ROME ET LE CLERGÉ FRANÇAIS SOUS LA CONSTITUANTE

 

INTRODUCTION.

 

 

La plupart des historiens, pour ne pas dire tous, s'accordent à proclamer que la rupture de la France avec Rome fut la grande faute de la Constituante et peut-être l'événement capital de la Révolution française, car de cette rupture sortit la révolte des catholiques contre le nouveau régime et, par voie de représailles, la Terreur, suivie elle-même de la longue réaction qui aboutit, après bien des soubresauts, au Concordat et à l'Empire. Il est donc d'un certain intérêt de connaître avec exactitude et précision les causes et les circonstances d'un acte si grave par ses conséquences de toutes sortes. Il faut savoir s'il n'y aurait pas eu moyen de l'éviter, si tout a été fait pour cela, si cet acte était attendu ou, au contraire, s'il n'a pas produit de la surprise, s'il n'a pas pris les Constituants au dépourvu. Ceux qui croient au déterminisme ou plutôt au fatalisme historique souriront peut-être de la question. Je la pose tout de même, parce que je ne crois pas au Destin, à l'existence d'une irrésistible force des choses qui entraînerait et dominerait les hommes, aveugles instruments pour des buts inconnus.

Si je pose cette question, c'est qu'à mon sens, elle est encore à résoudre. Aucune des explications qui ont été données jusqu'ici de la politique du Saint-Siège ne me paraît complètement satisfaisante.

L'opinion commune, si commune qu'on ne se donne même plus la peine de la motiver, c'est que les Constituants seuls sont responsables d 'une rupture qu'ils ont sciemment voulue et cherchée et qu'ils ont tout fait pour rendre inévitable, d'abord en méconnaissant tous les droits du pape et en violant de parti pris toutes les lois de l'Église par le vote de la constitution civile du clergé, puis en poussant Rome à bout par la rigueur et la hâte qu'ils apportèrent à appliquer leur œuvre schismatique. La réplique du pape serait donc un acte de légitime défense dicté uniquement par l'intérêt supérieur de l'Église et de la Religion.

Que cette thèse ait été présentée par les historiens ultramontains, rien de mieux, mais que jusqu'à ces derniers temps les écrivains libéraux l'aient en grande majorité acceptée, sans examen pour ainsi dire, il y aurait là de quoi s'étonner si on n'avait appris à apprécier à sa valeur le libéralisme académique des disciples de M. Thiers ou de M. Taine, comme l'anticléricalisme aveugle de certains de leurs récents adversaires.

Les catholiques gallicans — il en reste encore quelques-uns, bien que l'espèce se perde de plus en plus — se sont montrés plus clairvoyants que ces libéraux. Leur sympathie pour les prêtres constitutionnels les mit sur la voie. Ils firent la remarque que le pape ne condamna pas tout de suite la constitution civile du clergé[1], mais qu'il resta au contraire près de neuf mois avant de fulminer publiquement sa sentence, et cette simple remarque mérite déjà qu'on s'y arrête.

S'il y avait hérésie ou schisme évident, écrit M. Augustin Gazier[2], pourquoi la Cour de Rome s'obstinait-elle à garder le silence ? Pourquoi le Souverain Pontife, au lieu d'adresser à quelques personnes triées, comme on dit, sur le volet, des brefs clandestins dont on a pu contester l'authenticité, n'a-t-il pas fulminé une bulle d'excommunication contre Expilly, le premier élu des évêques constitutionnels ? Pourquoi n'a-t-il pas dégradé sur-le-champ le cardinal Loménie de Brienne, qui se hâta de prêter le serment exigé ? Ce silence par trop prudent pourra toujours être invoqué en faveur des évêques constitutionnels.

Mais il y a une autre conclusion à tirer de cette constatation. Que les constitutionnels soient plus ou moins excusables, cela n'intéresse que leurs défenseurs ou leurs ennemis, mais ce qui importe davantage à l'histoire, c'est de pénétrer les raisons du long silence du pape, de cette abstention singulière et presque anormale. Ce ne sont pas seulement les historiens gallicans de nos jours qui s'étonnent rétrospectivement de la conduite du Saint-Siège et qui y cherchent des excuses pour leurs clients ; il ne manqua pas, à l'époque, de catholiques ultramontains très déterminés pour déplorer ses lenteurs inexplicables.

L'abbé Maury lui-même, si dévoué à Rome et si respectueux alors, ne put s'empêcher, à la séance du 27 novembre 1790, de prononcer ces paroles qui renferment un regret, presque un blâme : Le silence du pape serait une approbation. Il faut croire qu'il ne tardera pas à le rompre[3]. Et cependant, le pape tarda encore trois mois et demi

Il avait apparemment pour cela des raisons sérieuses. Lesquelles ?

Ludovic Sciout explique le silence du pape par sa condescendance pour Louis XVI. Ce fut uniquement à cause des appréhensions et des supplications de Louis XVI, que le pape s'abstint si longtemps de condamner solennellement les erreurs de l'Assemblée, et ce long retard, sans préserver le malheureux monarque d'aucun danger ni même d'aucun affront, eut pour la religion des conséquences déplorables[4]. Mais si le pape était dès le début résolu à condamner, comment a-t-il pu donner à Louis XVI, par ses lenteurs, l'espoir d'un arrangement ? Plus la condamnation était tardive, plus elle devait être cruelle au cœur du roi, qui avait sanctionné la constitution civile.

M. Edmond de Pressensé, historien protestant, s'est mis à la recherche des vraies raisons et a cru les découvrir. D'après lui, les retards de Pie VI s'expliquent : 1° par des nécessités de tactique ; 2° par l'affaire d'Avignon. Mais M. de Pressensé n'insiste guère que sur le premier point. Le pape, dit-il, voulut se donner le temps de travailler le clergé français, afin de le disposer et de le préparer à la résistance. En même temps qu'il entretenait une correspondance active avec les principaux évêques, il s'efforçait en outre de peser sur l'esprit du roi pour le détourner de sanctionner les décrets. Ce serait là qu'il faudrait chercher en partie le secret de ses temporisations. — Quant à l'affaire d'Avignon, M. de Pressensé se borne à supposer, en une phrase très générale, qu'elle a dû entrer également en ligne de compte dans la décision du pontife, mais il ne s'est pas appesanti sur cette considération[5].

Pour son livre déjà ancien et écrit au début de sa carrière sur le cardinal de Bernis, M. Frédéric Masson dépouilla aux archives des affaires étrangères la correspondance de Rome et en fit de nombreux extraits. Il fut en mesure de vérifier et d'approfondir l'hypothèse indiquée plutôt qu'esquissée par M. E. de Pressensé. Mais M. Masson ne paraît pas avoir eu cette curiosité. Avec son héros, dont il fait presque un saint, II estime que la constitution civile du clergé fut le renversement de la discipline et des canons de l'Église. Comment se serait-il arrêté un seul instant à l'hypothèse que le pape aurait pu ne pas condamner cette œuvre d'abomination ? M. Masson, qui est pris d'une vive indignation contre le décret du 27 novembre qui consacrait, à l'en croire, la suppression de la religion catholique en France[6], ne pouvait pas manquer de repousser hautement le soupçon que le pape ait jamais eu l'idée de se prêter à une transaction honteuse, à une basse compromission. Si M. Masson a vu l'objection : Mais pourquoi le pape a-t-il attendu si longtemps avant de lancer ses foudres ?, il n'y a pas prêté attention.

Dans son grand ouvrage, l'Europe et la Révolution française, ambitieuse synthèse que seul pouvait tenter un futur académicien, M. Albert Sorel a montré plus de curiosité et il faut l'en louer. Reprenant l'hypothèse de M. de Pressensé, il l'a précisée et élargie, en relevant des synchronismes qui font impression : Le conflit de suprématie ecclésiastique se compliquait d'un conflit de souveraineté temporelle. C'est dans ce même mois de juin que la Révolution éclate à Avignon, que la réunion est demandée et que l'Assemblée se saisit de l'affaire. Le nonce du pape proteste auprès de Montmorin. Comme sous l'ancien régime, les deux litiges, le spirituel et le temporel, se croisent et s'enchevêtrent. Ils sont tranchés tous les deux par l'Assemblée, dans le sens de sa souveraineté ; le 12 juillet, elle adopte l'ensemble de la constitution civile du clergé ; le 22, elle nomme le comité d'Avignon[7]. Mais M. Sorel, lui aussi, passe sans insister. Il lui a suffi de montrer qu'il a vu la question ; il ne prend pas la peine ou le temps de la traiter. C'est qu'en dépit de son sens critique, il n'a pas su se débarrasser de l'opinion commune. Lui aussi, il donne tous les torts aux Constituants et il va même dans ce sens très loin, jusqu'à enjamber la vérité. Il n'hésite pas à donner de la constitution civile cette définition : Une Église d'État instituée par des incrédules ![8] Car la Constituante est, pour lui, une assemblée de philosophes[9]. Il est visible qu'il est resté sous l'impression du livre de M. Frédéric Masson. Il fait de Bernis l'éloge le plus pompeux et le plus faux, ainsi que j'espère le montrer dans la suite.

Au fond de l'erreur de M. Sorel et de M. Frédéric Masson et de la plupart des historiens, gît une méprise fondamentale sur le caractère de l'œuvre religieuse de la Constituante. Ce sera le mérite de M. Edme Champion d'avoir vigoureusement réagi contre la thèse traditionnelle, imposée par l'Église triomphante après le Concordat[10]. Avec impartialité et pénétration, M. Champion a recherché ce que fut au juste la constitution civile du clergé dans l'esprit de ses auteurs et. des contemporains, et il a établi, d'une façon qui me parait indiscutable, que les Constituants, loin d'être des incrédules et des novateurs à tous crins ou des jansénistes rancuniers, étaient en grande majorité des catholiques sincères qui ne voulaient nullement porter atteinte à la religion, mais qui s'imaginèrent au contraire la fortifier en mettant son organisation en harmonie avec les institutions nouvelles. Il a montré fortement que, loin de s'attendre à la condamnation de leur œuvre et à un schisme, ils espéraient fermement que la constitution civile serait bien accueillie par la presque unanimité du clergé et du peuple. Ils étaient convaincus qu'ils n'avaient fait qu'user de leurs droits de législateurs en réformant la discipline de l'Église ; ils affirmaient qu'ils n'avaient pas touché au dogme et ils étaient sincères. Aussi croyaient-ils que le pape lui-même se résignerait à accepter l'inévitable et ils comptaient même sur son exemple pour entraîner la soumission des évêques, qu'ils savaient plus attachés en général à leurs dîmes qu'au dogme ou à la discipline. M. Champion fait voir enfin que l'espérance des Constituants fut bien près de se réaliser, car, jusque dans son bref de condamnation, le pape aurait ménagé des moyens de conciliation. Si la rupture se fit quand même, ce ne fut pas pour des raisons religieuses, mais plutôt pour des raisons politiques, parce que le pape no voulut pas transiger avec la souveraineté du peuple, avec la liberté et l'égalité.

On peut estimer que l'explication contenue dans la conclusion de M. Champion a le défaut de s'appliquer bien plus à la politique générale du Saint-Siège qu'à sa conduite dans un cas particulier. Mais je lui reprocherai surtout d'ignorer complètement l'affaire d'Avignon, et c'est là une grave lacune.

M. Pierre de la Gorce, lui, dans sa récente et pieuse apologie[11], a trouvé plus commode de passer régulièrement à côté des problèmes, même à côté de ceux qui étaient agités dans la presse historique au moment où il écrivait.

A aucun moment il ne s'est demandé si la politique du pape pouvait avoir été influencée par d'autres intérêts que par des intérêts spirituels, et cela est prodigieux si on songe qu'il cite, il est vrai sans aucunes références, les archives des Affaires étrangères. Il ignore l'affaire d'Avignon, les intrigues du pape avec les souverains. Il semble croire que la condamnation de la constitution civile du clergé était chose fatale. Il ne cherche même pas à expliquer pourquoi cette condamnation a tant tardé. Il ne s'est pas demandé si la majorité des évêques désirait cette condamnation, si le silence du pape ne les a pas forcés malgré eux à une résistance qui n'était pas dans leur cœur. J'avais posé ces questions avant que M. de la Gorce prit la plume[12]. Il n'a pas daigné s'y arrêter.

Il y a donc lieu de reprendre l'étude d'une question qui reste encore obscure et incertaine par bien des côtés. Je verserai au débat des pièces nouvelles, mais il me suffira la plupart du temps d'examiner de plus près celles qui sont déjà connues. J'ai revu après M. Frédéric Masson, il y a déjà quelques années, aux Affaires étrangères, la correspondance de Rome et je me suis aperçu qu'il y avait encore beaucoup à puiser à cette source. J'ai consulté aux Archives nationales les papiers du comité d'Avignon, j'ai dépouillé les cartons du comité ecclésiastique et les liasses de la série F¹⁹ qui contiennent la correspondance du ministre de l'Intérieur avec les administrations de département. M. L. Lévy-Schneider, que je remercie ici, a mis à ma disposition les papiers de l'archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé, qui était garde des sceaux au moment de la sanction de la constitution civile du clergé.

Il ne m'a pas été malheureusement possible de visiter à Rome les archives du Vatican. Mais les archives du Vatican nous sont déjà partiellement connues grâce à la publication ancienne du père Theiner[13], à celle plus récente du vicomte de Richemont[14] et à celle plus récente encore du chanoine Gendry[15]. M. l'abbé Émile Sevestre a bien voulu me donner communication des dépêches du nonce pour l'année 1790[16], ainsi que de quelques lettres inédites de l'abbé de Salamon adressées au cardinal Zelada, secrétaire d'État du pape.

J'ai utilisé enfin les nombreuses brochures contemporaines conservées à la Bibliothèque nationale dans les séries Lb³⁹ et Ld⁴, les journaux, les écrits de toute nature, parus à l'époque, et surtout les correspondances contemporaines qui de toutes les sources sont les plus sûres.

Autant que possible, je suivrai dans l'exposé des faits l'ordre chronologique. Puisque l'affaire d'Avignon s'est constamment enchevêtrée dans l'affaire de la constitution civile, il importe de ne pas plus les séparer dans le récit qu'elles ne l'ont été dans la réalité. Autant que possible aussi, je n'avancerai rien sans donner mes preuves. Dans une matière aussi contestée, il est souvent nécessaire de mettre les textes sous les yeux du lecteur.

 

 

 



[1] La constitution civile du clergé a été votée le 12 juillet 1790, acceptée le 22 juillet, promulguée le 24 août 1790 et condamnée par le pape le 10 mars 1791 par le bref Quod aliquantum.

[2] A. Gazier, Études sur l'histoire religieuse de la Révolution, 1887, p. 23.

[3] Séance du 27 nov. 1790, dans le Point du jour cité par Gazier (p. 18).

[4] Ludovic Sciout, Histoire de la Constitution civile du clergé, I, 279.

[5] Ed. de Pressensé, L'Église et la Révolution française, 1864, p. 134, 146, 163. Voici comment M. de Pressensé s'exprime sur l'affaire d'Avignon : A part les raisons de doctrine et de discipline, il (le pape) avait donc un grief personnel contre la Révolution ; la question de territoire pesa, comme toujours, d'un grand poids sur ses décisions.

[6] Frédéric Masson, Bernis, 1884, p. 479, 489.

[7] L'Europe et la Révolution française, II, 122

[8] Sorel, II, 119.

[9] Sorel, II, 126.

[10] Edme Champion. La Séparation de l'Église et de l'État en 1791, Paris, 1903 ; voir ch. XV, XVI et XVII.

[11] P. de La Gorce, Histoire religieuse de la Révolution française, t. 1, 1909. Sur cet ouvrage, voir mon compte rendu de la Revue critique du 17 février 1910.

[12] Dans mes articles de La Résolution française, 1907, (t. LII, p.97-132, t. LIII, p. 139-168, p. 326-354, p. 385-411), 1908 (t. LIV., p. 97-131, 308-331) et des Annales révolutionnaires, t. I, p. 584, t. II, p. 1 et suiv.

[13] A. Theiner, Documents inédits relatifs aux affaires religieuses en France, 1789-1800. Paris. Didot, 1857-1858, 2 vol. in-8°.

[14] Vicomte de Richemont, Correspondance secrète de l'abbé de Salamon, internonce du pape, avec le cardinal Zelada (17911792). Paris, 1898, in-8°.

[15] J. Gendry, Pie VI el son pontificat, Paris, Alphonse Picard, 1906, 2 vol. in-8°.

[16] M. Sevestre prépare une édition des dépêches du nonce pour la Société d'histoire contemporaine.