompte, sinon immédiate : Le roi, disait-il, l'attend avec une grande impatience et c'est pour cette raison qu'il a ordonné de vous envoyer cette expédition par un courrier extraordinaire que je supplie V. Ém. de vouloir bien me renvoyer le plus tôt possible[16]. Bernis se borna à répondre qu'il ferait effort pour presser le pape mais il ajoutait aussitôt, comme pour dégager d'avance sa responsabilité : La multitude[17] des points soumis à l'examen du pape et leur importance exigent du temps et encore plus de réflexion. Cependant je ferai mon possible pour obtenir au moins une réponse générale et exhortatoire qui puisse tranquilliser les consciences, sans compromettre la doctrine de l'Église catholique ni celle de son chef[18]. Il avait à peine eu le temps de parcourir ses instructions et déjà il s'apprêtait à en modifier la lettre et l'esprit. Avant même d'avoir rien tenté, il jugeait dans sa haute sagesse qu'il était impossible d'obtenir la réponse provisoire mais précise qu'il avait ordre de demander. Il se contenterait d'une réponse générale et vague qui ne résoudrait aucune difficulté. Il avait bien soin enfin de mettre une fois de plus au-dessus de toute discussion la doctrine de l'Église catholique, comme si cette doctrine était en cause

Bernis fut reçu par le pape en audience, deux jours après, le vendredi 13 août. Il laissa passer cinq longs jours avant de rendre compte au ministre des résultats de cette audience[19]. Pourquoi ce retard alors qu'il savait l'impatience où on était à Paris ? Le récit qu'il fit de sa conversation avec Pie VI laisse deviner quelle fut son attitude gémissante et résignée, sans franchise et sans vigueur. A aucun moment il ne s'efforça de faire comprendre au pape toute la gravité de la situation, à aucun moment il ne prit à tâche de dissiper ses illusions, de répondre à ses arguments. On dirait, à le lire, qu'il se considérait plutôt au service du pape qu'au service du roi.

Il a trouvé le pape, dit-il, bien affligé, mais très éloigné de se refuser à tout ce que le devoir et l'honneur pourraient lui permettre de conseiller ou de faire, pour éviter le schisme qui nous menace, pour tranquilliser les consciences et sauver, s'il est possible, l'ordre et la paix dans le royaume. La lettre du roi a touché son cœur paternel. Il est très instruit de notre situation présente, etc. Mais la suite contraste avec cet exorde mielleux. D'une réponse immédiate aux propositions du roi, il n'a presque pas été question. Une seule phrase dans cette longue dépêche sur ce sujet : Elle [Sa Sainteté] redoute autant et peut-être plus que nous les divisions et le schisme et Elle comprend que les remèdes doivent être prompts, mais mûrement réfléchis. Bernis s'est contenté de cette vague assurance. Il n'a pas un mot dans sa dépêche pour regretter que le pape n'ait pas paru plus pressé. Quand le pape a déploré que Louis XVI ait donné son acceptation à la constitution civile du clergé sans se concerter auparavant avec lui, Bernis, qui insistait si vivement naguère pour que cette acceptation ne fût pas donnée, n'a naturellement rien objecté, rien répliqué. Il laisse entendre à Montmorin qu'il pense au fond comme le pape :

La sanction royale ôte beaucoup de moyens au pape qu'il aurait pu utilement employer, car, m’a-t-il dit, toute décision pontificale, au milieu des troubles dont la France est agitée et au plus fort du combat des opinions qui se heurtent les unes les autres, surtout dans le second ordre du clergé de France, peut devenir infiniment dangereuse et conduire, par la chaleur des partis, au schisme et aux divisions funestes que l'on veut éviter.

 

S'il avait lu ses instructions avec le sincère désir de les suivre, Bernis aurait dissipé immédiatement l'équivoque que renfermait ce langage. Il aurait expliqué à Pie VI que la négociation n'avait pas pour objet l'examen de la constitution civile du clergé et encore moins sa réforme, mais seulement son application ; qu'il ne s'agissait pas d'une discussion à entamer mais d'un visa à obtenir. Dès le début, l'ambassadeur laisse discuter la question au fond et il ne fait rien pour démontrer au pape que la constitution civile du clergé n'était pas contraire à la doctrine, qu'elle ne concernait que la discipline.

Quand la longue audience fut terminée, non seulement Bernis n'avait rien obtenu, mais, par sa faute, la négociation était placée sur un terrain tout nouveau, sur un terrain périlleux. Le débat n'était plus là où le Conseil du roi et les évêques l'avaient placé, sur les formes à remplir pour rendre la constitution civile du clergé canoniquement exécutoire, mais sur la valeur canonique actuelle de cette constitution. — Et cependant, Bernis, par inconscience ou par duplicité, se déclara satisfait de son audience avec Pie VI et il essaya de faire partager sa satisfaction à son gouvernement.

En un mot, écrit-il en manière de conclusion, le pape a la volonté la plus décidée de venir à notre secours, mais il faut qu'il réfléchisse bien sérieusement sur les moyens qu'il employera pour parvenir à cette fin.

Et un peu plus loin :

Soyez sûr, Messieurs, que la France n'a rien à craindre, comme autrefois, des intrigues de la cour de Rome. Cette cour cherchera de bonne foy à appaiser nos troubles, au lieu de les exciter et, tant que je résiderai auprès du Saint-Père, j'ai lieu de croire que les esprits passionnés ni le zèle imprudent ne décideront jamais Pie V1 à faire des éclats dangereux...

 

Si, après ce bon billet, Montmorin n'était pas rassuré, s'il n'admirait pas le talent de son ambassadeur, c'est qu'il était bien difficile !

Comme un témoignage de ses premiers succès, Bernis allait jusqu'à invoquer d'avance la lettre que le pape écrivit au roi à la date du 17 août[20]. C'était là sans doute, dans sa pensée, la réponse générale et exhortatoire qu'il avait promise à Montmorin dès le premier jour. Il suffit de parcourir ce document pour être convaincu ou que Bernis fermait volontairement les yeux sur la réalité, ou qu'il s'essayait à abuser son gouvernement, ou qu'il était doué d'une naïveté et d'une vanité peu communes !

Que Bernis ait cru, comme il l'affirme, à la possibilité de l'accord qu'il avait accepté de négocier, la chose est difficile à admettre ; en tout cas, l'instant dura peu. Tant sa crainte de déplaire au pape et de passer pour tiède à ses yeux était grande, il n'osa pas lui remettre copie intégrale des propositions du roi. Il prit sur lui de les corriger et de les rectifier, on devine dans quel sens :

Je suis convenu, expliqua-t-il, avec Pie VI de lui envoyer un extrait de mes instructions et des demandes les plus urgentes qui y sont contenues. Il y aurait eu quelque imprudence de lui confier la pièce originale. Cet extrait sera écrit en italien pour que le pape en saisisse plus parfaitement le vrai sens et toute la force...[21]

 

Theiner a publié les deux Pro Memoria que rédigea Bernis pour convaincre le Pape et les cardinaux de la nécessité d'accepter au moins en apparence les propositions royales[22]. Il suffit de les comparer aux instructions envoyées à l'ambassadeur pour toucher du doigt toute sa fantaisie et toute son indiscipline[23].

Il lui était recommandé de faire entendre au pape que si le roi recourait à lui, c'était par amour de la paix, par déférence et par politesse autant que par nécessité absolue.

Il affirme au contraire au pape que le roi n'a donné sa sanction aux décrets qu'à son corps défendant. H le représente alarmé pour sa foi, prêt à se soumettre aux oracles du Saint-Siège.

Les instructions rappelaient avec soin que l'Assemblée s'était toujours défendue de toucher à la doctrine,

Bernis reproduit bien ce passage dans sa paraphrase, mais pour lui donner un démenti. L'Assemblée a affiché cette prétention, dit-il, mais elle est sans fondement[24] !

Les instructions se gardaient d'entreprendre une critique maladroite et déplacée de la constitution civile du clergé.

Bernis, au contraire, admet sans difficulté, ou mieux il proclame que la constitution civile est remplie d'innovations scandaleuses. A aucun moment, il ne songea à plaider, en faveur de l'œuvre de la Constituante, même les circonstances atténuantes. Il ne sut qu'essayer d'attendrir le pape sur le malheureux sort de Louis XVI et de lui représenter les dangers que courrait ce roi si chrétien si le pape n'usait d'indulgence ou d'atermoiement.

Bernis était mieux inspiré quand il essayait de faire peur au pape du schisme menaçant et quand il énumérait toutes les raisons graves qui devaient lui conseiller de rompre le silence.

Il y a plusieurs siècles, disait-il en substance[25], que le consentement universel du clergé de France n'a pas reconnu ainsi d'une seule voix la primauté du Saint-Siège et l'autorité de ses décisions. Mais si l'espérance des fidèles était déçue, si le Souverain Pontife continuait à se taire, son silence serait interprété comme un tacite acquiescement à l'exécution de la loi promulguée, le roi ne pourrait plus différer plus longtemps sa mise en vigueur. Le clergé et les bons seraient abandonnés à eux-mêmes et contraints de suivre les erreurs de la multitude. Toutes relations cesseraient entre Rome et l'Église de France, le schisme serait inévitable et les méchants triompheraient

Ce tableau des catastrophes que réservait l'avenir ne devait être que trop exact. Il est pourtant douteux qu'il ait fait sur le pape une grande impression. Pie VI ne pouvait manquer de découvrir la contradiction essentielle que renfermait la thèse de Bernis. Il lui conseillait de condamner immédiatement et dans un bref solennel, dont il lui traçait le plan et le contenu, toutes les erreurs doctrinales de la constitution civile, et il voulait cependant que le même bref accordât )'autorisation provisoire de mettre à exécution cette œuvre d'abomination !

Ainsi conduite, la négociation ne pouvait réussir que si le pape voyait à son succès un grand intérêt.

 

III

Pie VI avait pu accepter dans l'affaire des annates une transaction provisoire, parce qu'il avait été surpris par la soudaineté du coup porté, parce que la négociation avait été rondement menée entre le nonce et Montmorin, à Paris, au cœur même de la Révolution, parce que, à cette date, le Saint-Siège était à peu près isolé en Europe, parce qu'Avignon et le Comtat qu'il possédait encore remuaient déjà et qu'il ne voulait pas se mettre trop de difficultés sur les bras, pour d'autres raisons encore. Au milieu d'août 1790, la situation internationale n'était plus la même, à beaucoup près, qu'en septembre 1789. Les temps étaient de plus en plus éloignés où toutes les cours bourboniennes étroitement unies s'entendaient pour arracher au Saint-Siège la suppression des Jésuites I Depuis l'affaire de Nootka-Sund, qui se produit juste au moment où commence la négociation pour la sanction de la constitution civile, le pacte de famille est virtuellement dénoncé. L'alliance franco-autrichienne n'est déjà plus qu'un souvenir. Les souverains s'inquiètent chaque jour davantage de la propagande des idées révolutionnaires. Naples s'est réconcilié avec Rome. L'empereur est plein d'égards pour l'Église et son chef. Florida-Blanca écoute les émissaires du comte d'Artois. Pie VI sait qu'en cas de conflit avec la Révolution, il peut compter au moins sur les sympathies des grandes puissances catholiques.

Bien mieux, la correspondance de Bernis nous apprend que leurs représentants à Rome ne restèrent pas indifférents à la négociation entamée par la France. — Ils la suivaient de très près, au contraire,. parce que leurs cours, explique Bernis, sont attachées inviolablement à la religion catholique, qu’elles la croient la seule véritable et qu'elles pensent que, de son existence et de son intégrité, dépendent essentiellement l'autorité des souverains et l'obéissance des sujets. Ces mêmes ministres [des cours catholiques] veilleront exactement sur ce qui se passera à l'assemblée des cardinaux, et sur le parti que prendra le pape, dont les décisions ne seraient pas admises chez eux, si elles étaient contraires à la discipline de l'Église universelle. Cette considération doit tenir Sa Sainteté sur ses gardes et l'oblige à bien réfléchir avant que d'opérer[26]. Il serait intéressant de connaître les instructions que les souverains catholiques donnèrent à leurs ambassadeurs à Rome, mais il n'est pas douteux que le pape ne fût plus ou moins formellement engagé par eux à la résistance. Bernis revient plus d'une fois sur les obstacles qu'il éprouve de ce côté et Montmorin s'en montre préoccupé[27].

Il n'est cependant pas vraisemblable que cette action diplomatique, qu'on devine plus qu'on ne la saisit, ait été d'un grand poids dans la décision de Pie VI. Quand celui-ci exprime à Bernis ses craintes de voir les autres puissances demander pour elles des privilèges analogues à ceux qu'il concéderait à la France en visant la constitution civile, il exagère ses appréhensions, car il ne pouvait oublier que ces mêmes puissances venaient de renoncer d'elles-mêmes au joséphisme et qu'elles se proposaient de plus en plus d'opposer aux idées révolutionnaires la digue du catholicisme romain.

Les puissances catholiques et les émigrés n'étaient pas seuls à pousser Pie VI en avant. Au moment même où le prince Victor de Broglie arrivait à Rome, les princes allemands possessionnés en Alsace essayaient de démontrer au pape que leur cause et la sienne étaient identiques, car les mêmes principes qui les dépouillaient de leurs droits seigneuriaux précipitaient à Avignon la ruine de la souveraineté légitime[28].

Le cardinal de Rohan, prince d'empire en sa qualité d'évêque de Strasbourg, s'adressait à la fois à Francfort et à Rome pour défendre ses droits et ceux de son chapitre.

Dès le 28 juillet, Bernis avertissait Montmorin de ces sourdes manœuvres :

Vous devez être instruit, Monsieur, que plusieurs princes et évêques de l'Empire réclameront vivement à la diète de Francfort les privilèges de la province d'Alsace et qu'ils comptent prendre les mesures les plus sévères pour mettre en sûreté les prérogatives de cette province et leurs droits et intérêts personnels. Je sais que quelques ministres de ces mêmes princes ont fait des insinuations pour engager le pape à entrer dans leur querelle ; mais on m'a assuré que Sa Sainteté s'y est refusée. Comme on peut revenir à la charge, je tâcherai d'être informé de ces manèges. Au surplus, cette affaire mérite une considération particulière et je n'ai pas besoin de vous en démontrer les conséquences...[29]

 

Montmorin, qui venait d'enregistrer l'échec de la mission conciliatrice dont il avait chargé M. de Ternan auprès des princes allemands[30], se hâta de répondre à Bernis

... Quand nous ne devrions pas compter sur la sagesse e Pie VI, nous ne craindrions pas que Sa Sainteté voulut entrer pour rien dans les affaires qui intéressent quelques princes d'Allemagne relativement à leurs possessions en Alsace. Ces affaires n'ont aucun rapport à la religion et au Saint-Siège. Je suis au reste, Monsieur, aussi frappé que vous des difficultés qu'elles présentent...[31]

 

Bernis n'accepta qu'en partie la réflexion du ministre :

J'ai fait passer à Pie VI vos réflexions sur les affaires qui intéressent les princes d'Allemagne par rapport à leurs possessions en Alsace, lesquelles, à la vérité, n'ont aucun rapport à la religion et au Saint-Siège. Il n'en est pas de même pour ce qui concerne l'évêché et le chapitre de Strasbourg, soumis l'un et l'autre aux décrets de l'Assemblée nationale qui sont aujourd'hui sous les yeux du pape et des cardinaux consultés...[32]

 

Retenons le fait signalé par Bernis. Sur un point au moins le pape trouva que la cause des princes allemands se confondait bien avec la sienne, du moins avec celle de l'Église. Pour défendre le chapitre de Strasbourg, il songea lui aussi à invoquer les libertés germaniques et les traités de Westphalie.

Pie VI était poussé à l'action par toutes ces influences diverses mais concordantes et cependant il hésitera longtemps encore avant de se décider à prendre un parti. Les historiens donnent d'ordinaire de ces hésitations une explication commode : ils invoquent la traditionnelle circonspection de la cour romaine, ses habitudes compassées, ses démarches graves et lentes, et ils blâment la précipitation des conseillers du roi de France, quand ils n'en sourient pas d'un air entendu. Ils ne réfléchissent pas que l'affaire des annates avait été solutionnée en quelques jours. Ils ne prennent pas garde que la discussion de la constitution civile du clergé avait duré un mois et demi. Ils ne remarquent pas que le nonce, dès le milieu de mai, avait fait connaître à sa cour les moyens canoniques d'accommodement que les évêques de l'Assemblée proposaient d'employer pour baptiser la constitution civile du clergé. Le pape avait eu deux longs mois pour se faire une opinion. Le gouvernement français n'était pas si ridicule de penser qu'il les avait sans doute mis à profit.

Je suis bien obligé de supposer que la lenteur du pape était voulue, qu'elle faisait partie de sa politique.

Quelles raisons a-t-il donc données pour motiver son refus de la réponse prompte et provisoire qu'on lui demandait et que valent ces raisons ?

Le premier et, semble-t-il, le principal argument qu'il ait fait valoir à Bernis, c'est qu'il craignait de mécontenter les évêques de France, de produire des scissions parmi eux s'il acquiesçait aux désirs du gouvernement de Louis XVI :

... Les nouveaux décrets, a ajouté Pie VI, blessent bien autant, sur plusieurs points, les maximes gallicanes que les règles de l’Église universelle. Ce danger seul peut occasionner de grandes scissions parmi les évêques de France et soulever une partie du clergé contre Rome si par quelque arrangement, même provisoire. elle n'avoit aucun égard aux sentiments d'une Eglise qui, jusqu'ici, a fait tant d'honneur à la religion...[33]

 

Le même argument reparaît dans la réponse du pape au roi, sous une forme plus pressante :

Peut-être que plusieurs évêques de votre royaume auront été étonnés que nous n'ayons pas rompu le silence d'une manière éclatante ; mais Votre Majesté pourra les assurer de tous les offices que nous vous avons adressés pour le bien de la religion...[34]

 

Bernis ne manqua pas de souligner l'importance de la réflexion du pape : Cette réflexion du Souverain Pontife est bien remarquable et ne doit pas être dédaignée[35]

Je ne puis m'empêcher cependant de remarquer qu'à cette date du milieu d'août 1790, deux évêques seulement, à ma connaissance, ceux de Saint-Pol-de-Léon et de Quimper avaient protesté à Rome contre la constitution civile et demandé au pape des instructions qu'ils espéraient évidemment devoir être des instructions de combat[36]. Il est possible, il est très probable que d'autres évêques aristocrates avaient écrit à Rome dans le même sens que ceux de Léon et de Quimper[37]. Mais deux remarques s'imposent. La première, c'est que les évêques députés à l'Assemblée, qui formaient comme le comité directeur du clergé français, suppliaient le pape d'accepter les propositions du roi. La seconde, c'est que les évêques aristocrates étaient les plus ardents à proclamer leur soumission absolue aux décisions du Saint-Siège, quelles qu'elles fussent. Le pape, qui, d'après Bernis, était très Instruit des affaires de France, ne pouvait ignorer les véritables sentiments de l'Église gallicane. Il la savait en majorité favorable à la conciliation, à l'unanimité décidée à accepter son arrêt. Qu'il consentît à baptiser la constitution civile, il comblerait de joie l'ensemble du clergé. La minorité se résignerait. Il ne pouvait en douter. La raison qu'il a donnée à Bernis, pour excuser ses lenteurs et ses hésitations, n'était qu'une mauvaise raison.

Il est vrai que, dans sa lettre à Louis XVI, le pape a fait valoir une autre considération encore, une considération qui aurait plus de poids s'il fallait la prendre à la lettre. Il a rappelé son bref du 10 juillet, par lequel il avait adjuré le roi de refuser sa sanction à une réforme qu'il jugeait schismatique. La manière dont il s'exprime, l'invitation indirecte qu'il adresse au roi de faire connaître aux évêques ses brefs, ses n offices n antérieurs, laisse entendre assez clairement qu'il est dès lors résolu dans son for intérieur à condamner la constitution civile. Il explique qu'il ne diffère la condamnation que par crainte de compromettre les prêtres sans profit pour la religion.

Y a-t-il dans ce langage autre chose qu'une menace, qu'un essai d'intimidation sur le faible Louis XVI ? Ne faut-il y voir que l'expression très sincère des résolutions du pontife

Il semble bien que Pie VI se soit flatté d'obtenir de la Constituante une révision des décrets soumis à son examen. Il semble bien que Bernis l'ait entretenu dans cette fatale illusion. Ce qui le fait croire, ce n'est pas seulement les regrets très vifs qu'il exprime de la sanction royale, c'est les lenteurs mêmes qu'il met à étudier les propositions qui lui sont soumises. Il laisse passer plus d'un mois avant de réunir la congrégation des cardinaux dont il a annoncé la formation à Bernis[38]. Dès le premier jour enfin il déclara qu'il ne pouvait rien décider avant de connaître l'avis des évêques de France. Pourquoi aurait-il sollicité cet avis si son opinion était faite sur l'obligation de condamner la constitution civile ? Dira-t-on qu'il voulait fortifier cette condamnation, arrêtée déjà dans son esprit, de l'assentiment formel et préalable de l'épiscopat français ? Mais cet assentiment, à cette date, n'était rien moins que certain. Le pape déclare qu'il garde le silence de peur de compromettre le clergé. Mauvaise excuse. Le silence du pape plongea le clergé dans le plus grand embarras. Loin de calmer la crise, il l'aggrava.

Pie VI exprimera bientôt le désir d'obtenir la suspension des décrets concernant le clergé[39]. La suspension ne devait être évidemment dans sa pensée que la préface d'une révision. C'était bien mal connaître la situation en France que de s'imaginer que l'Assemblée reviendrait sur son œuvre ! Montmorin n'avait rien épargné pour dissiper cette illusion que partageait Bernis.

De toutes les explications que l'on peut donner des lenteurs du pape, celle que je viens d'exposer n'est pas seulement la plus vraisemblable, c'est aussi la plus favorable à l'intéressé, car enfin si Pie VI croyait, comme on l'affirme, comme il le dit lui-même la constitution civile essentiellement schismatique, son devoir strict était de la condamner sans tarder. J'aime mieux supposer qu'il n'a tant tergiversé que dans l'espoir secret qu'il pourrait la réviser, l'améliorer et enfin la baptiser.

Pour rester ainsi dans l'expectative, Pie VI avait d'autres raisons encore, mais d'un autre ordre.

Sans doute sa lettre à Louis XVI du 17 août, à l'inverse de celle du 10 juillet, ne dit rien de l'affaire d'Avignon. Le roi ayant négligé de répondre à ses ouvertures sur ce point, il lui était difficile de revenir de nouveau à la charge par la même voie. Avignon pourtant reste plus que jamais présent à son esprit. Croyons-en le bonhomme Bernis qui écrit, le 25 août, à Montmorin :

... J'ai fait part au pape de l'article de votre dépêche, concernant la note ministérielle qui me fut remise, il y a quelques semaines, par son secrétaire d'État, au sujet de l'affaire d'Avignon[40]. Je crois vous avoir dit, Monsieur, que Sa Sainteté fut surprise, que le Roy, dans la lettre qu'il écrivit au pape par le courrier Lépine[41], ne fit nulle mention d'un objet si intéressant pour le Saint-Siège et si conforme à la justice. L'article de votre dépêche a un peu calmé les inquiétudes de cette cour. mais je ne serais pourtant pas étonné que, d'après l'avis de la congrégation d'Avignon, on ne m'adressai une seconde note ministérielle que je joindrai ici si elle m'arrive avant le départ de la poste de France. Nous avons grand besoin du pape et il convient de toute façon de ne pas lui laisser ignorer les sentiments du Roi sur une insurrection sans exemple...[42]

 

On ne saurait indiquer plus nettement que, dans l'esprit du pape, les deux affaires, la temporelle et la spirituelle, étaient connexes. Il avait essayé dès le début d'en établir la liaison. N'y ayant pas réussi, il ne désespère pas cependant d'en mener la discussion de front et parallèlement. Pendant tout le mois d'août, alors qu'il ne trouve pas le temps de réunir les cardinaux pour les consulter sur le spirituel, il s'occupe activement de rédiger un volumineux mémoire sur l'insurrection d'Avignon. Le mémoire est terminé le premier septembre. Il ne s'agit plus alors que de le traduire en français. Bernis en annonce l'envoi dans une dépêche du S septembre et ne manque pas d'insister une fois de plus sur la nécessité d'un prompt règlement de l'affaire temporelle. Je vous prie, Monsieur, de me mettre en état de donner sur ce mémoire une réponse ostensible et consolante à Pie VI[43].

Ce n'est pas faire injure à Pie VI que de supposer qu'il voulut d'abord savoir à quoi s'en tenir sur les intentions du gouvernement français, relativement à l'affaire temporelle avant de s'engager à fond dans l'affaire spirituelle.

Les raisons de sa politique s'expliquent en somme assez aisément. Il attend, non pas tant qu'il craigne de mécontenter une partie du clergé français que parce qu'il ne veut pas, en prenant trop tôt position, sacrifier ses intérêts temporels aux intérêts spirituels. Il attend, parce qu'il fait ce calcul : si les aristocrates, encouragés par son silence, se mettent à travailler le clergé, si des difficultés surgissent, la Constituante, pense-t-il, n'en sera que plus traitable. Jusqu'ici tous les conflits ont été solutionnés à ses dépens. Il est las de faire des concessions perpétuelles. Il voudrait quelque chose en échange, en récompense, qu'on l'aide à reprendre Avignon, qu'on améliore, si c'est possible, la constitution civile du clergé.

On dira qu'il envisageait les choses sous un angle égoïste et étroit. Son calcul se trouva faux et son marchandage en pure perte. Mais il ne compromit pas que ses intérêts, il jeta le trouble dans les consciences, la France dans le schisme et dans la guerre civile.

 

 

 



[1] Bernis à Montmorin, 30 juin 1790. Rome : reg. 912. La dépêche fut reçue à Paris le 15 juillet. On a vu quel cas le Conseil du roi tint des avertissements bénévoles du cardinal. La sanction royale était chose acquise dès le 22 juillet.

[2] Il est remarquable que la dépêche de Bernis du 30 juin contient déjà les mêmes arguments et les mêmes conseils, exprimés presque en les mêmes termes, que les brefs écrits 10 jours après. Faut-il croire que les brefs du 10 juillet ont été inspirés par Bernis ? II est du moins vraisemblable qu'ils lui ont été communiqués, au moins dans leur substance, avant d'être envoyés à Paris, car on lit dans sa dépêche du 7 juillet : J'ai vu hier le pape pendant près de deux heures. Il est douloureusement affecté des derniers décrets concernant le clergé ; il craint un schisme et fera de son mieux pour l'éviter. En attendant, je crois qu'il ouvrira son cœur pater, el au roi dans une lettre confidentielle et qu'il fera examiner par une congrégation de cardinaux les décrets dont il s'agit et qui musent à Rome autant de surprise que d'inquiétude.... Rome, reg. 912.

[3] Rome, reg. 912. Montmorin répondit le 17 août : Il me serait impossible, Monsieur, de vous dire ce qui sera définitivement arrangé pour les revenus de votre archevêché et de vos abbayes. A peine ai-je le temps de prendre une connaissance superficielle de ces détails intérieurs, tout mon temps étant absorbé par les affaires de mon département et par les relations qu'il me donne avec l'Assemblée nationale....

[4] On ne voit pas nettement d'après le contexte de quel homme il s'agit, de Florida-Blanca ou de Pie VI ?

[5] Correspondance intime du comte de Vaudreuil et du comte d'Artois, publiée par L. Pingaud, t. I, p. 176, lettre du 23 avril 1790.

[6] Correspondance intime du comte de Vaudreuil et du comte d'Artois, t. I, p. 189.

[7] Voir sa lettre du 3 juillet.

[8] Lettre du 21 août 1790. Ouvrage cité, I, p. 274.

[9] Naturellement, Bernis ne dit rien dans ses dépêches à Montmorin de cette mission du prince V. de Broglie à Rome, et encore moins de l'accueil qu'il lui fit. Ces prétéritions ont leur éloquence. — Les relations de Bernis avec les émigrés ne tardèrent pas à transpirer. Le club d'Aix les dénonça. Dans sa séance du 29 août, il accusa l'ambassadeur d'être coupable de connivence avec les princes d'Italie, et de refuser sa protection aux Français patriotes inquiétés par la police pontificale (Cf. dépêche de Bernis du 29 septembre 1790).

[10] Lettre de Vaudreuil du 28 août, Correspondance intime du comte de Vaudreuil et du comte d'Artois, t. I, p. 277.

[11] Convention nationale. Troisième recueil. Pièces imprimées d'après le décret de la Convention nationale du 5 décembre 1792, déposées à la commission extraordinaire établie pour le dépouillement des papiers trouvée à l'armoire de fer au château des Tulleries, pièce n° LXXII.

[12] Je souhaite vivement que cette étude fasse sortir ces précieux documents de leurs retraites inaccessibles, dût leur publication me donner un démenti !

[13] Dépêche du 20 juillet.

[14] Dépêche du 11 août.

[15] De crainte que quelque accident n'arrivât à Lépine, le 3 août, Montmorin envoyait à Rome un nouveau courrier avec le duplicata des pièces confiées au premier.

[16] Dépêche du 1er août, autographe.

[17] On a vu par le texte des instructions ce qu'il faut penser de cette multitude de questions que la pape aurait au a examiner.

[18] Dépêche du 11 août.

[19] Dépêche du 18 août.

[20] Voir le P.-S. de sa dépêche du lendemain, 18 août. Il dit que le pape vient de lui envoyer une lettre pour le nonce qui renferme celle que Sa Sainteté écrit au Roy avec sa confiance ordinaire. Cette lettre ne m'ayant pas encore été communiquée, je la crois conforme aux sentiments que Pie VI me développa dans l'audience qu'il m'accorda vendredi dernier. La lettre du pape, que j'étudierai plus loin, a été publiée par Theiner, I, 15.

[21] Dépêche du 18 août sub finem.

[22] Theiner, I, 265 et I, 275. La première note est intitulée Pro memoria, la seconde Pro memoria importante confidenziale. Bernis fit passer celle-ci par l'intermédiaire du cardinal prodataire, en qui Pie VI, dit-il, avait une grande confiance. Ni l'une ni l'autre ne figurent aux archives des Affaires étrangères à Paris. Bernis s'est bien gardé d'en mettre le texte sous les yeux de Montmorin.

[23] M. Frédéric Masson n'a pas pu s'empêcher d'observer que Bernis atténua singulièrement les propositions du roi. Il est vrai qu'il l'en loue.

[24] Senza fondamento, Theiner, I, 268. — Il y a loin du langage de Bernis à celui que tenait au pape l'archevêque de Vienne, dans sa noble réponse du 29 juillet (Theiner, I, 282-283). L'archevêque se défendait d'avoir mal conseillé le roi en lui conseillant de sanctionner : Nec eamdem esse addidi religionis quæ Dei opus ac institutionum humanarum quæ mutationibus subjacere possunt conditionem.

[25] Dans son mémoire confidentiel, Theiner, I, 276.

[26] Dépêche du 15 septembre, Rome, reg. 913. Cf. aussi dépêche du 1er septembre.

[27] Je souhaite bien, écrit-il à Bernis le 5 octobre,... que lis ministres des puissances catholiques ne cherchent pas à la (négociation) compliquer sous prétexte de garantir leur propre pays de l'effet des grands changements que le nouvel ordre ce choses opère en France... Rome, reg. 913.

[28] Pierre Muret. L'affaire des princes possessionnés d'Alsace (Revue d'histoire moderne, t. I, p. 433-456 et 566-592).

[29] Rome, reg. 912.

[30] P. Muret, p. 30-31 du tirage à part.

[31] Montmorin à Bernis, dépêche. du 17 août. Rome, reg. 912.

[32] Bernis à Montmorin, dépêche du 1er septembre. Rome, reg. 913.

[33] Bernis à Montmorin, dépêche du 18 août.

[34] Le pape à Louis XVI, 19 août. (Theiner, t. 1, p. 15). La lettre du pape est écrite en français.

[35] Dépêche du 18 août.

[36] L'évêque de Léon écrivait au pape le 18 juin, le pape lui répondit le 4 août. La lettre de l'évêque de Quimper est du 18 juillet, la réponse du pape du septembre. Tresvaux donne ces documents in extenso. (Histoire de la persécution révolutionnaire en Bretagne, t. I, p. 97 à 101).

[37] Je m'explique mal cependant que Theiner n'ait pas publié leurs lettres en plus grand nombre.

[38] Il en a parlé à Bernis le 13 août. La congrégation s'est réunie pour la première fois le 24 septembre.

[39] Cf. dépêche de Bernis du 20 octobre 1790. Rome, reg. 913.

[40] Il s'agit du mémoire adressé par le pape à toutes les puissances, le 20 juillet. Montmorin s'était contenté d'en accuser réception à Bernis par ces quelques mots de sa dépêche du 10 août : Je n'ai pas encore pu, Monsieur, mettre sous les yeux du Roy et de son Conseil, la note ministérielle que Sa Sainteté vous a fait adresser par son secrétaire d'État. Sa Majesté y donnera sûrement toute l'attention que cette pièce mérite par elle-même et eu égard au Souverain au nom duquel elle a été rédigée.

[41] Sa lettre du 28 juillet.

[42] Bernis à Montmorin, 25 août. Rome, reg. 912.

[43] Rome, reg. 913.