ROME ET LE CLERGÉ FRANÇAIS SOUS LA CONSTITUANTE

 

CHAPITRE PREMIER. — L'AFFAIRE DES ANNATES.

 

 

I

Quand s'ouvrirent les États généraux, la France était représentée à Rome depuis vingt ans déjà par le cardinal de Bernis.

Les ambassadeurs avaient alors sur la marche et le succès des négociations une action beaucoup plus grande que de nos jours. La lenteur des communications les laissait des semaines entières sans instructions de leur gouvernement. Il fallait près de quinze jours en moyenne à un courrier ordinaire pour se rendre de Paris à Rome. Pendant que durait l'aller et le retour, c'est-à-dire pendant un mois au moins, l'ambassadeur ne pouvait prendre conseil que de lui-même. S'il interprétait bien ou mal ses instructions générales, s'il mettait plus ou moins d'exactitude ou de zèle à en suivre l'esprit, le ministre ne le savait d'ordinaire que trop tard pour intervenir efficacement. Pour les détails de la négociation, comme pour le choix des moyens, le ministre était bien souvent obligé de s'en remettre à l'ambassadeur.

Quand le ministre était un homme faible et indécis, préoccupé de défendre sa situation à la Cour ou devant l'opinion et, au contraire, quand l'ambassadeur était un homme convaincu de- son importance, protégé par ses services antérieurs, assuré de la faveur royale, ce n'était pas toujours le ministre qui restait le maître de la négociation. Il arrivait que l'ambassadeur s'en emparait, soit pour la faire réussir, soit pour la faire échouer.

Point n'est besoin de parcourir longuement la correspondance de Rome pour s'apercevoir que le cardinal de Bernis doit être rangé dans cette catégorie d'ambassadeurs plus disposés à en faire à leur tête qu'à se conformer à la direction de leur ministre.

L'ancien favori de Mme de Pompadour était fort de sa haute naissance, de ses relations avec toutes les grandes familles qu'il trouvait souvent l'occasion d'obliger, fort de ses longs services, de l'amitié que lui témoignait le pape Pie VI, qui lui devait en partie son élévation, fort enfin de sa dignité cardinalice. Tant que Vergennes avait tenu le portefeuille, Bernis avait sans doute mis une sourdine à ses velléités d'indépendance. Mais avec Montmorin, les manières et le ton changent.

Montmorin ôtait entré au ministère contre la volonté de la reine, par l'amitié personnelle du roi et par la protection de Mesdames et du baron de Breteuil[1]. Grand seigneur philosophe, d'une intelligence souple et déliée, mais paresseux, accablé de dettes d'ailleurs et sceptique, il n'avait guère qu'une préoccupation : se maintenir au pouvoir en louvoyant adroitement à travers les écueils de plus en plus nombreux dont la route est semée. La fermeté fut toujours la qualité qui lui manqua le plus[2]. En toutes choses, il s'efforçait d'abord de prendre le vent.

Désireux de ne pas se compromettre, il aimait mieux attendre et ne rien faire que de risquer d'agir à contretemps. Dans les affaires délicates, il laissait volontiers ses agents sans instructions ou ne leur en envoyait que de vagues et de générales.

Au début de la Révolution, il est du parti de Necker, parce que Necker est l'homme populaire. Il sent la force du mouvement d'opinion qui appuie la Constituante et il est trop souple et trop adroit pour essayer d'y résister. Il y cède sans trop de déplaisir. Il s'efforce seulement de ne pas se brouiller avec la Cour tout en faisant bon visage aux patriotes. Il est renvoyé avec Necker à la veille du 14 juillet et repris avec lui le lendemain. Il conseillera au roi de ne pas s'opposer à la marche des Parisiens sur Versailles, le 5 octobre. Dans la nuit du 5 au 6 octobre, il recevra La Fayette, son ami, dans son propre hôtel à Versailles. On comprend qu'il passe alors pour un ministre citoyen.

Son manque de fermeté autant que sa politique philosophique et patriote n'étaient pas faits pour inspirer le respect et commander l'obéissance à un homme aussi profondément aristocrate que l'était devenu le cardinal de Bernis.

Depuis longtemps, en effet, Bernis a répudié toutes les complaisances qu'il avait pu avoir pour l'esprit philosophique au temps de son premier ministère. Le temps est bien passé où il correspondait avec Voltaire et où il tournait à l'intention des dames de petits vers légers. Il affiche maintenant, à tout propos et hors de propos, les sentiments les plus rétrogrades. Son panégyriste, M. Frédéric Masson, n'a pas cherché à le dissimuler. D'une formule heureuse, il définit Bernis un prêtre qui croyait au droit des nobles et un noble qui croyait au droit des prêtres[3]. Le prêtre et le noble étaient également intransigeants avec les nouveautés. Bernis condamnait la liberté de conscience ; il déplorait l'édit de 1787 qui avait rendu aux protestants la liberté civile. L'ignorance lui paraissait chose utile et nécessaire. Ce serait un malheur que dans son siècle tout le monde sût lire et écrire[4]. Il n'aime pas les assemblées, même les assemblées de notables, et désapprouve à plus forte raison la convocation des États généraux[5]. La liberté de la presse lui paraît une abomination.

Nul n'était plus mal préparé que ce vieillard fanatique à comprendre les événements, nul n'était moins désigné pour remplir utilement entre la Révolution et le Saint-Siège le rôle de conciliateur qui va cependant lui échoir. Quand on recherche toutes les responsabilités de la rupture entre la France et Rome sous la Constituante, il n'est pas possible de négliger celle-ci. Je crois qu'il faut en tenir compte.

Pour exprimer son effroi, Bernis n'a même pas attendu 89. Dés 1785, il écrivait à Vergennes : Je suis vieux et je voudrais bien finir ma vie sans être témoin de la révolution qui menace le clergé et la religion même[6]. Il ne croyait sans doute pas alors que ses appréhensions seraient si vite justifiées.

A la veille de la réunion des États généraux, Montmorin lui fit part du désir qu'avait le roi de le rappeler de Rome pour le nommer président de l'ordre du clergé. Pour tout autre, le désir du roi eût été un ordre. Bernis fit le sourd. Il feignit de n'avoir pas reçu la lettre de son ministre et resta à Rome. Les maximes à la mode, alléguait-il pour justifier son refus, n'étaient pas les siennes[7].

S'il préféra rester à Rome, ce ne fut pas seulement par souci de sa tranquillité, par crainte de se commettre de trop près avec la Révolution, ce fut aussi par orgueil et par intérêt bien compris. Il faut l'entendre se vanter auprès de Montmorin de la grande place qu'il tient à la Cour du pape. Comme il fait sonner bien haut le privilège dont il jouit de traiter directement avec le Souverain Pontife toutes les affaires qui intéressent le roi, sans passer par l'intermédiaire du secrétaire d'État !

Il ajoute, avec un sérieux comique, qu'il n'a point cependant le projet de gouverner le pape, mais seulement de s'en faire considérer et estimer :

Pour moi, Monsieur, qui n'ai point eu le projet de gouverner le Pape, mais bien celui de m'en faire considérer et estimer, je n'ai jamais de haut ni de bas avec lui et je me contente de faire mes affaires sans me mêler indiscrètement des siennes. J'attends pour lui donner des conseils qu'il m'en demande et je lui dis alors ma façon de penser avec les ménagements qu'exige le caractère de Pie VI, que je connais fort bien[8]...

Sa fatuité sénile s'étale dans cette dépêche datée du 5 août 1789 :

Vous connaissez trop les hommes et les Cours pour ne pas imaginer tout ce que les représentants du Roi dans les pays étrangers ont à souffrir depuis bien longtemps de tout ce qui se dit et de tout ce qui se pense de nous. Je n'ai, Dieu merci, personnellement nulle raison de me plaindre ni du Pape, ni de la Cour, ni du public de Rome : une conduite constante, une représentation soutenue, un accès facile, de l'aisance dans le commerce et de la fermeté et de la dignité, quand il a fallu, m'empêchent de jouer un rôle inférieur dans ces moments de trouble et d'anarchie. Je suis toujours la seconde personne de Rome et je pourrai, dans tous les cas, par des moyens qui ne coûteront rien au Roi, soutenir ma représentation[9].

 

Il est le premier après le pape ! Que ne fera-t-il pas pour rester à ce rang ? On pressent déjà qu'en cas de conflit entre le pape et le roi, il sera préoccupé de ne pas perdre les bonnes grâces pontificales qui ont tant de prix à ses yeux. On pressent que si le conflit est provoqué par les maximes à la mode, Bernis aura bien du mal à surmonter ses répugnances pour faire tout son devoir de fidèle sujet, surtout s'il peut croire que les ordres qu'un ministre citoyen lui donne au nom du roi n'émanent pas de la pleine et entière initiative royale, s'il peut croire que le roi n'est pas libre.

Il fronde la Révolution avant même qu'elle éclate. Comment aurait-il pu s'entremettre de bon gré entre elle et le Saint-Siège ? Et comment n'aurait-il pas été tenté d'agir à sa guise quand le ministre n'entretient avec lui qu'une correspondance intermittente et le laisse sans instructions précises, même dans les cas pressants ?

Ni par goût, ni par tempérament, Montmorin ne se sentait attiré par les affaires de Rome. Il affectait au contraire de les traiter en quantité négligeable et n'y touchait qu'avec un laisser-aller qui frise l'impertinence ou le dédain. C'étaient sans cesse, dit M. F. Masson, dans les dépêches de sottes comparaisons entre le pape et le sultan. Pas un mot d'ailleurs de politique générale ; à peine si l'on parlait de ce qui intéressait le plus directement le pape ; cela, pour tout, et du petit au grand ; ainsi, tout le service des courriers avec Rome est bouleversé sans qu'on en parle au cardinal et l'édit de novembre 1787, concernant ceux qui ne font pas profession de religion catholique, est rendu sans que le roi juge à propos de faire même connaître au pape ses intentions[10]...

En tranchant les affaires religieuses sans s'occuper du pape, la Constituante, comme on le voit, n'innovera pas autant qu'on se plaît à dire, elle ne fera en somme que continuer des traditions établies.

Mais la nonchalance ou les dédains de Montmorin devaient naturellement augmenter encore les allures indépendantes de notre ambassadeur, et cela non plus n'était pas de nature à retarder la rupture entre la France et Rome.

 

II

Les historiens qui distinguent entre l'œuvre administrative et l'œuvre religieuse de la Constituante, pour admirer celle-là et condamner celle-ci, oublient d'abord que la distinction absolue du domaine laïque et du domaine : religieux est toute récente et que les Constituants étaient de leur temps, et ensuite que les Constituants n'ont fait la plupart du temps, dans leurs réformes religieuses comme dans leurs réformes civiles, que suivre les instructions de leurs cahiers et notamment des cahiers des curés. Qu'on lise les cahiers sans parti pris et on verra s'y manifester, en même temps qu'un très sincère sentiment religieux, un ardent désir de réformer l'Église dans un sens gallican. — Partout, dit un juge autorisé, où le bas clergé put se faire entendre, d'accord avec les deux autres ordres et souvent en termes plus pressants que les leurs, il se plaignait du Concordat, des exactions de la Cour de Rome, de celles des évêques, des ordres religieux, de la portion congrue et des autres abus qui viciaient la police ecclésiastique[11]. L'hostilité contre le Concordat était générale parmi les clercs comme parmi les laïques et s'imaginer que la Constituante eût pu, eût dû éviter de toucher à la question religieuse, c'est se boucher les yeux, c'est ne tenir aucun compte des réalités. Il est hors de doute qu'en abrogeant le Concordat et en le remplaçant par une loi nouvelle les Constituants ne faisaient qu'obéir au vœu de leurs mandants.

Cela est si vrai qu'avant même la réunion des États généraux, Bernis prévoyait que le Concordat était en péril et s'empressait de plaider en faveur de son maintien.

Dés le 1er avril, il protestait contre les fameuses instructions données par le duc d'Orléans à ses représentants dans les bailliages. Il hésitait à croire que le duc en fût réellement l'auteur. N'étaient-elles pas scandaleuses puisqu'elles réclamaient l'établissement du divorce et la rupture du Concordat ? Et cependant Bernis n'osait invoquer en faveur du Concordat que les circonstances atténuantes, tant il connaissait là-dessus l'opinion générale et celle de son ministre. Il craint même que le roi, lui aussi, ne soit devenu hostile au Concordat !

Les instructions imprimées attribuées à M. le Duc d'Orléans[12] sont arrivées ici ; elles surprennent, affligent et scandalisent à plusieurs égards. Ce prince demande au Pape assez souvent des dispenses, des sécularisations et plusieurs grâces pareilles. S'il ne dément pas les instructions dont il s'agit, le Saint-Père ne sera plus disposé, comme il l'était, à accueillir ses demandes.

Nous avons des concordats bien anciens avec le Saint-Siège. Il y aurait beaucoup d'inconvénients à les rompre. Je diminue journellement par mon influence les sommes qui sortent du Royaume pour satisfaire aux taxes convenues avec la Cour de Rome. C'est le moyen le plus doux et peut-être le plus sage pour parer à l'inconvénient dont le Roi parait être frappé. Il est aisé de renverser, mais non de juger sainement des effets que peuvent produire les innovations. Chaque année j'obtiens sur les taxes de Rome des diminutions très considérables, et c'est un des points dont je m'occupe le plus ici[13].

 

Dans sa réponse, Montmorin évitait soigneusement de se prononcer sur le Concordat, mais il prenait soin de confirmer l'authenticité des instructions attribuées au duc d'Orléans. Mieux encore, il insiste sur la sensation qu'elles ont faite.

... Il n'est que trop vrai que M. le Duc d'Orléans a laissé publier sous son nom les instructions dont on a connaissance à Rome. On assure qu'elles sont l'ouvrage d'un ecclésiastique[14].

Je ne dirai pas à V. É. qu'elles n'ont pas fait beaucoup de sensation ici, elles le devaient, même au milieu de la foule d'ouvrages de ce genre qu'on a répandus depuis deux mois dans le public, vu le rang du Prince qui les avait approuvées...[15]

 

Les véritables sentiments de Montmorin perçaient sous ces lignes. Bernis n'en revint pas moins à la charge sur le même sujet, avec une obstination de vieillard têtu.

... J'ai lu dans plusieurs cahiers de nos paroisses qu'on y déclame contre l'abus de faire passer à Rome pour les bulles, dispenses et unions des sommes énormes, qu'on peut cependant évaluer, une année dans l'autre, à 400 000 livres. Mais ceux qui ont fait cette observation ne savent pas que nos sucres, nos cafés et nos modes font rentrer dans le royaume le quadruple de cette somme fixée par le plus ancien comme par le plus solennel des traités. Toute la ville de Rome s'habille d'étoffes de Lyon, et si cette Cour donnait la préférence aux Anglais qui la sollicitent depuis longtemps. le retranchement de cette dépense. qui aurait d'ailleurs les plus grands inconvénients, n'indemniserait pas notre commerce de la perte considérable qu'il ferait. Nos pères n'ont pas toujours été aussi aveugles qu'on affecte de le supposer aujourd'hui[16].

 

Notons que Bernis, cette fois encore, ne plaide en faveur du Concordat que les circonstances atténuantes. C'est l'intérêt du commerce français qu'il invoque. Il ne dit rien de l'intérêt de l'Église, du droit du pape. Il emploie l'argument le plus propre à toucher un ministre philosophe.

A lire ce plaidoyer d'un partisan déterminé du Concordat, on comprend mieux la force irrésistible qui entraînait l'Assemblée dans ses réformes religieuses. Les ultramontains, les aristocrates sentaient d'avance leur cause perdue. Ils ne luttaient plus que par acquit de conscience.

Montmorin lui-même, qui n'avait pas pour habitude de prendre les devants, croyait nécessaire d'avertir Bernis de ce qui allait arriver, afin de l'y préparer. Mais il le faisait trop timidement pour exercer une action efficace.

... Je ne serais pas étonné, lui mandait-il le 30 juin, que l'esprit de nouveauté dont nous sommes animés, en ce moment ne fit mettre sur le tapis dans les États généraux plusieurs questions relatives au clergé qui inquiéteraient à juste titre la Cour de Rome, mais quoique cet ordre se soit affaibli en se divisant, il faut espérer qu'il conservera assez d'influence pour empêcher l'effet des dispositions actuelles, et pou• se maintenir dans la considération qu'il importe au bien de la Religion et de l'État qu'il conserve...[17]

 

En recevant de pareilles assurances, Bernis n'en fut que plus enclin à voir les choses en noir. Oubliant qu'il n'avait pas à donner un avis qu'on ne lui demandait pas (chez lui cet oubli devient de plus en plus fréquent), il se mit à critiquer amèrement la conduite des États généraux et à conseiller au gouvernement une ferme attitude. C'était le temps où le comte d'Artois et la reine donnaient le terne conseil au faible Louis XVI.

... L'influence d'un grand Monarque, écrivait Bernis le lei juillet, dépend principalement de la persuasion où sont les autres Cours qu'il est le maître chez lui. Ce préalable est absolument nécessaire : rien n'y peut suppléer. C'est ce qui fait désirer aux amis de la France que la fermeté de notre Gouvernement en impose promptement à ces orateurs téméraires du tiers état qui ne cachent plus leurs vues d'ambition et d'indépendance...[18]

 

Chaque pas en avant de la Révolution le trouve indigné et gémissant. Le 15 juillet, il déplore les trop grandes concessions que le roi a faites au tiers état, sans doute en lui permettant de se réunir aux deux autres ordres : Le Roi a accordé au dernier ordre de son royaume plus que n'avait fait aucun de ses prédécesseurs... Il voit l'anarchie qui s'avance, l'anarchie, la maladie la plus dangereuse et la plus funeste dont un grand Empire puisse être attaqué... Un moment, il a une joie. Il vient d'apprendre le renvoi de Necker, les préparatifs militaires en vue de mettre les patriotes à la raison :

... On applaudit beaucoup ici au choix que Sa Majesté a fait de M. le maréchal de Broglie pour commander en chef les troupes qu'on rassemble aux environs de la capitale. Si cette précaution avait été prise au moment de l'assemblée des Etats généraux, ils auraient été plus sages, plus tranquilles, l'autorité aurait été plus respectée et le public, ainsi que la Cour, délivrés de l'inquiétude des mouvements populaires...

A en juger par certains principes avancés et :répandus dans le public, il semblerait qu'on mette en question les maximes fondamentales du royaume de France, la succession au trône[19] de la famille auguste qui l'occupe depuis huit cents ans, et qu'on prétende que l'Assemblée nationale réunisse tous les pouvoirs, comme si le trône était vacant et l'auguste maison de Bourbon totalement éteinte !...[20]

 

Montmorin, qui avait été chassé du ministère en même temps que Necker, dut être médiocrement flatté de la joie que témoignait Bernis des préparatifs du coup d'État. Il dut l'être moins encore en recevant la nouvelle dépêche que Bernis lui écrivit, le 12 août, pour expliquer son désespoir du coup manqué.

Au fur et à mesure que le ministre s'engage plus avant dans le parti patriote, l'ambassadeur s'entête dans son opposition obstinée et dans ses récriminations désolées.

Jusque-là cependant aucun incident n'avait encore surgi entre la Révolution et le Saint-Siège. Le conflit auquel tout le monde s'attendait éclata à la mémorable séance du 4 août. Vers la fin de la séance, l'abbé Grégoire se leva et proposa l'abolition des annates, monument de simonie contre lequel avait déjà statué le concile de Bâle[21]. La proposition fut décrétée sur-le-champ, bien qu'elle fût une violation expresse d'une des clauses les plus importantes du Concordat. Personne, semble-t-il, ne prit la parole pour défendre les intérêts du Saint-Siège, tellement la cause était entendue d'avance[22]. Le même jour l'Assemblée prononçait la suppression du cumul et de la pluralité des bénéfices.

Ce n'est que le 11 août que les partisans du pape plaidèrent la cause des annates et par une voie indirecte. Les banquiers expéditionnaires en Cour de Rome, s'appropriant un argument que nous avons déjà trouvé sous la plume de Bernis, présentèrent un mémoire à l'Assemblée pour lui demander de revenir sur un vote impolitique de nature à porter préjudice aux intérêts commerciaux de la France dans les États romains[23]. Après une véhémente réponse de Camus, l'Assemblée vota une résolution dans laquelle M. Frédéric Masson n'a pas tort de voir en germe toute la constitution civile du clergé. Voici ce texte qui forme l'article 12 des décrets dits du 4 août, publiés par le roi le 21 septembre et sanctionnés définitivement le 3 novembre.

A l'avenir, il ne sera envoyé en Cour de Rome, en la vice-légation d'Avignon, en la nonciature de Lucerne. aucuns deniers pour annates ou pour quelque autre cause que ce soit ; mais les diocésains s'adresseront à leurs évêques pour toutes les provisions de bénéfices et dispenses, lesquelles seront accordées gratuitement, nonobstant toutes réserves, expectatives et partages de mois, toutes les églises de France devant jouir de la même liberté.

 

Le commentaire dont Camus avait accompagné sa proposition, ne laissait aucun doute sur le sens réel qu'il y attachait. On lui avait demandé à qui s'adresseraient désormais les évêques pour se faire instituer, si les annates étaient supprimées. 11 répondit en invoquant les canons des conciles : Les évêques seront confirmés par les métropolitains, et ceux-ci par le concile national. Ce n'était donc pas seulement d'une question financière qu'il s'agissait, niais, par répercussion, de l'ensemble des rapports du pape avec le clergé de France. L'Assemblée avait témoigné sa volonté d'abroger le Concordat et Camus, son interprète, avait indiqué les grandes lignes de l'organisation nouvelle qu'elle donnerait à l'Église gallicane.

Il est très remarquable, étrange, dit M. Frédéric Masson, que personne, dans une assemblée qui comprenait tant d'évêques, ne s'éleva alors contre les paroles de Camus, que personne ne combattit sa proposition au fond. Comment expliquer ce silence de la part de ces mêmes prélats qui mèneront plus tard contre la constitution civile du clergé une lutte à mort ? M. F. Masson dit qu'ils n'ont pas compris sur le moment, qu'ils n'ont pas vu les conséquences de la motion de Camus. On a peine à l'admettre, car enfin il y avait là des politiques fort avisés. Mais on peut donner de ce silence une explication plus naturelle.

Si les évêques, à cette date, se sont tus, c'est qu'ils n'étaient pas encore directement en cause, c'est qu'ils sentaient eux-mêmes pour la plupart la nécessité des réformes, c'est qu'on ne parlait pas encore sérieusement de confisquer les biens du clergé[24]. Durand de Maillane l'a fort bien vu, lui qui affirme, avec quelque exagération d'ailleurs, que le décret du 2 novembre, qui mit les biens ecclésiastiques à la disposition de la nation, a été la première et je dirai même l'unique cause de cette résistance commune et, opiniâtre que les évêques ont voulu depuis faire passer pour un devoir, pour l'effet d'un zèle pur et désintéressé...[25] Alors, les yeux des évêques commenceront à se dessiller. Alors la réforme de la discipline ecclésiastique paraîtra à certains d'entre eux abominable. Alors ceux-ci montreront pour les droits du Saint-Siège une sollicitude aussi ardente que tardive, sollicitude dont le pape fut sans doute le premier à s'étonner.

Dès le 8 août, aussitôt après le premier vote de l'Assemblée, sans attendre d'instructions de sa Cour, le nonce demanda des explications à Montmorin au sujet de la suppression des annates et il émit l'espoir que rien de définitif n'était fait :

J'ai lu dans les papiers publics que l'Assemblée nationale, dans sa séance du 4 août, s'était occupée de la suppression des annates. Je ne puis m'empêcher de représenter à Votre Excellence que je crois qu'il est de la justice et de la générosité de la Nation française de ne pas priver Sa Sainteté d'un droit dont elle jouit depuis si longtemps sans la prévenir et sans l'entendre. J'ose donc espérer que l'Assemblée nationale voudra bien, avant de rien arrêter sur cet article, me donner le temps d'en informer Sa Sainteté et d'attendre ses ordres...[26]

 

Le jour même où l'Assemblée confirmait et aggravait son premier décret en votant la proposition de Camus, le nonce avait une entrevue avec Montmorin et, trois jours après, il lui envoyait le détail du produit des annates pendant les dix dernières années[27].

Dans cette affaire délicate, Montmorin manœuvra avec une élégante souplesse. Il fallait éviter de rompre avec le pape, éviter de mécontenter le roi qui était foncièrement hostile aux arrêtés du 4 août, éviter de mécontenter l'Assemblée qui réclamait leur exécution immédiate.

Problème difficile ; mais qui n'était pas au-dessus de ses talents ! Il commença par supposer que la question des annates n'était pas résolue sans retour par l'Assemblée nationale : il flattait ainsi les désirs du pape et du roi, mais en même temps il s'efforçait de faire comprendre au pape que son intérêt bien entendu lui conseillait de ne pas engager une lutte ouverte contre la Constituante, mais au contraire de patienter en évitant la rupture tout en réservant ses droits. Voici comment il rendit compte à Bernis de l'état de ses négociations avec le nonce :

... Votre Éminence est instruite de la manière dont l'Assemblée nationale a envisagé l'affaire des annates dans la nuit du 4 août et dans les suivantes (sic). Cette affaire ayant rapport à la politique, puisque le pape est en droit de réclamer les traités, on peut croire qu'elle sera reprise en considération dans un autre moment. L'essentiel, pour ne pas faire prendre à l'Assemblée nationale une détermination sur laquelle il soit impossible de revenir, parait être que la Cour de Rome suspende la perception de ce qu'elle est dans l'usage de faire payer pour les brefs et dispenses, sauf à en tenir note. J'ai tâché de faire sentir à M. le nonce, avec qui je me suis entretenu sur cet objet, qu'il n'y avait pas de meilleur moyen dans ce moment de laisser le droit du pape subsister et que toute autre démarche pourrait amener des résolutions qu'il ne serait plus possible de faire changer. J'ai lieu de croire qu'il aura senti la force de nos raisons et qu'il les aura fait agréer à Sa Sainteté. Comme, selon toute apparence, Votre Éminence aura plus d'une occasion de parler de cette affaire soit à Sa Sainteté, soit à ses ministres, je pense qu'elle ne peut mieux faire que de l'amener à prendre le parti de céder aux circonstances. Des réclamations, des mémoires, quelque bien faits qu'ils fussent, ne pourraient qu'établir une controverse, dont les suites deviendraient désagréables au Saint-Siège, si même elles ne nuisaient à la Religion. La Cour de Rome s'est bien trouvée dans d'autre temps de laisser de côté les questions difficiles, en se réservant de faire valoir ses droits, lorsque les esprits se seraient calmés. Si jamais l'occasion s'est offerte de préférer une pareille conduite, c'est assurément celle-ci. et j'espère que Votre Éminence n'aura pas beaucoup de peine à le prouver...[28]

 

Autrement dit, Montmorin raisonnait comme si la résistance à l'Assemblée eût été une folie pure. Le roi, mandait-il à Bernis, huit jours après, le roi a pris le parti d'attendre les décisions de l'Assemblée dans une impassibilité apparente. Que le pape en fit autant ! Là était la sagesse. Et Montmorin ajoutait : Il faut surtout éviter de rompre entièrement. Les esprits sont tellement montés dans ce moment que je ne répondrais de rien si on voulait les heurter de front. Ce système de conduite n'est pas seulement applicable aux affaires de Rome....[29]

Montmorin se trouva bien de traiter directement avec le nonce l'affaire des annates et de ne pas confier la négociation à Bernis. La lecture des dépêches de ce dernier ne permet pas de penser autrement.

A peine Bernis a-t-il connu les arrêtés du 4 août qu'il exhale des plaintes amères :

... Je me borne à dire un mot sur les articles qui intéressent Rome essentiellement et. par suite, la religion catholique elle-mime. On ne détruit pas, par un simple trait de phone. le plus ancien de nos traités sans être d'accord avec la partie contractante. à moins qu'on ne soit dans le cas d'une rupture ouverte.

Des personnages judicieux ont trouvé en différents temps des inconvénients à ce traité, mais les ministres les plus habiles ont cru que les liens et les rapports avec les chefs de notre religion et le centre de la catholicité étaient nécessaires à conserver, sans quoi la religion catholique, sans relation avec celui que nous croyons, par article de foi, être le vicaire de Jésus-Christ, désunie par les sentiments divers des théologiens, ne composera plus un tout et dégénérera en autant de sectes qu'il y aura d'évêques qui différeront d'opinions. Cette bigarrure de croyances en plusieurs points aigrira les esprits et mettra en dispute les diocèses respectifs ainsi que le premier et le second ordre du clergé et troublera peut-être d'une manière violente la paix intérieure du royaume. On sait ce que c'est que le fanatisme et combien il est à craindre !

... Rien ne serait plus juste et plus conforme aux saints canons que de tenir ferme contre la pluralité des bénéfices... Mais les politiques doivent bien considérer les effets, avant que de détruire tout d'un coup les abus, et quel éclat ferait cette loi renouvelée si, par un effet rétroactif, elle attaquait la possession actuelle, légitimée par les droits des collateurs et par l'approbation du Saint-Siège. Si à mesure que les bénéfices réunis sur la même tête vaqueront par la mort du titulaire, on observe la loi contre la pluralité des bénéfices d'une certaine valeur, rien ne sera plus sage ni plus canonique.

Nommer un patriarche en France[30], comme on a pu le désirer quand le siège de Rome était occupé par les Boniface VIII, ce serait, dans un temps où la Cour romaine pense si différemment et n'est nullement è craindre, porter le dernier coup à la catholicité.

... Je dois, comme évêque et comme ministre, mettre dans la balance du Roi ce peu de réflexions, qui mériteraient d'être plus développées et plus étendues[31]...

 

Les évêques de l'Assemblée s'étaient tus. Lui, Bernis, de Rome, dénonce la ruine prochaine de la Religion. Il proteste contre la rupture ouverte qu'on projette avec Rome. On voudra bien admettre qu'avec ces dispositions d'esprit, il était peu propre à faire voir au pape les choses du bon côté, à lui prêcher la modération et la patience et à prévenir cette rupture qu'il croit imminente.

Mais il ne se bornait pas à invoquer contre les décisions de l'Assemblée des raisons théoriques tirées du bien de la religion et de l'intérêt de la France. Il ne résistait pas au besoin de confier au ministre les raisons personnelles qu'il avait d'être mécontent. Il lui envoyait coup sur coup deux longues dépêches d'une violence d'autant plus âpre qu'elle était plus contenue. Le 25 août, il faisait sa profession de foi. Il pensait toujours comme Bossuet sur les principes de l'Église gallicane : Le séjour de vingt et un ans à Rome ne m'a par rendu ultramontain. Je suis Français jusques au fond du cœur ! Mais je pense qu'il est sage, en suivant nos maximes gallicanes, de ne pas attaquer les opinions de la Cour romaine. Et il justifie la politique qu'il a toujours pratiquée : obtenir du pape des réformes par la douceur, jamais par la violence : Tout peut se faire et s'obtenir avec ménagement. et sagesse. Le Concordat peut être réformé, les taxes modérées sans secousses violentes... Et Bernis rappelle qu'il a réussi à diminuer les taxes de la daterie romaine. Qu'on procède de même pour les autres abus ! Le lendemain, 26 août, il fait le compte de ce qu'il perd personnellement aux décrets de l'Assemblée : La suppression des annates, si elle subsiste, me privera de 25 à 30.000 francs provenant des propines dont jouissent à Rome les cardinaux protecteurs... Son archevêché d'Albi qui est presque tout en dixmes ne lui rapportera plus pour ainsi dire rien. Cet archevêché deviendra l'un des sièges les plus pauvres du royaume. — Mon prieuré de La Charité est presque dans le même cas. Je souffrirai des diminutions considérables dans les deux abbayes que je dois à la bonté du feu roi. Oh ! sans doute, ce n'est pas avarice s'il prolonge ainsi le calcul : ... Mon cœur souffre de ne pouvoir plus faire du bien, ni soutenir le crédit national... Il est si peu intéressé qu'il offre sa démission : Il m'est nécessaire avant tout, Monsieur, pour prendre un parti sage et courageux, de savoir promptement si le roi agrée que je continue mes services auprès de Sa Sainteté et quels appointements seront réservés à mon ministère, jusques ici le premier de tous dans l'ordre diplomatique et le plus exposé de tous aux grandes dépenses... Il offre sa démission, mais sans oublier de faire valoir en même temps qu'il est l'homme indispensable : J'ose dire que j'ai acquis ici la confiance publique, chose bien nécessaire dans les circonstances délicates où nous sommes, la suppression des annates pouvant avoir de très grandes conséquences, ainsi que je l'ai observé dans ma dépêche d'hier et les deux précédentes... Et il termine sans bonne grâce par cette réflexion d'une fausse résignation : Je ne me plaindrai point qu'après de longs services reconnus et approuvés par les deux rois que j'ai eu l'honneur de servir, je me trouve réduit, à l'âge de soixante-quinze ans, à l'état le plus médiocre... Il ne se plaindra pas ! mais il revient à la charge le 2 septembre et il recommence le calcul de ses pertes douloureuses. La suppression des dîmes lui enlève les trois quarts de ses revenus ! Il espère que le roi ne voudra pas diminuer son traitement et le réduire dans sa vieillesse à demander l'aumône ! Ayant fini de gémir[32], il aborde l'affaire des annates et sur un ton très haut semble faire la leçon au ministre : Comme ministre du Roi, je ne saurais me dispenser d'observer à Sa Majesté que la suppression des annates étant une dérogation formelle aux Concordats passés entre la Cour de France et celle de Rome, ce serait marquer une espèce de mépris pour le Saint-Siège, trop visiblement affiché, en rompant de si anciens traités sans en prévenir le chef de l'Église... Puis, sur un ton doucereux qui cachait mal la joie qu'il en éprouvait, il annonçait que le pape allait sans doute changer de méthode, qu'il lui serait dorénavant plus difficile, à lui Bernis, de lui faire entendre ses conseils. On dirait qu'au lieu de s'employer à amortir le conflit, il soit tenté de jeter de l'huile sur le feu !

Montmorin, qui connaissait ses dispositions, craignit à juste titre qu'il ne compromit le succès de la négociation qu'il avait engagée directement à Paris avec le nonce. Il eut un instant l'idée d'envoyer à Rome l'archevêque de Reims, Talleyrand-Périgord, député à l'Assemblée, avec une mission spéciale. Il rédigea même à l'adresse de l'archevêque la lettre autographe suivante qui ne devait pas quitter son cabinet :

Versailles, le 9 septembre 1789.

Dans les circonstances où nous nous trouvons, Monsieur, avec la Cour de Rome, il a paru convenable au Roi d'y envoyer quelqu'un qui eût sa confiance et qui, étant ministre de l'Assemblée nationale[33], mit négocier conjointement avec M. le cardinal de Bernis les objets qui sont relatifs à la Cour de Rome et qui ont été pris en considération par l'Assemblée nationale.

Vous êtes parfaitement instruit, Monsieur, des vues de cette assemblée, vous les communiquerez à M. le cardinal de Bernis et vous concerterez ensemble les moyens qui pourront en assurer le succès. L'intention de Sa Majesté est d'obtenir de Sa Sainteté l'établissement du nouvel ordre de choses que désire la Nation[34] et en même temps de conserver pour le chef de l'Église tout le respect et toute la déférence qu'il lui doit comme roi Très Chrétien et fils aine de l'Église. J'écris, Monsieur, à M. le cardinal de Bernis pour le prévenir de votre arrivée à Rome. Je ne doute pas qu'il ne vous y voie avec plaisir et que de votre côté vous ne fassiez tout ce qui soit nécessaire pour obtenir sa confiance et la continuation de l'amitié qui vous lie avec lui depuis longtemps[35]...

 

J'ignore pour quelle raison cette lettre ne fut pas envoyée, pourquoi Montmorin revint sur sa décision, pourquoi Bernis fut chargé de terminer à Rome l'affaire des annates.

Le ministre recula-t-il devant la crainte de mécontenter l'irascible cardinal ? C'est probable.

Grâce à la nombreuse correspondance qu'il entretenait avec les grands personnages de la Cour, Bernis avait appris qu'il était question de lui adjoindre un suppléant et peut-être un remplaçant. Bien qu'il eût offert sa démission précédemment, il se montra vivement affecté de la chose et s'en ouvrit clairement au ministre le 14 septembre.

Vous êtes trop éclairé, Monsieur, pour penser que de simples agents puissent remplir, comme les ministres de premier ordre, les commissions dont le Roi peut les charger. Les uns restent dans l'antichambre et s'y morfondent bien souvent, tandis que les autres entrent librement dans le cabinet. Les ministres des cours étrangères ne se rendent flexibles et maniables qu'avec leurs égaux[36]...

 

L'incident cependant eut son utilité. Il servit de stimulant à Bernis, qui se piqua d'honneur et voulut prouver qu'il était toujours l'ambassadeur nécessaire.

La suppression des annates intéressait directement les cardinaux, dont la plupart étaient dotés sur ces revenus. Ils témoignèrent un mécontentement d'autant plus vif que les arrêtés du 4 août leur faisaient perdre en même temps les bénéfices dont ils étaient pourvus en France. Le sacrifice, dit Bernis, était très dur.

Quant au pape, il ne pouvait se dissimuler que le Concordat était en grand péril. Il aurait peut-être été en droit, dès ce moment, de rompre ouvertement avec la Révolution et de se refuser à l'arrangement subtil proposé par Montmorin. Il ne le voulut pas cependant, soit qu'il feignit de croire que la mesure prise n'était que provisoire et qu'il espérât que le roi finirait bien par triompher de l'assemblée rebelle, soit plutôt qu'il craignit d'engager la lutte avec la Révolution sur une question financière. Le champ de bataille lui sembla sans doute trop étroit et peut-être aussi qu'il se dit qu'en se montrant accommodant il mettrait de son côté l'opinion et préviendrait de nouvelles attaques plus redoutables.

Le 8 septembre, Pie VI ordonna trois jours de prières publiques dans les églises de Rome pour les besoins de l'Église. Protestation traditionnelle et platonique, sans grande portée Le lendemain, il eut une entrevue avec Bernis. Celui-ci le trouva affligé sans faiblesse, plein de courage et de confiance dans le secours du ciel et dans le caractère religieux du roi[37]... Quelques jours après, le 13 septembre, il écrivait à Louis XVI, en français, une lettre confidentielle, affectueuse et larmoyante, où il plaignait également les malheurs du roi et ceux de l'Église et en rejetait la cause sur la source empoisonnée des écrits téméraires. Il l'exhortait avec le zèle le plus tendre à veiller sur le dépôt de la Foi, à protéger les ministres de la religion, à empêcher que les liens ne se rompissent, qui unissaient la France au centre de l'Unité. La question des annates n'était touchée qu'en passant et impliquée dans la question plus générale du Concordat, mais d'une façon indirecte et dubitative. Nous ne croirons jamais, malgré les rumeurs publiques, que Votre Majesté veuille cesser d'être le Fils ainé de l'Église et son Défenseur, ni qu'elle puisse rompre, sans concert avec nous, les Concordats les plus anciens et les plus solennels... Enfin, comme s'il craignait le prochain rappel de Bernis, Pie VI terminait en priant le roi de conserver à son ambassadeur toute sa confiance et tout son crédit[38].

Le vent était donc à la conciliation. Le ton de la lettre, la précaution prise de la garder secrète et de ne l'envoyer qu'au roi seul, tout montrait que Pie VI ne voulait pas d'une rupture avec la France.

L'affaire des annates était en effet réglée provisoirement au lendemain de cette lettre. Bernis avait une nouvelle entrevue avec le pape le 14 septembre

J'ai vu le Pape avant-hier au soir, je l'ai trouvé préparé par M. le Nonce aux représentations que je devais lui faire SUE l'article important des Annates. Il m'a paru plus affligé des malheurs de la France et de ce qu'il craint pour la Religion que de son propre intérêt. Il est convenu qu'il faut céder à la nécessité, quoiqu'il ne lui soit pas permis d'abandonner ses droits acquis par des traités toujours subsistants, et il est résolu à suspendre pour un temps la perception des émoluments provenant des annates. Il m'a prié cependant d'écrire ministériellement au cardinal Campanelli, prodataire, et de lui envoyer copie de votre dépêche[39], qu'il a relue plusieurs fois et qu'il a trouvée très sensée[40]...

 

Pour la forme, car sa résolution était prise, le pape consulta les cardinaux chefs d'ordre avant de signifier officiellement sa réponse aux propositions de Montmorin.

Le 16 septembre, le cardinal prodataire Campanelli adressait à Bernis la note suivante, qui terminait provisoirement l'affaire des annates :

Le Saint-Père ayant pris en considération l'instance de la Cour de France, laquelle, conformément aux traités solennels, reconnaît religieusement les droits de Sa Sainteté sur les annates et les taxes dues pour les bénéfices majeurs et mineurs, ainsi que pour les dispenses, et laquelle ne cherche que de pouvoir faire subsister ces mêmes droits dans les circonstances également déplorables et étranges où se trouve actuellement le royaume de France, et Sa Sainteté adhérant à l'avis d'une Congrégation particulière qui s'est tenue hier, f5 du courant, en présence du cardinal prodataire composée de Messieurs les cardinaux chefs d'ordre du Sacré Collège, auquel appartiennent en grande partie lesdites annates, a pris avec bonté la détermination de faire déclarer ministériellement à Votre Éminence que le cœur fraternel de Sa Béatitude sera toujours disposé devant ces cruelles circonstances d'accorder, par grâce, dans les cas particuliers, la suspension du paiement des annates et taxes susdites aux sujets du roi qui la demanderont dans les ternies suivant lesquels Sa Majesté l'a désiré et qui se trouvent exprimés dans la dépêche de M. le comte de Montmorin, en date du premier de ce mois, qui a été communiquée par Votre Éminence. Mais Sa Majesté est suppliée de réfléchir aux honoraires des personnes employées au travail des expéditions, lesquels sont également payés dans la Cour de nome que dans toutes les chancelleries des autres pays[41].

 

Bernis pouvait se féliciter d'une solution qu'il avait sans doute été un moment à regarder comme impossible et dont le succès revenait plus à Montmorin qu'à lui-même.

Commentant la note du cardinal prodataire, il considérait que le roi avait pleine satisfaction : Les vues du Roi seront remplies à chaque vacance de bénéfices sans dérogation aux traités, sans éclat et sans faire courir à la Cour de Rome les risques auxquels une suspension formelle l'aurait exposée, surtout en Allemagne. Toutes les fois qu'il sera question des bulles, brefs, rescrits et dispenses, je demanderai la plus forte diminution possible des frais, elle sera accordée et l'on en tiendra note, ainsi que vous le proposez dans votre dépêche du le' septembre. On n'a pas voulu insérer cette particularité dans la réponse qui m'a été faite, de peur que cela n'eût l'air de l'intérêt et de la défiance. Mais je me suis chargé, Monsieur, de vous en instruire...

Le pape n'avait pas eu tort de croire à la bonne volonté de Louis XVI. Celui-ci déclara, le 18 septembre, dans un message à la Constituante, qu'il ne pouvait sanctionner les arrêtés du 4 août et notamment l'article qui concernait les annates. Il ajouta que le Concordat, ne pouvant être annulé par une seule partie, l'affaire serait mise en négociation avec les égards dus à un souverain et au chef de l'Église. Louis XVI ignorait, au moment où il faisait cette déclaration, que l'affaire était terminée[42].

La bonne volonté royale serait-elle assez forte pour prévenir dans de nouveaux conflits la rupture définitive que le pape appréhendait tout le premier ? Deux jours ne s'étaient pas écoulés que, sur une sommation de l'Assemblée, Louis XVI revenait à demi sur son refus pur et simple de sanctionner les arrêtés du 4 août et consentait à ordonner leur publication à défaut de la promulgation, à laquelle le forcera bientôt l'émeute des 5 et 6 octobre.

Quand il répondit, le 20 octobre, à la lettre autographe du pape, il le fit en termes sans doute très affectueux et très respectueux, mais aussi très vagues et au fond peu rassurants pour l'avenir. Les événements, disait-il, étaient au-dessus de la prévoyance humaine. Ils avaient amené un ordre de choses aussi inquiétant que nouveau. Ce préambule lui servait en quelque sorte d'excuse, puis il ajoutait qu'il avait confiance en l'Être suprême et que le pape ne pouvait douter de son intérêt pour la religion, et il terminait par une protestation de sa fidélité aux engagements anciens : Nous veillons avec l'attention d'un chrétien et d'un fils aillé de l'Église à empêcher que le culte de nos pères, l'union avec l'Église romaine et le respect dû aux ministres de la religion ne souffrent aucune atteinte. Nous prions également Votre Béatitude d'être persuadée de notre fidélité à remplir les engagements que les Rois nos prédécesseurs ont contractés avec le Saint-Siège[43]. Le Pape parut faire fond sur de semblables déclarations. Il chargea Bernis de remercier le roi pour sa lettre édifiante et gracieuse et de lui faire parvenir ses actions de grâces les plus vives et les plus sincères[44].

Il n'était pas possible cependant qu'à cette date du 3 novembre 1789, Pie VI fût aussi rassuré qu'il l'affectait. Le Concordat alors était plus que jamais malade, le roi plus que jamais impuissant, et d'autres sujets d'inquiétude plus graves encore avaient surgi à l'horizon.

 

 

 



[1] F. Masson, Le département des affaires étrangères pendant la Révolution, 1877, ch. II.

[2] Notre unique ressort est M. de Montmorin, c'est-à-dire l'homme le plus faible que je connaisse. Il a de bonnes intentions, il n'est pas sans esprit, mais voilà tout ; il n'a ni activité, ni fermeté, ni conception, ni habileté.... (La Marck à Mercy Argenteau, 26 janvier 1791, Correspondance entre Mirabeau et La Marck, t. III, p. 27). La Marck est injuste en niant l'habileté de Montmorin.

[3] F. Masson. Bernis, p. 452, note 2.

[4] F. Masson. Bernis, p. 452, note 2.

[5] Un roi tel que le nôtre, avec le secours d'un Conseil éclairé et nerveux, peut faire plus de bien à son royaume que les assemblées de notables et même celles des États généraux. L'exemple du passé a prouvé combien il est difficile que la multitude s'occupe uniquement du bien général. L'ambition et le fanatisme se glissent dans de pareilles assemblées, et la rivalité des trois ordres de l'État détourne presque toujours de l'objet principal et rend également inutiles les vœux du souverain et le zèle des sujets les plus fidèles et les plus judicieux. Bernis à Montmorin, Rome, 17 juin 1789. Affaires étrangères. Correspondance de Rome, registre 910.

[6] F. Masson, Bernis, p. 452, note 3.

[7] F. Masson, Bernis, p. 454.

[8] Bernis à Montmorin, Rome, 5 janvier 1789. Affaires étrangères. Correspondance de Rome, registre 910. Bernis vient de comparer sa manière à celle de d'Azara, ambassadeur d'Espagne. D'Azara, lui, employait la menace.

[9] Bernis à Montmorin. Rome, 5 août 1789. Registre 911.

[10] Bernis, p. 450. Il s'agit de l'édit rendant l'état civil aux protestants.

[11] Edme Champion, La Séparation, ch. VI, p. 58. V. aussi les nombreux textes analysés dans Ch. L. Chassie. Les cahiers des curés. Paris, Charavay, 1882, et le chapitre de M. G. Desdevises du Dézert, les cahiers du clergé en 1789 dans son livre L'Église el l'État en France. Paris, 1907, t. I, p. 243 et suivantes.

[12] Instruction donnée par S. A. S. Mgr. le duc d'Orléans à ses représentants aux bailliages, suivie de délibérations à prendre dans les assemblées. Bib. nat., Lb 39/380, in-8°.

[13] Dépêche du avril 1789. Rome, reg. 910.

[14] L'auteur des Délibérations à prendre était l'abbé Sieyès.

[15] Montmorin à Bernis, 21 avril 1789. Rome, reg. 910.

[16] Bernis à Montmorin, Rome, 3 juin 1789.

[17] Versailles, 30 juin 1789.

[18] Rome, 1er juillet 1789.

[19] Est-ce une allusion aux intrigues orléanistes ? C'est très probable.

[20] Bernis à Montmorin. Rome, 22 juillet 1789, reg. 911.

[21] Mémoires de Grégoire, édités par H. Carnot, 1840, t. I, p. 384. Grégoire ajoute qu'il avait fait figurer cette suppression dans le cahier de son bailliage. Le cahier de sa paroisse est cependant muet à cet égard (cf. E. Duvernoy, Le cahier d'Embermesnil, dans les Annales de l'Est, 1898, p. 580 et suiv.)

[22] M. F. Masson fait remarquer justement qu'un grand nombre de cahiers de la noblesse et du tiers demandaient impérieusement cette mesure. Bernis, p. 461, note.

[23] Mémoire sur les annates présenté à l'Assemblée nationale par les expéditionnaires en Cour de Rome, Bib. nat. Lb³⁹ 7726.

[24] Dès le 6 août, Buzot avait jeté cette phrase en passant : a Je soutiens que les biens ecclésiastiques appartiennent à la nation La Coste avait dit la même chose deux jours après. Mais la sécularisation des biens d'Église ne se posera réellement qu'en octobre, après le fameux discours de Talleyrand.

[25] Durand de Maillane, Histoire apologétique du Comité ecclésiastique de l'Assemblée nationale. Paris, Buisson, 1791, XX et 380 pages in-8°. Bib. nat. Le 27/49, p. 27.

[26] Le nonce à Montmorin. Paris, 8 août 1789. Rome, registre 911.

[27] Le total se monte à 3.676.938 livres tournois, soit 367.693 livres tournois par an en moyenne.

[28] Montmorin à Bernis. Versailles, 1er septembre 1789. Rome, registre 911.

[29] Montmorin à Bernis, Versailles, 8 septembre 1789. Rome, registre 911.

[30] On trouve ici la première trace d'une idée qui sera bien des fois développée au cours de la Révolution. Bien des fois les contre-révolutionnaires accuseront les prêtres patriotes de rêver d'établir un patriarche ; ils nommeront même Grégoire comme le patriarche désigné.

[31] Bernis à Montmorin, Rom ; 19 août 1789. Rome, reg. 911

[32] Il revient sur la question d'argent à la tin de sa dépêche. Comment fera-t-il, maintenant qu'il est appauvri, pour recevoir dignement à Rome le frère du roi qui est à Turin ? Il faut remarquer que, d'après les décrets, les dîmes devaient continuer à être perçues jusqu'à l'institution des traitements ecclésiastiques de remplacement. Quand Bernis se plaint de sa pauvreté, il touche encore ses dîmes. Au sujet de la réception éventuelle du comte d'Artois, Montmorin écrivit à Bernis le 22 septembre : Le Roi s'en rapporte entièrement à Votre Éminence sur la manière dont elle recevra Mgr le comte d'Artois et les autres princes qu'on annonce devoir passer Rome. Les circonstances ne justifieront que trop la simplicité qu'on pourra remarquer dans l'appareil de cette réception. Il semble même qu'elles exigent qu'il ne soit fait à cette occasion aucune chose d'éclat.

[33] Ministre de l'Assemblée nationale, expression très singulière. Il semble que, dans la pensée de Montmorin, la France aura deux représentants à Rome : Bernis, représentant du roi ; Talleyrand-Périgord, représentant de l'Assemblée.

[34] Talleyrand-Périgord n'aurait pas eu seulement à régler l'affaire des annates, mais tous les autres différends que Montmorin prévoyait.

[35] Affaires étrangères. Rome, reg. 911.

[36] Rome, reg. 911. Dans la même lettre, Bernis recommence ses plaintes sur les sacrifices qu'il fait au service du roi sur la diminution de ses revenus depuis la suppression des' dîmes, etc.

[37] Bernis à Montmorin, Rome, 9 septembre 1789.

[38] La lettre du pape en forme de bref, datée du 13 septembre, se trouve aux Affaires étrangères. Rome, registre 911.

[39] La lettre de Montmorin du 1er septembre, reproduite plus haut.

[40] Bernis à Montmorin, Rome, 16 septembre 1789.

[41] Bernis à Montmorin, 19 septembre 1789. On remarquera l'italianisme également que.

[42] Quelque temps après, le roi promit d'indemniser les cardinaux italiens, et en particulier le cardinal d'York, lésés par la suppression de leurs bénéfices en France (Montmorin à Bernis, Paris, le 27 octobre 1789).

[43] Rome, reg. 911, 20 octobre 1789.

[44] Rome, reg. 911, 3 novembre.