I L'attitude de Pie VI, dans l'affaire des annates, est significative. Son apparente résignation, son empressement à adopter l'expédient imaginé par Montmorin, le ton affectueux de sa lettre à Louis XVI, tout montre jusqu'à l'évidence qu'il ne voulait pas rompre à cette date avec le gouvernement français et qu'il était disposé, au contraire, à toutes les transactions. Mais, avant d'aller plus loin, il est temps de faire connaître Pie VI et de sonder les raisons probables de ses actes. Pie VI n'est pas un de ces personnages à l'âme compliquée devant qui l'histoire hésite. Tous ceux qui l'ont approché, tous ceux qui en ont parlé s'accordent sur sa psychologie. Le baron de Bourgoing, qui a eu l'occasion de le bien connaître au cours de sa carrière diplomatique, l'a peint au naturel dans un ouvrage qu'il écrivit au lendemain de sa mort[1]. Le fond du caractère de Pie VI, nous dit Bourgoing avec beaucoup d'autres, c'était l'orgueil, ou plutôt la vanité et la fatuité. Il était à tous égards un des plus beaux hommes de son temps ; il joignait à une très haute stature des traits nobles et gracieux, un teint fleuri, dont l'âge n'avait presque pas terni l'éclat. Il savait tirer un tel parti de ses habits pontificaux qu'ils ne lui faisaient rien perdre de ses avantages[2]. Aussi aimait-il la pompe des cérémonies. Il y paraissait, comme un pape de la Renaissance, en somptueux costume, dans une pose étudiée et théâtrale. Les remarques flatteuses pour sa personne que faisaient les belles Romaines sur son passage l'enchantaient. Son abord était noble et prévenant, son élocution facile et fleurie. Il visait à faire admirer ses goûts d'artiste et il protégeait les arts plus encore par ostentation que par goût véritable. Pour transmettre son nom à la postérité, il fit réparer les monuments de ses prédécesseurs, il en construisit de nouveaux, sans oublier de faire placer à profusion, sur les uns et sur les autres, les armoiries compliquées et ridicules qu'il s'était composées. Sa manie de construction fut une des principales causes de l'épuisement de ses finances. Pour mériter les éloges des archéologues qui venaient de découvrir Pompéi, il fonda un musée d'antiquités et consacra des sommes considérables à y réunir des collections[3]. Comme beaucoup de vaniteux, il était à la fois entêté et faible. Il s'impatientait et s'emportait, mais revenait facilement. On triomphait de son obstination pourvu qu'on ne l'attaquât pas de front et qu'on y mît des formes[4]. En somme, plus entêté que ferme. Sa conduite en paraissait changeante, et même contradictoire. On put l'accuser de duplicité, parce qu'on prenait pour de la duplicité ce qui n'était qu'irrésolution et inconsistance[5]. Le cœur assez sec. Il s'aimait trop lui-même pour aimer beaucoup les autres. Il n'a jamais eu pour personne une affection véritable[6]. Il ne fit exception que pour sa famille, qu'il combla. En faveur de son neveu, le duc Braschi, il renouvela les plus étonnantes pratiques de l'ancien népotisme[7] et trouva moyen de scandaliser un siècle qui était pourtant blasé en matière de favoritisme. Au demeurant, une intelligence médiocre. Il n'était
peut-être irrésolu que parce que les événements le prenaient constamment au
dépourvu. Les objets politiques, dit son
biographe, le frappaient peu, parce qu'il avait fait
toute sa vie le métier d'avocat ou de juge[8]. Sa vanité devait
lui rendre incompréhensibles les idées nouvelles. Il avait une trop haute
idée de son double pouvoir de pontife et de souverain pour consentir à le
partager, et à le partager avec le peuple ! Prêtre
honnête et souverain fastueux, il avait l'esprit à la fois ranci, borné et
glorieux de la Rome du XVIIIe siècle. Je ne sais si, dans la longue lignée
des papes modernes, il en fut un gui fût moins apte à comprendre la
Révolution[9]... Ce jugement
d'un ami du catholicisme est la vérité même. Il est manifeste que Pie VI
était incapable de comprendre les principes de 80. Il ne pouvait avoir pour l’œuvre
de la Constituante qu'une répulsion spontanée et comme un dégoût instinctif. Encore s'il avait été bien entouré ! Mais il
choisissait mal ses conseillers, parce que la vérité dans leur bouche lui
déplaisait. Boncompagni, qu'il avait nommé secrétaire d'État pour faire
plaisir à la France et à l'Espagne, et surtout à Bernis, qui était son ami,
lui déplut bientôt par sa fierté et sa roideur[10]. Il l'abreuva de
dégoût[11] et fit tant que
Boncompagni donna sa démission juste au moment où ses lumières auraient été
plus nécessaires[12]. Son successeur,
Zelada, dont Pie VI goûtait les formes insinuantes et les manières aimables,
ne le valait pas. Il n'avait que de l'adresse. Caractère
naturellement peu énergique, il était encore affaibli par l'âge et les
infirmités. Il avait alors soixante-douze ans. Il sentit lui-même son
insuffisance[13]... Plus fermé
encore à la Révolution que son prédécesseur, il écrivait au nonce Dugnani, le
6 janvier 1790 : Nous vous remercions de nous avoir
prévenus de l'imminente publication du catéchisme des droits de l'homme. Il a
pour but de faire l'apologie des abominables maximes qui tendent au renversement
de tout gouvernement[14]. Ce n'était pas
Zelada qui éviterait à Pie VI les pires fautes. Il y avait bien les cardinaux. Mais le pape, très entiché de ses droits, les consultait peu ou ne les consultait que pour la forme, comme dans l'affaire des annates. Mais aurait-il mieux écouté les avis de ses conseillers que les choses, en somme, n'auraient pas été très différentes. La haine des principes français était devenue un des dogmes du Sacré-Collège[15]... Revenons maintenant à la question que nous nous posions au début. Pourquoi ce pape, si foncièrement hostile à toutes les nouveautés, si entêté dans ses préjugés, si fier de son droit, a-t-il si facilement cédé dans l'affaire des annates ? L'abandon qu'il fit presque sans résistance des avantages qu'il tenait d'un traité solennel et séculaire, dut être infiniment cuisant à son orgueil. Il n'a dû y consentir que pour des raisons graves. Lesquelles ? Le Saint-Siège, en cette année 1789, traverse une crise. Rarement sa situation en Europe a été plus mauvaise. Par ses maladresses, Pie VI s'est aliéné les puissances catholiques[16]. Il est en lutte presque ouverte avec l'empereur Joseph II. Il vient de se brouiller avec les Bourbons de Naples pour le ridicule hommage de la haquenée. Les Bourbons de France et d'Espagne le traitent comme une quantité négligeable. L'idée ne vient pas aux ministres du roi Très Chrétien que le Saint-Siège puisse être un obstacle sérieux à la politique française. De Vergennes à Montmorin, le ton des dépêches s'est sans doute un peu adouci, les formes sont peut-être un peu plus respectueuses, mais le dédain foncier est resté identique[17]. Florida-Blanca, qui gouverne à Madrid, passe encore pour un ministre philosophe. D'Azara, qui représente l'Espagne à Borne, parle haut et menace[18]. Le pape ne peut pas se dissimuler qu'il est isolé en Europe. Il n'y a pas un souverain sur lequel il puisse compter. C'est déjà de quoi calmer ses emportements et rabattre son orgueil. Mais d'autres considérations encore lui conseillent la prudence. Ses finances sont ruinées par ses prodigalités artistiques, ses folies monumentales et surtout sa mauvaise administration. Le despotisme théocratique et patriarcal a tari dans les États romains toutes les sources de la richesse : Toute exportation de grains était prohibée. Les propriétaires éprouvaient les plus criantes vexations ; le gouvernement achetait presque toutes leurs récoltes et en fixait le prix. Il se réservait cependant la faculté d'enrichir les personnes en faveur en leur accordant des permissions d'exporter. Ainsi tout combiné pour exciter les plaintes et rendre la misère infaillible[19]. Les Romains, pétris dans la dévotion et encroûtés dans l'ignorance, ne songeaient pas à se révolter, mais il n'en était pas de même des autres sujets du pape. Avignon et le Comtat, enclavés en France, ont subi la contagion révolutionnaire. A l'exemple de leurs voisins de Provence et du Dauphiné, ils s'agitent, s'arment et réclament des réformes. Avant d'avoir à combattre les réformes de 89 dans le domaine religieux, le pape avait à en repousser l'assaut dans le domaine temporel. L'ennemi, c'est-à-dire la souveraineté du peuple, la liberté, l'égalité, l'ennemi était dans sa propre maison. Serait-il plus borné encore qu'il ne l'était, le plus élémentaire bon sens lui ferait un devoir de ne pas allumer d'autres incendies avant d'avoir éteint celui qui dévorait ses États. II Parmi les territoires appartenant au Saint-Siège, Avignon et le Comtat Venaissin jouissaient d'un statut particulier et d'un statut distinct. Acquis à des moments et à des titres différents[20], ils avaient conservé chacun leurs vieilles franchises, sur lesquelles le pape avait greffé des institutions partiellement communes. Le Comtat, gouverné par un recteur résidant à Carpentras avait des États généraux qu'on ne réunissait plus, il est vrai Avignon, administré par un vice-légat, n'en avait pas. Le recteur de Carpentras était sous les ordres du vice-légat qui habitait le palais d'Avignon où il s'entourait d'une garde, à l'entretien de laquelle contribuaient les Comtadins aussi bien que les Avignonnais. Avignon était le siège des tribunaux supérieurs, des greniers à sel, etc. Une rivalité de voisinage divisait les deux capitales qui se traitaient en villes ennemies, comme les villes italiennes du moyen âge, Pise et Florence par exemple. Pendant les premiers temps de la Révolution, Comtadins et Avignonnais laissèrent cependant dormir leurs vieilles rancunes pour mener parallèlement la lutte contre les vices de l'administration pontificale dont ils souffraient également. Les uns et les autres supportaient impatiemment la vénalité et l'iniquité des tribunaux, composés surtout d'Italiens, les charges du régime féodal, l'arbitraire des fonctionnaires, l'intolérance des prêtres, le recrutement aristocratique des corps municipaux[21]. Tous enviaient pour eux-mêmes les libertés et les réformes que leurs voisins de France étaient en train de conquérir de haute lutte, tous subirent directement le contre-coup des crises dont la France était le théâtre. Le mouvement révolutionnaire revêtit cependant un caractère particulier dans chacun des deux États. Il fut plus rapide et plus tranché à Avignon, plus lent et moins radical dans le Comtat. Ici et là, on aboutit au même résultat, à la suppression de l'ancien régime. Mais, ce résultat obtenu, les haines passées qui couvaient ne tardèrent pas à se rallumer. Avignon se donna à la France, le Comtat prétendit rester fidèle au pape, tout en abolissant les anciens abus. Et la guerre civile, une guerre inexpiable, qui se prolongea même après l'annexion à la France, éclata entre les deux villes voisines et ennemies. La dernière et récente occupation française[22] avait laissé des regrets à la bourgeoisie industrielle et commerçante d'Avignon et du Comtat en même temps qu'à la classe remuante et habile des hommes de loi. Les fabricants de soieries, qui tenaient le haut commerce, s'étaient réjouis de la suppression des douanes qui grevaient les marchandises de droits élevés à l'exportation en France et les mettaient ainsi dans un état d'infériorité à l'égard de leurs concurrents de Lyon et de Nimes. Ils regrettaient ces six ans d'occupation française, pendant lesquels leurs affaires avaient été si prospères. Les hommes de loi, eux, s'étaient félicités d'autant plus des réformes profondes, que la France avaient introduites dans les tribunaux et dans l'administration, qu'ils avaient été les premiers à tirer profit de ces réformes. Les fonctionnaires italiens avaient été remplacés à toutes les places par des indigènes, les impôts levés avec plus d'équité, la procédure simplifiée et rendue moins coûteuse, etc. En 1774, quand le pays lui fut restitué, le pape commit la lourde faute de rétablir les anciennes institutions et avec elles les abus exécrés. C'est que le pape, qui ne tirait aucun revenu direct de ces deux États, francs d'impôts généraux, les exploitait comme une ferme, en y casant ses créatures qui s'engraissaient sur l'indigène. Les Italiens revinrent en foule réoccuper les places que les hommes de loi du cru durent leur abandonner contre une indemnité insuffisante. Il y eut dès lors à Avignon et dans le Comtat un parti français ou royaliste, beaucoup plus fort que le parti italien, appelé aussi épiscopal ou papiste. Hommes de négoce et hommes de loi, réunis par de communs regrets et de communes rancunes, devinrent les champions, ardents et prudents à la fois, des idées nouvelles. La coalition de ces deux classes, dit l'historien pontifical[23], fut le noyau des troubles qui éclatèrent en 1789. L'agitation fut singulièrement facilitée par la crise économique qui sévit à Avignon et dans le Comtat comme dans tout le Midi. L'hiver si rigoureux de 1788 avait détruit les récoltes. Or, en temps ordinaire, le pays ne produisait pas la moitié du blé nécessaire à sa consommation. Il fallut acheter du grain au dehors, dans de très mauvaises conditions, car les troubles de France arrêtaient les convois et supprimaient les marchés. D'autre part, les cocons, principale richesse des cultivateurs, manquèrent presque totalement. Pour comble de malchance, le pain renchérissait juste au moment où le paysan et l'ouvrier ne trouvaient plus de ressources. Les ouvriers en soie, très nombreux à Avignon, étaient réduits au chômage et à la misère. Dès le 27 mars 1789, une émeute éclatait, provoquée par les subsistances. Le vice-légat Casoni, pour calmer l'agitation, essaya des palliatifs habituels. Il fit distribuer gratuitement du grain aux plus pauvres par l'intermédiaire des curés des paroisses. Il ouvrit aux chômeurs des ateliers de charité. Il organisa des souscriptions patriotiques et volontaires. Les fonctionnaires, les ecclésiastiques, les gens aisés s'inscrivirent. Dans les campagnes, les évêques fondèrent des caisses de bienfaisance. Comme des bruits d'accaparement circulaient, le vice-légat, accompagné des consuls de la ville, fit la visite de tous les greniers. Il acheta tout le blé qu'il put au prix courant et le revendit à perte. Les troubles néanmoins continuèrent. Les femmes forcèrent les greniers publics et enlevèrent le blé que la municipalité venait d'acheter. Pour rétablir l'ordre et faire rendre le blé volé, les consuls d'Avignon durent distribuer des armes à la bourgeoisie. La disette n'était pas moins grande dans le Comtat. Les consuls de Carpentras s'efforçaient d'acheter du blé en France, mais se heurtaient aux refus répétés des autorités locales. Ils s'adressèrent au nonce à Paris pour faire lever par le ministère français les obstacles qu'on leur opposait. Ils lui écrivirent le 3 avril : ... Cette ville et toute la province éprouvent depuis quelque temps une disette de grains qui nous menace de toutes les horreurs d'une famine imminente. La terreur et la consternation sont répandues de toutes parts, les actes de violence commencent à se multiplier, l'autorité est impuissante pour les arrêter et il est impossible de prévoir jusqu'à quel point nos maux peuvent s'étendre si, sous quinze jours, nous ne sommes secourus[24]... Le nonce transmit cette lettre à Montmorin, le 11 avril, mais sans résultat appréciable. Le ministre écrivit en apostille : On n'a pas pu accorder la demande, mais le Comtat a eu toutes facilités possibles pour les grains étrangers :et Lyon l'a aidé même de son nécessaire... La France alors souffrait de la même disette que le Comtat. Elle achetait, elle aussi, du blé à l'étranger et, à cette date d'avril 1789, Necker envoyait à Rome même un sieur Famin qui obtenait, grâce aux bons offices de Bernis, la faculté d'exporter sur 12 bâtiments 8.000 rubbes[25] de blé des États de l'Église[26]. Pour empêcher ses sujets d'Avignon et du Comtat de mourir de faim, le pape dut leur expédier du blé à deux reprises, une première fois en avril pour attendre la récolte, une deuxième fois en décembre[27]. Le sel manquait comme le blé. C'était la ferme générale qui était chargée d'approvisionner les greniers d'Avignon. Mais les Avignonnais avaient la réputation peut-être méritée d'être fournisseurs des faux sauniers. La ferme ne mit aucun empressement à faire droit aux réclamations répétées du nonce. Le pape dut faire intervenir la diplomatie. Son secrétaire d'État, qui était encore Boncompagni, écrivit à Bernis le billet suivant, qui montre bien dans quelles alarmes les premiers troubles du Comtat avaient jeté la Cour pontificale : Du Vatican le 8 avril 1789. L'affaire du sel, dans la convulsion présente qui agite la France et par conséquent le Comtat, me cause les plus grands embarras. Je ne saurais trop me louer de la candeur et de l'intérêt que M. le comte de Montmorin prête à la justice et à l'évidence de nos raisons, mais je ne sais trop concevoir comment la ferme générale en élude les effets. Notre peuple est soulevé à Carpentras et à Avignon pour le prix du blé ; qu'est-ce ce qu'ils feront s'ils se trouvent sans sel ? Le pape est déterminé de l'envoyer de l'Italie et M. l'abbé Picrachi sera chargé d'en faire au ministère de Versailles la proposition formelle. Puisqu'on se croit en France libre de toute obligation envers l'État d'Avignon, l'État doit avoir une liberté égale[28]... Bernis appuya vivement la réclamation du gouvernement pontifical : On exposera le Comtat Venaissin à quelque sédition à l'exemple de celles de Provence, si on n'arrange pas promptement l'affaire des sels. Comme pape et comme souverain, Sa Sainteté est surprise et affligée du peu d'égards qu'on montre pour ses représentations[29]... Montmorin transmit la lettre de Bernis à Necker, mais l'affaire tarda cependant deux mois encore à recevoir une solution[30]. Si l'agitation n'avait pas eu d'autres causes que la cherté du pain et le manque de sel, les mesures prises par le gouvernement pontifical auraient sans doute suffi à ramener le calme. Mais les aumônes devaient être impuissantes là où il aurait fallu des réformes profondes. Or, le pape était incapable de concevoir ces réformes, à plus forte raison de les accorder à temps. Le développement des troubles le prit de plus en plus au dépourvu. Après le 14 juillet, par un phénomène de sympathie, la Grande Peur émut les Avignonnais et les Comtadins. Comme leurs voisins de France, ils craignirent les brigands et s'armèrent pour les repousser. Le vice-légat, débordé, dut légaliser le fait accompli. Il autorisa, après coup, les milices citoyennes qui s'étaient formées spontanément dans toutes les communes. Paysans et ouvriers s'y enrôlèrent en masse à côté des bourgeois et des nobles[31]. Le parti patriote, qui n'existait jusque-là qu'à l'état embryonnaire, trouva dans ces gardes nationales des cadres et des moyens d'action. Il se sentit désormais assez fort pour exiger les réformes qu'il se bornait jusque-là à souhaiter ou à implorer. Les décrets du 4 août, écrivait peu après l'un des chefs du mouvement avignonnais Raphel jeune au constituant Camus, ont exalté toutes les tètes, et chacun dans ce petit État a désiré se procurer les mêmes avantages dont vous alliez faire jouir les Français. On ne se proposait que vos décrets pour modèle et pour règle (2)[32]. Les chefs patriotes étaient, à Avignon, un ancien maître d'école devenu journaliste, Sabin Tournai, directeur du Courrier d'Avignon ; un notaire, Lescuyer, qui paraît avoir été une âme ardente et qui sera une des premières victimes de la contre-révolution ; des avocats : Peyre, Palun, Monéry ; de gros commerçants : Richard, Audiffret ; les aubergistes Molin et Peytavin, le boucher Chaussi... Ils avaient derrière eux la population ouvrière, habituée à suivre docilement l'impulsion de ceux qui lui donnaient du travail, et la population paysanne, désireuse de supprimer les droits féodaux et les octrois. Les révolutionnaires s'attaquèrent d'abord à la gestion du conseil de ville et des consuls. Ils leur reprochèrent de gaspiller les finances[33]. Ils réclamèrent la nomination d'une municipalité nouvelle où les i‘ artisans et ménagers n seraient représentés. Pour appuyer leurs demandes, ils organisèrent des manifestations. A l'instigation de Peyre, major de la garde nationale, et d'Audiffret, porte-drapeau, le 7 août 1789, les différents corps de métier se portèrent en foule à l'Hôtel de Ville. La démonstration réussit. Les droits d'octroi furent diminués, les privilégiés exempts des droits d'octroi renoncèrent eux-mêmes à leurs privilèges. Les corporations, enfin, furent invitées à présenter leurs cahiers de doléances. Les doléances rédigées, les impatients auraient voulu que le vice-légat y fit droit sur-le-champ. Une nouvelle émeute éclata le 3 septembre 1739. Les paysans de la campagne avignonnaise s'emparèrent, ce jour-là, de trois portes de la ville, brûlèrent les registres d'octroi, chassèrent les commis. Mais les artisans ne secondèrent pas le mouvement. Une partie de la garde nationale, celle des quartiers riches, commandée par des nobles, accourut aux ordres du vice-légat. Les paysans abandonnèrent les deux portes Lambert et Saint-Michel. Ceux de la porte Saint-Lazare, qui refusaient de se disperser, furent attaqués par le marquis de Rochegude à la tête de 600 hommes de la garde nationale et réduits à s'enfuir. Une procédure contre les chefs patriotes suivit l'échec de cette journée. Trois d'entre eux, Peyre, Audiffret, Molin se réfugièrent en France[34]. Deux autres, Peytavin et Chaussi, furent emprisonnés. Ce coup de vigueur ramena pour quelques semaines le calme à Avignon, mais un calme trompeur et précaire. Il se trouva 400 citoyens de la ville pour signer une pétition au pape dans laquelle ils lui demandaient l'amnistie pour les inculpés. Dans le Comtat, la fermentation n'était pas moindre. Elle était dirigée par l'avocat Raphel, homme dangereux, dit Passeri, aussi habile intrigant qu'il était fourbe et profondément méchant[35]. Raphel était premier consul de Carpentras, ce qui lui donnait des moyens d'action. Il semble s'être entendu dès Je début avec les patriotes avignonnais dont plusieurs étaient ses amis et ses parents[36]. Après la Grande Peur, Raphel demanda la réunion des États généraux. Il était ardemment secondé par un noble philosophe très populaire, le baron de Sainte-Croix, homme de lettres enthousiaste, qui détestait profondément le gouvernement pontifical et rêvait de transformer sa petite patrie en une république indépendante, sur le modèle de celles de l'ancienne Grèce[37]. Le peuple de Carpentras s'ameuta contre le syndic de la ville, à qui on reprochait des malversations dans l'administration des grains, et particulièrement de ceux envoyés par le pape. Le syndic s'enfuit. Raphel, déjà consul, devint pro-syndic. Le 13 septembre 1789, une assemblée extraordinaire des trois États de la province se réunit à Carpentras. Raphel, qui y siégeait, proposa la convocation des États généraux, dont la dernière tenue remontait à 1596. Le lendemain, 14 septembre, les paysans et les artisans de Carpentras manifestaient en armes sous les fenêtres du palais épiscopal où se tenait l'Assemblée. Celle-ci prenait peur et votait la proposition de Raphel. Avant de se séparer, elle nommait une commission intermédiaire de huit membres avec mandat d'obtenir du pape la convocation des États généraux et de siéger en permanence jusque-là. Raphel et le baron de Sainte-Croix entraient tous les deux à la commission intermédiaire, qui ne se composait que de leurs amis. III Les premiers troubles d'Avignon s'étaient produits le 7 août 1789, c'est-à-dire au moment même où la Constituante, en supprimant les annates, portait la plus grave atteinte au Concordat. Les troubles du Comtat, postérieurs d'uni mois, avaient coïncidé avec les négociations entamées par Montmorin. Le pape s'était vu menacer en même temps, comme pontife par la Constituante et comme chef d'État par ses propres sujets. Il est difficile de dire laquelle des deux injures il ressentit le plus, mais on doit constater que si le pontife céda d'abord et cédera longtemps encore, le chef d'État n'hésita pas : il ne songea qu'à la résistance et se mit immédiatement en devoir de la préparer. N'écoutant que son orgueil de souverain et que sa peur de la liberté, Pie VI résolut de refuser les États généraux que ses sujets du Comtat lui réclamaient. Pour gagner du temps, et aussi pour colorer son refus, il chargea son vice-légat de recueillir séparément le vœu particulier de chaque commune à cet égard. Il était facile de prévoir quelle réponse feraient au vice-légat les corps municipaux qui étaient de composition aristocratique. Le pape se décidait en même temps à accorder aux patriotes avignonnais l'amnistie pour ceux d'entre eux qui s'étaient compromis dans l'affaire du 3 septembre. Il espérait, sans doute, par cette politique de bascule, entretenir les divisions entre Avignon et Carpentras, et, grâce à elles, éluder les réformes. Machiavélisme naïf ! L'amnistie, loin d'arrêter les troubles d'Avignon, les fit renaître, et le refus de convoquer les États généraux augmenta la fermentation du Comtat. Pie VI ne pouvait pas ignorer cependant qu'il y avait en France, et dans ses propres États, un parti puissant prêt à profiter de toutes ses fautes pour opérer la réunion d'Avignon et du Comtat. Au moment des élections aux États généraux, la Provence, le Dauphiné, le Languedoc, la Guyenne, la principauté d'Orange avaient donné mandat à leurs députés de réclamer cette réunion[38]. Les patriotes d'Avignon étaient en rapports épistolaires avec les membres du côté gauche de la Constituante. En opposant un refus péremptoire à toutes les demandes de réformes, Pie VI risquait donc de grossir le nombre de ses sujets qui désiraient l'annexion à la France. Il donnait à tout le moins un nouvel aliment à une agitation qu'il n'avait pas la force de maîtriser. Lors de l'affaire des annates, il avait eu la sagesse de comprendre qu'il ne pouvait pas lutter à la fois contre la Constituante et contre ses sujets prêts à la rébellion. Mais il commettait une singulière illusion s'il se flattait de venir à bout de ceux-ci sans faire aux nouveautés la moindre concession. Il était fatal, enfin, que les troubles du Comtat eussent leur répercussion sur la politique de la Constituante. L'Assemblée ne pouvait manquer de saisir tout le parti qu'elle pourrait tirer des embarras du pape pour mener à bien son œuvre religieuse. Les deux questions, la temporelle et la spirituelle, étaient au fond connexes. L'erreur de Pie VI fut non pas d'essayer de les séparer pour les mieux résoudre, mais de ne pas comprendre qu'elles ne pouvaient pas recevoir deux solutions différentes, ici libérale, là despotique. IV Dès le mois d'août 1789, Bernis, fidèle écho des sentiments de la Cour romaine, se préoccupait des troubles d'Avignon et du Comtat. Il faisait part de ses appréhensions à Montmorin, d'abord en termes vagues, dans sa dépêche du 19 août : ... Les nouvelles que nous recevons du Comtat d'Avignon (sic) annoncent un commencement d'effervescence pareille à celle du peuple en France. Espérons que la populace, échauffée et excitée par des bandits de tout pays, cessera de faire le malheur de nos provinces par ses incendies et ses dévastations, et la honte de la France par ses injustices et ses cruautés... Montmorin n'ayant rien répondu à cette suggestion, Bernis revenait à la charge, le 21 octobre 1789 : ... Le Comtat Venaissin demande au Saint-Père l'assemblée des États généraux de cette province et parait vouloir marcher sur les traces de notre Assemblée nationale. Cette affaire, qui peut avoir de grandes suites, va exercer les talents et la sagacité du nouveau secrétaire d'État du pape... Cette fois, le ministre ne crut pas devoir se dispenser de donner la réplique. Il le fit sur un ton de détachement qui dissimulait mal sa satisfaction intime et. en donnant généreusement au pape un conseil de libéralisme qui n'était peut-être pas exempt de quelque ironie : ... Je n'ai point été instruit directement du projet des Avignonnais. [Il s'agit de la demande de convocation des Etats généraux formulée par les Comtadins que Montmorin confond ici avec les Avignonnais.] Il pourrait devenir embarrassant pour Sa Sainteté, mais l'article des tribunaux est celui qui excite le plus de plaintes et il me semble que Pie VI contenterait aisément les sujets en en formant un composé uniquement de nationaux...[39] C'est le 10 novembre que Montmorin donnait au pape ce conseil charitable. Deux jours après, un député de Provence, membre du côté gauche, l'avocat Bouche, très lié avec les patriotes avignonnais, demandait à la Constituante de prononcer la restitution d'Avignon et du Comtat à la France. Au moment où il écrivait à Bernis, il est impossible que Montmorin n'ait pas eu connaissance de la motion imminente de Bouche[40]. La manière dont il s'exprime : Je n'ai point été instruit directement..., la confusion qu'il fait entre les Avignonnais et les Comtadins laisse penser au contraire qu'il était indirectement au courant ; il n'éprouvait pas le besoin cependant de tracer à Bernis une ligne de conduite quelconque dans une affaire qui pouvait à nouveau émouvoir les susceptibilités du pape à peine calmées. Pourquoi ce silence et cette abstention, sinon parce que Montmorin n'était pas fâché des embarras du Saint-Siège, car ces embarras lui faciliteraient l'accomplissement de sa tâche ardue de conciliateur entre la Constituante et la Cour romaine. Plus les choses empiraient dans le Comtat, plus il était évident que le pape se montrerait accommodant avec l'Assemblée. Aller au-devant des demandes d'explications eût été maladroit, il valait infiniment mieux attendre, voir venir, et voilà pourquoi sans doute Montmorin ne donnait aucune instruction à Bernis. Il est vraisemblable que l'Assemblée ne fit pas un autre calcul que Montmorin lui-même. Elle écouta Bouche, ordonna l'impression de sa motion, mais en ajourna l'examen à une date indéterminée. Le 21 novembre, Bouche essayait sans succès de reprendre le débat. A l'occasion de la circonscription des nouveaux départements, il écrivait au président de l'Assemblée la lettre suivante, à laquelle il ne fut pas donné suite : Les députés de Provence, rigoureusement chargés de demander la restitution du Comtat Venaissin et de l'État d'Avignon, vous prient de consulter le vœu de l'Assemblée sur le jour et l'heure qu'elle est bien aise de fixer pour cette affaire. Leur motion est intimement liée avec les finances, les domaines, la distribution du royaume et la Constitution. Si le Comtat Venaissin et l'État d'Avignon sont restitués, comme les députés de Provence l'espèrent, les départements de leur province peuvent devenir différents[41]. Il n'y eut pas de débat et les raisons s'en devinent. Le côté droit affecta de ne pas prendre Bouche au sérieux[42]. Le côté gauche préféra réserver l'avenir. A cette date du 12 novembre, ni les Avignonnais ni les Comtadins n'avaient encore rompu ouvertement avec leur souverain légitime. Il tallait attendre qu'ils exprimassent eux-mêmes leur volonté d'annexion. Bouche avait invoqué les droits de la France, les droits du roi, il lui avait manqué le principal argument : le droit du peuple avignonnais et comtadin à disposer de ses destinées. Puis, la Constituante venait, dix jours auparavant, de prendre une de ses décisions les plus graves. Le 2 novembre, elle avait mis les biens d'Église à la disposition de la nation. Il aurait été suprêmement imprudent d'ajouter à la gravité de ce vote par une provocation directe au Saint-Siège. La motion Bouche avait peut-être cette utilité d'intimider le pape en suspendant sur lui une menace, encore lointaine et indéterminée, mais une menace tout de même. Elle contribuerait à le maintenir dans le silence et l'indécision. Si le côté gauche fit ce calcul, l'événement justifia jusqu'à un certain point son attente. Les troubles d'Avignon et du Comtat, rallumés par l'incohérence de la politique pontificale, vont permettre à la Constituante d'achever tranquillement son œuvre religieuse. V Quand la nouvelle de la motion Bouche arriva à Avignon, la réponse du pape à la demande d'amnistie n'y était pas encore connue. Les Comtadins ignoraient de même si le pape accepterait ou rejetterait les États généraux. Comtadins et Avignonnais protestèrent de leur fidélité au Saint-Siège. Ceux-là le firent sur-le-champ le 25 novembre, par l'organe de la commission intermédiaire[43], ceux-ci avec quelque retard, le 10 décembre, par l'organe de leurs consuls[44]. Le pape s'illusionna-t-il sur la portée de ces protestations solennelles de loyalisme ? Peut-être, car c'est après les avoir reçues qu'il accordait d'une part l'amnistie aux patriotes avignonnais et qu'il signifiait d'autre part à la commission intermédiaire son refus définitif de convoquer les États généraux[45]. Sans doute, le pape essayait de motiver son refus. L'enquête faite par le vice-légat auprès des corps municipaux lui avait prouvé avec certitude, disait-il, que les principales communes, non seulement ne désiraient point l'assemblée des trois ordres, mais encore y répugnaient ouvertement et ne demandaient autre chose que de réformer la manière d'élire les magistrats et l'exercice de leurs fonctions, relativement à l'administration de la justice, la répartition des impôts et des charges publiques... Et Pie VI se défendait d'être l'ennemi de toute réforme. Bien au contraire, il créait une assemblée de notables dont la tâche serait précisément d'étudier ces réformes sur lesquelles il se réserverait de prononcer en dernier ressort[46]. L'assemblée de notables, la chose était visible, avait pour but d'annihiler la commission intermédiaire et d'enterrer congrûment les nouveautés. Malheureusement pour le pape, Raphel et la commission intermédiaire s'obstinèrent. Si l'on en croit l'historien pontifical, Raphel aurait entraîné ses collègues en leur faisant peur des représailles des aristocrates. Il leur aurait dit qu'ils étaient tous perdus s'ils n'obtenaient pas les États généraux et qu'ils périraient victimes de leur patriotisme[47]. Quoi qu'il en soit, la commission intermédiaire invoqua, elle aussi, l'avis des communes et persista de plus belle à réclamer les États généraux. Partout les paysans se soulevèrent. Les insurrections devinrent une mode... Partout on s'insurgeait contre les aristocratiques consuls, on leur demanda des comptes, on les déposa, on les remplaça par des comités élus. A Caumont, les habitants obligèrent les moines de la chartreuse de Bonpas à céder une partie de leurs biens à la communauté. Ils occupèrent ensuite les biens du seigneur, dispersèrent les archives du greffe, brûlèrent les procédures criminelles et dressèrent une potence pour les aristocrates. A Bédarrides, les habitants se partageaient les domaines de l'archevêché d'Avignon, les biens de la chartreuse de Villeneuve el, ceux de quelques aristocrates absents. A Cavaillon, une nouvelle municipalité patriote était constituée en face de l'ancienne. Le viguier du pape émigrait. On perquisitionnait de nuit chez l'évêque. A Piolenc, à Sarrians, à Caderousse, à Bollène, à Caromb, à Pernes, c'étaient des troubles analogues, souvent accompagnés du partage des terres ecclésiastiques. Presque partout, les séditieux nommaient un comité des causes fiscales qui révisait les anciens procès et faisait restituer les amendes et les dépens. Partout, comme en France, on brisait les bancs d'église réservés aux privilégiés. Les nouvelles municipalités révolutionnaires protestèrent avec ensemble contre le bref du 24 février et en demandèrent le retrait. Carpentras avait donné le signal, le 16 mars, par une longue délibération qui était à la fois une critique des abus de l'administration pontificale et un manifeste politique. La justice pontificale était ruineuse et tardive. Les juges étaient étrangers au pays. Les appels se plaidaient à Rome. L'administration de la province et des municipalités était livrée à la brigue, qui en occupait toutes les places et favorisait la dissipation des deniers publics. Les impôts ne pesaient que sur les pauvres. Plus on était riche, plus on était exempt, etc.[48]. Tous ces griefs furent reproduits dans les délibérations des autres municipalités. La commission intermédiaire, qui avait continué de siéger à côté de l'assemblée des notables, tira de ce mouvement la force nécessaire pour passer outre aux volontés du souverain. Invoquant le vœu des communes, elle convoqua une nouvelle assemblée des trois États de la province[49] et adjoignit aux membres de droit un député de chacune des communes. L'assemblée fut orageuse. Les évêques soutinrent qu'il fallait obéir au bref du pape, mais ils furent battus. L'assemblée vota une adresse au pape pour le supplier de retirer son bref et de permettre la tenue des États généraux. Sans attendre la réponse de Rome, une députation fut envoyée au vice-légat à Avignon pour lui demander de convoquer immédiatement les assemblées primaires qui nommeraient les députés aux États généraux. Le vice-légat refusa. Une nouvelle députation réitéra avec insistance le vœu de l'assemblée. Une émeute éclata à Carpentras. L'assemblée décida de ne pas lever sa séance jusqu'au retour de la députation. Alors, le vice-légat céda. Il avait à faire face, à Avignon même, à de graves difficultés et il ne parait pas avoir été au reste un homme très énergique. Il mit seulement comme condition à la réunion des assemblées primaires cette réserve que tout ce qu'elles feraient n'aurait son plein effet qu'après l'approbation pontificale. Il semble qu'on puisse dater de cette date du 2 avril 1790[50] la fin de l'ancien régime dans le Comtat. A Avignon, l'ancien régime courait les mêmes dangers et subissait le même assaut. Les troubles avaient recommencé à Avignon au lendemain même de l'amnistie. L'avocat Peyre était rentré dans la ville aux acclamations de la foule. Il avait voulu reprendre ses fonctions de major de la garde nationale. Le vice-légat en avait pris prétexte pour le faire arrêter et conduire aux prisons du palais[51]. L'état-major de la garde nationale réclama aussitôt sa mise en liberté. Une foule de 4 à 5.000 personnes entoura le palais, pénétra dans les prisons, délivra Peyre, obligea le vice-légat à brûler la procédure. Les soldats du pape avaient fraternisé avec les émeutiers[52]. Le lendemain, 3 février 1790, devait avoir lieu la réélection des officiers de la garde nationale. Tous les choix tombèrent sur des partisans déterminés de la Révolution. Sans tarder, le comité militaire de la garde nationale s'entendait avec les corporations pour présenter un plan de réforme de la justice à la municipalité et pour demander au vice-légat la convocation des États généraux. En vain, le conseil de ville essayait de faire la part du feu. Il supprimait toute distinction d'ordres et convoquait les chefs de famille dans chaque paroisse pour les consulter sur les réformes. Le 22 février, les corporations s'assemblèrent aux Carmes, marchèrent sur l'Hôtel de Ville, pénétrèrent dans la salle où le Conseil délibérait. Les consuls prirent peur et démissionnèrent en dépouillant le chaperon, insigne de leurs fonctions. Leur exemple fut suivi par tout le corps de ville. Cette défection[53] livra la ville aux révolutionnaires. Le vice-légat dut permettre l'installation d'une municipalité provisoire composée du comité militaire de la garde nationale et de quinze députés des corporations. Cette nouvelle municipalité convoqua, pour le 14 mars, une assemblée générale des neuf districts. On délibéra ce jour-là d'adopter pour l'État d'Avignon la Constitution française et d'organiser la municipalité définitive d'après les règles stipulées dans cette Constitution. Ce n'était pas encore la réunion à la France, mais c'était d'un seul coup la suppression de l'ancien régime et l'établissement de la démocratie. Le vice-légat essaya de gagner du temps. Il proposa des modifications au projet de municipalité qu'on lui avait présenté. Ses modifications furent rejetées. Les districts se réunirent à nouveau, le 5 avril[54], et nommèrent d'après les lois françaises un maire, des officiers municipaux, des notables. Le vice-légat refusa de donner une approbation définitive à cette élection. Il envoya un courrier à Rome. Mais le 23 avril[55] une nouvelle manifestation le força à transformer en approbation définitive son approbation provisoire et à exiler deux officiers aristocrates de la garde nationale, coupables d'avoir résisté à l'émeute[56]. Quatre jours plus tard, l'un des nouveaux officiers municipaux, Raphel cadet, s'empressait d'écrire à Camus pour solliciter l'appui de la Constituante contre un retour offensif du despotisme. ... Notre nouvelle municipalité, disait-il, ne sera pas plus tôt installée qu'elle s'empressera d'écrire à l'Assemblée nationale pour lui témoigner les sentiments de respect et d'admiration que lui ont inspirés ses sublimes travaux. L'ancienne s'était toujours refusée au vœu des citoyens à cet égard. Dans le moment présent, nous sommes menacés de voir arriver des régiments étrangers, au service de France, pour faire des incursions dans notre pays. Nous n'avons pu nous persuader que l'Assemblée nationale se prêtât à nous forger des fers, quand elle a brisé les chaînes de tous les Français et qu'elle voulût nous punir d'avoir demandé hautement la Constitution à laquelle elle travaille pour le bonheur général. Mais comme la marche des troupes dépend du pouvoir exécutif, à ce que je présume, peut-étre ignoreriez-vous cette démarche. Je crois devoir vous dire qu'une guerre civile qu'on ferait naître parmi nous risquerait d'embraser les provinces françaises qui nous avoisinent, ce qu'il est important d'éviter[57]... Les craintes de Raphel et de ses amis étaient chimériques. Le pouvoir exécutif de France était à cent lieues du projet qu'ils lui prêtaient d'envoyer des régiments à Avignon pour y mater les patriotes. Dès ce moment, Avignon échappe, en fait, à l'autorité du Saint-Siège. Le vice-légat n'est qu'un figurant. Tout le pouvoir appartient à la nouvelle municipalité. Sous les regards bienveillants du maire, le peuple abat les poulies qui servaient aux estrapades, pille la maison de l'Inquisiteur et brûle les registres du tribunal qu'il présidait, met en pièces les armoiries pontificales, etc. Le 11 avril, la garde nationale d'Avignon assiste à la fédération d'Orange et jure avec les gardes nationales françaises amitié, attachement inviolable et assistance mutuelle. Au retour, elle célébrait une grande fête patriotique pour l'installation solennelle de la municipalité. Un autel de la patrie était dressé sur la place du palais. Les gardes nationales françaises, qui retournaient dans leurs foyers en passant par Avignon, renouvelaient sur cet autel le serment fédératif. La milice pontificale elle-même se joignait à la fête et y figurait avec son drapeau. Comment, en apprenant ces tristes nouvelles, Pie VI n'aurait-il pas fait sur lui-même d'amères réflexions ? Comment n'aurait-il pas esquissé un geste d'humeur, lui, si orgueilleux et si entêté ? Pour venir plus facilement à bout de la Révolution dans ses États, il avait sacrifié ses intérêts et sa dignité de pontife, il avait subi sans mot dire les usurpations de la Constituante. Et son sacrifice avait été en pure perte ! La Révolution était maîtresse à Avignon et dans le Comtat. Dans le Comtat, la commission intermédiaire, au mépris de ses ordres formels, convoquait les États généraux. A Avignon, une municipalité insurrectionnelle proclamait la Constitution française. Et pendant ce temps, la Constituante avait redoublé d'audace dans son œuvre sacrilège. Quel chemin parcouru depuis l'affaire des annates 1 Si les concessions, si la prudence ne servaient à rien, autant valait employer tout de suite les grands moyens, engager à fond, sur toute la ligne, la lutte suprême 1 Le pape en eut un instant l'idée. Et pourtant il y renonça. L'étude de la correspondance de Bernis nous dira pourquoi et comment. |
[1] Mémoires historiques et philosophiques sur Pie VI et son pontificat jusqu'à sa mort, seconde édition. Paris, F. Buisson, in-8°, 2 vol. L'ouvrage a paru sans nom d'auteur, mais l'attribution à Bourgoing est certaine. Les renseignements sont par endroits d'une précision telle qu'il semble bien que l'auteur a eu communication des archives des Affaires étrangères. Nous citerons toujours la seconde édition.
[2] Bourgoing, t. I, p. 101.
[3] Sur les constructions de Pie VI et sur ses collections, consulter le livre de J. Gendry, t. I, ch. VI.
[4] Bourgoing, t. I, p. 122, cf. aussi, p. 109 : Il est inutile de vouloir lui faire accepter un projet qu'il s'est obstiné à rejeter, mais il adopte volontiers un équivalent. Le grand art avec lui est de ménager ou de sauver son amour-propre.
[5] Bourgoing, t. I, p. 123.
[6] Bourgoing, t. I, p. 123.
[7] F. Masson, Bernis, p. 459.
[8] Bourgoing, t. I, p. 190.
[9] Louis Madelin, Pie VI et la première coalition (Revue historique, t. LXXXI, p. 6).
[10] Bourgoing, t. II, p. 150.
[11] C'est le mot de M. F. Masson, Bernis, p. 459.
[12] La démission de Boncompagni est annoncée dans la dépêche de Bernis du 30 septembre 1789, la nomination de Zelada dans la dépêche du 14 octobre.
[13] Bourgoing, t. II, p. 164.
[14] D'après J. Gendry, t. II, p. 110.
[15] Bourgoing, t. II, p. 225.
[16] Il avait, par d'assez pitoyables querelles, tourné contre le Saint-Siège l'Europe presque entière. Madelin, art. cité, p. 6.
[17] M. F. Masson cite cette dépêche de Vergennes à Bernis : Qu'on ne s'y trompe pas, nous savons parfaitement distinguer ce qui appartient à la religion et à la politique et Votre Éminence sait qu'il n'y a que le premier pas qui coûte... Parlez ferme, je vous prie, Monseigneur, à Sa Sainteté, et faites-lui comprendre qu'on ne se joue pas impunément d'un roi, le véritable appui du trône pontifical. (Vergennes à Bernis, 21 janvier 1777) dans Masson, Bernis, p. 419, note.
[18] Dépêche de Bernis du 5 janvier 1789. Affaires étrangères. Rome, reg. 910.
[19] Bourgoing, t. I, p. 161, cf. aussi, J. Gendry, t. I, 122 et suiv.
[20] Le Comtat ou Comté Venaissin fut cédé au pape une première fois en 1228 par Louis IX, pour le dédommager des dépenses qu'il avait faites en entretenant dans le Languedoc des prédicateurs et des missionnaires destinés à convertir les Albigeois. Le pape le restitua au comte de Toulouse Raymond VII, qui le garda de 1233 à 1243. En 1243, il retourna à la France. En 1273, Philippe le Hardi l'abandonna au pape Grégoire X. Avignon fut donné au Saint-Siège en 1348 par la reine Jeanne qui pensait ainsi racheter ses péchés.
[21] Voici comment Vergennes appréciait le gouvernement pontifical à Avignon : Nous savons, sur la perversité des personnes employées dans l'administration d'Avignon et du Comtat, des anecdotes qui, si elles étaient publiques, tourneraient au déshonneur du Saint-Siège. Il est presque impossible que la plupart de ces personnes n'abusent pas de leur autorité. On les envoie dans ce pays comme les baillis en Suisse, pour s'y enrichir, et tout leur revenu est casuel. De là les procès multipliés, les amendes, les fraudes dont les nationaux et les étrangers sont les victimes. Si quelqu'un résiste, il est en butte à des persécutions de tout genre, et les armes spirituelles se joignent à la puissance civile pour l'écraser. Le despotisme des gens en place est si absolu et ils ont une telle habitude d'être toujours soutenus à Rome qu'ils ne craignent pas de prendre vis-à-vis des sujets du Roi le même ton qui réduit les Avignonnais au silence. (Cité par M. F. Masson. Remis, p. 433).
[22] Pour forcer le pape à supprimer les Jésuites, Louis XV s'était emparé d'Avignon et du Comtat de 1768 à 1774. Louis XIV, avant lui, avait déjà procédé à deux occupations successives, lors du conflit de la régale et de l'affaire des franchises.
[23] L'avocat général Passeri, auteur des Mémoires sur la Révolution d'Avignon et du Comtat Venaissin, 1793, 2 vol., texte italien en regard du texte français. L'ouvrage anonyme a été imprimé à Rome. Il renferme en appendice de nombreuses pièces justificatives et dans le corps du récit de nombreux renseignements qui ne peuvent provenir que des archives du Vatican.
[24] Archives des Affaires étrangères. Rome, reg. 910.
[25] Le rubbe, italien rubbio, était la mesure courante à Rome.
[26] Famin n'ayant pu faire des achats aux particuliers, Bernis s'adressa à Boncompagni qui l'autorisa à s'approvisionner dans les greniers de l'annone (Cf. dépêches de Bernis des 6, 12 et 20 mai 1789).
[27] Le premier envoi comprit 3.000 rubbes, le deuxième 9.000. Le blé pontifical fut vendu 31 livres 7 sols la saumée (mesure d'Avignon), alors que le prix courant était de 45 livres (Passeri, t. I, p. 32). Le pape avait sollicité le bienveillant concours du gouvernement français pour protéger ses convois de blé (dépêche de Bernis du 14 avril et réponse de Montmorin du 16 mai 1789).
[28] Rome, reg. 910.
[29] Rome, reg. 910, dépêche du 8 avril.
[30] Le 19 juin 1789, Lambert écrivit à Montmorin que la ferme mettait 20.000 minois de sel à la disposition du pape.
[31] Afin, dit Passeri, de se vêtir des brillantes couleurs de l'uniforme. (t. I, p. 42.)
[32] Extrait d'une lettre d'un officier de la nouvelle municipalité d un député de l'Assemblée nationale, suivi d'une délibération des neuf districts de la ville d'Avignon, du 5 avril 1790, 8 p., Imp. Baudoin. La lettre est signée Raphel. Le député à qui elle est adressée est certainement Camus, son correspondant habituel. Il reste aux Archives nationales plusieurs lettres de Raphel à Camus, de la même période.
[33] Il y avait un déficit de 3 millions et demi dans les finances de la ville, d'après Raphel.
[34] Peyre viendra bientôt habiter Paris. Il jouera en 1791 un rôle important au club des Cordeliers qu'il présidera pendant la crise de Varennes. Voir mon livre, Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champ de Mars, Paris, H. Champion, 1910, in-8°.
[35] Passeri, t. I, p. 56.
[36] Le Raphel d'Avignon, qui correspondait avec Camus, était son frère cadet.
[37] Le baron de Sainte-Croix, né à Mormoiron, dans le Comtat, était membre de l'Académie des inscriptions de France. Il avait fait des recherches sur les mystères du paganisme, composé un grand ouvrage suries historiens d'Alexandre et une histoire de la puissance navale de l'Angleterre (d'après une note de la réimpression du Moniteur, t. II, p. 370). Consulter sur ce personnage la notice du Dictionnaire de la Provence et du Comté Venaissin, Marseille, 1787, t. IV.
[38] D'après l'Opinion de Bouche, du 27 août 1790, p. 1, note.
[39] Affaires étrangères, Rome, reg. 911.
[40] Le registre 911 de la correspondance de Rome contient, à la date du 12 décembre 1789, une lettre de Bouche à Montmorin, pour lui annoncer l'envoi d'un exemplaire de son mémoire intitulé : De la restitution du Comté Venaissin, des villes et État d'Avignon, motion imprimée sous l'autorisation de l'Assemblée nationale par son décret du 12 novembre 1789... (Il y a une faute d'impression sur le titre, 21 novembre pour 12). Bouche avait été oratorien avant d'être avocat. Il avait écrit un Essai sur l'histoire de Provence (2 vol. in-4°). Le Dictionnaire de la Provence (1787) dit qu'il préparait une histoire de Marseille.
[41] Musée des Archives nationales, publié par la direction générale des Archives nationales. Paris, Plon 1872, p. 694.
[42] Lorsque M. Bouche proposa sa motion, il fut accueilli par des huées générales et je me présentai sur-le-champ pour me déclarer son adversaire. L'Assemblée repoussa indéfiniment la question. Lettre (imprimée) écrite par l'abbé Maury aux consuls de Valréas, 30 décembre 1789 (Arch. nat., ADXVIIIc 128).
[43] Il est intéressant de noter que la protestation du Comtat se fonde précisément sur les droits des peuples : Considérant que le seul fondement légitime de toute acquisition et revendication de la souveraineté est le consentement libre du peuple et que sa volonté doit être manifestée avant de passer sous une nouvelle domination.... La protestation, rédigée par le baron de Sainte-Croix, figure à la réimpression du Moniteur, II, p. 370. Elle est reproduite aussi en appendice des Observations sur un écrit des soi-disant députés d'Avignon (par les représentants du Comtat Venaissin envoyés à Paris), p. 37.
[44] La protestation du corps municipal d'Avignon est publiée dans Passeri, t. Il, pièce justificative n° 4.
[45] Le refus du pape est contenu dans le bref du 24 février 1790, qui a été publié dans J.-F. André, Histoire de la Révolution avignonnaise, Paris, 1844, t. I, p. 30-31.
[46] Les notables étaient au nombre de douze ; parmi eux, deux évêques, ceux de Carpentras et de 'Vaison, le consul de Valréas, le syndic de Carpentras, et le recteur du Comtat. Raphel avait été écarté, mais on n'avait pas osé éliminer le baron de Sainte-Croix.
[47] Passeri, t. I, p. 64.
[48] La délibération de Carpentras est analysée dans Passeri, t. I, p. 126-128.
[49] Assemblée distincte des États généraux proprement dits.
[50] Date donnée dans Clément Saint-Just. Esquisse historique de la Révolution d'Avignon et du Comtat Venaissin et de leur réunion à la France. Paris, Garnier, 1890, p. 15.
[51] D'après Passeri, Peyre aurait donné au vice-légat sa parole d'honneur qu'il s'abstiendrait pendant quelque temps de paraître en uniforme. Il aurait violé sa parole en montant la garde en uniforme avec arrogance et affectation, ce qui causa des mouvements populaires. Le vice-légat se serait alors décidé à une mesure dictée par les circonstances. (Passeri t. I, p. 66). Clément Saint-Just dit que l'arrestation de Peyre fut l'œuvre de Passeri (Clément Saint-Just, p. 13).
[52] La garnison pontificale d'Avignon se composait d'une compagnie de chevau-légers et d'une compagnie de Suisses qui restèrent fidèles à leur devoir et de 120 fantassins qui furent pervertis. Cette infanterie était la force principale du gouvernement (Passeri, t. I, p. 68).
[53] C'est le mot de Passeri, t. I, p. 74.
[54] Date donnée dans la lettre de Raphel à Camus, écrite quatre jours après.
[55] D'après le Manifeste de la Ville et État d'Avignon, s. d., p. 25.
[56] Du nombre était le capitaine Escoffier qui avait essayé de défendre l'Hôtel de Ville (Récit abrégé mais exact des troubles arrivés à Avignon, 1790, p. 9). Peu de jours après, l'avocat général Passeri, accusé par son secrétaire d'avoir conçu le projet de faire venir à Avignon des troupes étrangères pour rétablir l'ordre, était l'objet d'une perquisition, à la suite de laquelle il s'enfuyait à Marseille.
[57] Révolution d'Avignon. Extrait d'une lettre d'un officier de la nouvelle municipalité d un député de l'Assemblée nationale suivi d'une délibération des neuf districts de la ville d'Avignon, du 5 avril 1790. Paris, Beaudoin, 8 p. Arch. nat., ADXVIIe 128.