LE SACRE ET LE COURONNEMENT DE NAPOLÉON

 

I. — DE TOULON À NOTRE DAME.

 

 

Un petit capitaine d'artillerie, maigre et hâve, résolu d'hier à adopter la nationalité française, pourvu que la France lui rapporte ce qu'il en attend, débarque de Corse à Marseille aux premiers jours de juin 1793. Dans son île natale, son ambition a subi un échec qui la tourne vers quelque point plus favorable ; sa jeunesse a déplu ; son outrecuidance a choqué, son passé a paru suspect. Calculant mal ses forces, il a cru tout emporter par l'audace et, partout, il a trouvé des adversaires plus réfléchis, plus subtils et plus puissants. Une dernière sottise d'un de ses frères l'a contraint à quitter la place. Le voici en France : il y est jeté en pleine guerre civile.

De quel côté se rangera-t-il ? Qui va l'emporter : Paris ou la Province, les Montagnards ou les Girondins, les violents qui, asservissent la France aux caprices de leur tyrannie, préparent, dans l'anarchie grandissante, on ne sait quel gouvernement sur qui ils sont si peu d'accord qu'ils s'extermineront les uns les autres avant de le réaliser ; ou les prétendus modérés, qui, en possession du. pouvoir, ont provoqué d'eux-mêmes, par ambition, par inconscience pu par rancune, toutes les mesures contre les conséquences desquelles ils s'insurgent à présent ? Ils ont favorisé la faction parisienne, se flattant de la conduire et menés par elle ; ils ont mis en accusation, sur de mensongers prétextes, les ministres leurs prédécesseurs ; ils ont accompli l'avilissement de l'autorité ; ils ont ouvert la persécution religieuse ; ils ont préparé la chute de la Royauté ; ils ont toléré, sinon encouragé les massacres dans les prisons ; ils ont coopéré à la condamnation du Roi ; ils ont accédé à toutes les lois destructrices des garanties individuelles, et ces prétendus libéraux ont été à la fois les plus lâches des gouvernants et les pires ennemis de la liberté. Puis, un jour que l'arbre planté par eux portait ses fruits, destitués de leur pouvoir et craignant pour leur vie, ils ont tenté la résistance. Mais la faction dont ils avaient encouragé l'usurpation, dont ils avaient applaudi le triomphe, dont ils avaient amnistié les crimes, prend l'offensive contre cette garde départementale dont ils ont décrété la formation et qui n'est encore qu'une ombre. La faction a la force, elle en profite, impose à la Convention épeurée la proscription des chefs mêmes de la majorité, remet la puissance suprême à la minorité, sa complice et sa servante. Dans les départements où, parles administrations, ils sont encore les maîtres, les prétendus modérés provoquent l'insurrection. Soixante-treize départements y adhèrent. La faction alors, attestant l'unité qu'ils rompent, l'indépendance qu'ils compromettent, la nationalité qu'ils mettent en péril, appelle à son secours l'armée qui, malgré certains de ses chefs, lui répond et lui obéit.

Et l'armée a raison : car, de républicaine et de nationale qu'elle était à ses débuts, l'insurrection dite fédéraliste a tourné au royalisme, et de là, par une pente fatale, elle a roulé dans la boue des complicités étrangères. Entre Français qu'on dispute, jusqu'aux coups, c'est le droit des partis, mais dès que l'étranger s'en mêle, il n'y a qu'à faire front et tomber dessus. Quiconque ne marche point est traître, car il est complice.

Si devant Lyon insurgée l'on doutait ; si devant Caen et Marseille révoltées, l'on hésitait, devant Toulon, tout scrupule tombe. Le drapeau blanc y flotte, grâce à l'étranger, Anglais, Napolitain, Espagnol, et par lui. Et a lui sont livrés la flotte et l'arsenal. Dès lors, plus d'insurrection légitime, plus de guerre civile ; c'est la guerre nationale où l'intégrité du territoire est en question, où, pour triompher « des hordes étrangères » et des traîtres à la patrie, leurs complices, quiconque est patriote — et c'est l'armée entière — marche sans hésiter. Pas un soldat n'a suivi Dumouriez ; pas un ne rejoint Wimpffen ou Précy, pas un ne s'agrège à l'armée fédéraliste des Bouches-du-Rhône, pas un ne se jette dans Toulon. Il y a là le plus spontané et le plus significatif mouvement de l'Ame nationale. Ces hommes, moins de six mois auparavant, tenaient tout en leurs mains, disposaient de tout ; ayant déclaré la guerre à l'empereur et à l'empire, ils passaient pour les patriotes par excellence ; ils avaient choisi les généraux ; ils avaient composé de leurs amis les administrations des départements ; ils formaient la majorité dans la Convention et ils y portaient les lois à leur gré. L'insurrection contre- eux de la faction parisienne était criminelle et le pays légal tout entier la réprouvait. Il a suffi qu'un soupçon s'élevât que rien ne justifiait encore ; il a suffi qu'on pensât que l'unité nationale serait menacée, que l'étranger se mêlerait à ces querelles, qu'il en profiterait ; leur pouvoir s'est écroulé, leur autorité a disparu, leurs forces se sont dissipées. En présence de la faction parisienne et de la minorité delà Convention assumant à présent tout entière la résistance nationale, reste seul debout le Royalisme, avec son alliée, la Coalition.

Quand Bonaparte débarque de Corse, les événements n'ont pas encore amené cette évolution, ni imposé aux patriotes une direction formelle. On est encore entre Français, entre républicains de droite et de gauche, et l'hésitation est licite. Pourtant, lui ne doute pas. Il voit, d'un côté, l'énergie, la cohésion et l'offensive ; de l'autre, l'hésitation, le dispersement, la défensive parlementaire. Toutefois, il raisonne ses idées, les rédige et les publie. Dans ce Souper de Beaucaire où il s'efforce d'exposer les opinions contradictoires d'un Nîmois, d'un militaire, d'un Marseillais, d'un fabricant de Montpellier, il presse ses interlocuteurs de son inflexible logique, il démontre vers quel abîme courent, sans y croire, les fédéralistes marseillais, il affirme l'unité nationale et conclut à la nécessité de se rallier à la Convention. Et après avoir écrit, il marche.

Ce sont là ses premiers actes eu France. Ainsi, d'abord la plume ; d'abord, un écrivain, un pamphlétaire dont les représentants du peuple trouvent la brochure assez convaincante et assez utile pour la réimprimer deux fois en Avignon, afin de la répandre dans tout le Midi. Ils n'ont pas tort : cela est net, vigoureux, dépouillé de rhétorique ; cela va au but et s'adresse à tous. L'homme qui a écrit ces pages a l'esprit géométrique : d'une proposition, il tire les conclusions, démontre et prouve. Sa conviction naît du raisonnement. C'est par raisonnement qu'il est partisan de la Convention ; par raisonnement aussi, on n'en peut douter, que de Corse il s'est fait Français. Tout porté qu'il est à écrire, à publier ce qu'il écrit, car il est né journaliste et il le restera toute sa vie, il n'a garde d'en l'aire sa carrière. Ecrire, c'est, pour lui, une façon d'agir ; que d'autres façons s'offrent, il les saisit, mais il garde sa plume en réserve comme une épée de chevet : nul ne s'en servira comme lui ; nul comme lui ne maniera la verve, la subtilité, l'ironie, l'injure, l'éloquence, mais à son heure et pour son but.

A présent, ce n'est plus le journaliste, c'est l'artilleur qui est en scène. Amené devant Toulon, il se trouve, par les circonstances, le manque de chefs, la confiance d'un compatriote représentant du peuple, mis à la bonne place ; il se distingue, s'établit en officier d'avenir, franchit trois grades en quatre mois, est nommé général de brigade ; il est le victorieux, mais il est des victorieux. Nationalisée par sa résistance contre l'étranger, par son triomphe sur les représentants légaux de la nation devenus des rebelles, la faction, en ce qui louche sa manière de gouverner, n'est que pire par les procédés qu'elle emploie, par le personnel qui applique ses décrets, les provoque ou les prévient. Bonaparte, quoiqu'il soit général et qu'il ait conservé l'esprit militaire, n'en est pas moins eu liaison avec les Conventionnels montagnards, lesquels règnent et gouvernent, avec les comités de surveillance révolutionnaire, par ces deux armes, la délation et la terreur. Si avant est-il dans le parti, que Robespierre le jeune pense à lui pour un grand rôle et que, dans la réaction de Thermidor, peu s'en faut qu'il ne soit confondu avec les complices de l'Incorruptible. Il s'en tire, grâce encore à des Montagnards, mais ceux-ci adversaires de Maximilien, grâce à quelque Corse — car les Corses dans toute cette partie de sa carrière jouent un rôle considérable. Seulement, on ne le laisse pas dans le Midi, on l'appelle dans l'Ouest, pour y faire une guerre sans éclat, sans combinaison, guerre de fossés et de chemins creux, ou à chaque pas, les chefs, surtout d'artillerie, risquent, outre leur vie, leur réputation sans nulle espérance de gloire, ni même d'honneur. Changer d'arme, descendre à commander une brigade de fantassins, lui artilleur, fi ! Il atermoie, diffère, cherche à s'embusquer, même dans un bureau, pense aller ailleurs chercher sa fortune, très loin, aux Echelles ou en Turquie, comme jadis en Russie.

Soudain, les gouvernants, Conventionnels et Montagnards, ont besoin d'un soldat qui soit à eux, sous la main et qui, trop bas placé pour devenir redoutable, ait prouvé des talents qui les rassurent. En Thermidor, contre Robespierre et ses amis rembuchés à l'Hôtel de ville, contre le général Henriot galopant sa soûlerie par les rues sans y trouver un gueux qui le suive, il a suffi de paroles, de décrets, du spectre de la loi, d'un général tel que Barras, et d'un gendarme. Sans le gendarme, qui sait ?... Mais, à présent, l'aventure est plus grave. Ce qui reste des Conventionnels, après trois années de dictature où ils se sont entre-tués, présente à la nation une constitution qui est acceptable, toute constitution n'étant ni bonne ni mauvaise et ne valant que selon qu'on l'applique. Mais les Conventionnels prétendent en même temps faire voter à cette nation des décrets accessoires qu'ils ont rendus, par qui ils conservent, pour un an au moins, le pouvoir législatif, pour trois l'exécutif. Paris veut bien de la constitution, pas des Conventionnels. Avec Paris qui, pour la première fois depuis le mois d'août 1791, résiste à la faction et lui lient tête, la nation presque entière est prête à se solidariser. Les départements voisins adhèrent aux délibérations de ses assemblées électorales ; le mouvement de réaction qui s'est violemment produit contre les terroristes, et s'est tourné parfois en massacres ou en assassinats, trouve cette issue légale et porte les électeurs à réclamer la liberté de leur suffrage. Tout Paris est eh armes, les bataillons de toutes les sections marchent et quoi leur opposer ? On a réarmé à la hâte les Terroristes désarmés par décrets ; on a équipé à la diable des officiers réformés venus pour solliciter, comme Bonaparte, d'être réintégrés ou replacés. On a quelques soldats, mais tiendront-ils et que feront leurs chefs qui parlementent avec les rebelles, s'apprêtent à changer de parti ou refusent de commander et se dérobent ? On a distribué des fusils et des cartouches aux Conventionnels qui, dans les Tuileries cernées, se sont apprêtés h recevoir, autrement que jadis Louis XVI, l'assaut du peuple souverain — non pas à celte fois du peuple marseillais ou brestois, mais du peuple parisien. Est-il le peuple souverain, dès qu'il cesse d'être l'auxiliaire de la faction ?

Et point de chef encore, car le général Barras, le dictateur Barras, cela est bon pour des Journées comme en Thermidor ou pour des promenades militaires, mais à un combat sérieux ou pouvant devenir tel, il ne se risque pas ; non qu'il ne soit brave, il a fait ses preuves, mais, de ses campagnes aux Indes et même à Toulon, il n'a rapporté que le goût des aides de camp, la passion des plumets et le ferme propos de se faire appeler général : il ne se fait pas au moins d'illusion sur ses talents militaires. Au 12 germinal an III, quand on crut au péril jacobin, il présidait la Convention. La Convention l'adjoignit à Pichegru, mais lui-même avait fait nommer Pichegru commandant général. S'il a été ensuite chef de la force armée pour protéger les arrivages de subsistances, ce fut une dictature bien plus civile que militaire, et il ne s'agissait point de stratégie, mais de farines. Ici la crise est autrement violente, la responsabilité autrement lourde. Il faut de la décision, de l'activité, des manœuvres ; il faut un soldat. Barras se récuse. Mais les généraux que leur grade ou leurs services désigneraient font grève : alors, plusieurs Conventionnels en même temps pensent à ce polit Buona-Parte : des Corses d'abord, puis, certain qui l'a vu à l'Armée d'Italie et dont la femme distingua ce sauvageon, enfin Barras lui-même qui l'a connu sous Toulon et a contribué à l'avancer.

Acceptera-t-il, lui, ce que tous les autres refusent ? Osera-t-il, pour la première fois depuis 1701, s'opposer au peuple souverain ? Prendra-t-il sur lui d'employer les armes qu'il faut ? Pourquoi pas ? Il n'a point la superstition de l'insurrection parisienne ; il ne la tient pas pour invincible. Il trouve une occasion de sortir du rang, de marquer sa place, de se rendre l'homme nécessaire, de s'employer ; en même temps, de dissiper le prestige par qui, depuis six ans, la France se laisse opprimer par les Parisiens — pourquoi pas ? de prendre la revanche du soldat sur le civil.

Quatre années auparavant, il a vu, du Carrousel, la plus vile canaille assaillir le château. Si Louis XVI se fût montré à cheval, la victoire lui fût restée, a-t-il écrit le soir même à Joseph. Que, par une inspiration qui eût paru divine ou par un de ces hasards que la fortune réserve à ses favoris, Louis XVI eut appelé ce petit lieutenant d'artillerie qui, des fenêtres du magasin de prêt sur gages tenu par Fauvelet-Bourrienne, regardait les préparatifs du combat, le lieutenant fût venu de fort bonne grâce, et il eût sauvé la Royauté, comme à présent il va sauver la Convention. Même y aurait-il eu moins de mal : Le Roi, a-t-il écrit, avait assurément pour sa défense au moins autant de troupes qu'en eut la Convention au 13 vendémiaire et les ennemis de celle-ci étaient bien autrement disciplinés et redoutables. Plus que d'agir, il s'agissait d'oser vouloir, et il sut vouloir. Le problème pose, qui était de vaincre, il ne vit plus que la solution, et ne s'embarrassa ni de scrupules, ni de ménagements. En une heure, tout changea de face : les ordres volèrent ; la résistance, jusque-là civile, se fit militaire ; l'insurrection fut vaincue, non pas parce que des gardes nationaux assaillants furent mitraillés autour de Saint-Roch, à la rue Nicaise, au Pont royal, mais que, sur Tordre de ce petit général, des canons furent disposés aux bons endroits et que, sur son signal, des artilleurs osèrent approcher la mèche des lumières de ces canons.

De là, l'essor. Mais si, victorieux au Dix août, Bonaparte se fût trouvé et tenu engagé avec la Royauté, victorieux au Treize vendémiaire, il se trouva et se tint engagé avec les hommes de la Convention qui l'avaient deviné, avancé, grandi, qui devaient lui fournir les moyens d'appliquer son génie militaire et, dès le premier jour, de montrer sur le terrain l'homme de guerre qu'il était. Il n'avait d'ailleurs aucune autre liaison à Paris, aucune occasion de s'engager ou de se lier avec un autre parti. Il ne connaissait qu'eux. Barras l'avait tiré du néant, fait général en second, puis général en chef de l'Armée de l'intérieur, promu général de division, marié à sa maîtresse, Joséphine de Beauharnais, appelé au commandement de l'Armée d'Italie. Chez Joséphine, même société, Barras, Tallien, les témoins de son mariage ; peut-être quelques ci-devant, ralliés à la République, certaines femmes qui pensaient d'abord à s'amuser, et cherchaient l'amant riche ; du demi-monde que le petit Corse émerveillé prenait pour le vrai monde ; tout cela courtisant la puissance nouvelle dont on se disputait la protection et les faveurs, et dont on n'avait garde de médire.

En Italie, durant les campagnes où il établit sa gloire, où il attache à son nom une renommée universelle, où il se présente en conquérant et en libérateur, il n'est pourtant qu'un officier général aux ordres de ceux qui, en France, exercent le pouvoir exécutif ; sans doute, ils hésiteraient à le destituer ; mais, s'ils le destituaient, il faudrait bien qu'il obéît. Il sait qu'on a besoin de lui ; aussi, menace-t-il de sa démission à chaque contrariété qu'on lui donne ; mais c'est l'unique arme qu'il ait. S'il rend service aux Directeurs, et s'il les soutient, moralement et matériellement, il dépend d'eux. Sa fortune est liée à la leur ; ses ennemis sont les leurs. En vendémiaire an IV, il a triomphé au nom des Conventionnels et à leur profit ; près de deux années plus tard, lorsque les ex-conventionnels se trouvent de nouveau en péril, c'est lui encore qu'ils appellent à la rescousse.

La Convention n'a pu faire en sorte qu'elle imposât indéfiniment sa dictature à la nation. Pour trois ans, elle s'est assuré le pouvoir exécutif, pour un le législatif ; au delà, elle n'a point osé le mettre en décret. D'après la Constitution, les Conseils sont renouvelables par tiers : la Convention a fourni deux tiers, qui sortent en l'an V et l'an VI : un tiers a été élu en l'an IV, déjà réactionnaire, mais affectant de se dire républicain ; un deuxième tiers, élu en l'an V, est de nuance plus accusée ; que sera-ce du troisième ? Dans le Directoire même, la majorité peut échapper ; elle ne tient plus qu'à une voix. À défaut de Hoche qui est brûlé, mais qui leur a du moins envoyé des soldats, les ex-conventionnels font appel à Bonaparte et, outre l'appui qu'il leur prête par les adresses enflammées de son armée victorieuse, il délègue Augereau qui fait la besogne, décime le Directoire et les Conseils et n'y laisse que les hommes du parti.

S'il s'y prête comme il fait, ce n'est pourtant pas uniquement par politique. Il a des raisons meilleures et qui le justifient.

La Montagne a organisé la défense nationale ; elle l'a voulue, même par la Terreur ; elle n'avait qu'un moyen de ne point périr, et c'était de vaincre. L'armée entière l'a senti et si, à l'exception de quelques généraux politiciens, elle a constamment obéi, si elle s'est constamment ralliée à la Montagne, c'est qu'elle aussi voulait vaincre : vaincre d'abord pour celte patrie, puis pour elle-même, car les généraux ne se souciaient point de retomber sergents ; et, plus que qui que ce fût, le soldat de l'armée royale, qui faisait le cadre de l'armée nouvelle, avait gagné à la Révolution. Outre les mots qui grisaient, il y avait les faits qui convainquaient. Or, c'était celle armée que, par une sottise inexpiable, avaient menacée les motionnaires des Conseils, les clubistes de Clichy et les journalistes à leur suite. Sur ces épidémies à vif de héros, la moindre épigramme ouvrait des blessures saignantes. Ils attendaient des couronnes civiques et c'était, comme a dit Bugeaud, de pots de chambre qu'on les coiffait. Rien n'égale l'obscénité des injures, si ce n'est l'audace des mensonges. A chaque rencontre, les Français républicains ont été battus, rossés, anéantis. Leurs adversaires sont des héros, que dire de leurs assassins ! Les massacres de Vérone sont légitimes et leur répression fut criminelle. Tout est comme à dessein mis en œuvre pour exaspérer les soldats patriotes, leur prouver qu'entre eux qui défendent la nation, son indépendance et sa souveraineté, et les royalistes qui demain seront le gouvernement, c'est une guerre à mort où il faut que les uns ou les autres succombent. Que ce soit l'Armée de Sambre-ct-Meuse qui parle, ou l'Armée d'Italie, ce sont les mêmes plaintes, les mêmes alarmes, les mêmes résolutions. Bonaparte a pu accélérer le courant, mais nul général n'eût pu s'y dérober. Le coup d'Etat de fructidor, au moins à ses débuts, a nettement le caractère d'une révolte du patriotisme, incarné dans les soldats, contre la Contre-Révolution, soudoyée ou soutenue par l'étranger. Bonaparte n'en est ni l'auteur, ni le fauteur, mais il s'y associe franchement : il y collabore avec énergie, il ne pourrait faire autrement sans perdre toute popularité militaire, sans renoncer à toute influence sur le soldat, sans se rendre suspect de trahir la patrie.

A son retour d'Italie, bien qu'à des moments il paraisse chercher quelque moyen de séparer sa fortune de celle de ses anciens protecteurs, bien qu'il laisse critiquer devant lui certains de leurs actes, il n'est point, malgré Campo-Formio, en telle posture qu'il puisse se passer d'eux. Il est loin de tenir rue Chantereine l'état qu'il avait à Mombello ; point de princes, d'ambassadeurs, ni de cardinaux mendiant la paix ; point de peuples à constituer attendant de lui leur indépendance ou leur liberté ; point de cour où s'empresse quiconque porte un uniforme et où déjà s'insinuent des habitudes de respect : certes, un bel accueil, des louanges officielles, la rue qu'il habite pavoisée en rue de la Victoire, des bals où la société s'entasse pour le voir, une grande popularité ; mais, à Paris, combien de jours dure-t-elle ? Les vocalises d'une cantatrice, les scandales d'une fille, les obscénités d'un roman, les détails d'un crime, cela vaut, pour en parler, les victoires d'un général ; mieux même, et on s'en lasse moins vile. Sauf qu'il est élu membre de l'Institut — en remplacement de Carnot proscrit en fructidor — Bonaparte ne gagne rien à Paris et il a hâte d'en sortir, autant que ses anciens amis ont hâte de l'en faire sortir. Mais il lui faut une porte dorée : ce sera l'Egypte ; encore faut-il qu'on la lui ait ouverte, qu'on ait mis à ses ordres vaisseaux, soldats, approvisionnements, toutes les ressources militaires dont dispose la nation — et des savants, et des peintres, et des ingénieurs et des poètes. On ne les lui marchande pas : il choisit et désigne, mais c'est le Directoire qui commande et qui paie.

Il emmène à sa suite une France en raccourci, une France où tout individu représente une valeur sociale et est, peut-on presque dire, le premier en sa spécialité, une France aristocratique où le talent est aussi répandu que le courage et qui, si la grande France périssait, en reproduirait tous les éléments essentiels. Il va essayer sur cette petite France, bien plus librement qu'il n'a pu faire en Italie, ses procédés et ses moyens de gouverner. Peut-être, en Orient, si la fortune est favorable, fixera-t-il sa vie, accomplira-t-il son rêve. Qui sait ? Etre tenté par le destin d'Alexandre n'est point d'une Ame commune. S'il partait de l'Egypte, sa place d'armes, pour porter une armée de 60.000 hommes sur l'indus, soulever les Mahrattes, conquérir les Indes ; s'il formait un empire allant du Nil au Gange, de la Méditerranée à la mer de Chine, s'égalant ainsi pour le moins aux conquérants fabuleux, perses, macédoniens, arabes ou mogols qui l'ont précédé sur ces mêmes routes, est-ce qu'il n'aurait point saturé son urne de cette gloire dont elle était avide, est-ce qu'il aurait moins profondément gravé son nom au temple de mémoire, est-ce que son existence paraîtrait à la postérité moins surprenante et plus vide ?

Cela a passé dans son esprit, l'a hanté jusqu'à Saint-Jean d'Acre. Cette place enlevée, a-t-il dit, l'armée française volait à Damas et à Alep ; elle eût été en un clin d'œil sur l'Euphrate ; les chrétiens de la Syrie, les Druses, les chrétiens d'Arménie se fussent joints à elle ; les populations allaient être ébranlées. Nous aurions été bientôt renforcés de plus de six cent mille hommes ; j'aurais atteint Constantinople et les Indes ; j'aurais changé la face du monde ! Mais, si loin qu'il pousse son rêve et qu'il s'y plaise, il n'a pas coupé le câble avec la France, Soit qu'il soit retenu par la nécessité de recevoir des renforts, le dévouement à la République de ses troupes, qui, généraux et soldats, ne sont pas encore entièrement à lui, dont il éprouve des résistances et presque des révoltes ; soit qu'il veuille se ménager, sur un autre théâtre, en cas d'un revers, d'un obstacle infranchissable, les moyens de retrouver les chances qui lui échapperaient sur celui-ci ; par ses frères et par sa femme qu'il a laissés à Paris, il reste en contact et en liaison avec le Directoire et les Conseils. Joséphine est habituée chez Barras, chez Rewbell et chez Gohier. Sans doute, pour ce mari éloigné, dont elle pense divorcer et qu'elle trompe à la journée, son dévouement est médiocre, mais qu'il reparaisse, les liaisons qu'elle a formées ne seront pas inutiles ; Joseph, et Lucien, travaillant pour eux-mêmes, se sont rendus des puissances dans les Conseils, et agissent l'un dans les couloirs et l'autre à la tribune. Ils sont étroitement mêlés à ce monde gouvernemental et parlementaire où les bonnes têtes sont si rares, décimé qu'il fut de 1792 à l'an IV — sur 1080 députés ou suppléants élus à la Convention, 151 disparus, morts, exécutés, assassinés ou suicides ; écrémé encore, en fructidor an V, de quiconque, nouveau venu, offusquait les médiocrités en place ; et, depuis lors, recruté uniquement de doublures agréables au bloc républicain, telles qu'elles ne lui inspirassent ni envie, ni soupçons. Dans ces assemblées singulièrement ternes, telles qu'en produit, dans une démocratie, la candidature officielle dépouillée de toute vergogne, les Bonaparte jouent bientôt un grand rôle, s'établissent en pays conquis, armés qu'ils sont de l'argent rapporté d'Italie par le général et par lui confié à Joseph, préparés par un long atavisme, par une constante pratique de leurs assemblées corses, de celle vie de finesses et d'intrigues, toujours pareille quel qu'en soit le théâtre. On le voit assez en germinal an VII où Lucien, pour ses intérêts électoraux, a joué des Conseils à son gré et contraint la majorité des Directeurs à se retirer ou à démissionner.

Lorsque, las de l'Orient après l'échec de Saint-Jean d'Acre, sentant en Europe une autre partie à jouer, Napoléon, revenant d'Egypte, arrive à Paris, certes, il y porte bien toutes les caractéristiques du général attendu, depuis 1792, pour ramener, dans le gouvernement et le pays, l'ordre et la sécurité, une hiérarchie et une discipline. Plus que tous ceux que les partis ont pressentis ou qui se sont essayés d'eux-mêmes à la dictature — plus que La Fayette, que Dumouriez, que Pichegru, que Hoche, qu'Augereau, que Bernadotte, que Joubert, que Jourdan — il est qualifié ; il porte avec lui la victoire, il marche dans une gloire qui le baigne de sa lumière ; mais, s'il éblouit la nation et l'armée, il n'émouvrait guère les citoyens des Conseils, n'étaient Joseph et Lucien qui, sans penser qu'il reviendrait, ont tissé les fils d'une intrigue en vue d'atténuer l'exorbitant despotisme du législatif, de renforcer l'exécutif et surtout de s'y introduire : car l'intérêt général est peu de chose, ici comme ailleurs, en présence de l'intérêt individuel et, à défaut de son frère Napoléon qui est loin, Joseph s'entendrait fort bien avec son beau-frère Bernadette qui est près.

Si, de 1790 à 1790, Napoléon a grandi devant l'armée et devant la nation ; s'il a, en Italie et en Egypte, fourni les preuves qu'il était un organisateur, un pacificateur à la façon forte, un médiateur, — car, à négocier, à établir des compensations, à découvrir des moyens et des procédés d'entente, il est, par son atavisme, si bien préparé que, à sa première rencontre avec des diplomates, et même avec des prêtres, il s'établit leur égal, sinon leur maître, — il aurait, n'étaient ses frères, tout à conquérir du personnel gouvernemental, sans lequel il ne peut rien tenter. Ce n'est pas tout de vouloir faire un coup d'État, d'être, pour ce coup d'Étal, soutenu par la nation entière, il faut découvrir la fissure légale par où s'introduire, imaginer la procédure, trouver les auxiliaires, arrêter le plan d'action, proportionner les rôles aux acteurs. Or Napoléon est, pour le civil, aussi neuf en réalité qu'il l'était pour le militaire six années auparavant. Lorsqu'il doit aborder des assemblées où tout semblerait lui avoir été rendu aisé par Lucien et par ses amis, il est intempestif, maladroit, déclamatoire ; il perd le sang-froid ; il veut discourir, parle mal et n'agit point. Au Luxembourg, devant les Anciens, il surprend et atterre ceux qui comptaient sur lui ; a Saint-Cloud, devant les Cinq-Cents, sans Lucien, sans Leclerc et Murât, il se perdrait ; même, il compromet toute la conspiration si bien préparée ; mais c'est sa fortune encore qui le porte : par ces défaillances mêmes, il change l'axe du coup d'État qui, de parlementaire qu'il devait être, tourne au militaire. Par là, le général est mis à la première place : autrement, ce serait la seconde, la troisième, — qui sait ? peut-être simplement un commandement d'armée ?

Mais, de là, d'un des trois sièges vacillants de consul provisoire où il fait son apprentissage, où il observe et s'instruit — car il a tout à apprendre — où il délibère très sagement entre Sieyès et Roger Ducos, sous l'œil des Commissions nommées avant leur séparation par les Anciens et par les Cinq-Cents ; de là, de ce Directoire à trois têtes au lieu de cinq, pour s'élever comme il fait au suprême pouvoir, est-ce par l'effort prémédité d'une ambition qui a marqué son but et qui y tend par tous les moyens, n'est-ce pas plutôt par le concours de circonstances, dont il profite certes, mais qui le portent et l'entraînent, par la conséquence forcée des mesures qu'occasionne la réfection successive des éléments de résistance de la nation ?

Ici, tout se tient et s'enchaîne, les prémisses posées, les conséquences résultent fatalement. L'abdication de l'Autorité qui est le lien essentiel de toute société civilisée, la déliquescence de l'Administration par qui s'exerce l'Autorité, produisent l'Anarchie, de même que la Hiérarchie découle du rétablissement de l'Autorité et de son application intégrale par l'Administration. Les membres des Commissions qui ont reçu des Conseils mandat de rédiger la Constitution, ne sont pas tous — il s'en faut — les amis de Napoléon, les partisans d'un gouvernement centralisé à formule autoritaire. On ne trouve parmi eux que des vétérans de la Révolution. Plusieurs, à la Constituante, furent entre les plus ardents à abaisser l'autorité centrale et à inaugurer, dans chaque département, chaque district et chaque municipalité, un régime parlementaire qui eut pour effet d'anéantir tous les moyens de gouverner et d'administrer ; d'autres, jaloux encore de ce que leurs devanciers avaient laissé de prérogatives au chef du pouvoir exécutif, l'ont mis dans l'impossibilité de les exercer, soit en plaçant les ministres sous leurs décrets d'accusation, soit en encourageant ou en innocentant les émeutes factieuses ; certains, à la Convention, ont requis et prononcé la peine de mort contre le chef du pouvoir royal unifié, puis ils ont assuré leur domination en supprimant toute administration légale et en organisant le despotisme des comités de délation ; la plupart enfin, s'ils ont combattu individuellement certains des membres du Directoire, moins à cause de l'intérêt public qu'à la requête d'intérêts privés, ont lutté constamment contre tout ce qui prenait dans les lois une apparence de réaction, contre tout ce qui pouvait servira centraliser le gouvernement au profit de l'exécutif et au détriment du législatif. Si parfois ils ont toléré, encouragé même la cassation des administrateurs élus suspects aux dictateurs, et leur remplacement par des agents nommés par le Directoire, ce n'a jamais été le bon fonctionnement de l'administration qu'ils ont eu pour objet, mais leurs haines, leurs avantages ou leurs agréments. Ainsi a-t-on conduit la France à un état social tel que le gouvernement ne subsiste que par des expédients, qu'il a fait de la banqueroute la base de son système financier, qu'il est incapable d'assurer aux citoyens ni indépendance, ni sécurité, ni justice, ni propriété, ni industrie, ni commerce, ni circulation, ni instruction, ni religion, et que, dans le désagrégement total, l'individu est obligé de recourir pour sa défense à sa propre initiative ; seulement, à ceux qu'il croit ses adversaires, le gouvernement largifie ses inquisitions et sa tyrannie. Les administrations font de même, chacune pour son compte, et le résultat est tel que sans finances, sans crédit, sans moyen d'assurer le recrutement de l'armée ou de poursuivre les déserteurs, la France, au premier échec, est en péril manifeste. Le 9 messidor an VII, par un message solennel, le Directoire a déclaré aux Conseils et à la nation que le corps politique était menacé d'une dissolution totale, si on ne s'empressait de retremper tous les ressorts de son organisation et de son mouvement.

À présent, tel est le besoin de rétablir l'unité dans le gouvernement, telle la nécessité d'échapper aux discussions stériles où vacille l'autorité, telle l'obligation de reconstituer un mode d'administration qui permette au pouvoir central d'exercer son action et qui assure aux citoyens les éléments normaux d'existence sociale, que ces membres des Commissions, individuellement patriotes, sensés et droits, renoncent aux chimères dont ils ont été le plus épris et, confiant en apparence le gouvernement à trois consuls nommés pour dix années et indéfiniment rééligibles, établissent en réalité un chef, revêtu de toutes les prérogatives du pouvoir absolu, puisque, dans tous les cas où ils sont appelés à délibérer, le second et le troisième consuls ont seulement voix consultative ; ils peuvent consigner leur opinion sur un registre spécial, après quoi la décision du Premier consul suffit.

Le Premier consul propose et promulgue les lois élaborées par un Conseil d'État dont il nomme les membres ; il fait les règlements nécessaires pour assurer leur exécution, dirige les recettes et les dépenses de l'État, pourvoit à sa sûreté intérieure et à sa défense extérieure, négocie tous les traités, nomme et révoque tous les agents diplomatiques, militaires, judiciaires, financiers, administratifs, lesquels, à raison de leurs fonctions, sont irresponsables, sauf devant lui. Pour les directions générales, la représentation nationale conserve son autorité, mais elle ne saurait s'immiscer dans l'exercice habituel du gouvernement. La séparation des pouvoirs soustrait l'exécutif aux sollicitations et aux menaces par qui le législateur, sous un régime parlementaire, le fait chanter au profit de ses électeurs favoris. L'exécutif a sa fonction qui est de gouverner, le législatif a la sienne qui est de consentir l'impôt, d'examiner les dépenses, de prononcer sur toutes les questions d'ordre général qui intéressent la nation. De là, le conflit prochain, mais pour l'instant on n'y songe pas. Ceux qui ont fait la Révolution, et non pas seulement les législateurs, mais les généraux, les diplomates, les littérateurs, les artistes, les hommes de science, remplissent le Sénat et, par le Sénat, le Tribunal et le Corps législatif. Consuls, sénateurs, tribuns, législateurs tiennent leurs pouvoirs des Commissions des Conseils et par là découlent du régime directorial. Seulement, dans la Constitution de l'an VIII telle qu'elle est présentée au peuple, Bonaparte est nominalement proposé comme Premier consul pour une période de dix années ; il est accepté par 3.911.007 voix sur 3.912.009 volants. La base du pouvoir exécutif, c'est ta nation unanime ; la base du pouvoir législatif, c'est, non pas même l'élection populaire, fut-ce à deux degrés, mais un choix arbitrairement fait par une émanation survivante du gouvernement disparu. Cette différence d'origine frappe l'un des pouvoirs au profit de l'autre d'une infériorité qui s'accentuera à chaque secousse.

Le but que se sont proposé les hommes de la Révolution est pourtant atteint : se produire devant, les électeurs, ils n'oseraient : l'expérience tentée en l'an IV et en l'an V leur suffit ; mettre en vigueur une constitution sans consultation nationale, ils ne pourraient : ils ont donc présenté aux votes populaires Bonaparte qui trame après lui la Constitution, grâce à laquelle ils se maintiennent en place, avec une certaine action encore sur le gouvernement. D'ailleurs, ils n'ont point de doute que Bonaparte, représentant de l'armée républicaine, devant tout ce qu'il est à la Révolution, ayant pris une part décisive aux actes qui la consolidèrent et qui en assurèrent la durée, ne se montre encore tel qu'on le vit en Vendémiaire et en Fructidor, adversaire implacable du Royalisme et de la Contre-Révolution.

Telle est la situation au jour où le Premier consul, quittant le Luxembourg sa demeure provisoire, l'ait son entrée aux Tuileries. C'est le 30 nivôse an VIII (20 janvier 1800). En six ans et demi, le petit capitaine d'artillerie a fait du chemin. Qu'est-il, nul ne le saurait dire en vérité, car il n'est point de ceux qui se livrent ; que fera-t-il ? Le sait-il lui-même ? Son étoile s'est levée à l'Orient, il la regarde et il y croit.

***

Trois mois après Brumaire, Bonaparte ne se trouve pas encore assez maître de la machine pour déployer lui seul toute la puissance que lui a conférée la Constitution. On ne saurait dire qu'il tâtonne, mais il l'essaie. Avant de mettre en marche, il doit s'instruire des rouages, les vérifier, les contrôler, remplacer ceux qui ne fonctionnent pas, en forger de nouveaux, soit sur des modèles retrouvés, soit sur des dessins que son expérience ou son imagination lui suggère. Il ne s'en rapporte point à lui seul. Il consulte et prend des avis. Mais, sur chaque question, il s'adresse à qui la connaît : bien vile, il voit que, depuis dix ans, la machine, gouvernementale est arrêtée ; auparavant elle fonctionnait. Qui la menait donc ? Non pas le roi, ni la cour, ni le ministère, mais ce personnel nourri, élevé, éthique pour l'administration : les premiers commis, les intendants, les subdélégués et les employés — ceux qui, tirant la charrette sans broncher, d'un pas égal, s'appelaient les Bouleux. Ce sont des hommes qui mettent leur honneur à remplir leurs fonctions, sans s'en laisser distraire et sans y chercher d'autres profits que leurs appointements réguliers et la satisfaction de leur conscience, qui vivent pour leur besogne, envisagent seulement la partie qui leur est confiée, mais la connaissent en ses détails. Ils n'ont point à proprement parler d'opinion politique. Ils ont le goût, même la passion, de l'ordre, de la régularité, des écritures bien tenues, des comptes nets, des actions propres. La Révolution choquait leur esprit et changeait leurs habitudes : d'ailleurs, elle les a chassés ; elle en a tué même beaucoup. Les survivants sont depuis lors restés sous la remise ; certains, en petit nombre, en sont sortis pour entrer dans les Conseils, ce qui leur réussit peu. C'est là le personnel que Bonaparte recherche, tire de l'obscurité, ['omet on fonctions. Ce seront les collaborateurs les plus dévoués et les plus utiles de son œuvre. Tout de suite, ils s'y appliquent et la débrouillent. En matière de gouvernement, l'essentiel est de trouver et de mettre en besogne les spécialistes.

Mais, au-dessus ou au-dessous, il y aies partis ; Bonaparte doit en prendre une idée nette, discerner les hommes qui peuvent être ralliés, ceux qui doivent être combattus. Il n'a point à rallier les Républicains : ils ont fait cette constitution ; ils y sont chez eux, comme lui. Il n'a qu'à tirer parti de chacun le mieux possible, en l'appliquant à la tâche qu'il est le mieux capable de suivre : même ceux qui, aux premiers jours, ont été exclus des Conseils pour leur résistance au coup d'Etat seront ia plupart employés. Seuls, les anarchistes seront mis hors du jeu. Toutefois, Bonaparte n'est point en liaison telle qu'elle crée des liens indissolubles avec les Montagnards qu'il appelle à gouverner. Ceux qui furent ses protecteurs aux premiers jours ont la plupart disparu de la scène ; morts, déclassés, déshonorés : Robespierre jeune, Turreau, Fréron, Tallien, Barras, Saliceti même qu'il laissera à ses frères. Contre certains représentants de la Corse qui pourtant ont joué dans sa vie un rôle singulièrement utile, il montre des préventions, peut-être des ressentiments, d'autant moins explicables que, avec eux, jadis, l'alliance fut plus intime. Il se sert de tous les autres, mais il n'est l'esclave d'aucun ; aucun — sauf Talleyrand et Fouché — n'a barre sur lui, ne peut lui rappeler des complicités anciennes. Talleyrand et Fouché sont à part ; ils exercent sur lui un prestige qui résiste a tout ce qu'il apprend d'eux : ils sont infidèles, concussionnaires, traîtres ; il le sait et n'en lient compte. Les croit-il nécessaires à ses desseins ? Subit-il leur intelligence ? Leur est-il attaché par des liens qu'il ne peut rompre ? C'est là un côté obscur de son histoire et toutes les explications données jusqu'ici sont insuffisantes.

Vis-à-vis tics anti-républicains, depuis qu'il est sur la scène, il a pris une attitude militaire ; même les adresses de son armée avant Fructidor, justifiées par les attaques antimilitaristes des Clichyens, ont ce caractère ; il a pris Toulon — service commandé ; il a mitraillé en Vendémiaire — service commandé ; il a délégué Augereau pour le coup de Fructidor — service commandé ; à Paris, du 1S frimaire au 14 floréal an IV, s'il a paru à une fête républicaine — l'anniversaire du 21 janvier— service commandé. En rien de tout cela, le citoyen Bonaparte, mais un général ou un membre de l'Institut. De ses opinions de derrière la tête, nulle manifestation qui l'engage et l'oblige. Donc, les royalistes, se disant qu'il est né gentilhomme, qu'il fut élève du Roi et qu'il a épousé une ci-devant, espèrent Monk ; et les catholiques, mieux informés, sachant ce qu'il a fait en Italie et comme il y a traité le pape et les prêtres, Constantin. Avec les catholiques, il juge tout de suite qu'il s'entendra, pourvu qu'ils consentent à être uniquement des catholiques et que l'autel cesse d'être solidaire du trône. La religion ne l'effraye point ; elle n'effraye pas davantage, pour le moment, les autours de la Constitution nouvelle : Hommes religieux, s'écrie Cabanis, de quelle manière que vous adoriez cette force inconnue de la nature, cette puissance toujours et partout active que vous aimez à faire présider plus immédiatement aux destinées humaines, la liberté de votre culte sera protégée, cl, si vos dogmes contribuent à fortifier dans les cœurs la bonne et saine morale, ils seront respectés de ceux même qui ne les adopteront pas.

Quiconque réclame l'exercice de la religion catholique comme un besoin de conscience, non comme un prétexte de troubles civils, se ralliera tôt ou tard. Par là l'armée antirépublicaine sera coupée en deux, elle perdra la plus forte partie de son personnel, elle perdra l'enthousiasme ; elle perdra ses cadres et ses recrues. Avec les royalistes, par contre, nulle entente possible. Pour jouer les Dumouriez ou les Pichegru, Bonaparte a trop conscience de ce qu'il est et de ce qu'il vaut : s'il prétend réconcilier les Français, ce n'est pas par la Contre-Révolution, c'est dans la Révolution. Rien de l'œuvre essentielle accomplie par la Révolution ne peut être sacrifié : c'est la France même.

Donc, tout de suite, rupture avec les royalistes qui, cherchant un instrument, ont rencontré l'adversaire le plus redoutable que la monarchie de droit divin ait jamais trouvé. Avec d'autres, par l'intrigue ou par l'argent, on pouvait s'entendre. S'ils refusaient d'écouter, on usait d'autres moyens, et, dans ces luttes entre partis où s'épuisa la sève française, ne trouve-t-on pas à toute heure soufflant le feu les Bourbons et l'étranger ? Bonaparte ne peut être ni tenté, ni séduit : les forces de gouvernement qu'il assemble et qu'il organise ne sont plus de celles dont on a facilement raison par leur incohérence, leur dispersement, leur indépendance du pouvoir central ; au milieu desquelles au moins on glisse et on vit. Il va les grouper, les tenir en main, les diriger, les commander et d'un tel ton que chacun, militaire ou civil, devra payer de sa personne. Alors quoi ? Demander la paix, paraître se soumettre — garder ses armes. Mais, avec lui, il faut jouer franc jeu. On ne le prend pas à ces finesses. Il y répond par douze halles. Cela est brutal, mais cela porte. Alors quoi ? Le tuer.

Mais il a monté encore et grandi. Sur les victoires d'Italie et d'Egypte, lointaines déjà, Marengo vient de jeter un lustre nouveau et en a ravivé l'éclat. Bonaparte consul est aussi Bonaparte général — et il est invincible. Au retour, il ne trouve plus de contradicteurs ; il écarte de ses conseils l'homme que, au lendemain de Brumaire, il y jugeait le plus nécessaire et sur qui son amitié fraternelle lui inspirait des illusions à présent dissipées. Il se met à l'œuvre civile à laquelle il se sent égal, mais, pour que cette œuvre puisse être suivie, il doit en avoir terminé avec les guerres qui, depuis dix années, absorbent toutes les forces vives de la nation. Pour celle-ci, déjà rassasiée de gloire, et guerrière seulement par une élite, le grand besoin, l'aspiration suprême, c'est la paix. Dans les éléments qui ont constitué la popularité de Bonaparte, la paix, — le traité signé à Campo-Formio, — a joué son rôle connue la victoire. La paix qu'on espère de lui, la paix définitive que doivent acheter de tels succès, la paix universelle qu'impose une telle invincibilité ; par cette paix, la Révolution consolidée, l'égalité conquise, la possession des biens nationaux assurée, c'est le rêve de tout ce qui, en France, besogne à la terre, à l'atelier, au comptoir, le rêve des bourgeois et des paysans — et aussi le rêve de beaucoup de soldats. Et Bonaparte y travaille de tous les côtés à la fois, et s'y efforce.

Et c'est alors que les royalistes veulent le tuer.

Seuls ? Non. Jusqu'où sont allés, dès avant Marengo, les coalitions entre anarchistes et monarchistes, entre terroristes d'hier et terroristes de demain, entre rouges et blancs ? Durant ces quatorze ans que va durer le gouvernement de Bonaparte, à chaque fois qu'un coup, tenté ou avorté, fera sortir des noms et permettra de saisir des individus, on relèvera des indices qui, sans permettre d'établir la complicité, laissent des soupçons d'entente. Y a-t-il seulement confidences entre hommes de main se prêtant un appui mutuel en vue de dépister la police ? la haine a-t-elle produit une atmosphère telle que les combinaisons d'assassinat flottent dans l'air et que des complots presque semblables se forment sans avoir besoin de se combiner ? ou bien ces bras qui s'agitent en même temps pour une besogne pareille obéissent-ils à des têtes qui se sont concertées ? De ce qu'on a surpris certains chefs en conférence, doit-on croire que, dès lors, ont été conclues des alliances, échangées des assurances ou des garanties qui, pour se montrer au jour, n'attendent que le moment où le Consul aura péri, n'importe de quelle main ?

Il vit sous le couteau ; il est la cible vivante constamment visée. On a prétendu que la police imaginait, préparait, provoquait les attentats. Elle en étouffe ou en tait cent, pour-un qui est poursuivi. Le Premier consul est intéressé à ce qu'on ignore par quelles inimitiés il est recherché, car, par là, l'espoir "< de stabilité que la France a mis en lui se dissiperait, la confiance qu'elle a prise en son avenir serait anéantie, elle retomberait dans la crainte de ces extrêmes contre qui Bonaparte la protège et qu'elle déteste autant, qu'ils soient blancs ou rouges.

La Machine infernale éclatant, sitôt après le complot de Chevalier, celui de Demerville, Céracchi et Aréna, la France entière applaudit quand le Premier consul frappe à gauche, puis à droite. Elle souhaiterait des mesures plus radicales, un déploiement plus efficace de rigueur. Elle serait prête à lui offrir tous les moyens d'exception pourvu qu'il en finisse avec ceux qui troublent le repos auquel elle aspire. Le besoin qu'elle a de la paix extérieure se double d'un tel besoin de paix intérieure que, pour assurer celle-ci, elle ferait bon marché des prétendues libertés politiques dont clic a éprouvé le néant.

À celui qui rappelle les proscrits, sans compromettre la révolution agraire, accomplie seulement alors, par l'acquiescement des émigrés ; à celui qui rétablit la sûreté des fortunes, en même temps que la sécurité des individus ; à celui qui travaille à doter la nation d'un code de lois réglant les rapports privés des citoyens entre eux, formulant, dans tous leurs détails, toutes les hypothèses des situations où l'individu peut être placé dans la vie sociale, depuis le moment où il est conçu, jusqu'au moment où ses héritiers se partagent les derniers fruits de son activité ; à celui qui prétend rouvrir les églises, rétablir les cultes, rendre aux prêtres une place dans la nation, sans leur accorder une place dans l'État, sans rien restituer au clergé des biens à présent vendus et partagés, au contraire en obtenant à ces propriétés sa renonciation définitive ; à celui qui, après deux ans, accomplit l'œuvre qu'on pouvait croire irréalisable de réconcilier la Révolution avec l'Europe après avoir réconcilié la France avec elle-même, à celui-là que ne donnerait point la nation ? Et il rencontre des obstacles, et on lui fait des oppositions, et les tribuns l'invectivent, et les députés votent contre lui, et, pour l'arrêter en sa marche, tous les corps constitués, émanation des assemblées révolutionnaires, semblent conjurés. D'eux ou de lui, qui a changé ? Ni eux ni lui peut-être, mais on ne s'est point entendu. Les parlementaires ont cru faire d'un homme à eux le chef de l'exécutif, et ils ont pris Bonaparte pour sauvegarder leurr intérêts. Lui, aux actes duquel on s'est rapporté, sans lui demander des engagements, a compris qu'il serait l'homme de la Franco en même temps que de la Révolution et que, s'il maintenait fermement tout ce qui a été formulé par celle-ci d'essentiel, ce ne serait point en privant la nation des éléments qu'il juge indispensables à sa grandeur. Il ne saurait se faire l'instrument ni des sectaires politiques, ni des sectaires religieux : on est tout autant sectaire lorsqu'on prétend contraindre à croire ou à ne pas croire. De ces sectaires, il faut que la nation subisse l'oppression ou que de nouveau Bonaparte l'en délivre. Il faut qu'il les brise ou qu'il renonce à remettre debout une France vivante, une France douée de tous les organes nécessaires à une nation civilisée et européenne, une France profitant de toutes les forces qu'elle peut récupérer et qu'elle accommodera pour consolider sa puissance, une France rétablie par la concorde dans l'unité d'aspirations nationales que les dissensions intérieures ont brisée, assurée parla religion, seul appui ferme et durable de l'État, contre l'immoralité antisociale, se reposant sur une armée devenue tout entière, par huit années de campagnes, une armée de métier, mais si fortement imprégnée de patriotisme qu'elle ne saurait obéir à quiconque ne serait point national.

Porté par la nation qui l'acclame, il se résout à un coup d'État dont la légitimité est certaine si la légalité en paraît douteuse. Il est l'organe du peuple souverain, et il marche d'accord avec le Sénat, conservateur de la Constitution. Il élimine des tribuns et des législateurs, mais il se présente devant le peuple dont il réclame le verdict. Le peuple lui répond en l'acclamant Consul à vie, en accroissant les pouvoirs qu'il lui a confiés, en lui remettant plus complètement encore la direction de ses destinées.

Sans l'infatuation parlementaire — et celle des nouveaux venus est la plus forte — sans cette opposition systématique à toutes les mesures de rénovation sociale et cette obstruction caractérisée à la vie nationale concertée entre des intrigants dont plusieurs ne sont même pas Français, les divers corps de l'État se fussent trouvés en force pour combattre sur un point la politique de Bonaparte et y donner un échec. C'est parce qu'une minorité factieuse, enhardie par l'audace même de ses discours, a attaqué avec autant de violence que de perfidie toute proposition de loi, quelle qu'elle fut, dès qu'elle émanait de Bonaparte ; c'est parce que cette minorité a obtenu sur des questions intéressant l'ordre social entier, d'éphémères triomphes que le Consul exaspéré par ces coups d'épingle a pris son parti et qu'il a décimé les assemblées, et, de même, est-ce pour cela que le peuple l'a acclamé. Mais, sans ce système d'obstruction, on eût compris, dans le cas particulier du Concordat avec la cour de Rome, que l'Institut, le Sénat, le Tribunal, le Corps Législatif différassent d'opinion avec Bonaparte, lequel avait si fort le sentiment qu'il allait, sinon contre l'opinion de la nation, au moins contre les préjugés des corps politiques, qu'il reculait à présenter au Corps Législatif un traité qui ne deviendrait exécutoire que par son vote. En examinant la question de sang-froid, non comme en devaient être tentés des hommes voués à ce prosélytisme de l'athéisme, pire que l'autre, car on ne console point avec le néant, mais comme eussent fait des hommes sincères, libérés de toute révélation, mais envisageant la religion du côté traditionnel, politique et social, on eût pu appréhender, comme conséquence lointaine, le rétablissement d'une religion dominante, comme effet immédiat, l'anéantissement de la plupart des garanties que la France, au cours des siècles, avait acquises contre les prétentions ultramontaines et qui avaient procuré l'union intime de la Couronne et du Clergé, la participation de celui-ci à la vie nationale, son loyalisme à l'égard du souverain et son abstention dans les querelles entre le pape et le roi. Que, sans courir à la persécution contre les catholiques ou à la domination cléricale, on ne pût songer à perpétuer la séparation de l'Eglise et de l'État ; que, par suite, il y eût nécessité de rechercher un statut légal pour l'Eglise catholique, tout esprit politique devait y acquiescer. Mais il fallait sauvegarder les droits de l'Eglise gallicane ; il ne suffisait point de déclarer qu'elle subsistait, il fallait lui donner la vie, lui rechercher des sanctions, lui fournir un corps de doctrines autrement précis que la Déclaration de 1682, où eussent été mentionnées toutes les garanties passées en usage et ayant pris force de loi. L'œuvre eût été singulièrement ardue, et l'on n'y pensa guère ; on avait assez de la négociation toute seule : elle se compliquait de nécessités politiques, de questions de personnes, de la hâte d'en finir — surtout de l'ignorance des négociateurs, du manque d'idées générales, de l'absence de doctrine, de la brièveté des vues. Aux Romains, les plus avisés et les plus retors des diplomates, opposait-on au moins des Français qui, par leur attachement aux bonnes doctrines, par leur science ecclésiastique, par leur connaissance des précédents, fussent capables de fournir des arguments et de les soutenir ? Hélas ! Où il eût fallu Demis, on avait Dernier : où il n'eût point été trop de l'Assemblée du Clergé et du corps de la vieille Sorbonne, on employait quelques conseillers d'Etat. De là, des fautes immenses, irréparables qui devaient, un siècle plus tard, porter toutes leurs conséquences.

Bonaparte allait au plus pressé et le besoin du jour l'emportait. Certes, il croyait bien être dans la doctrine gallicane, parce que, jadis, il avait lu l'Esprit de Gerson et il était convaincu qu'il ne lâchait rien parce qu'il affirmait à toute ligne la Déclaration de 1082 et les quatre articles. Il se flattait qu'il n'avait en rien compromis l'Eglise de France et qu'il pouvait à la fois abandonner au pape des droits que le Clergé et la Couronne lui avaient constamment déniés, le rendre l'arbitre aussi bien de la destinée des évoques que des circonscriptions des diocèses et n'en maintenir pas moins, chez les prêtres, l'esprit d'indépendance vis-à-vis du pape et de loyalisme vis-à-vis du souverain qui avaient-profité si fort à la France ancienne. En échange de quelque chose qui tenait au présent — peu de chose — il abandonnait l'avenir, tout l'avenir.

Sans doute — mais il voulait en finir avec la guerre civile ; il voulait dissoudre cette alliance formée entre les Bourbons et les prêtres, qui, aux dépens de la religion, fournissait au parti royaliste ses agents les plus actifs et les plus influents ; il espérait mettre la main sur le clergé qui lui fournirait, pensait-il, d'excellents auxiliaires pour affermir et exercer son gouvernement. Et puis qui l'eût instruit ? Qui eût été capable de mettre en corps d'ouvrage la doctrine de l'Eglise telle qu'elle était pratiquée en France, qui l'eût restaurée de tant de ruines, qui en eût imposé la compréhension à tous ces esprits fermés à la politique religieuse, même lorsqu'ils pratiquaient la religion catholique ?

Les opposants n'étaient ni mieux instruits, ni mieux inspirés : la plupart, ayant pris parti contre toute religion révélée et ayant poursuivi, durant leur règne, la déchristianisation de la France, ne voyaient, dans le Concordat, qu'une réaction contre les théories qu'ils avaient rendues dominantes ; quelques-uns, adeptes de la religion réformée, ayant formé le dessein de faire une France protestante, soit que l'esprit sectaire, si fort en eux, les y portât, soit qu'ils attribuassent à l'exercice d'un culte les vertus de race qu'ils se plaisaient à reconnaître aux Anglo-Saxons et aux Allemands, voyaient l'échec de leurs desseins dans le triomphe de la Bête romaine ; mais ils confondaient dans une pareille haine les gallicans et les ultramontains ; seuls, quelques très rares honnêtes gens, suspects et tenus à l'écart, en même temps convaincus de l'excellence de la religion catholique et de la nécessité qu'elle fût préservée des théories ultramontaines, découvraient dans le Concordat, pour un avenir plus ou moins lointain, les éléments destructifs de la foi : du jour, pensaient-ils, où, de limitée qu'elle était par les libertés gallicanes, la puissance romaine s'érigerait à être infaillible, absolue, sans limite et sans contrôle ; du jour où le clergé séculier obéirait aux injonctions pontificales comme faisait la Compagnie de Jésus, perinde ac cadaver, le joug deviendrait insupportable ù tous ceux qui recherchaient dans la religion plutôt une direction morale que des pratiques ou des superstitions ; alors, la lutte ne larderait point à s'émouvoir entre le pouvoir civil conscient de ses droits et le pouvoir religieux enivré de son infaillibilité ; celui-ci, aux mains d'un étranger médiocrement instruit de tendances et de besoins que nul ne serait plus en position de défendre et de faire valoir, s'ingérerait à des mesures qui provoqueraient la lutte avec celui-là. Partagés entre la déférence aux lois civiles ou religieuses, les fidèles devraient choisir de leur patriotisme ou de leur foi ; l'un ou l'autre y périrait, à moins que ce ho fussent tous les deux et, sur la question religieuse, la nation se diviserait aussi profondément qu'elle l'avait fait ci-devant, aux temps de la Ligue et de la Constitution civile.

Le Premier consul, il est vrai, en même temps qu'il proposait au Corps Législatif l'approbation du Concordat, lui présentait les lois organiques qu'il en rendait inséparables et qui seules pouvaient le faire accepter. Par elles, il prétendait conserver au pouvoir civil la plupart des droits si patiemment acquis par la Couronne et par le clergé de France ; il opposait ces lois que la papauté devait constamment contester, comme une digue infranchissable aux prétentions romaines ; mais ces lois ne pouvaient produire leurs effets que si, appliquées par le pouvoir civil, elles étaient acceptées et réclamées par le Clergé qu'elles protégeaient et auquel elles assuraient l'indépendance compatible avec l'unité de l'Eglise universelle ; que cet accord cessât, que, au lieu de voir dans ces lois une garantie, le clergé prétendît y trouver une oppression ; qu'il s'empressât d'abandonner ses privilèges et mît son orgueil à les abdiquer ; que, séduit ou entraîné, il se coalisât avec son chef étranger contre le gouvernement national pour enfreindre ces lois ou les tourner, combien de temps dureraient-elles et comment seraient-elles applicables puisqu'elles ne prévoyaient aucune sanction effective ? Que, par complicité, par faiblesse ou par indifférence, le gouvernement cessât à quelque moment d'en exiger le respect ou qu'il consentît à les abolir, alors le rétablissement du culte, tel que le Premier consul l'avait formulé, produirait tous ses effets, et la France se trouverait entraînée à une scission qui renouvellerait les guerres religieuses ou à une sujétion telle que l'Espagne l'avait subie durant trois siècles. — Quel était le pire ?

Encore plus que sur la digue des lois, Bonaparte comptait sur l'esprit du clergé qu'il nommerait, qu'il avancerait, dont il surveillerait l'éducation, dont il contrôlerait les doctrines, dont il resterait le maître impérieux et l'exigeant bienfaiteur. Oublieux des réflexions qu'il jetait sur le papier au temps où il débutait dans l'artillerie, il s'imaginait que, par des grâces, de l'argent et des honneurs, il rattacherait à son gouvernement les prêtres qu'il emploierait, dont il assurerait la considération et le bien-être, et que les serments qu'ils auraient prêtés entre ses mains, constitueraient pour leur conscience la plus forte des obligations. Il ne se rendait pas compte que, des qu'il ne remettait point le Clergé en possession de toutes ses prérogatives politiques, de tous ses biens et de tous ses privilèges, il ne paraissait devant lui que comme un révolutionnaire, dont les restitutions n'étaient que des acomptes sur la restauration intégrale. Cet espoir, au moins autant que l'ambition personnelle, entraîna certains prêtres à des démarches dont le Premier consul ne s'avisa point de suspecter la sincérité et sur lesquelles il fonda l'opinion qu'il avait rallié le clergé tout entier, alors que, en réalité, il ne devait être sur ni des Constitutionnels, mécontents d'avoir été la plupart sacrifiés et d'avoir dû renier tes principes auxquels ils étaient le plus attachés ; ni des Insermentés, restés la plupart fidèles à la monarchie et regrettant les droits qu'ils tenaient d'elle ; ni des jeunes prêtres, élevés dans l'horreur du schisme et devenus par là uniquement romains. Toute autre solution présentait, il est vrai, des inconvénients et, pour celle-ci, les plus graves n'étaient point immédiats ; on pouvait même se figurer que les avantages présents et ceux qu'on pouvait encore tirer de la réconciliation avec l'Eglise romaine, compenseraient les périls auxquels on serait toujours à temps pour parer. Et puis, alors que tout de l'Eglise était en ruines, comment imaginer que l'église allait si tôt se rendre redoutable ?

D'ailleurs, la politique seule avait-elle guidé Napoléon et n'y avait-il nulle part à faire au sentiment, à l'atavisme, à la première éducation, à quelque religiosité subsistante, pourquoi pas même à une part de foi conservée en son cœur, sinon en son esprit ? La question a été posée et les arguments qui militent en faveur de l'affirmative ne sont pas à dédaigner. Bonaparte ne pratiquait point la religion catholique ; mais, par quantité de ses actes, il s'atteste non seulement respectueux de la croyance d'autrui, non seulement disposé à reconnaître une vertu aux sacrements et désireux que les siens y participent, mais déterminé en ce qui le touche à éviter tout sacrilège — et admettre qu'il puisse y avoir sacrilège, c'ost déjà une forme de la foi.

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Si Bonaparte avait compté que le Concordat et le rétablissement public de la religion catholique auraient pour conséquence immédiate la fin des troubles dont l'exercice du culte avait été la raison, l'occasion ou le prétexte, il avait eu raison, pour les soldats, non pour les chefs. Ceux-ci étaient d'autant plus ardents qu'ils sentaient s'échapper leurs meilleurs auxiliaires. Le clergé est une de nos meilleures armes, écrivait le Prétendant à son frère le comte d'Artois. Le parti royaliste ne pouvait voir sans une furieuse colère que cette arme lui tombât des mains. S'il parvenait encore à susciter la résistance de quelques évoques émigrés, c'était, par un étrange retour, un schisme nouveau, celui de la Petite Eglise, provoqué, contre le pape Pie Vil, par les mêmes hommes qui jadis anathématisaient les Constitutionnels rebelles au pape Pie VI et qui triomphaient de ses décisions dogmatiques. Ils entraînaient moins de prêtres encore et moins de fidèles.

Sans doute, Louis XVIII se consolait en déclarant qu'il ne reconnaissait pas plus le Concordat que la République. Cela ne change rien au fond des choses, écrivait-il. Le Concordat passé entre Léon X et François Ier subsiste dans toute sa rigueur et nul évoque de France ne peut avoir un titre légitime s'il n'est présenté par moi au Saint-Siège. Mais, si cela ne changeait rien au fond, cela changeait si fort les apparences que tout le parti fut mis en mouvement pour en finir avec Bonaparte. Du gouvernement anglais, pressé parla terreur de l'invasion que le Consul préparait à Boulogne, usant de tous les moyens et les prodiguant pour se défendre, les royalistes recevaient tous les subsides qu'ils réclamaient pour préparer et accomplir la Contre-Révolution ; entre Paris et Londres, ils avaient formé des stations, préparé des gîtes, posé des relais ; à Paris, ils avaient multiplié les cachettes et embauché des complices jusque dans le palais du Gouvernement. Leurs pratiques avec les républicains désabusés, convertis au royalisme, les avaient conduits à des républicains mécontents qu'ils prétendaient ramener à la bonne cause, puis à des républicains qui, simplement haïssant Bonaparte, s'alliaient à quiconque conspirait pour le renverser. Il n'était plus question cette fois de comparses bretons ou normands, chair à guillotine ou à fusillade, qu'on désavoue s'ils échouent, qu'on écarte avec quelques louis s'ils réussissent, et dont on dit qu'ils ont agi spontanément et qu'on les ignore. L'état-major de Monsieur comte d'Artois donnait tout entier : c'étaient ses familiers, ses amis de cœur, ses favoris de toujours et, avec eux, les chefs les plus célèbres des Chouans, Georges Cadoudal à la tête. Se proposaient-ils, comme on a dit plus tard, d'enlever Bonaparte aux Tuileries, à Saint-Cloud, sur la route de Malmaison ? Qu'eussent-ils fait de lui ? D'un tel enlèvement à l'assassinat, l'écart est médiocre et la distance vite franchie. Aussi bien, grâce au recul, on peut juger les faits sans continuer à se payer de mots. Entre la Révolution, qui était Bonaparte, et la Contre-Révolution, qui était un Bourbon — et tous les Bourbons, de toutes les branches, car les fils mêmes du régicide Égalité adhéraient à tout ce que professaient leurs aînés — l'état de guerre existait depuis 1792. La Révolution pour combattre avait la guillotine, les fusils et les canons ; la Contre-Révolution le poignard, le pistolet ou la bombe. Une arme vaut l'autre. On prend celle qu'on trouve et qui lue. Mais, si les royalistes étaient en droit d'attaquer, Bonaparte était en droit de se défendre. Les tentatives de ses adversaires légitimaient toutes les mesures qu'il eût prises. S'il refusa de proclamer authentiquement l'état de siège, il eut tort. Pour éviter toute atteinte au prestige civil de son gouvernement, il se lia les mains et se restreignit à combattre, avec des armes émoussées, des adversaires qui affilaient soigneusement les leurs. Les ayant pris, il dut les traduire devant un tribunal criminel où ils trouvèrent des juges à leur goût, des témoins à leur dévotion, un auditoire formé tout exprès pour les applaudir, où les belles dames rivalisaient avec certains généraux à qui témoignerait plus de sensibilité pour les assassins et plus d'animosité contre la victime. Une Commission militaire eût évité ces scandales, prévenu les déclamations, rendu prompte justice et Bonaparte n'eût pas moins eu les mains libres pour faire grâce s'il l'eût jugé à propos. Mieux inspiré, c'était à une Commission militaire qu'il avait déféré le duc d'Enghien.

Ici, il a dû frapper fort, pour que à Londres et à Edimbourg on apprît que ce n'était pas un jeu ; il a dû frapper haut, pour que Monsieur comte d'Artois voyant couler du sang royal, commençât à réfléchir ; il a dû frapper vite, car, pour cet otage de Maison souveraine, les souverains d'Europe n'eussent pas manqué d'intervenir. Qu'il y eût par surcroît vendetta déclarée des Bourbons à lui et que l'atavisme lui fit paraître légitime en France ce qui, en Corse, était de tradition constante — que, dans la vendetta de famille à famille, tous les individus de la famille sont également responsables, — cela peut être, mais nul ne saurait nier qu'il ne dut être convaincu de la participation active du duc d'Enghien aux attentats dirigés contre sa personne. Qu'il violât la droit des gens en enlevant, sur territoire neutre, un émigré français, que toutes les apparences lui présentaient comme son assassin, cela était répréhensible, mais étaient-ils bien venus à le lui reprocher ceux qui enlevaient ou qui assassinaient sur territoire neutre des diplomates revêtus d'un caractère qui aux yeux de tous les peuples passe pour le plus sacré ? Bonaparte ne prétendait point faire un acte de justice, mais un acte de représailles ; il n'envisageait pas des principes, mais les faits. Il frappa le coup volontairement, il en réclama hautement la responsabilité ; s'il y eut excès de zèle des agents employés, il ne les désavoua jamais et il les récompensa magnifiquement. Quant à la nation, sauf quelques personnalités royalistes, qui, pour le moment, gardèrent leur indignation secrète, quitte à s'en glorifier onze années plus lard, elle demeura parfaitement indifférente. Que souhaitait-elle ? Un gouvernement qui la garantît des perpétuels changements par qui la fortune des particuliers était à chaque fois ébranlée et par qui la sécurité publique était compromise, et d'une réaction royale ou jacobine dont par expérience elle connaissait les alternatives douceurs. Ce fut dans les cours et dans quelques salons qu'on s'émut sur le sort du duc d'Enghien. On n'eut garde dans les casernes et les ateliers : si on en parla, ce fut pour applaudir au bien joué.