LE SACRE ET LE COURONNEMENT DE NAPOLÉON

 

VIII. — LA RANÇON DU SACRE.

 

 

Voici près de quatre mois que le Pape est à Paris et, dans le brouhaha de fêtes où il ne paraît guère et où il n'a que faire, il visite les églises, il donne des audiences aux fidèles et même aux curieux ; il est familier, un peu bonhomme ; il est en voyageur et visite les curiosités : le bois de Boulogne, les Invalides, la Manufacture de Sèvres, la Monnaie des médailles, les Gobelins, l'Hôtel-Dieu, la manufacture de Vernis sur métaux, la Bibliothèque impériale, l'École des Mines, l'Imprimerie impériale, l'Hôtel des monnaies, le Conservatoire des Arts et Métiers, les Sourds-Muets, les Quinze-Vingts et, à chaque fois, discours, bénédiction, exercices, impression de livres tels que l'Oraison dominicale en CL langues, frappe de médailles, démonstration de procédés, expériences et le reste. Cela peut l'intéresser, l'instruire, l'amuser, mais est-ce là ce qu'il est venu faire ? Est-ce pour cela qu'il s'attarde ? On a dit que l'Empereur s'employait de tous les moyens pour le retenir, qu'il prétendait lui inspirer l'idée de se fixer à Paris, au moins de partager sa vie entre Paris et Rome : Certes, la pensée a pu, dès lors, en venir à Napoléon ; il a pu, par quelque insinuation d'un de ses confidents à un familier du Pape, taler le terrain ; que ce fût là une de ses préoccupations d'avenir, il n'y a pas à le contredire ; que, par la suite, un tel projet se soit précisé dans son esprit, à proportion que sa fortune toujours grandissante l'entraînait vers les sommets et lui faisait perdre le sens du réel, on ne saurait le discuter ; mais, à ce moment, si, très prudemment, l'ouverture fut faite, devant l'échec subi, il n'insista point. En fait, il n'eût pas mieux demandé que devoir partir le Pape. Outre, que c'était une occupation de chaque jour d'assurer les visites, d'organiser les courses, de régler les audiences, de corriger les discours, de fabriquer au Pape des mots heureux ; outre que ce séjour encombrant coûtait cher — en loyers d'hôtels garnis pour la suite du Pape, en meubles, en blanchissage, éclairage, chauffage et nourriture, un million au moins. — Napoléon était partagé entre la crainte qu'on ne fît pas assez et que les honneurs ne fussent pas à la hauteur delà dignité pontificale, et la crainte qu'on ne fît trop et qu'il ne résultait du voyage du Pape un essor de l'ultramontanisme, que Pie VII ne se rendît trop populaire et que, par là, lui, l'Empereur, se trouvât offusqué. Il était arrivé à ne point même garder pour le Pape les égards qu'il devait à son hôte. Il l'avait mis à la troisième place au banquet du II frimaire ; il prit le pas sur lui dans toutes les occasions ; il l'abreuva d'humiliations, dit Consalvi, que sa haine porte à tout grossir. N'était-ce point pour que Pie VII se décidai à regagner Rome ? Son départ arrangerait tout, car, à présent qu'il était venu, qu'il avait, pour la cérémonie, cédé presque sur tous les points, qu'il avait officié, béni, sacré, intronisé, il fallait le payer — et c'est pourquoi l'Empereur eût souhaité qu'il partît, et c'est pourquoi le Pape ne partait point.

Sans doute, lui préparait-on des présents somptueux et paraissait-on s'ingéniera satisfaire ses désirs. Il avait semblé souhaiter un lapis de la Savonnerie pour son salon ; on lui en offrirait deux, un de vingt-cinq pieds, un autre de douze et cela coûterait 30.000 francs. Il avait vanté les tapisseries des Gobelins ; on lui en choisirait huit avec des sujets du Nouveau Testament : prix 80.000 francs. L'Impératrice devait lui offrir un rochet, mais elle en avait déjà envoyé un par Tascher : on le remplacerait par deux candélabres qu'il avait remarqués à Sèvres : 24.000 francs, et on y joindrait des vases, un cabaret et un service de 12.000. On avait de bien autres desseins pour une chapelle qui serait le présent d'importance avec une tiare : L'autel serait à fond de lapis-lazuli semé d'abeilles d'argent doré : au milieu, serait encastré un bas-relief d'argent surdoré, de neuf pieds de long sur trois de haut, représentant la Nativité et comportant dix-huit figures très saillantes, dessinées par Lebrun et modelées par Coustou. C'était là une excellente occasion que proposait M. Auguste, orfèvre, allié de la famille Coustou : il avait racheté, lors de la vente, ce bas-relief donné par Louis XIV à la maison professe des Jésuites. On y ajouterait des apôtres modelés par Cartelier et un Christ, œuvre de Roland. Quant au calice, à la patène, aux burettes et au plateau d'or ciselé du style le plus moderne, on les ornerait de vingt-quatre camées du XVe siècle où étaient gravées les scènes de la Passion et d'un camée plus récent, une tête de Jésus-Christ. Il n'en coûterait pas, en tout, 240.000 francs, et le bas-relief et les camées, s'il eût fallu les faire exécuter, eussent valu plus cher que la chapelle entière.

Fleurieu, l'intendant général, est ravi. Aucun monument comparable à la chapelle ne se voit, écrit-il, ni en Italie ni ailleurs. Le public a été admis à examiner les modèles exposés au musée Napoléon, qui ont été hautement approuvés par Talleyrand, Visconti et d'Hauterive. Survient Fesch, qui déclare que c'est très laid, tout à fait manqué et le dit à l'Empereur. Napoléon s'inquiète, veut se rendre compte et, au début de germinal arrive voir la chapelle. Il consulte Denon, qui déjà est en lutte avec Fleurieu sur quantité d'autres points et qu'on eut bien soin d'écarter, et Denon répond : Un présent de la nature de celui que Votre Majesté fait au Pape et d'une dépense aussi considérable, destiné pour un pays où l'on sait apprécier ce genre de choses et où il sera montré, vu avec intérêt et curiosité, devient une espèce de monument auquel votre nom, Sire, sera encore attaché dans mille ans. Je suis loin de chercher à critiquer ce que d'autres vous proposent, mais je crois de mon devoir, Sire, par la place que vous m'avez donnée, par la confiance que Votre Majesté a eu la bonté de m'accorder, de lui dire que l'ensemble de ce présent est composé de parties incohérentes, que le devant d'autel, fort bien en lui-même, n'est point d'accord avec le style des chandeliers qui sont maigres et lourds, que le calice et les burettes sont encore d'un troisième style et que rien de tout cela ne porte le caractère de la grandeur et du bon goût. L'oracle ayant parlé, l'Empereur doute fort à présent de sa chapelle : au moins pense-t-il se rattraper sur la tiare ; le devis, présenté par Auguste, est monté à 179.800 francs. Sur un fond de velours blanc, s'étageront les trois couronnes d'or, composées chacune d'un large bandeau, surmonté de fleurons à feuilles de refend et enrichies de rubis, d'émeraudes et de saphirs entourés de brillants, sur un champ de perles toutes égales et assorties. Le milieu du bandeau de chaque couronne sera occupé par un bas-relief ciselé en or, représentant : Le Rétablissement du Culte, le Concordat, le Sacre. On y emploiera 3.345 pierres précieuses et 2.990 perles. Mais on a la fâcheuse idée, pour terminer le chef-d'œuvre, de placer au sommet l'émeraude que Pie VI dut enlever de sa tiare et remettre aux Français pour payer les contributions de Tolentino. Cette émeraude a été depuis lors, conservée au Muséum d'histoire naturelle et on l'en sort à ce dessein.

L'Empereur encore, a assigné sur la grande cassette, des pensions aux Chiaramonti : 15.000 francs au comte Grégoire, 15.000 à Don Hyacinthe archidiacre à Césène, 15.000 à la comtesse Octavie ; 15.000 à la veuve du comte Thomas. Les brevets seront expédiés sur mi ordre donné à l'intendant général le 13 prairial (2 juin) ; mais c'est en quelque sorte contre le gré du Pape et, lorsque Napoléon veut passer aux nièces, Sa Sainteté exprime le désir qu'on ne leur donnât point de pension, seulement un regallo.

Pour la suite, on ne devait pas être moins généreux : boîte à portrait de 30.000 francs et rochet de 10000 à chacun des cinq cardinaux ; diamants de 10.000 à 8.000 à chacun des dix grands-officiers, de 6.000 à 4.000 aux huit autres, 26.000 francs en or à la domesticité, c'est ce qu'a proposé Fleurieu. Mais on rogne les rochets, on rogne près de 8.000 francs aux domestiques, on fait des économies sur tout, des économies vilaines, offensantes même pour le Pape, car, après avoir annoncé et publié qu'on le comblera, on retire les présents qu'on lui avait destinés, qu'on avait même exposés sous cette désignation : ainsi, la chapelle que l'Empereur voulut d'abord offrir à Notre-Dame et qu'il se décida plus lard, en la payant 181.300 fr. 38 au lieu des 240.000 demandés, à donner à Saint-Denis ; ainsi deux carrosses dont le roulement faisait grand bruit et brusquement s'éteignit ; ainsi les tapisseries des Gobelins qui ne furent point de première fraîcheur, les porcelaines de Sèvres qui se réduisirent à deux candélabres et à un service pour une personne ; surtout la tiare dont la fameuse émeraude parut à Consalvi une insulte pour les vaincus. Aussi bien celui-ci s'employa-t-il, et de toutes ses forces, à rabaisser tout ce qui venait de France, à montrer de la lésinerie où l'Empereur avait cru déployer de la magnificence, et surtout à mettre au jour les fautes de tact dont les inférieurs étaient coupables et dont l'Empereur se trouva répondre.

En admettant qu'il eut là une part de vérité, — par l'exemple de la chapelle, par celui de l'émeraude de Pie VI, on ne peut dissimuler qu'elle ne s'y trouvât, — faut-il penser que l'Empereur aurait pris cette façon discourtoise de prouver son mécontentement ? Était-ce hostilité des subalternes ou simplement sottise et ladrerie ? En tous cas, on perdait sa peine. Ces choses étaient trop mesquines pour loucher Pie VII. Des promesses lui avaient été faites sur des questions de discipline, des espérances lui avaient été données pour l'amélioration du sort du clergé ; Fesch avait sans doute été bien plus loin en conversation, mais, sauf sur l'affaire des Constitutionnels, des engagements n'avaient été pris que sur le cérémonial du Couronnement. Comme la plupart avaient été attaqués, remis en discussion et finalement annulés, le Pape devait craindre que, sur les articles où il n'avait que des assurances de bonne volonté, il fut encore plus mal traité. Décidé qu'il était à ne rentrer à Rome qu'avec quelque butin, il ne partait point ; on pouvait penser qu'il ne partirait jamais.

Pour les évêques ci-devant constitutionnels, l'Empereur leur avait donné entière satisfaction. Sur les douze constitutionnels nommés évêques au moment du Concordat, six s'étaient refusés, depuis lors, à signer une formule de rétractation que leur conscience repoussait. Les abbés de Pancemont et Dernier ayant reçu des pouvoirs pour les réconcilier, Bernier qui s'en chargea seul, annonça qu'ils s'étaient soumis ; ils furent nommés évêques, mais eux protestèrent qu'ils n'avaient renoncé à aucune de leurs convictions Le Pape suspendit alors l'expédition de leurs bulles ; et cela durait ainsi depuis le Concordat. Leur soumission ou leur démission avait été un des objets principaux de la négociation entre Consalvi et Fesch. Après avoir agité toute sorte de plans comminatoires, on se restreignit à ce que leur réconciliation eût lieu de vive voix avec le Pape, en présence de l'abbé de Pancemont. Toutefois, dans une conférence préalable chez Portalis où assistaient, outre Pancemont, Fesch et de Pradt, on voulut les contraindre à signer un écrit où se trouvaient ces mots : Je proteste soumission aux jugements du Saint-Siège sur les affaires ecclésiastiques de France. La plupart signèrent : seul, Lecoz, archevêque de Besançon, refusa et ne se rendit qu'après que Fesch, dans une seconde conférence, lui eût annoncé que l'Empereur exigeait sa signature. Encore Lecoz protesta-t-il par lettre que, dans les jugements du Saint-Siège auxquels on lui demandait son adhésion, il ne pouvait comprendre les brefs et rescrits du pape Pie VII, lesquels contestent à la nation ses droits, menacent d'excommunication une grande partie de la France, déclarent sacrilège la vente des biens nationaux et tendent à consacrer parmi nous des maximes que nos pères ont constamment et justement repoussées.

Napoléon s'était engagé ; il traita légèrement la question dont il ignorait ou se dissimulait la gravité. Il ne voulut point entendre cette voix de désespérance qui poussait le suprême appel aux libertés gallicanes. Avec le Pape, Lecoz fut moins net. Il raconte ainsi de son entrevue : Il me demanda avec un air de bonté et d'embarras qui annonçait la crainte de me mortifier, si j'étais soumis aux décisions de l'Église ? Ma réponse fut prompte, énergique et sentimentale : Très Saint-Père, mon vrai patrimoine, c'est la religion catholique, apostolique et romaine. J'ai eu le bonheur d'y naître, je n'ai cessé d'y vivre et j'espère, par la grâce de mon Dieu, que j'y mourrai. Pour moi, les décisions de l'Église sont sacrées ; je les ai proclamées dans mon cachot, sous la hache des tyrans, et je suis toujours prêt à donner pour elle jusqu'à la dernière goutte de mon sang. Le Saint-Père, ajoute Lecoz, me presse dans ses bras, me baigne de ses larmes d'attendrissement et se trouve lui-même inondé des miennes.

Après de telles effusions, on pouvait croire qu'on s'était compris : à la vérité il n'en était rien, Lecoz n'entendant point l'Église de la même façon que Pie VII. Mais Pie VII n'en tenait pas moins qu'il avait vaincu : d'une façon apparente, les derniers constitutionnels avaient capitulé et, avec eux, — avec les prélats aussi de la Petite-Église — l'Église gallicane était condamnée à disparaître.

Dans les entours du Pape, on ne voulut même pas accorder à l'Empereur qu'il eût rempli cette promesse : ce n'était pas à lui que les évêques avaient cédé ; ils avaient été subjugués par les vertus, l'affection, les douces paroles du Pape.

Restaient les grosses questions pendantes : Dans des entretiens préliminaires, Pie YJI avait mis en avant certaines prétentions jugées inadmissibles, auxquelles il renonça, semble-t-il, de lui-même. Il se réduisit alors à des demandes qu'il considérait sans doute comme un minimum et qui furent présentées dans trois mémoires. Par le premier, rédigé par le cardinal Antonelli, il demandait que le crédit destiné à l'entretien des desservants fût porté de treize à quarante millions et que les séminaires fussent dotés ; par le deuxième, rédigé par le prélat Bertozzoli, il demandait l'abolition des Articles organiques et des quatre articles de la Déclaration de l'Assemblée du clergé de France de 1682 ; la réformation de la loi sur le divorce ; la remise aux évêques de la répression des délits commis par les ecclésiastiques ; rétablissement de séminaires ; la dispense du service militaire pour les élèves ecclésiastiques ; l'augmentation des traitements des ministres du culte et des pensions des religieux et des religieuses ; la célébration légale du dimanche et l'interdiction des œuvres serviles les dimanches et les jours de fête ; la défense aux prêtres mariés d'enseigner flans les écoles ; l'organisation de l'instruction religieuse dans les lycées et les écoles ; l'assurance de la soumission des évêques constitutionnels ; là restitution de l'église de Sainte-Geneviève au culte ; la célébration quotidienne de l'office dans les cathédrales ; le rétablissement des congrégations et des missions ; la proclamation comme dominante de la Religion catholique. Enfin par un troisième mémoire, qu'il avait dit-on, rédigé lui-même, le Pape, après avoir énuméré les charges de l'Église et les pertes que le Saint-Siège avait subies, rappelait la donation de Charlemagne et disait : Qu'il plaise donc à Votre Majesté, afin de rendre parfait le parallèle, de joindre ici l'imitation de cet acte spontané et si célèbre par lequel Charlemagne rendit à saint Pierre tout ce qu'il avait recouvré par ses armes glorieuses du don que lui avait fait jadis Pépin, son père, et qu'avaient envahi les Lombards qu'il vainquit ; je veux dire de l'Exarchat et de la Pentapole, avec l'addition d'autres domaines et particulièrement des duchés de Spolète et de Rénovent.

Ces demandes de restitution avaient d'abord été présentées verbalement par Pie VII lors d'une visite qu'il fit à Malmaison. Napoléon avait donné des espérances ; ensuite, Sa Sainteté avait pu se convaincre qu'il n'y avait rien à obtenir, au moins pour le moment, même pour la Romagne. Cependant, dans la réponse écrite qu'il fit, l'Empereur ne se prononça point d'une manière résolument négative : Si Dieu accorde à l'Empereur, dit-il, la durée de la vie commune des hommes, il espère trouver des circonstances où il lui sera donné de pouvoir améliorer et étendre le domaine du Saint-Père. En toute occasion, il lui prêtera assistance et appui. Il est disposé à seconder les efforts que le Saint-Père fera pour sortir du chaos et des embarras de tout genre où le Saint-Siège a été entraîné par les crises de la guerre passée.

A la veille de ceindre la couronne d'Italie. Napoléon ne pouvait faire mieux : Détacher-du royaume des provinces qui pouvaient compter entre les plus riches et les plus fidèles pour les replacer sous le gouvernement du Pape eût été octroyer à ses peuples un étrange don de joyeux avènement ; mais telle circonstance 'pouvait se rencontrer où, moyennant que le Saint-Siège fût sorti du chaos et qu'il eût amélioré son administration, moyennant encore que les Etats de l'Eglise entrassent dans la politique napoléonienne, le Pape obtînt un accroissement de territoire.

L'on est enclin à penser que Napoléon est ici de bonne foi : sans doute, par rapport à d'autres projets, postérieurement développés, il semble se contredire, mais ces variations tiennent aux circonstances, elles n'impliquent point de sa part un dessein de fourberie ; à ce moment, il était encore disposé à penser que l'indépendance temporelle du Pape était utile à son indépendance spirituelle — pourvu que le Pape fît ce qu'il lui demanderait dans l'intérêt du repos général. Mais il n'en doutait pas : Avec les armées françaises et des égards, disait-il, j'en serai toujours suffisamment le maître.

Sur les demandes qu'avait formées le Pape en faveur de l'église de France, l'Empereur s'en était remis au ministre des Cultes et avait accepté, en leur esprit et leur teneur, les réponses que Portalis avait préparées. Ces réponses prouvaient à la fois la volonté de ne rien céder qui fût politique et l'intention très sincère d'améliorer le sort du clergé, et, en cela du moins, de remplir les engagements pris par le cardinal Fesch. Sur la suppression des Articles organiques et de la Déclaration de 1682, le Pape a fait retraite. Aujourd'hui, écrit Portalis, on abandonne tout ce qui est outré, on se réduit à ce qui est utile. Il ne s'y attarde donc pas. Sur la réformation de la loi du divorce, il répond que le divorce est un acte civil, que les prêtres sont libres de refuser aux divorcés la bénédiction nuptiale, qu'un tel refus ne saurait fonder un recours au Conseil d'État, mais que la loi civile ne peut proscrire le divorce dans un pays où l'on tolère des cultes qui l'admettent. En ce qui touche la juridiction des évêques sur les clercs, elle est entière, lorsqu'il s'agit de délits qui n'intéressent que la discipline et qui sont uniquement susceptibles de peines portées par les canons ; mais, s'il s'agit des lois de l'État, le prêtre, qui n'a point cessé d'être citoyen, reste soumis aux autorités chargées de les appliquer ; sur l'augmentation de la dotation ecclésiastique, il répond : Les cardinaux français, quoique non visés parle Concordat, ont été dotés, et trois d'entre eux siègent au Sénat ; des traitements ont été assignés aux chanoines et aux vicaires généraux ; 24.000 succursales ont été créées avec une allocation de 500 francs ; les autres succursales sont mises régulièrement à la charge des communes ; les biens non aliénés des anciennes fabriques ont été rendus aux églises ; les Conseils généraux de département sont autorisés à voter des centimes additionnels pour réparation et entretien de bâtiments et supplément de frais de culte ; dix séminaires métropolitains sont mis à la charge du Trésor ; sur la demande des évêques, des maisons nationales sont journellement affectées aux séminaires diocésains ; les séminaires peuvent recevoir toutes donations et tous legs, même en terres ; l'Empereur s'occupera de donner des aumôniers aux troupes de terre et de mer ; déjà, il a autorisé la création d'aumôniers pour les hospices civils ; le travail des pensions pour les religieux sera continué sans interruption ; la plupart des religieux valides et de bonnes mœurs sont employés déjà au ministère ecclésiastique ; les religieuses sont autorisées à vivre en commun ; celles qui s'étaient vouées à l'instruction publique ont été autorisées à remplir l'objet de leur institution. Sur l'article de la conscription, l'Empereur promet de donner tous ses soins pour concilier les intérêts majeurs de l'État avec les besoins pressants de l'Eglise. Refus de prohiber le travail les dimanches et fûtes ; mais l'État prêchera d'exemple ; tout travail extérieur et public est interdit aux fonctionnaires de tous les rangs et de toutes les classes. Aucun prêtre, aucun religieux marié ne sera employé dans l'éducation publique. L'éducation de la jeunesse ne sera jamais confiée à des prêtres qui ne seront pas en communion avec leur évêque. L'instruction religieuse sera donnée dans les lycées, aux conseils desquels siégeront les évêques. Les constitutionnels évêques se sont soumis ; il n'y a point à y revenir. Le Temple de Sainte-Geneviève sera rendu au culte. Les évêques seront invités à faire célébrer l'office quotidien dans leurs cathédrales. Les congrégations d'hommes ne seront pas, pour le moment, autorisées ; mais les corporations des sœurs hospitalières ont été rétablies et placées par l'Empereur sous la protection de sa mère ; l'existence des séminaires irlandais a été assurée par leur réunion ; les Lazaristes ont été rétablis ; ils ont reçu une maison et une dotation de 15.000 francs ; le séminaire des Missions étrangères vient d'être rétabli ; il est autorisé à recevoir des dons et legs et à rentrer dans ses maisons, biens et revenus que les tiers acquéreurs n'avaient acquis que pour les lui conserver. Le séminaire du Saint-Esprit est rétabli de même, autorisé à recevoir des dons et legs, réintégré dans sa maison près d'Orléans. L'Empereur remplacera par un revenu équivalent la rente payée jadis au chapitre de Saint-Jean de Latran, sous la condition qu'il y jouira des droits, prérogatives et honneurs dont jouissaient les anciens rois de France, Enfin, l'Empereur refuse formellement de déclarer la religion catholique religion dominante : la Constitution l'interdit et son serment le prohibe.

Telles sont les promesses de l'Empereur : la suite de ses décrets et des avis rendus en Conseil d'État, depuis le 3 nivôse an XIII (24 décembre 1804) jusqu'au 30 septembre 1807, prouve assez qu'il les a tenues, qu'il a donné à ses mesures en faveur de l'Église catholique une extension, une solidité légale, un enchaînement attestant la continuité du dessein et la maturité de la réflexion. Les décrets alternent avec les avis du Conseil d'État qui ont la même efficacité : 3 nivôse an XIII, avis sur l'exception accordée aux propriétés communales (églises et presbytères) de la réunion au domaine national ; 6 pluviôse, avis sur l'abandon aux communes des églises et presbytères ; 15 ventôse, décret sur la restitution des biens non aliénés provenant des métropoles, collégiales et cathédrales ; 7 germinal, décret sur l'attribution aux évêques de l'Imprimatur pour les livres d'Église, d'Heures et de prières ; 29 messidor, décret sur l'attribution aux églises des biens et rentes des confréries ; 13 thermidor, décret sur la formation d'un fond de secours pour les prêtres infirmes ; 22 fructidor, décret sur l'administration des biens rendus aux fabriques ; 14 janvier 1806, lettre ministérielle interdisant de recevoir l'acte de mariage d'un prêtre ; 20 février, décret instituant le Chapitre impérial de Saint-Denis et restituant au culte catholique l'église de Sainte-Geneviève ; 18 mai, décret sur les services funèbres dans les églises et sur les convois, attribution aux fabriques de l'organisation et du produit des pompes funèbres ; 30 mai, décret réunissant aux biens des fabriques les églises et presbytères supprimés ; 19 juin, décret enjoignant aux hospices et bureaux de bienfaisance de payer les services religieux fondés sur les biens dont ils ont été mis en possession ; 30 septembre 1807, décret créant 2.400 bourses aux frais de l'État dans les séminaires ; décret portant à trente mille le nombre des succursales : décret organisant le chapitre des Sœurs hospitalières ; décret réglant la situation des séminaires de Missions : telle est, pour ne prendre que les actes plus importants et les plus caractéristiques, l'œuvre tic sa sollicitude ; telle est la suite qu'il a donnée à ses engagements. C'est pourquoi le cardinal Consalvi a écrit que Pie VII n'avait rencontré que des refus pour certaines choses et de très faibles assurances pour d'autres qui, du reste, ne se réalisèrent pas davantage. La mauvaise foi et l'injustice sont ici tellement évidentes qu'elles montrent à nu l'esprit du Sacré-Collège. N'ayant obtenu ni la restitution des Légations, ni l'abolition des Articles organiques, ni la proclamation de la religion dominante, il considérait tout ce qui était fait pour la religion et pour ses ministres comme nul. Où l'ultramontanisme n'est point tout-puissant, y a-t-il des catholiques ?

Pie VII, alors séparé qu'il était des meneurs du Sacré-Collège, ne pensait pas ainsi. En quittant Paris le 5 avril (26 germinal), accompagné par M. de Brigode, chambellan et par le colonel Durosnel, écuyer de l'Empereur, il paraissait content de son voyage, bien qu'on l'eût, h cause des chevaux, fait partir après l'Empereur qui allait se faire couronner en Italie, et qu'on lui eût fait éprouver sur la route des retards et des échecs qui eussent pu lui être sensibles. Il témoignait sa satisfaction lorsque, à Turin, le 26 avril (6 floréal), il se séparait de l'Empereur ; il la témoignait le 2 mai (12 floréal) par un bref en date de Parme où il ajoutait de sa main : Nous prions Votre Majesté de nous conserver son attachement et de présenter nos saluts à son auguste épouse ; il la témoignait le 18 mai (27 floréal) par un bref en date de Rome où pourtant, à propos du Concordat germanique, il faisait allusion à de premières difficultés ; il la témoignait enfin le 26 juin (7 messidor) lorsque, dans l'allocution qu'il prononçait en consistoire secret, il racontait son voyage, énumérait les bienfaits que l'Empereur avait accordés à l'Eglise. Nous ne pouvons, disait-il, nous rappeler sans un sentiment particulier de gratitude, l'ouverture, la politesse, l'aménité et la prévoyance affectueuse avec lesquels il écoutait les désirs que nous lui exprimions dans les termes de la liberté apostolique et accueillait les demandes que nous lui faisions pour le bien de la Religion catholique, la gloire de l'Eglise gallicane, l'autorité et la dignité de l'Eglise. Sans doute, en nombre de cas, il n'a obtenu que des promesses, mais plusieurs choses ont été faites qui sont comme le gage et les arrhes de ce qui doit se faire encore. A d'autres points de vue, il s'applaudissait d'être venu en France. Le Dieu miséricordieux, disait-il, a daigné combler de tant de bénédictions notre voyage que les évêques n'ont pas craint de nous affirmer qu'il avait contribué au delà de ce qu'on pourrait penser au bien spirituel des peuples. Tels étaient alors les sentiments qu'exprimait le Pape : Si l'on admet, avec Consalvi, que la mémoire et la plume se refusent à narrer les humiliations dont Pie VII fut abreuvé pendant tout le temps de ce douloureux séjour ; et si l'on se demande, avec lui, ce qu'il fallut au Pape de vertu, de modération et de honte pour suivre les magnifiques exemples d'abaissement que révéla et que prodigua le Dieu dont Pie VII était le vicaire ici-bas, il faut avouer que sa charité envers l'Empereur eût été vraiment apostolique ; mais Pie VII en France, et même au sortir de France, était fort différent de Pie VII à Rome et sous la main des cardinaux.

Dès que l'occasion se présente, Consalvi s'empresse de brouiller les cartes. A Milan, l'Empereur, ainsi qu'il l'avait promis, a rétabli le Concordat italien dans sa pleine vigueur. Par un décret royal en date du 8 juin, il a pourvu d'une façon somptueuse à l'organisation financière du clergé ; il a rendu leurs biens aux ordres religieux voués à l'instruction, aux soins des malades et aux missions ; il a pensionné les prêtres infirmes ; il a réuni en diverses maisons les membres des ordres contemplatifs et mendiants et il a assuré leur subsistance ; il a restitué les biens des évêchés, doté ceux qui n'avaient point de revenus, les chapitres, les séminaires, les fabriques ; il a assigné aux fabriques qui avaient été dépouillées des revenus de quatre à neuf mille francs. C'est empiéter sur le spirituel : le Pape proteste par une lettre aigre que rédige Consalvi. Mon intention a été de faire tout pour le mieux ; me serais-je trompé ? répond l'Empereur ; et il expose avec ingénuité ce qu'il a voulu. Je prie Votre Sainteté, écrit-il, de croire au désir que j'ai de la voir heureuse et contente et à l'intention bien formelle où je suis de ne lui donner aucun sujet de chagrin, ni de mécontentement. Et à Fesch : Je ne veux avoir aucune discussion avec le Saint-Siège : je ne veux pas lui donner des sujets de plainte. Mais les cardinaux cherchent la querelle. S'ils renoncent sur le décret du 8 juin, c'est le statut constitutionnel du royaume qu'ils attaquent ; c'est l'introduction en Italie du Code Napoléon qu'ils niellent en cause. Ne reculant à donner à l'Empereur aucune mortification, ils font refuser par le Pape la dispense du mariage que le jeune frère de Napoléon, Jérôme Bonaparte, mineur, a dans des conditions de clandestinité qui le rendraient en tout autre temps radicalement nul, contracté à Baltimore, contre le vœu de sa mère, avec une Américaine protestante. Ils font de Rome un lieu d'asile pour tous les ennemis de l'Empereur ; la guerre engagée entre la France et l'Autriche, ils dévoilent leurs desseins, appellent une descente d'Anglais ou de Russes, et lorsque, pour assurer la sûreté des troupes employées dans le royaume de Naples, l'Empereur se trouve obligé d'occuper Aucune, ils lui font, sur le bruit d'un échec des armées françaises, écrire par Pie VJI une lettre comminatoire.

De question religieuse, il n'y en a point ; mais, à chaque instant, les questions politiques s'enveniment ; elles deviennent aiguës lorsque l'Empereur entreprend la conquête du royaume de Naples ; lorsque, engagé dans cette lutte avec l'Angleterre où il combat la dominatrice des mers par la domination du continent, où il répond par la fermeture de tous les ports à la fermeture de toutes les mers, Napoléon veut tirer à clair si, à Rome, le souverain temporel est avec lui ou contre lui. Sans doute, en même temps, il n'est pas éloigné de penser que, ayant virtuellement rétabli l'Empire d'Occident, il a le droit d'exercer la même puissance que les empereurs de jadis ; sans doute, est-il de sang gibelin et la tradition gibeline qui sommeillait en lui s'est-elle éveillée ; sans doute a-t-il cru, au retour d'Austerlitz, que le Pape s'empresserait de lui offrir, à Saint-Pierre, la couronne de cet empire qu'il vient de rétablir et qu'ainsi, comme les empereurs du Saint-Empire Romain-Germanique, il joindrait au sacre de Paris et à celui de Monza, le troisième sacre, celui de Rome, qui assurerait à son empire occidental la suprême investiture ; mais toutes ces contrariétés qu'il a éprouvées n'eussent point laissé de traces s'il avait pu conférer tête à tête avec Pie VII ; si le Sacré-Collège dont le Pape était le prisonnier, ne s'était employé à rendre la rupture irrémédiable, à empocher tout rapprochement du personnel et toute entente directe. Sans le voyage du Pape à Paris, sans le sacre catholique, rien de cela n'eût été. L'Empereur n'eût pas pris celte confiance en son influence sur Pie VII dont il s'était figuré fort à tort le pouvoir absolu comme était le sien. Il fût resté dans l'admirable position que lui avait assurée le Concordat ; il n'eût point été l'obligé de l'Eglise romaine, mais son bienfaiteur ; il eût pu tout exiger d'elle sur les questions temporelles sans que, à aucun moment, le Pape n'eût pu lui reprocher d'avoir donné de vaines promesses ; n'ayant point fait acte de catholique, il n'eût pu être touché par une bulle d'excommunication. En trois années, d'incident en incident, on arrive à la guerre ouverte. Or, ce voyage du Pape à travers la France a produit un mouvement considérable, moins en faveur de la Religion que du Saint-Siège. Le Pape, jusque-là inconnu en France et, peut-on dire, presque ignoré, tout catholique s'en rapportant à son curé ou au plus à son évêque, y a apparu comme le chef vivant et actif de l'Eglise. Il a cessé d'être une entité lointaine et confuse, pour devenir une réalité tangible et distincte. Il a provoqué l'enthousiasme, il a laissé des souvenirs : sa milice ultramontaine, officiellement dissoute, effectivement agissante, et plus vivace que jamais, s'est chargée de les développer, d'en tirer une doctrine, de la répandre chez les fidèles, de l'enseigner dans les séminaires ; déjà profondément atteinte par les deux schismes, celui de l'Église Constitutionnelle et celui de la Petite-Église, blessée mortellement par le Concordat, la doctrine gallicane va s'effacer et disparaître. Les derniers qui combattent pour elle, ce sont ces prêtres émigrés qui, au sujet du Couronnement, élèvent contre le Pape leur protestation impuissante : l'abbé Coulon qui publie son Discours contre le Couronnement de Bonaparte, dédié à tous les amis de la justice et de l'honneur ; l'abbé Blanchard, curé de Saint-Hippolyte, qui imprime l'État politique et religieux delà France devenu plus déplorable encore par l'effet du voyage de Pie VII, l'abbé de Saint-Martin avec son Avis fraternel, quelques autres peut-être. Combien ?

Une opinion se forme que dirigent les prêtres ultramontains : ceux-là même que l'Empereur estime les plus dévoués à sa personne, en sont, sauf quelques rares exceptions, les propagateurs les plus ardents. Tout ce que Napoléon a attendu du Sacre tourne contre lui et ceux-là même que, par le Sacre, il croyait séduire et conquérir, dont il croyait ainsi s'assurer la fidélité, deviennent ses pires ennemis, dès que Rome a parlé, dès que le Pape, mettant ses armes spirituelles au service de ses intérêts temporels a lancé ses censures contre celui-là même qui l'a requis de l'oindre du saint chrême et de l'introniser. Et, il apparaît à certains que, Napoléon faisant preuve d'une monstrueuse ingratitude, le Pape, qui a donné, a le droit de reprendre, et si la puissance impériale n'est point atteinte en apparence par les foudres du Vatican, en réalité se crée-t-il autour d'elle une atmosphère de désaffection, une propension à la combattre, une conspiration sourde pour la détruire, dont profiteront également tous les ennemis de la Révolution, Français ou étrangers.