Tel est le plus clair bénéfice que l'Empereur a tiré du Sacre. Par ailleurs qu'y a-t-il gagné ? La prodigieuse dépense qu'il a faite et qu'il a provoquée a-t-elle attaché au régime les Parisiens qui ont été les premiers à en profiter ? On chercherait vainement à évaluer le mouvement effectif d'argent : ce que le Sacre, a coûté aux collectivités, telles que le Sénat[1], le Corps législatif, la Ville de Paris, les cent huit départements et les trente-six Bonnes Villes, et aux individus, maréchaux, généraux, grands-officiers, sénateurs, législateurs, tribuns, maires, présidents de canton : il se faut restreindre à ce qui est sorti du Trésor de la Couronne et du Trésor de l'Etat. Sachant qu'on clabaudait, l'Empereur fit insérer cette note dans le Moniteur du 13 pluviôse an XIII : On a prétendu que le Couronnement a coûté cinquante à soixante, millions : Il en a coûté quatre et demi, trois au Trésor de la Couronne, un et demi à l'état, et voici les chiffres : ministère de l'Intérieur 700.000, de la Justice 300000, des Cultes 100.000, de la Guerre 400.000. Or, d'un résumé officiel formé en 1813 lorsqu'on songea au couronnement de l'Impératrice et du Roi de Rome, il résulte qu'il est sorti, du Trésor de la Couronne, non pas trois millions, mais — sur crédits spéciaux montant à 5.151.576 fr. 52 — 4.967.608 fr. 87, représentant les dépenses directement engagées pour l'objet précis du Sacre, non pas l'augmentation des dépenses faites, par tous les services, à cette occasion, et imputées sur les crédits généraux du budget. Il est sorti, du Trésor de l'État, non pas un million et demi, mais 3.370.307 francs, ainsi répartis : Intérieur 1.1820.964 fr. 67 ; Cultes 213.598 fr. 20 ; Relations extérieures 207.931 fr. 13 ; Justice 242.418 fr. ; Guerre 273.461 fr. 93 ; Administration de la Guerre environ 700.000fr. ; Marine 260.000 fr. C'est au moins le double de ce qu'a annoncé l'Empereur, et l'on ne saurait évaluer au-dessous d'une vingtaine de millions l'argent que le Couronnement a versé dans Paris. Les Parisiens sont-ils satisfaits ? Tandis que les brodeurs se plaignent d'avoir eu tant d'ouvrage et si peu de temps qu'ils ont dû recourir h la province ; que les entrepreneurs s'indignent des intermédiaires qui ont eu pari à leurs bénéfices ; les bourgeois se passent de main en main des épigrammes qui les ravissent ; il en est de grasses, il en est d'obscènes ; il en est de sottes : Le zèle du préfet mérite qu'on le loue Mais il a beau sabler, balayer nuit et jour, Partout où passera la Cour Partout ou verra de la boue. On se plaît aux anagrammes. Exemple : NAPOLÉON
EMPEREUR DES FRANÇAIS CE FOL EMPIRE NE DURERA PAS SON AN On affiche au Carrousel : Les Comédiens Impériaux donneront aujourd'hui LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE L'EMPEREUR MALGRÉ TOUT LE MONDE SUIVI DE LE CONSENTEMENT FORCÉ Ce spectacle est donné au profit d'une famille indigente. Puis les calembredaines et calembours : Pendant la cérémonie, Bonaparte se tenait sur son trône, couvert, debout et sans glands. — Pourquoi a-t-on mis tant d'étoiles dans les décorations de Notre-Dame ? — Parce que le héros de la fête tombait des nues. Les limonadiers qui vendaient leurs rafraîchissements dans l'église criaient à tue-tête : Orgeat, limonade, marrons glacés, pistache. Ce Pie se tache a si bien plu qu'on a mis le calembour en image ; aussi bien, le nom de Pie VII prêtant à toute sorte de joyeusetés ordurières, l'esprit gaulois ne chôme pas. Pour mesurer à distance la faveur populaire, il est quatre éléments, la chanson, l'image, les pièces de théâtre, les brochures et les vers de circonstance. Ici, la chanson, en général de commande, est misérable et pauvre. On en a voulu de populaires, certaines sont si sottes qu'elles sont peut-être malicieuses : comme celle-ci sur l'air du Bastringue : Vive, vive Napoléon Qui nous baille De la volaille Du pain et du vin à foison Vive, vive Napoléon ! Et celle-ci sur l'air : V'la c'que c'est d'aller au bois : Napoléon est empereur V'la c'que c'est d'avoir du cœur ! C'est le fils aîné d' la valeur ; Il est l'espérance Et l'appui d'la France. Il lui rendra, tout'sa splendeur ; V'la c'que c'est d'avoir du cœur. Second couplet : Il brûlait d'être au champ d'honneur V'la c'que c'est d'avoir du cœur ! Le canon ne lui fait pas peur. Par des faits de marque Bientôt on le r'marque, Il obtient un grade supérieur ; V'la c'que c'est d'avoir du cœur. Sauf dans un vaudeville chanté sur les différents théâtres de Paris où un couplet est consacré au pontife suprême : Te couronnant au nom du Roi des Rois nulle mention du Pape : même dans le Récit véritable du couronnement de l'Empereur par un jeune homme de Falaise, en vingt-doux couplets, sur l'air : Aimez-vous Mamzell Suzon. Il y a un mot d'ordre, soit qu'on craigne les balourdises des chanteurs du gouvernement, soit plutôt qu'on ne se soucie point d'accroître une popularité jugée redoutable. Cette popularité s'atteste par l'image : certes, il est de nombreuses représentations de l'Empereur et l'Impératrice en leur grand costume, l'Empereur agenouillé couronné par le Pape, l'Empereur couronnant Joséphine, mais il s'en faut qu'elles aient le même accent, la même abondance, la même curiosité qu'au moment du Concordat ou de la paix générale. A qui va la popularité iconographique, c'est au Pape et, alors par des milliers de portraits de tous les prix, de tous les formats, de tous les procédés, depuis les estampes en couleurs qui coûtent cher et qu'on encadre, jusqu'aux images de sainteté que les dévotes insèrent dans leur livre de messe : toutes les formules, tous les aspects, toutes les dimensions, mais surtout les médiocres qui conviennent aux petites gens. Ici comme en beaucoup de cas, l'iconographie est révélatrice. Elle atteste que, h Paris, non pour la populace qui regardait passer le cortège, mais pour le petit monde bourgeois et commerçant, le succès du Pape effaça celui de Napoléon. Cela se témoigne encore par quantité de papiers volants, prières, notices, brochurettes, vendus ou distribués, tandis que, malgré la police, malgré Fouché dont l'Empereur a trouvé très bonne l'idée de faire quelques brochures sur le Couronnement, rien ne subsiste qui marque la curiosité ou l'empressement du peuple et la grande circulation de certains écrits, même est-on réduit à fort peu de chose et ne trouve-ton rien où une doctrine soit même esquissée. Le théâtre est d'une incroyable pauvreté : point de pièces de circonstance, point même de pièces à allusion pour les spectacles gratis donnés le 10 frimaire, la veille du Sacre : à l'Académie impériale de musique, Le Connétable al Psyché ; aux Français, le Festin de Pierre et Sganarelle ; au Vaudeville, Le Mur mitoyen, Duguay-Trouin, René Lesage ; au Marais, Gabrielle de Vergy et Le Tambour nocturne ; à la Porte Saint-Martin, L'Hermite de Saverne ; à l'Ambigu, Georges et Pauline ; à la Gaité, Les Pointus ; aux Jeunes artistes, Les Faux Mendiants ; aux Jeunes Élèves, Encore un mannequin ; à Louvois, à la Cité, chez Montansier, chez Mareux, gratis avec la pièce en vogue. Seul, l'Opéra-Comique fait payer ; c'est pour Zémire et Azor. Les jours suivants, rien, hormis, aux Français, la tragédie de Cyrus. L'auteur en est célèbre, décrie et détesté : c'est Marie-Joseph Chénier. — Marie-Joseph, l'auteur de Charles IX, le régicide, le terroriste, l'ami de Mme de Staël et l'amant de Mme de la Bouchardie, Marie-Joseph qui, voici deux ans à peine, fut éliminé du Tribunal ? — Lui-même. Et bien que le titre officiel de la tragédie soit Cyrus, pour tout le monde, c'est le Couronnement de Cyrus. Quel prétexte à allusions ! Coite conversion étonne et l'on se demande qui l'a produite. A la vérité, l'autour de la Promenade vient de s'essayer à de profitables réconciliations par le Chant maritime, mais on préfère s'en tenir à la légende. On chuchote donc que Chénier s'est vendu : Il sera sénateur si la pièce réussit. Des deux côtés, on prépare des cabales. Les tracassiers d'athénées et de coulisses disposent leurs commérages ; de l'autre côté, on a envoyé des billots de spectacle aux chefs des différents lycées pour remplir la salle de leurs élèves. Le théâtre a fait de grands frais : l'élite de la troupe va donner ; Mlle Duchosnois, Talma, Lafon, Monvel ; il y aura une mise en scène exceptionnelle, une magnificence digne du sujet, des costumes d'une exactitude sévère et de la plus grande beauté, une décoration parfaitement adaptée au sujet et habilement disposée sur les dessins de M. Peyre neveu, architecte du Théâtre-Français. Mais il y a la pièce : l'intrigue qui ne laisse pas d'être compliquée, est étrangement enfantine. Astyage, roi des Mèdes, est le père de Mandane, épouse de Cambyse, roi des Perses, et mère de Gyrus. Cambyse a été tué dans une guerre contre les Scythes, et Astyage, averti par un songe que Cyrus lui enlèvera son trône, a chargé Harpage, un de ses généraux, de le faire périr ; mais Harpage, bon homme, a élevé Cyrus sous le nom d'Elénor ; cet Elénor est devenu un illustre guerrier, le chef des armées d'Astyage — qui ne le connaît point et ne l'a jamais vu — et, après une suite de batailles mémorables, il va rentrer dans Ecbatane, où le grand mage Memnon, confiant dans les oracles, attend, pour le sacrer, Cyrus, le héros promis par les dieux éternels. Reconnaissances, contradictions, c'est lui, ce n'est pas lui ! Elénor est le meurtrier de Cambyse, peut-être même de Cyrus. — Non ! c'est Cyrus mémo, et le grand prêtre, la mère, le grand-père même, le reconnaissent et on le fait roi et on le couronne. Cela est sans importance : la pièce n'a été écrite que pour amener des tirades et provoquer les allusions. On peut bien penser qu'elles abondent. Ainsi Harpage dit à Memnon, à la fin du premier acte : Vous, Memnon, remplissant un auguste devoir, Allez vous réunir à la tribu des mages : Réservez a Cyrus d'unanimes hommages : Puisqu'il lui fui donné de régner à son tour, Qu'il montre aux nattons l'équité de retour ; Favori des destins, qu'il soit digne de l'être ; Des Modes, des Persans, le père et non le maître. Qu'en s'appuya ni du peuple il lui serve d'appui : Qu'il règne par la loi, qu'elle règne par lui ! Il y a mieux : Voici ce que dit Memnon devant l'autel du Soleil où est allumé le feu sacré : J'abaisserai le front de tes fiers ennemis, A dit le Dieu vivant ; pour toi, ma main guerrière Rompt des portes d'airain l'impuissante barrière ; Les rois a ton nom seul ont reculé d'effroi ; Mon souffle t'accompagne et marche devant loi. Tes lois dans Israël font cesser l'esclavage ; Tyr abaisse à tes pieds l'orgueil de son rivage ; Tu brises son trident qu'accusait l'Univers, Et tes vaisseaux vengeurs délivrent les deux mers. Aucun ne doit on vain dans ton empire immense Invoquer la justice et même la clémence ; Mille autres ont vaincu, tu sauras gouverner, Et pour régner en tout, tu sauras pardonner. Viens, commande ;i ce prix : ce sont là mes oracles. J'ai préparé ta voie et de nombreux obstacles N'auront fait que l'ouvrir un plus large chemin Puisque le Dieu des Dieux le conduit par la main. Enfin, Cyrus, couronné par Memnon, prête un serment qui est bien près d'être le serment constitutionnel : Toi qui lis dans les cœurs et punis le parjure, Sur ton autel sacré, c'est par loi que je jure D'obéir à la loi, d'aimer la vérité, De donner pour limite à mon autorité Ce qui peut raffermir, la justice éternelle, Les intérêts, les droits du peuple qui m'appelle ; D'aller chercher, d'atteindre, en versant des bienfaits, L'infortune muette et les malheurs secrets ; Père des citoyens, juge pour les entendre, Roi pour les gouverner, soldat pour les défendre, D'illustrer le pouvoir déposé dans mes mains De respecter les dieux, de chérir les humains ; De régner par l'amour et jamais par la crainte, Fidèle sur le trône à la liberté sainte, Don qui nous vient des cieux, base des justes lois, Premier besoin du peuple et soutien des bons rois. Outre que la pièce était en soi fort mauvaise, elle blessait dans le public les trois sortes de spectateurs qui pouvaient remplir la salle : les royalistes, d'abord, qui haïssaient Chénier le régicide, et qui de plus faisaient supporter au grand mage les censures qu'ils n'osaient adresser au Pape ; les républicains qui ne pouvaient être satisfaits que leur Chénier se rendît le chantre du nouvel Empire, et enfin les partisans même de Napoléon. Plusieurs personnes mieux intentionnées que bien instruites, dit un policier, se sont refroidies parce qu'elles n'ont pas trouvé que la personne et la situation de Cyrus eussent assez de rapport avec S. M. l'Empereur. Elles ont plutôt vu dans Cyrus un duc d'Angoulême ou tel autre semblable et trouvaient de l'inconvenance à ce tableau, accusant l'auteur de gaucherie, comme s'il eût promis premièrement de représenter la carrière de Napoléon. Les auteurs dramatiques n'étaient point disposés h tolérer que ce Chénier sortît de sa retraite et vînt partager les droits d'auteur. La manière dont M. Legouvé s'est comporté durant la représentation (ainsi que son épouse) a fait dire de lui, raconte un policier, que, s'il est rival de Chénier, ce n'est pas, du moins un rival même décent. On est obligé d'en parler ici parce que son affectation de bailler, ricaner et hausser les épaules a été remarquée. Enfin il y avait les amateurs : Plusieurs personnes se disposaient à demander Voltaire après la pièce prétendant qu'elle lui appartenait plus qu'à l'auteur. On tenta vainement de rejeter la chute sur les acteurs qui n'auraient pas joué avec ensemble : Mlle Duchesnois en Mandane, n'a pas été mère et elle a déclamé. On ne siffla point, car on savait l'Empereur dans la coulisse, mais ce fut pis : la chute fut si profonde qu'après la première représentation, Cyrus disparut de l'affiche. Quelque temps on inséra à la rubrique des spectacles : En attendant la 2e de CYRUS, puis : Incessamment la 2e de CYRUS, puis rien. La pièce était si fort officielle que les plus déterminés ennemis de Chénier s'abstinrent de la piétiner : fallait-il que Geoffroy eut peur ! Le Journal des Débats, si friand alors des choses de théâtre, ne se sentit point en droit d'en rendre compte. Il s'empara de l'article qui avait paru dans le Moniteur et lui lit place dans son feuilleton. Le Mercure prit la chose plus gaîment : Nous voici positivement, dit le rédacteur, dans le même embarras que Sosie. Il devait à l'épouse d'Amphitryon le récit du combat soutenu par son mari. Mais comment le faire, dit-il, si je ne m'y trouvai pas ? Comment aussi parlerons-nous d'une tragédie inédite et que nous n'avons pu voir jouer ? Et le Mercure divagua sur Cyrus et ses aventures. Aussi bien ne publia-t-on point ce Cyrus et ceux qui n'avaient point assisté à l'unique représentation durent attendre plus de vingt ans pour en prendre une idée ; mais alors, en l'insérant dans les Œuvres posthumes de Marie-Joseph, M. Daunou eut l'audace d'écrire que cette tragédie avait eu pour objet d'adresser des leçons sévères au plus impérieux des despotes, de lui retracer les devoirs de cette puissance suprême qu'il osait envahir et de réclamer solennellement pour la liberté publique les garanties dont il l'avait frustrée, et c'était le tyran qui en avait interrompu le succès. M. Daunou se reposait sans doute sur la confiance qu'on ne lirait point ce Cyrus qu'il publiait — mais l'avait-il lu lui-même ? En vérité c'est tout autre chose qu'il faut dire : que dans un temps où le théâtre était, pour les Parisiens, l'habituel champ-clos de leurs passions politiques, la chute de Cyrus, après celle de Pierre le Grand l'année précédente, fut le témoignage incontestable de leur opposition. Et, pas plus qu'en tragédie, on n'est heureux en odes, morceaux de musique et autres ouvrages ; lorsque l'Empereur donne l'ordre au ministre de l'Intérieur de réunir tout ce qui a paru à l'occasion de son couronnement parce qu'il est convenable de faire aux auteurs des cadeaux proportionnés à la bonté de leurs ouvrages, Arnault, chef de la division des lettres, s'efforce à donner des notes, et c'est toujours : Excellentes intentions ou, pour varier : Intentions excellentes. Il ne trouve à distinguer que les vers latins de M. Crouzet, proviseur du Prytanée français à Saint-Cyr : Idée ingénieuse développée avec talent, ouvrage digne d'être remarqué, l'ode de M. Danguy des Déserts, suppléant juge à la Cour criminelle du Finistère : Des idées, du talent, et le Trasibule de M. Beaunier, cantate exécutée à la fête de la Ville de Paris et les Fasti de M. Petit-Radel, autre employé de la Ville. Sur quarante ouvrages imprimés ou manuscrits qu'il a réunis, auxquels on eut encore pu en ajouter une douzaine, — car on a le Couronnement de l'Empereur Napoléon et l'Impératrice Joséphine, par M. Labbé, de l'Académie de Lyon, une Ode par Joseph Martin, ex-économe des hôpitaux militaires, une autre par M. Pauvert, greffier du conseil de révision au Châtelet, une troisième par M. Rebullet, aumônier du lycée de Rennes, l'Hommage d'un père de famille par M. Laënnec, jurisconsulte à Quimper, l'Ode saffica de Mme Marieti Sardi, des vers de M. Villeneuve, professeur à Braunsberg, de M. Th. Mandar, de P. Colau, artisan, de M. Cizos, ex-membre du tribunal criminel de la Gironde, de M. Lacroix, président de la commission administrative de l'hospice civil de Bourgoin, de M. Bouclier à Saint-Quentin, de M. Lemarchant, employé au Conseil de liquidation, de l'abbé Reilles à Toulouse, de Nougaret, ce Nougaret qui, depuis vingt ans, encombre l'Almanach des Muses, de l'inévitable Marron, pasteur et poète, et de ces glorieux inconnus : Antoine Caillot, Uzanne fils, Christine Babault, Séguy-Lavaud, Magol, Daurussac, Guéniot, et on en oublie — il arrive à grand'peine à trouver dans dix quelque talent, encore en y joignant des chansons grivoises et des précis en prose de la vie de Bonaparte. Partout a manqué cet enthousiasme qui s'atteste par des œuvres vigoureuses et durables, où le poète, en communion avec la nation, traduit noblement les idées qui flottent autour de lui. On en trouvera de telles lors de la naissance du Roi de Rome ; si le Couronnement n'en suscite point, c'est qu'il n'a point ébranlé les nerfs et l'âme du peuple. L'Empereur sent si bien que, sur l'opinion, l'effet n'a
point été tel qu'il l'avait attendu, qu'il ordonne le silence. Dans le Moniteur,
aucun récit de la cérémonie ne parut jamais. Le 12 frimaire, sous la rubrique
Paris, le rédacteur s'excuse sur l'émotion
profonde qui ne laissait pas à l'esprit la liberté nécessaire pour peindre en
si peu de moments ce magnifique spectacle, et il ajoute : Nous nous occupons du travail nécessaire pour satisfaire
autant qu'il nous sera possible la juste impatience de nos lecteurs. Ce
travail était tel qu'il renonça même à l'entreprendre et les abonnés du
Moniteur gardèrent, sans la contenter jamais, leur juste
impatience. À l'ouverture du Corps Législatif, dans le discours du trône, l'Empereur ne fait pas la moindre allusion à la cérémonie, et dans l'Exposé de la situation de l'Empire, le ministre de l'Intérieur en présente la justification plutôt que l'apologie. Dès ce moment, — la proclamation des votes — Napoléon, dit-il, a été au plus juste des litres empereur des Français ; nul autre acte n'était nécessaire pour constater ses droits et-consacrer son autorité. Mais il a voulu rendre à la France ses formes antiques, rappeler parmi nous ces institutions que la Divinité semblait avoir inspirées et imprimer au commencement de son règne le sceau de la Religion même. Pour donner aux Français une preuve de sa tendresse paternelle, le chef de l'Église a voulu prêter son ministère à cette auguste cérémonie. Pour déguiser ainsi la vérité, à quel point fallait-il que Napoléon redoutât qu'elle fût connue ! En effet, le peuple se méfiait. Ce n'étaient ni les fontaines de vin, ni la loterie des 13.000 volailles, ni les illuminations, ni le feu d'artifice qui l'exaltaient ; il se souciait peu des 150.000 francs payés aux meneurs pour mois de nourrice arriérés depuis le 18 brumaire an VIII, des 87.000 francs distribués aux pauvres, non par les membres du Conseil des hospices, mais uniquement par des prêtres ; moins encore des 276.600 francs dépensés par le ministère de l'Intérieur en dots à des filles pauvres et honnêtes, mariées dans chaque arrondissement communal. Tout cela était prévu, réglé selon une étiquette royale dont il se souvenait, et n'était-ce point le recommencement de la royauté ? Déjà, lorsque, en prairial, le nouvel empereur avait décrété une sorte d'amnistie, si restreinte il est vrai, s'appliquant aux individus condamnés correctionnellement qui n'étaient plus détenus que pour le paiement de l'amende et des frais ; aux débiteurs de l'Etat contraints ou poursuivables par corps ; aux sous-officiers et soldats, déserteurs à l'intérieur, qui auraient rejoint au temps fixé, l'impression avait été aussi médiocre que lorsqu'il avait décrété, le 21 fructidor, l'institution de prix décennaux pour les meilleurs ouvrages dans tous les genres — arts, sciences, littérature — à décerner le 18 brumaire an XVIII. Pendant que Napoléon faisait au peuple la part si médiocre, pendant que les plébéiens condamnés comme complices de Georges Cadoudal étaient exécutés avec lui, en place de Grève, le 6 messidor, les nobles, les amis du comte d'Artois, les instigateurs de la conspiration, étaient graciés ; toutes les princesses de la Famille impériale s'apitoyaient et s'entremettaient, chacune se faisant un point d'honneur de sauver un gentilhomme. Et les nobles rentraient, et, dans les antichambres que leur ouvrait le nouveau César, ils se ruaient, et c'était de nobles que l'on composait les Maisons de l'Empereur, de l'Impératrice, des princes et des princesses ; c'étaient des nobles qui occupaient aujourd'hui toutes les avenues du Palais et qui paradaient autour de Napoléon en des livrées somptueuses. C'étaient eux qui avaient profité du Sacre ; eux et l'ancien régime. Les Bourbons français, écrit à ce même moment Joseph de Maistre, ne sont certainement inférieurs à aucune race régnante... Mais, quoique je les croie fort capables de jouir de la royauté, je ne les crois nullement capables de la rétablir. Il n'y a certainement qu'un usurpateur de génie qui ail la main assez ferme et même assez dure pour exécuter cet ouvrage. Ses crimes même y servent infiniment ; il y a des choses qu'une puissance légitime ne peut exécuter. Laissez l'aire Napoléon. Laissez-le frapper les français avec sa verge de fer ; laissez-le emprisonner, fusiller, déporter tout ce qui lui fait ombrage ; laissez-le faire une Majesté et des Altesses impériales, des maréchaux, des sénateurs héréditaires et bientôt, n'en doutez pas, des chevaliers de l'Ordre, laissez-le graver des fleurs de lys sur son écusson vide... rien ne peut être plus utile que l'accession passagère de Bonaparte qui luttera sa propre chute et rétablira toutes les bases de la monarchie sans qu'il en coule la moindre défaveur au prince légitime. Faut-il penser que tel avait été le but de certains cardinaux lorsque le Sacré-Collège avait permis le voyage de Pie VII : au moins, telle fut la théorie qu'adopta et que soutint l'Eglise romaine. Le père Ventura, officiellement chargé de prononcer l'oraison funèbre de Pie VII, a dit : Buonaparte devait être couronné. Pie VII, éclairé d'une lumière supérieure, vit bien que ce couronnement, éloigné en un sens des maximes d'une justice ordinaire, était réclamé par le ciel en vertu des principes d'une justice plus grande et plus universelle et qu'il tournerait au profit des mêmes personnages dont il semblait d'abord détruire les droits... Pie VII ne consacra pas l'usurpation, il rétablit la souveraineté ; il n'institua point une monarchie nouvelle, il renouvela l'ancienne pour servir d'appui et de fondement à toutes les autres ; il ne couronna point le fils de la Révolution, mais l'instrument et le vicaire de la Légitimité. Ces vues que de Maistre jetait sur l'avenir, que l'Eglise devait adopter et rendre siennes, même, si dès lors elle n'en avait point le don prophétique et qu'elle se confiât à la Providence, le peuple en avait eu la perception confuse. Il s'était dit qu'on lui volait son empereur, et il n'avait pas tort ; il se disait que le Sacre était un pas vers la Contre-Révolution, et il avait raison. Quant à Napoléon, passés les premiers jours, où il avait éprouvé, lui aussi, la sensation qu'il y avait là un péril, qu'il devait glisser, qu'il allait contre l'opinion nationale, il arrivait vite, dans l'enivrement croissant de son orgueil, dans le concert de flatteries qui l'entourait, dans le recul que prenait la magnificence de ces pompes glorieuses, à se remplir de cette idée que cette cérémonie l'avait beaucoup grandi aux yeux des Français. Il se plaisait à écouter des hommes comme Pasquier lui disant que les fruits qu'il avait recueillis de la consécration pontificale avaient été pour lui d'une valeur infinie... qu'elle avait fait taire toutes les résistances et justifié, en les commandant, toutes les soumissions ; il refusait d'entendre même de Pradt, l'assurant que, dans les diverses parties de la France que ses voyages où ses fonctions l'avaient mis à même d'observer, il n'avait trouvé aucune trace favorable laissées par cet acte, et lui déclarant à lui-même qu'il ne lui avait jamais paru avoir été sacré que par son épée. On peut croire que, pour son temps, pour la France d'alors, il a tort ; que c'est là une illusion, un véritable enfantillage, comme dit de Pradt. Pour la postérité qu'il avait toujours en vue et qui occupait constamment sa pensée, c'est autre chose. Le Sacre est devenu pour elle un événement mystérieux, presque légendaire, qui s'impose h l'imagination des peuples, qui paraît reculé à l'infini dans les temps et qui grandit par l'éloignement. Si l'on essaie fie décomposer les éléments dont s'est formé ce sentiment, il semble bien que les arts y entrent pour une grande part. Trahi par le poète qu'il avait employé pour célébrer son couronnement, Napoléon a été merveilleusement servi par le peintre qu'il a requis pour le représenter ; le régicide David l'a vengé du régicide Chénier. Dès le mois de vendémiaire an XIII, l'Empereur avait fait choix de David et l'avait désigné pour exécuter le tableau qui représenterait le Couronnement. Sa Majesté, écrit le 30 David au grand maître des Cérémonies, m'a promis en outre, sur mon observation, une place d'où je puisse à l'aise et sans trouble former mes idées, et, fort de cette invitation officielle, il ajoute : Je pense, d'après cet exposé, qu'il conviendrait que nous visitassions ensemble les lieux, qu'en votre présence je déterminasse l'endroit où j'établirai mon point de vue et que, là, vous donnassiez vos ordres de m'y construire une loge. La chose presse et il est indispensable que j'aie dessiné d'avance l'architecture et la disposition du local pour n'avoir plus ensuite qu'à y poser les figures suivant la vérité des faits historiques. Cette lettre sent le dictateur ; elle est du ton où se plaisaient les citoyens membres du Comité de sûreté générale. David traite Ségur comme jadis Léthière et, dans le délire des grandeurs auquel il est sujet, il semble imaginer que, pour le Couronnement, il est l'homme important. C'est ainsi qu'il faut être. Mais Ségur, qui a toute autre chose en tôle, ne construit point de loge exprès ; il.se contente d'envoyer deux billets de tribune à M. David. Qu'est cela ? Il lui faut la tribune entière et celle placée derrière le groupe de Coustou, au-dessus du maître-autel. Ségur répond assez sèchement ; David s'emporte, menace de s'adresser à l'Empereur, puis est grossier ; ce qui lui arrive. Philippe de Ségur intervient et le rappelle aux convenances : on faillit aller sur le terrain ; au moins David s'en vanta. Eut-il ou non sa tribune entière, peu importe : on tous cas, il vit et vit bien. Napoléon augurait si favorablement de l'œuvre commandée, que, le 27 frimaire, sans attendre même qu'il en eût vu la moindre esquisse, il nommait David son premier peintre. Gela acheva de tourner une tôle qui ne fut jamais solide. A titre de premier peintre, il s'empressa de réclamer les prérogatives de tous les genres qu'avait eues Lebrun à la cour de Louis XIV et une dictature sur les arts plus despotique encore qu'il ne l'avait exercée pendant la Terreur. Par une lettre du il messidor, il affirme ses droits sur la haute direction du musée Napoléon, du musée de Versailles, des manufactures des Gobelins, de Sèvres, de la Savonnerie et de Beauvais, sur l'Exposition du Louvre ; sur la surveillance des travaux commandés aux artistes, la proposition des achats, la présentation des projets. C'est la surintendance des Beaux-Arts et, du même coup, la destitution de Denon. L'Empereur, comme on pense, ne s'y arrête point[2]. Il savait fort bien qu'il fallait, de David, prendre seulement des œuvres. Le 10 pluviôse an XIII (30 janvier 1805), l'Empereur avait autorisé la location, aux frais de l'Etat, de l'église de Cluny, place delà Sorbonne, pour servir d'atelier à David ; mais il avait fallu aménager cet atelier, puis faire les machines propres à ces sortes d'ouvrages, si bien que, malgré qu'il eût sollicité et obtenu (le 25 floréal 15 mai), un premier acompte de 25.000 francs, David n'avait commencé son tableau que le 21 décembre. A la vérité, par ses dessins d'une précision et d'une netteté admirables, il avait fixé les traits de tous les personnages qui devaient figurer sur sa toile ; il avait, en les reproduisant, serré de si près la vérité, idéalisée plus tard, que toute la psychologie des êtres apparaît sous son crayon ; il les avait déshabillés, ensuite, les uns après les autres, empereur, pape, dignitaires et princesses ; et les avait dessinés nus, pour mettre de la chair sous leurs vêtements d'apparat, pour trouver des mouvements qui fussent de nature, pour saisir les habitudes de leur corps. Trois albums avaient été remplis par de telles recherches. Puis, le groupement avait entraîné à de longues études, car on sait au moins huit compositions différentes, toutes placées dans des perspectives que Dagotti a mises au point ; et l'on prétend en outre qu'usant du même procédé qu'Isabey, il avait disposé dans une grande caisse des figurines costumées par les mains adroites de Mme Mongey et sur qui il étudiait les dispositions et les effets de lumière. Parallèlement, il avait poussé des études peintes des acteurs principaux, commençant naturellement par le Pape qui allait repartir en Italie, non sans que son portrait terminé eût été exposé pendant huit jours dans la galerie du Sénat, à compter du 3 germinal (24 mars). Ç'avaient été ensuite certains des archevêques et des cardinaux ; quelques dames jouant un rôle important, comme la dame d'honneur et la dame d'atours ; au mois de juin 1806, il annonçait que non seulement il avait fort avancé le tableau du Couronnement, mais qu'il avait arrêté les autres sujets qu'il se proposait de peindre et qu'il prétendait enchaîner par des idées philosophiques. Ce n'étaient rien moins que quatre tableaux, pour le moment, peut-être cinq ou six : le premier, le Sacre, symbolisait la Religion : l'Empereur, après la tradition des ornements par le Pape, est monté à l'autel ; il prend la couronne, la place de sa main droite sur sa tête, puis, de la gauche, il serre étroitement son épée sur son cœur. Ce grand mouvement, écrit David, rappelle aux spectateurs étonnés cette vérité si généralement reconnue : que celui qui a su la conquérir saura aussi bien la défendre. L'attitude, le geste, les regards de la foule attendrie, tout indique le sentiment d'admiration dont chacun est pénétré. L'Impératrice, à genoux, attend la couronne que son auguste époux va lui placer sur la tête. Madame, mère de l'Empereur, est présente dans une tribune. Les princes, les grands dignitaires, les maréchaux remplissent les fonctions qui leur sont attribuées par le Cérémonial. Ce premier tableau sera achevé dans six mois. Le deuxième tableau eût été la République, le serment civil que David appelait mal à propos l'Intronisation : les personnages y eussent été disposés selon qu'ils l'avaient été dans la réalité. Sur le troisième, la Distribution des Aigles, qui eût été l'Armée, le peintre ne semblait point avoir fixé ses idées. Jamais sujet de tableau ne fut plus beau, disait-il... La postérité, en regardant ce tableau, s'écriera : Quels hommes et quel empereur ! Un croquis eût mieux valu. Le quatrième enfin, l'Arrivée de l'Empereur à l'Hôtel de Ville était pour le Peuple : C'est le premier acte d'obéissance envers son souverain, c'est le gouverneur de Paris qui remet les clefs de la Ville entre les mains de son empereur. Chacun de ces tableaux devait mesurer trente pieds de large sur dix-neuf de haut. David comptait les avoir exécutés en six ans, à raison de dix-huit mois par toile. J'en conduis deux de front, disait-il, un est déjà bien avancé, le second est commencé. Restait à fixer le prix. On connaît, écrivait-il, le soin que je mets à mes ouvrages, on sait que je ne me contente pas facilement. Je me propose enfin de répondre à l'attente de l'Europe. Je serai satisfait de la somme de cent mille francs pour chacun. Cela faisait bien de l'argent : On venait de lui acheter les Sabines pour 72.000 francs. Il y avait eu les trois portraits du Pape, exécutés, sans qu'on sût qui les avait commandés et le malencontreux portrait de l'Empereur pour Gênes, qui avait été refusé. Depuis le début de l'an XIV, David recevait, à compte, 5.000 francs par mois, et cette mensualité ayant été continuée jusqu'en juin 1806, il avait touché déjà 65.000 francs pour le tableau seul du Sacre. Aucun prix n'avait été fixé au moment de la commande. Denon qui avait quelques revanches à prendre, — car la guerre avait continué — et qui trouvait que tout tableau moderne était assez payé par 40.000 francs, et Daru, nommé récemment intendant général en remplacement de Fleurieu, jugèrent qu'il fallait serrer les freins et arrêtèrent les acomptes. David prit patience. Il retournait d'ailleurs en tous sens la figure de l'Empereur dont il n'était pas satisfait. La pose qu'il avait imaginée, peut-être littérairement séduisante, était picturalement absurde : d'abord, le geste de cette main droite, cherchant la tôle et y posant la couronne, était disgracieux, sinon presque impossible : il y fallait les deux mains ; le geste de la main gauche était emphatique et ne balançait pus celui de la droite. Le groupe du Pape assis devant l'autel ne se reliait par rien au groupe de l'Impératrice agenouillée. L'Empereur, ainsi dressé sur les pointes, dans cette attitude, rompait l'équilibre, et la composition n'avait plus ni ordonnance, ni balancement. Ce fut bien pis lorsque le peintre passa des croquis d'imagination à l'élude de la figure costumée : il essaya vingt façons de la présenter, imaginant d'habiller l'Empereur à l'antique pour sauver le mouvement que donnait dans cette pose le manteau impérial : mais il fallait ce manteau, il le fallait tel qu'il était et que faire alors de la demi-manche, que faire de l'engoncement de l'épitoge remontée ? Pourtant il ne trouvait point, et déjà il avait peint en entier sa figure. A ce moment Gérard intervint. Certes il n'était point David, mais il avait le sens critique et la tête fraîche. D'ailleurs, la solution s'imposait à quiconque n'était pas prévenu et n'avait pas, comme le maître, pâli sur l'œuvre depuis des mois : au lieu de donner à Napoléon un geste ascendant, il fallait que la figure de l'Empereur, centre de la composition, reliât les deux groupes et leur apportât un intérêt, une raison d'être et une fin. Dès que le geste s'abaissait, tout devenait simple : cette Joséphine qui attendait la couronne, la recevait de l'Empereur, durant que le Pape lui donnait sa bénédiction. Les personnages jusque-là isolés se rejoignaient : le tableau était fait. Dès que, sur l'avis de Gérard, David eut pris ce parti, il ne tâtonna plus. À peine si l'on connaît une élude peinte de la figure de Napoléon dans ce second mouvement : peut-être même est-elle postérieure. Sur la toile grattée, la figure fut trouvée au premier coup. L'imagination de David qui était de médiocre portée l'avait entraîné à une conception qui eût gâté à jamais son tableau, l'eût rendu emphatique, incohérent et ridicule ; son art où il excellait, l'avait, pour des raisons qui doivent être uniquement de métier et qui, quoi qu'on ait dit, ne sauraient être sentimentales, amené à traduire une idée qui devait faire fortune, se fixer dans tous les yeux, hanter toutes les mémoires, fournir l'impression essentielle que la postérité recevrait du Sacre. Ce qui force à penser que telle fut la marche réelle de David, qu'il ne reçut d'aucun homme de cour aucun avis, qu'il ne consulta personne ni Denon, ni Daru, ni même, quoi qu'on en ait dit, l'Empereur ; — lequel, d'ailleurs, dans le cours de l'année 1807, passa en tout sept jours à Paris et à peine un mois et demi à Saint-Cloud et dont une visite à l'atelier de la place de la Sorbonne n'eut point passé inaperçue — c'est l'espèce de surprise que témoigna l'Empereur lorsque, le 4 janvier 1808, à son retour d'Italie, il, vint, en grande pompe, précédé d'une imposante escorte, accompagné de l'Impératrice, suivi de toute sa cour, visiter le peintre dans son atelier, C'est bien, David, dit-il, vous avez deviné toute ma pensée ; vous m'avez fait chevalier français. Et après avoir, durant cinq quarts d'heure, examiné tous les détails du tableau, promenant devant la toile, regardant tout, se rendant compte de tout, David à sa gauche, l'Impératrice a sa droite, tous les courtisans au fond immobiles et silencieux, il lit deux pas en avant, se plaça en face du peintre, et, levant son chapeau de ce geste lent qu'il affectionnait, puis l'abaissant comme il faisait devant les drapeaux : David, dit-il, je vous salue ! Le lendemain, l'intendant général adressait au trésorier de la Couronne une ordonnance de 35.000 francs au nom de David. Le trésorier contesta : cela ferait 100.000 francs pour le tableau et, pour deux ou quatre, on n'avait prévu que 160.000. — On paraissait bien, en effet, avoir dès lors renoncé à l'Intronisation et l'Arrivée à l'Hôtel de Ville, — Ces raisons pouvaient être bonnes lorsque l'Empereur n'avait pas été voir le tableau. On paya. Pour la Distribution des Aigles qui, à coup sûr, est loin de valoir le Sacre, David n'est point entièrement responsable de la mauvaise composition du tableau, peint d'ailleurs sans enthousiasme ni fièvre, six ans après l'événement, d'après des uniformes et des drapeaux en service en 1810 — les lettres de David au comte de Cessac en feraient foi, s'il était besoin d'une preuve —. C'est assez qu'on mette à son compte l'outrance des gestes des soldats, l'emphatisme du geste de l'Empereur, le figé des altitudes, supposées en plein mouvement et immobilisées pour la pose d'atelier, le quelque chose de pensum qu'on y sent et qui le rend terriblement officiel. D'une part, les attitudes des soldats étaient commandées par une Victoire plafonnante dont l'Empereur demanda la suppression et qui seule expliquait l'ardeur des serments ; d'autre part, l'incohérence dans le groupe impérial fut causée par la suppression de la figure de Joséphine, que réclama l'Empereur, lorsque le tableau terminé parut au salon de 1811 et prit place aux Tuileries dans la Salle des Gardes. La Distribution des Aigles avait été payée seulement 40.000 francs, prix fixé par l'Empereur, mais Napoléon y ajouta 12.000 francs de gratification. Le tableau du Sacre est l'œuvre essentielle, car on ne saurait citer, que pour curiosité, la grande toile commandée à Serangeli, la Réception au Louvre des députés de l'Armée, et l'agréable tableautin de Demarne et Dunouy : L'Entrevue avec Pie VII dans la forêt de Fontainebleau. Toutefois, il en est une représentation qui retiendra toujours l'attention des amateurs d'art menu, d'étiquette surannée et de curiosité historique : c'est le Livre du Sacre : il est le manuel, le guide, le règlement des Cérémonies et en même temps le plus agréable modèle d'élégance. Le grand maître, M. de Ségur, qui avait des traditions et de la littérature et qui n'était pas sans aimer les arts, avait médité, à côté des splendeurs picturales où s'employait David, un ouvrage moins ambitieux, mais plus précis, qui fixât les cortèges et les costumes, qui lit règle pour les sacres de la quatrième dynastie et où se trouvassent retracées, dans leur réalité somptueuse, les pompes qui avaient fait son tourment et qui faisaient à présent son orgueil. Il avait eu en vue l'admirable exemple du Sacre de Louis XV, dont Dulin et Perrot avaient dessiné les modèles et, sans s'arrêter aux quelques planches, encore plus grandes, du Sacre de Louis XVI par Moreau le jeune, sans se laisser tenter par le format plus maniable auquel on avait réduit, en les accommodant à Louis XVI, les scènes et les costumes du Sacre de Louis XV, il se proposa de donner un pendant à ce livre merveilleux et incommode qui perpétue les magnificences de l'ancien régime. Il avait sous la main les collaborateurs qu'il lui fallait, les hommes qui l'avaient assisté à tous les moments dans cette lourde entreprise : Isabey, qui, avec sa prodigieuse activité, sa prestigieuse invention, son imagination gracieuse, avait surmonté toutes les difficultés, qui avait figuré devant l'Empereur, avec des poupées qu'il avait taillées et costumées, les évolutions, les cortèges, les allées et les venues, qui s'était ingénié aux habillements, aux accessoires, aux décorations, aux tentures et qui, déjà dessinateur du Cabinet, allait tirer du Couronnement le brevet et les appointements de dessinateur des Cérémonies. A Isabey, il joindrait Percier et Fontaine, les architectes qui avaient dirigé les travaux à l'intérieur et à l'extérieur de l'église et qui représentaient en leur temps le goût décoratif ; Percier et Fontaine avaient, à la vérité, entrepris de leur chef un autre ouvrage sur le Sacre, mais spécial aux décorations architecturales et gravé au trait, qui ne ferait donc pas double emploi. Ne daignant point signer le texte qu'il eut écrit mieux qu'homme au monde, il en passa la rédaction à l'un de ses aides des Cérémonies, M. Aignan, que, pour cela ou pour ses tragédies, il poussa à la deuxième classe de l'Institut. Enfin, ce serait là pour les plus habiles graveurs, l'occasion de déployer leurs talents, et, par là, Ségur était certain d'obtenir l'agrément de l'Empereur, toujours porté à favoriser des œuvres d'ensemble où les artistes pussent être utilement occupés, surtout à célébrer sa gloire. Le 10 ventôse (1er mars) les parts de collaboration étaient faites et acceptées : Isabey ferait les scènes et les figures, Percier les vignettes et les ornements ; Fontaine l'architecture et les perspectives. Il restait 8.000 francs sur les fonds du Sacre et ce fut là-dessus qu'on partit. Le 1er germinal (22 mars) le Livre du Sacre de Leurs Majestés impériales était annoncé dans le Moniteur comme devant paraître vers la fin de l'année prochaine ; mais l'an XIV s'étant interrompu après le 1er trimestre, ne finit point. De 8.000 francs, on a sauté à 15.000 qui sont versés à MM. Isabey, Percier et Fontaine le 6 germinal (27 mars). Au 25 avril 1800, troisième acompte de 10.000 francs ; mais Fontaine a compté qu'il emploierait, pour le Livre du Sacre, tout ce qu'il a économisé sur la décoration de Notre-Dame et de l'École militaire, 81.064 fr. 51, dont il déduit les 25.000 qu'il a touchés, soit 56.064 fr. 51 ; l'Intendant général répond qu'il n'a libres que 36.601 fr. 77. D'où discussion : Fontaine n'obtient pas de solution immédiate, mais deux nouveaux acomptes de 10.000 francs. Comme, au 7 avril 1807, il a déjà dépensé 73.438 fr. 38, il obtient encore 10.000 francs. On a engagé en effet les meilleurs graveurs de l'époque, Urbain et Jean Massard, Delvaux, Godefroy, Malbeste, Dupréel, Simonel, Ribault, Audouin, Pauquet, Lavalé, Petit, Tardieu, Coisny, et il leur faut des avances. En 1810, Fontaine qui a reçu 100000 francs et en a dépensé 99.295 fr. 22, demande 50.000 francs ; c'est presque la fin, dit-il ; la dépense totale s'élèvera tout juste à 167.422fr. 72. Isabey a reçu pour ses dessins 14.000 francs, Percier 5.000 ; la gravure des scènes sera payée uniformément 8.000 francs ; pour les personnages isolés, les prix varieront : on paiera 6.000 francs à Audouin l'Impératrice en grand costume, 5.000 à Tardieu l'Empereur en grand costume, 4.000 à Ribault l'Empereur en petit costume ; puis on descendra à 2.930, 2.500, 2.050 qui sera le prix habituel, et même, pour le Héraut d'armes à 1.550. Il y a les cuivres, Je papier, les lettres, la retouche, les épreuves délai, car, pour juger l'avancement des planches, on tire chaque fois quelques éprouves. Ce fut seulement aux Cent-Jours, le jour même de Waterloo, le 18 juin 1815, que Ségur établit le coût total de l'entreprise : 1914.436 fr. 72. Le Livre du Sacre est achevé, texte et planches, mais c'est à peine si quelques rares exemplaires sont sortis par faveur d'exception, tous ou presque tous uniformément cartonnés à l'Imprimerie impériale où le texte a été composé. La publication n'a point été faite, le public n'a pas été averti : c'est pourquoi l'ouvrage échappe aux iconoclastes royalistes. Les cuivres sont soigneusement emmagasinés par l'ami de Fontaine et de Denon, le bon artiste Morel d'Arleux, conservateur de la Calcographie, et l'on attend des temps meilleurs. Quant aux dessins, ils ont été réunis à un texte manuscrit et à une suite des planches gravées pour former un exemplaire unique, destiné à l'Empereur, que l'Intendance a fait relier par son relieur et doreur, Tissier, aux chiffres de Napoléon et aux grandes armes de l'Empire. Comment, des Cérémonies, ce livre admirable vint-il, après trente-sept ans, prendre place au Musée des Souverains ? Par quelles mains pieuses avait-il passé ? Par quel prodige avait-il échappé à la folie dévastatrice des réacteurs, on ne saurait le dire. Il survit, il remplit à merveille le but que M. de Ségur s'était proposé : de transmettre à la postérité l'ensemble des cérémonies accomplies et des costumes portés lors du couronnement du fondateur de la dynastie. Il marque une précision qu'on ne saurait exiger des peintres obligés de choisir entre tant de scènes intéressantes, de grouper des personnages que l'étiquette éloignait, d'en introduire même dont l'absence était officielle. Il renseigne, mieux que n'importe quel traité, sur le luxe, sur le goût, sur l'art décoratif en 1804. Il est vraiment contemporain des événements et l'on peut s'y lier, au contraire des tableaux — dont certains, exécutés par ordre, sont, de propos arrêté, notoirement inexacts. Isabey, avec sa prestigieuse habileté, a fixé du pinceau les êtres comme s'il les saisissait avec un objectif ; il n'est point respectueux, il n'est point solennel ; même peut-on dire que, lorsqu'il s'efforce au grandiose, il y échoue totalement. Il lui faut de la gaîté, du mouvement, des chevaux qui piaffent, des pages qui s'élancent, des spectateurs qui se bousculent ; il invente des conversations, il combine des attitudes, il enregistre des infirmités, il intéresse, distrait, amuse ; il est l'homme de la chronique pittoresque et réaliste ; mais qu'il ne s'attaque point à l'histoire, il la rapetisse. Il met Napoléon à sa taille et, comme à Malmaison, le franchit à saute-mouton. Qu'on compare ces deux compositions où Isabey Qu'on compare ces deux compositions où Isabey et David ont représenta la scène du Couronnement. Isabey n'a point hésité, il a montré l'Empereur se couronnant, comme un instant David avait pensé le faire. Par une adroite tricherie, il a sauvé le geste et le costume, il n'a pu sauver la coupure de la composition. Point d'unité, point de centre, point de balancement, point de lignes. C'est agréable, mais c'est de l'illustration — encore point du premier rang. Le Couronnement, c'est le tableau de David ; le Couronnement, c'est la scène telle que David a été contraint par les règles de son art de la présenter ; c'est, dans une magnificence recueillie, somptueuse et immobilisée, le geste arrêté et souverain qui consacre le nouvel empire et qui y donne à la fois la grâce et la majesté. Rien là qui amuse l'œil et distraie l'esprit ; dans cette vague qui descend du maître-autel pour mourir au trône pontifical, tout s'accorde pour procurer une impression de calme. Nul mouvement rie s'efforce, nulle attitude ne se contraint. Cela ne fut point ainsi, mais cela est ainsi, et toujours, Napoléon apparaîtra tel que David l'a représenté, imposant la couronne à celle qui, pour la postérité, demeure son unique compagne, sous le geste bénissant des prêtres, sous les yeux attendris de sa mère, à qui il a fait la première place. Même ces costumes des princes et des dignitaires qui, pour si peu, tourneraient au comique, s'ennoblissent sous le pinceau d'un maître qui sait retrouver, sous la déformation de l'homme moderne, la beauté de la race ; qui recule dans le temps les oripeaux contemporains et les met en harmonie avec les ornements sacerdotaux dont la forme depuis dix-neuf siècles est restée pareille et qui semblent taillés pour la suite des âges. C'est, dans un temple presque anonyme, en présence d'une foule qui remplit la toile, mais dont on n'isole que par un effort les silhouettes individuelles, pourtant si précises et si vivantes, un acte qui, depuis qu'il se tient une histoire, n'a pu être rempli que par un seul homme — et c'est celui-ci : Napoléon. Les âges s'écouleront : mais, cette toile, que les couleurs en polissent ; que le dessin s'en estompe ; que les modernes iconoclastes l'outragent ; qu'avec le Musée où on l'a égarée pour lui ravir son prestige d'histoire, elle brûle et se perde en fumée ; par les millions de reproductions qui la traduisent ou la travestissent, mais la répandent chez toutes les nations, elle éternise le Couronnement, elle en fixe la légende, elle symbolise Napoléon. David n'a point eu si grand tort d'écrire : Je me glisserai à la postérité à l'ombre de mon héros. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Un costume de sénateur coûte deux mille quatre cent francs, un costume de législateur rien qu'en broderie seize à dix-huit cent.
[2] Pour atténuer l'audace d'une telle tentative, on a prétendu que David y avait été poussé par M. de Fleurieu, intendant général de la Maison, qui jaloux de Denon, aurait voulu le supprimer. Certes Fleurieu et Denon s'entendaient mal ; mais, entre le mauvais succès de David et le renvoi de Fleurieu, il n'est aucun lien. Ce renvoi fut occasionné par le manque de surveillance sur certaines forêts de la Couronne et les dilapidations d'un inspecteur de Fontainebleau, nommé Noël.