AUTOUR DE SAINTE-HÉLÈNE

PREMIÈRE SÉRIE

 

LE CAS DU CHIRURGIEN ANTOMMARCHI.

 

 

Quiconque, de nos temps, a étudié le drame de Sainte-Hélène a acquis sur le chirurgien Antommarchi une opinion semblable à celle que j'exprimais dans la Conférence : Les Missionnaires de Sainte-Hélène.

Lord Rosebery[1] et M. Philippe Gonnard[2], pour ne citer que deux des derniers venus, ne l'ont point ménagé et M. Anatole France, si instruit de l'histoire napoléonienne, se trouve lui avoir, dans un de ses romans, appliqué une épithète fort analogue à celles dont je me suis servi pour le peindre.

Cette quasi-unanimité ne m'a point mis à l'abri de réclamations qui furent publiées dans le journal le Temps du 16 juin 1908. Voici la lettre dont un parent du docteur Antommarchi réclama l'insertion.

Monsieur le directeur,

Dans le compte rendu de lu conférence de M. Frédéric Masson sur les Missionnaires de Sainte-Hélène paru dans le Temps du 28 mars, je lis les deux phrases ci-après :

Fesch choisit un jeune homme point médecin, pas même docteur, employé en second à l'Académie chirurgicale de Florence, Antommarchi.

Et un peu plus loin :

Ainsi Madame Mère et Fesch envoyaient à Napoléon, pour le corps, un barbier corse, le plus mal éduqué, le moins exact, le plus ignorant dans sa profession...

Ceci est faux en tous points.

Antommarchi fut reçu docteur en médecine à l'Université de Pise en 1808 et docteur en chirurgie à l'Université de Florence en 1812. Il fut ensuite attaché comme prosecteur, non à l'Académie de Florence, mais à celle de Pise.

Quant à dire qu'Antommarchi était un barbier corse, M. Masson, qui a dû lire les Mémoires du docteur sur son séjour à Sainte-Hélène, aura pu y lire (tome I, page 82, édition 1835) qu'il était fils d'un notaire de Morsiglia (Corse), et je ne sache pas qu'il y ait jamais eu des perruquiers dans ma famille.

Au sujet de l'éducation et de l'instruction du docteur, je me contenterai de dire à M. Masson qu'après son retour de Sainte-Hélène — des lettres du général Bertrand que j'ai en ma possession en font foi — il était resté dans les meilleurs termes avec l'ancien grand-maréchal — un parfait galant homme — qui ne manqua pas de le remercier des bons soins à lui donnés, ainsi qu'à sa famille, et lui fit même cadeau d'une théière ayant appartenu a l'Empereur. Or, si le docteur Antommarchi avait été l'homme que l'on décrit, il n'eût pas conservé cette relation et il est peu probable que Napoléon, dans son testament, l'eût recommandé à Marie-Louise pour qu'elle se l'attachât.

Je vous serais obligé, monsieur le directeur, de m'aider à réfuter cette futile erreur historique du brillant historien de Napoléon, et je vous prie d'agréer l'assurance de ma haute considération.

Baron ANTOMMARCHI

Santiago-de-Cuba, 23 avril 1908.

Voici ma réponse qui fut insérée dans le même numéro du Temps :

Il est venu déjà de la famille Antommarchi, et de divers membres de cette famille, des réclamations, lorsqu'on s'est avisé d'écrire sur le chirurgien de Napoléon. D'ordinaire, ces réclamations portaient sur le Masque qui fut pris après la mort de l'Empereur. Ainsi, le Salut Public de Lyon reçut, en juin 1902, les réclamations d'un capitaine Stella, habitant Romans (Drôme). Ce capitaine Stella disait que la famille d'Antommarchi, se composait, lors de sa mort à Cuba, en 1838, de son frère Dominique, demeurant à Morsiglia (Corse), puis d'un autre frère, Joseph-Marie, résidant à Caracas (Venezuela) dont la veuve était venue s'établir à Santa-Fé-de-Bogota, et de lui-même.

En janvier 1902, les héritiers d'Antommarchi, résidant à Santa-Fé-de-Bogota, faisaient publier des articles annonçant leur intention de vendre les reliques qu'ils disaient posséder de l'Empereur. Le ministre de France à Bogota en envoyait au département la liste et les photographies.

Il paraît que les héritiers d'Antommarchi, qui à présent se nomment Antomarchi et sont barons, ont encore changé de résidence, puisque la lettre adressée au Temps est datée de Santiago-de-Cuba.

Sans rechercher le degré réciproque de parenté du capitaine Stella, de Romans, des Antommarchi, de Morsiglia, des Antommarchi, de Santa-Fé-de-Bogota et des Antommarchi, de Santiago-de-Cuba, Voyons les réclamations de ceux-ci.

Planat de la Faye, l'ancien officier d'ordonnance de l'Empereur, homme entre tous véridique et recommandà.ble, était à Florence en 1818, et voici ce qu'il écrit au roi Louis le 18 décembre 1819 : Votre Majesté apprendra avec peine que les renseignements pris sur Antommarchi ne justifient nullement la bonne opinion qu'on avait conçue de lui. C'est un homme qui n'a aucune connaissance et qui était tout simplement préparateur des dissections à l'amphithéâtre de Florence. Deux illustrés professeurs de la faculté de Toscane ont sur la conscience de lui avoir donné de beaux certificats qui ont déterminé le choix du cardinal et de Madame, à l'exclusion de M. Foureau.

L'unique notice qui puisse passer pour documentée est celle publiée par le Dr Isidore Bourdon, dans le Dictionnaire de la Conversation. Elle porte qu'Antommarchi aurait étudié la chirurgie à Pise, où il aurait été reçu docteur. Mais faisait-on à Pise des docteurs en chirurgie ? Tout le mondeet Antommarchi lui-mêmes'accorde à dire qu'en 1818, après avoir suivi les leçons de Mascagni à Florence, à l'hôpital de Santa-Maria-Nuova, il était devenu un de ses prosecteurs.

Le cardinal Fesch, avec ses divers correspondants, insiste sur ce fait que l'Empereur a demandé un chirurgien, non un médecin, et c'est comme chirurgien qu'il envoie Antommarchi. Or, en France, au moins jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, la chirurgie était exercée par les barbiers-perruquiers-chirurgiens, à preuve le mémoire que rédigea, en laveur de ceux de Lyon, un homme qui oui de la réputation comme chirurgien, M. Vilet. Olivier le Daim était barbier-chirurgien de Sa Gracieuse Majesté Louis XI ; mais c'est à la corde plus qu'au rasoir qu'il a dû sa célébrité, Boudet, au temps de Louis XIII, se qualifiait premier barbier et chirurgien du Roi ; Jehan Martin, seigneur de la Martinière, était barbier et valet de chambre ordinaire du Roi et maître chirurgien à Paris ; bien mieux, sous Louis XIV, François Félix, premier chirurgien du Roi, était, à ce titre, le chef de la corporation des barbiers-perruquiers-chirurgiens, et, le 3 mai 1609, il se démit de la charge de premier barbier du Roi, en faveur de huit barbiers valets de chambre dont les offices venaient d'être créés. Barbier n'a donc rien qui étonne lorsqu'on parle de chirurgiens'entend à la fin du XVIIIe siècle ou au début du XIXe.

Le nom d'Antommarchi ne figure point dans le testament de l'Empereur, ni dans aucun des codifies authentiquement signés qui l'accompagnent. Il figure seulement dans un huitième codicille, non signé, en date du 27 avril 1821, qui n'est point compris dans les copies faites par Marchand à bord du navire de retour, que j'ai entre les mains. L'article 2 de ce huitième codicille serait ainsi conçu : Je prie ma bien-aimée Marie-Louise de prendre à son service mon chirurgien Antommarchi, auquel je lègue une pension pour sa vie durant de 6.000 francs, qu'elle lui payera. Expédition de ce codicille, en date du 12 juin 1823, paraît avoir été délivrée par les exécuteurs testamentaires : Bertrand, Montholon, Marchand. Il résulterait de plus, d'une lettre du comte Montholon en date du 20 février 1826, adressée au Dr Antommarchi, que l'empereur Napoléon aurait ordonné, alors que l'épuisement de ses forces physiques lui défendait de continuer d'écrire ses dispositions, de remettre à Antommarchi sur les fonds libres de sa succession la somme de 100.000 francs, Sa Majesté reconnaissant que la pension de 6000 francs qu'elle chargeait l'Impératrice de lui faire était un trop faible témoignage de sa satisfaction des soins qu'il lui avait donnés depuis son arrivée à Sainte-Hélène et de ceux surtout que son dévouement lui inspirait depuis sa maladie.

Ces assertions se trouvent en contradiction avec tout ce qu'on sait de la dernière maladie de l'Empereur. La conduite d'Antommarchi a été mise au jour, et la valeur de son livre a été nettement établie par lord Rosebery (La Dernière phase, p. 30 et s.). Sa valeur médicale a été justement appréciée dans le livre récent de M. Paul Frémeaux (Les Derniers jours de l'Empereur, p. 308). L'auteur de ce livre a eu le grand mérite de révéler au public français un document singulièrement rare, même en Angleterre, où il a paru en 1822 : la brochure du Dr Archibald Arnott, chirurgien du 20e régiment, intitulée : An Account of the last illness, decease and post mortem appearances of Napoleon Bonaparte. L'analyse que donne de cette brochure M. Frémeaux est d'un poignant intérêt, et à toute ligne, Antommarchi s'y trouve mis en cause.

L'on ne saurait assurément s'étonner que les descendants, à quelque titre que ce soit, des hommes dont le nom s'est trouvé illustré par leur présence sur le roc de Sainte-Hélène, durant la captivité de l'Empereur, prennent en mauvaise part les tentatives que font certains écrivains d'aujourd'hui pour rechercher la vérité, et substituer des laits historiques à une légende complaisamment créée et savamment accréditée ; mais, quelques ménagements que demandent les personnes, l'histoire en exige davantage, et, puisqu'il s'agit de Napoléon et de ses serviteurs, qu'il faudrait, pour plaire aux descendants de ceux-ci sacrifier celui-là, tout le moins atténuer, en parlant de l'un, les misères que les autres lui ont fait subir, je me déclare incapable de leur être agréable, et, étant du parti de la vérité, je reste, ici comme ailleurs, du parti de Napoléon.

Il y aurait bien plus à dire sur le Dr Antommarchi que je n'ai pu le faire dans un bref article de réponse où je né pouvais aborder les questions que de biais et selon les termes de l'attaque : si Antommarchi fut reçu docteur en philosophie et en médecine à l'Université de Pise en 1808, avant l'annexion du royaume d'Etrurie, cela est possible, et l'on sait, par l'exemple de Joseph Bonaparte, qu'il en coûtait peu de présence pour prendre le bonnet, mais, pour docteur à l'Université de Florence, il l'en faut défier : Il n'y avait point d'Université à Florence, pas même une Académie : c'était à Pise qu'était l'Académie, avec son recteur et ses cinq facultés ; il y avait seulement à Sienne une école de médecine auxiliaire. Au surplus, malgré que le baron Antomarchi me rectifie, il est rectifié lui-même par le Dr Antommarchi. Je fus reçu, dit celui-ci dans ses mémoires[3], docteur en philosophie et en médecine à l'Université de Pise au mois de mars 1808[4] ; je passai ensuite ù Florence où je me livrai à des recherches physiologiques : j'étais attaché à l'hôpital de Sainte-Marie Neuve. En 1812, j'obtins de l'Université impériale le diplôme de docteur en chirurgie. Le grand maître me nomma prosecteur d'anatomie attaché à l'Académie de Pise. Je résidais comme tel à Florence. Cela prouve-t-il que M. Antommarchi fût docteur en médecine au sens où nous l'entendons ; qu'il eût fait des études et que ce ne fût pas pour son coup de début comme médecin qu'il partit pour donner, à Sainte-Hélène, ses soins à l'Empereur ? Il était un prosecteur habile, soit, et il savait de l'anatomie, d'accord, mais il n'avait pratiqué survivants, ni Florentins ni Pisans ; sur morts à la bonne heure ; peut-cire, après tout, n'était-il envoyé à Sainte-Hélène qu'en vue de la prochaine autopsie.

Comment qualifier un homme qui, sans aucune connaissance en thérapeutique, assume volontairement une telle mission ?

Antommarchi a vu la gloire, il a vu aussi les 9.000 francs par an que Fesch lui offrait — honoraires de pauvre diable, en vérité ! Il a cru qu'il en tirerait du bien-être pour sa vie entière — en quoi il n'aurait point eu tort, si son infatuation, son esprit d'ambition et son instabilité ne l'avaient constamment entraîné à des fausses démarches qui l'ont empêché de se fixer à un sort assuré, mais médiocre, de se rendre estimable par des travaux qui fussent incontestablement personnels, et de se défendre de démarches qui ne pouvaient que compromettre son caractère[5].

La valeur d'Antommarchi comme médecin et comme homme est jugée ; sa valeur comme mémorialiste est jugée ; reste, et cela est peu de chose en sa vie, tout peut être en sa renommée présente et future, sa renommée comme mouleur.

***

Il est un service rendu par Antommarchi, dit Lord Rosebery, un service qui, à lui seul, efface presque les mensonges de son livre : il a pris un moulage de la figure de Napoléon après sa mort. L'original de ce moulage est aujourd'hui en Angleterre[6] ; il nous rend la beauté première, l'exquise beauté de ce visage, après que la maladie avait fait son œuvre, substituant la patience à la passion et après que la suprême et sereine louche de la mort avait restitué aux traits la finesse et la régularité des jeunes années. Tous ceux qui ont vu le cadavre ont été frappés de cette transformation. Comme il est beau ! s'écriaient les Anglais qui le virent alors. Mais Antommarchi a eu des combats à soutenir même pour l'authenticité de son moulage. Les phrénologistes sont tombés sur lui et l'ont mis en pièces. Ils ont déclaré que le crâne n'avait pas les bosses voulues, le développement osseux requis pour faire un crâne de héros. D'autres ont prétendu que c'était plutôt la face du Premier Consul que celle de l'Empereur, et c'était vrai. D'autres encore ont fait remarquer qu'Antommarchi n'avait pas produit le moulage avant la fin de 1830. Nous nous contenterons de conclure d'un mot : Nous croyons que ce plâtre ne ment pas. Si, par hasard, il se trouvait cire aussi peu authentique que le livre, nous serions forcés de donner raison aux phrénologistes[7].

Lorsqu'on reprend la polémique soutenue, en 1834 dans la Revue du Progrès social par le Dr Fuster, dans la Gazette Médicale et dans le National par le Dr Peïsse, dans le Journal de la Société Phrénologique, par M. David Richard, on est frappé de l'incertitude des arguments dans un sens comme dans l'autre. Seul, M. David Richard insiste sur le fait que le plâtre est incomplet et très probablement retouché ; que cette pièce est incomplète et manque de la partie postérieure de la tête qui renferme les organes des instincts et des sentiments les plus actifs dans Napoléon ; que l'oreille, centre auquel on doit rapporter les appréciations phrénologiques des organes spéciaux, paraît avoir été rajoutée après coup et mal placée, mais il ne tire aucun argument contre Antommarchi de ce que celui-ci n'a produit et mis en vente qu'un moulage incomplet. Il se contente de dire : Les excuses qu'il a données pour n'avoir pas moulé toute la tête de Napoléon nous paraissent purement spécieuses et ne prouver qu'une chose : C'est que le docteur n'a reconnu qu'à Paris l'importance scientifique de son précieux trophée.

Ainsi posée la question l'est mal. Elle n'en a pas moins, récemment encore, été abordée de cette façon par un écrivain illustre, justement curieux de tous les problèmes de la vie[8]. M. Daniel Salomon, écrit Anatole France, fit observer que le masque dont parlait Duvicquet, le moulage pris sur le visage inanimé de l'Empereur et rapporté en Europe par le Dr Antommarchi, avait été, pour la première fois, coulé en bronze et édité par souscription sous Louis-Philippe en 1833 et qu'alors il avait inspiré de la surprise et de la défiance. On soupçonnait un Italien, apothicaire de comédie, bavard et affamé, de s'être moqué du monde. Les disciples du Dr Gall, dont le système était alors en faveur, tenaient le masque pour suspect. Ils n'y trouvaient point les bosses du génie et le front, examiné d'après les théories du maître, ne présentait dans sa conformation rien de remarquable.

Ce n'était point exactement ce que soutenaient les membres de la Société Phrénologique : ils établissaient un tableau approximatif des organes des facultés affectives et intellectuelles de Napoléon :

Tout en déclarant qu'il leur était impossible de tirer des conclusions formelles d'un crâne incomplet, ils n'avaient pas moins fait exécuter des copies, du masque de Napoléon divisées d'après ce tableau approximatif qu'on pouvait se procurer au Cabinet de Phrénologie, rue de l'École-de-Médecine, n°4 ?

Ce tableau méritait même d'être reproduit, ne fût-ce que pour fixer quel était en 1835 l'état d'une science singulièrement problématique.

Que le masque représente le visage de Napoléon, l'on serait mal venu à en douter ; que ce masque ait été retouché et que, en particulier, on ait rajouté l'oreille et qu'on l'ait mal placée, c'est ce qui résulte de l'opinion exprimée par deux statuaires également éminents et qui tous deux avaient fait une étude particulière de la tête de Napoléon : Guillaume et Gérôme[9] ; que ce masque ne donne point l'impression immédiate de beauté que tous les témoins s'accordent à trouver sur le visage de l'empereur mort, c'est ce qui s'explique par le moment où il fut pris : Dans cet état — une fois rasé par Noverraz — dit Marchand dans ses mémoires inédits, l'Empereur avait sa figure de consul ; sa bouche, légèrement contractée, donnait à son visage un air de satisfaction et il ne paraissait pas avoir au delà de trente ans... Si, dans ce moment on eût pris son plâtre, il eût été beaucoup mieux que celui pris deux jours après, dont le caractère est vieillardé par l'affaissement des chairs qui alors étaient tendues.

Seuls, les mémoires de Marchand, s'ils sont jamais publiés[10], exposeront les efforts faits par les fidèles serviteurs de Napoléon, pour garder de la périssable physionomie de leur maître une effigie indestructible. Tous les moyens furent tentés, fous les procédés qu'ils purent imaginer furent employés, et il semble bien probable qu'un au moins de ces masques, pris avec du papier mâché, se trouve actuellement en Italie, chez le comte Pasolini. Ce ne fut que très tard qu'on parvint à se procurer, du plâtre de la qualité nécessaire pour mouler un masque formel. Qu'on se reporte au récit si bizarrement vague d'Antommarchi. Il raconte l'arrivée du gouverneur : Vous m'avez fait demander du plâtre pour prendre le masque du défunt, fait-il dire à Hudson Lowe ; un de mes chirurgiens est fort habile dans ces sortes d'opérations, il vous aidera. — Je remerciai Son Excellence, continue Antommarchi ; le moulage est une chose si facile que je pouvais me passer d'aide. Mais je manquais de plâtre ; Mme Bertrand n'avait reçu, malgré ses instances, qu'une espèce de chaux. Je ne savais comment faire, lorsque le Dr Burton nous indiqua un gisement où se trouvait du gypse. Le contre-amiral donna aussitôt des ordres ; une chaloupe mit en mer et rapporta, quelques heures après, des fragments qu'on fit calciner. J'avais du plâtre, je moulai la figure...

Bien des tentatives antérieures, aucune explication au sujet du moulage de la face seule et non de la partie postérieure de la tête. Antommarchi passe brièvement. Pourtant que de points il eût pu et dû éclaircir.

Jusqu'ici, nul témoignage anglais qui contredise ou confirme ses allégations. Seul, le colonel Gorrequer, dans une lettre adressée le 6 mai à sir Georges Bingham, dit : Diverses tentatives pour sa ressemblance (some attempts at likeness) furent faites avant et après qu'il fut habillé ; je n'en ai cependant vu aucune vraiment telle. Un masque de plâtre de Paris fut aussi pris de lui et un buste fait de ce masque, qui est maintenant dans la possession de Mme Bertrand.

Cette note, précieuse à bien des égards, puisqu'elle authentifie la première épreuve qui ait été tirée, n'apprend ni quand, ni par qui, ni dans quelles conditions, le masque a été pris. Or, un document annoncé il y a quelque vingt ans (décembre 1886) dans la Revue des Autographes et aujourd'hui entre mes mains, permet de répondre à ces questions, et, tout en précisant comment et pourquoi le masque est authentique, d'expliquer pourquoi il est incomplet ; en même temps de démontrer quelle valeur il convient d'attribuer aux dires d'Antommarchi. Je publie ici ce document entier :

LE MASQUE DE NAPOLEON N'A PAS ÉTÉ FAIT PAR ANTOMMARCHI.

EXTRAIT D'UNE LEÇON DU DR GRAVEL.

Dans ma dernière leçon je vous ai indiqué les altérations pathologiques observées dans l'estomac de Napoléon ; j'ai tiré ces détails, publiés depuis longtemps, d'un manuscrit original, écrit au moment même de l'autopsie de Bonaparte et dans la chambre où elle lut laite. Ce document curieux et digne de loi, est signé pur tous les médecins anglais qui étaient présents et, entre autres, par mon cousin, le Dr Burton. C'est à l'obligeance de sa famille que je dois cette pièce et quelques autres également intéressantes, trop peu connues, toutes relatives au buste de Napoléon.

Avant de commencer, il est de mon devoir de dire que le Dr Burton était un homme d'un grand talent, d'un caractère des plus honorables et de principes sévères. Si jamais il exista au service de la Grande-Bretagne un officier à la parole de qui on put se lier, ce fut le Dr Burton. Fort estimé des professeurs de Dublin, sous les auspices desquels il commence ses études chirurgicales, Sir J.-Mc. Gregor, chef du service de santé, le distinguait encore parmi tous les médecins de l'armée, pour son talent, son exactitude et sa loyauté, .le tiens à constater le caractère moral du Dr Burton parce qu'il ne permet pas de douter de la vérité de la narration suivante. Dirai-je encore que le Dr Burton fut plusieurs années chirurgien au 4e régiment d'infanterie, où son humanité éclairée et infatigable le fit tellement aimer de ses frères d'armes qu'ils lui offrirent une pièce d'argenterie quand il quitta le régiment. Après la guerre, il habita quelque temps Edimbourg, y obtint un grade, puis, cédant aux instantes prières de Sir J.-Mc. Gregor, reprit du service actif dans le 66e régiment et partit pour Sainte-Hélène. C'est ici que commence notre narration.

Certainement, si ceux qui entourèrent Napoléon pendant les dernières phases de sa vie et qui tirèrent tant de profit des détails qu'ils publièrent après sa mort, dans leurs volumes d'anecdotes privées où se trouvent tant de faits historiques importants, ont été aussi peu soucieux de la vérité que le furent quelques-uns des membres de sa suite, dans les circonstances que nous allons rapporter, le monde court grand risque d'être trompé sur tout ce qui concerne la cour de Bonaparte. Ce grand homme s'était toujours refusé aux instances de ceux qui le priaient de laisser mouler sa tête, aussi devenait-il, à sa mort, de la plus haute importance de remplir cette lacune. C'est au Dr Burton, et à lui seul, que la postérité est redevable d'un masque aujourd'hui faussement réclamé par un autre, car j'ai sous les yeux le prospectus suivant :

PUBLICATION PAR SOUSCRIPTION DU MASQUE DE NAPOLÉON, MOULÉ DANS LE MOULE ORIGINAL PRIS SUR LA FIGURE DE L'EMPEREUR IMMÉDIATEMENT APRÈS SA MORT PAR LE DR ANTOMMARCHI.

Jamais imposture plus grossière et plus hardie n'a couru par le monde. Ecoutons la narration du Dr Burton.

J'arrivai du Cap le 31 mars. A cette époque, on savait que Bonaparte était souffrant, mais la nature et le degré de sa maladie n'étaient connus que de ceux que cela regardait directement. Son état empira graduellement. A la fin d'avril, les symptômes devinrent très alarmants et, le 5 mai, vers six heures et demie du soir, il expira. Je le vis le lendemain matin, à six heures, en présence de son propre état-major, du gouverneur et de l'état-major du gouverneur. Le visage de Bonaparte était certainement alors le plus happant que j'aie jamais contemplé ; je n'oublierai jamais ce que j'éprouvai en voyant ainsi étendu celui qui avait gouverné d'une main de fer la plus grande partie du monde civilisé ; son visage avait encore cet air de commandement qu'il avait conservé à ses derniers moments et sou large Iront indiquait, suivant les doctrines phrénologiques que ses facultés intellectuelles étaient largement développées[11].

Cette circonstance me frappa et je proposai de suite au gouverneur d'en prendre un moule en plâtre de Paris[12]. Le maréchal Bertrand et son épouse désiraient également que l'on en fît un. Je me mis donc à l'œuvre, mais, dans les boutiques du pays, on ne trouva pas de plâtre convenable. Je fus alors obligé de préparer une espèce de plâtre brut que l'on trouvait à l'autre extrémité de l'île et que le gouverneur envoya chercher avec ses bateaux[13]. Cela demanda tant de temps que le plâtre ne fut prêt que quarante heures après la mort de Napoléon[14]. Les Français désiraient que le Dr Antommarchi, médecin de Bonaparte, exécutât le moule, mais lui, voyant la mauvaise qualité du plâtre, refusa d'essayer, disant qu'il était impossible de réussir. Mais, n'ayant jamais rien regardé comme impossible avant de l'avoir essayé, je me mis à l'œuvre et réussis heureusement, à mon grand contentement et à celui de tous ceux qui étaient présents. La ressemblance est admirable pour le moment où elle fut prise. La mauvaise qualité du plâtre m'empêcha de prendre plus d'un creux sur le modèle[15]. Mme Bertrand s'en empara et refusa de me le rendre, malgré mes promesses de lui donner la meilleure épreuve que l'on ferait en Angleterre où le plâtre de Paris est d'une excellente qualité. Cependant Je maréchal Bertrand et son épouse me promirent une épreuve dès qu'ils seraient dans un lieu où on pût en faire une, et qu'alors je pourrais les multiplier autant qu'il me plairait. Je regrettai vivement qu'il me fût impossible de me procurer du bon plâtre ; je désirais vous envoyer une épreuve comme objet de curiosité.

Dans son récit, le Dr Burton passe sous silence quelques détails que je lui ai souvent entendu raconter et qui furent connus de tous les officiers anglais qui étaient alors à Sainte-Hélène.

Le Dr Burton avait eu beaucoup de peine à se procurer le plâtre brut qu'il n'avait trouvé qu'en petite quantité, dans des endroits éloignés et d'un accès difficile ; dans un climat aussi chaud, le temps était précieux et chaque heure menaçait de détruire la ressemblance qui survit quelque temps à la mort. Le Dr Burton fut donc obligé de chercher le plâtre à la lumière des torches et, sans le secours de l'amiral qui eut l'obligeance d'envoyer plusieurs bateaux, les efforts eussent été vains. Cela fait, il retourna au quartier prendre quelques rafraîchissements et annoncer à ses chefs et à ses collègues que le succès avait dépassé de beaucoup son attente ; ils désiraient voir le moule et, quand il leur dit qu'il était à Longwood, un d'entre eux, d'un grade élevé, qui connaissait bien la valeur des promesses solennelles des courtisans, s'écria aussitôt : Vous avez été trompé, vous ne reverrez jamais votre moule.

Le Dr Burton fit observer qu'il était impossible que l'on songeât à violer un engagement pris devant d'aussi nombreux témoins, car, outre lui et Mme Bertrand, là étaient présents le comte Montholon, le Dr Rutledge et M. Payne, qui tous pourraient témoigner des engagements pris avant qu'il ne commençât son travail. Cependant, il retourna immédiatement à Longwood et trouva les craintes de ses amis justifiées par l'événement ; le moule avait été enlevé pendant son absence et, depuis, il ne l'eut jamais en sa possession. Il parait que le vol fut commis par des personnes qui n'en avaient pas grande habitude, car la seule portion prise fut le masque, ou cette partie du moule qui correspond à la face, ne comprend ni les oreilles, ni la partie supérieure du front et ne s'étend pas au delà du contour du menton. Le reste fut laissé parce que l'on ne comprit pas son importance et su valeur, et qu'on ne se douta nullement à quoi pouvaient servir les autres parties du moule. Le Dr Burton les enleva aussitôt et voilà qui explique pourquoi le prétendu faiseur de moules, Antommarchi, ne publia pas et ne put publier autre chose que le masque volé. La tête de Napoléon n'était-elle pas digne d'un moule ? Les savants de l'Europe étaient-ils indifférents à la forme, à la proportion, au volume et aux développements phrénologiques du crâne d'un tel homme ? Certainement non.

Quand, pour me servir de sa propre phrase, Antommarchi conçut l'heureuse idée de faire le moule en plâtre de cette illustre face, comment ne conçut-il point l'heureuse idée de faire un moule en plâtre de cette illustre tête ? La raison en est simple : ce ne fut pas lui qui conçut, ce ne fut pas lui qui exécuta l'heureuse idée. Même quand le plâtre eut été recueilli et préparé par le Dr Burton, Antommarchi refusa encore de faire le moule. Ceci ressort de la lettre suivante adressée par le Dr Burton à Mme Bertrand.

COPIE D'UNE LETTRE DU DR BURTON À LA COMTESSE BERTRAND

James-Town, Sainte-Hélène, 22 mai 1821.

MADAME,

Je sais que tout est prêt pour l'embarquement du 66e régiment. Je pourrai avoir l'honneur de vous accompagner en Europe sur le même navire et je suis extrêmement inquiet du masque de Napoléon que je n'ai réussi à faire qu'avec la plus grande peine ; vous excuserez, Madame, je l'espère, la liberté que je prends de vous adresser cette lettre, cherchant à vous importuner le moins possible dans un moment où vous avez tant d'occupations, l'in même temps, je désire vous exposer les faits d'une façon plus claire que cela, je pense, n'a été fait jusqu'ici. Mon intention était de prendre une autre épreuve du moule et, de cette façon, j'aurais pu vous en laisser une, mais la mauvaise qualité du plâtre fit que ta Dr Antommarchi et moi convînmes d'attendre notre arrivée en Angleterre ; comme, cependant, j'ai su, par vous et par d'autres, que votre débarquement en Angleterre n'était rien moins que certain ; je désire naturellement avoir le masque en ma possession, vous faisant la promesse solennelle et sur l'honneur, que vous aurez la meilleure épreuve l'aile à mon arrivée à Londres. Je vous l'enverrai ici ou dans telle autre partie du monde que vous me désignerez. Ceci, Madame, chacun en conviendra avec moi, est tout ce que vous pouvez espérer, puisque le masque n'existerait pas sans moi.

Le bruit court ici que le Dr Antommarchi a l'intention de l'emporter en Italie : il ne peut y avoir aucun droit ; vous, Madame, le comte Montholon, le Dr Rutledge. M. Payne, le peintre de portraits, et quelques autres qui étaient dans la chambre, vous êtes tous témoins qu'il relu s a de l'essayer, disant que le succès était impossible. Il n'offrit son assistance que lorsqu'il vil que je réussissais ; je l'aurais, malgré cela, volontiers laissé prendre une épreuve, mais je proteste positivement contre sa possession de l'original. Le monde conviendra certainement avec moi que ce serait une grande injustice, si je n'avais ni la gloire, ni la possession de mon propre ouvrage. Aussi bien, Madame, le portrait peut être fait d'après celui que l'artiste exécuta très peu de temps avant que j'eusse réussi à prendre le moule. Permettez-moi aussi de vous dire que je possède la partie postérieure de la tête, sans laquelle le buste sera incomplet dans les parties qui marquent si fortement le caractère d'un grand homme. Ainsi, j'espère, Madame, que vous ne refuserez pas de m'envoyer le moule et je vous renouvelle ici la promesse solennelle de vous faire parvenir, ainsi qu'au Dr Antommarchi, les meilleures épreuves qui puissent s'exécuter à Londres.

J'ai l'honneur, etc.

Il n'est pas besoin de dire que la lettre du Dr Burton reçut une réponse peu satisfaisante et qu'il n'avait pas la plus petite chance de redevenir possesseur du moule tant que la suite de l'Empereur demeurerait à Sainte-Hélène. Quand il arriva à Londres, il eut immédiatement recours au Revenue Office et au lord-maire, déposa que Mme Bertrand était en possession d'un masque à lui appartenu nt et demanda une enquête ; mais les magistrats déclarèrent qu'ils ne pouvaient eux, en Angleterre, sur une déposition du Dr Burton concernant une fraude qu'il disait avoir été commise à Sainte-Hélène, mettre arrêt sur cette propriété. Ainsi se termina l'affaire et le Dr Burton garda le moule de la tête, tandis que le masque fut porté en France.

Il est important de remarquer que le masque de Napoléon ne fut jamais réclamé publiquement par Antommarchi, comme ayant été conçu et fait par lui, pendant tout le temps que vécut le Dr Burton ; Antommarchi craignait de faire une démarche si hardie, mais, quelques années après la mort du Dr Burton qui succomba à une apoplexie du poumon, lorsque Antommarchi et ses complices crurent que les moyens de prouver leur fraude étaient perdus ou oubliés, il se mit en avant et proclama au monde le secret bien gardé de son propre mérite. Il est dégoûtant d'entendre un tel homme parler de son désintéressement comme il le fait dans un prospectus publié à Paris en 1833 et à Londres en 1835 :

Le Dr Antommarchi a apporté le masque de Napoléon en Europe et l'a confié aux mains d'un ami sur une terre étrangère ; de grands avantages lui furent offerts pour l'acquisition de cette précieuse relique, qui offrait un vaste champ à la spéculation ; mais le docteur ne se crut pas la liberté de disposer d'une propriété qu'il regarde comme celle, de la France, quand elle aura cessé d'être la sienne propre.

Concluons : c'est au Dr Burton et non à Antommarchi que la France et l'Europe doivent cet inestimable masque.

*

***

*

Tel est le récit du Dr Gravel. Qu'en faut-il penser ? Tandis que le récit d'Antommarchi est à ce point confus, imprécis et abréviatif qu'on ne saurait y prendre aucune confiance et qu'on doive seulement en garder la mention de la présence à l'opération du Dr Burton que, en 1825, Antommarchi n'a point osé passer sous silence, le récit de Burton concorde, exactement et sur tous les points, avec les rares témoignages émanés de Marchand et de Gorrequer. A défaut des mémoires de Marchand qui lèveraient tous les doutes, on est pour le moins tenté d'accepter tel quel le récit du Dr Burton, et d'en tirer une première conclusion.

On est en droit de croire, malgré l'obscurité de certains termes non techniques employés par le Dr Burton et par le Dr Gravel — son interprète et vraisemblablement son traducteur — que, à Sainte-Hélène, l'opération fut double. Il y eut prise d'un moulage entier de la tête, puis tirage d'une épreuve unique ; ce fut de cette épreuve que s'empara Mme Bertrand. Burton dit expressément : La mauvaise qualité du plâtre m'empêcha d'en prendre plus d'un creux sur le modèle ce qui signifie : m'empêcha de tirer plus d'une épreuve du moule. Burton répète dans sa lettre à Mme Bertrand : Mon intention était de prendre une autre épreuve du moule, et de cette façon j'aurais pu vous en laisser une, mais la mauvaise qualité du plâtre, etc.

Si on n'avait tiré une épreuve, comment aurait-on constaté que l'opération du moulage avait réussi et comment se serait-on assuré que le moule reproduisait nettement les traits de l'Empereur[16] ?

Il paraît donc hors de doute qu'une épreuve fut tirée par Burton et que celle épreuve fut gardée et emportée en Europe par Mme Bertrand : Il y a toute probabilité que c'est cette épreuve qui, religieusement conservée par Hortense Bertrand — Mme Thayer — fut par elle léguée au prince Victor Napoléon.

Ce qui est de nature à établir une confusion, c'est que le Dr Burton ou son traducteur le Dr Gravel, emploient alternativement les mots modèle, moule ou masque, qu'il s'agisse du moulage total ou de la partie antérieure enlevée par Antommarchi, mais cette confusion est purement de mois et n'atteint pas le fait.

Donc, après avoir tiré la première épreuve dont s'empare Mme Bertrand, Burton est allé prendre quelques rafraîchissements au camp : lorsqu'il revient, la partie antérieure du moule a disparu ; Antommarchi l'a prise et l'a cachée. Avec Antommarchi, les rapports des médecins anglais sont des plus froids : d'ailleurs Antommarchi ne parle point anglais ; c'est donc à Mme Bertrand que Burton s'adresse et, sans doute, jusqu'à la veille de l'embarquement, essaie-t-il de négocier. On le berne et, croyant sans doute que Mme Bertrand était eu possession du moule comme de l'épreuve, c'est à elle, et non à Antommarchi qu'il s'adresse à Londres.

Ici le récit du Dr Burton se trouve confirmé en fait par deux documents : d'abord le récit d'Antommarchi lui-même[17] :

J'avais la mesure de l'antipathie ministérielle (contre Napoléon) ; je croyais que *** l'avait fait passer dans l'âme de ses agents. Je me trompais : Un d'entre eux m'avait suivi de Sainte-Hélène à Londres dans l'espoir de s'emparer du masque de Napoléon, et avait exposé une plainte portant que : parmi les effets du comte Bertrand et dans la maison même qu'il habitait se trouvait un buste en plâtre du général Bonaparte qui lui appartenait et que pourtant le comte et la comtesse retenaient avec obstination. En conséquence, il fut autorisé à employer la force armée et à s'en saisir ; le grand maréchal accourut, le commissaire de police, instruit de l'espèce de propriété de Burton, retira l'autorisation qu'il avait donnée ; je restai possesseur du masque que je conserve religieusement. L'autorité s'était récusée ; on eut recours aux offres. On me proposait 6.000 £ si je voulais le céder et n'en garder qu'une copie, mais je me proposais d'en présenter une à Madame Mère ; je voulais en garder une, je refusai.

Il est inutile de faire ressortir les contradictions volontaires d'Antommarchi : ce qui est en question, ce n'est point le moule dont il s'est emparé, c'est le moulage qui est aux mains de Mme Bertrand. Pourquoi Burton, au lieu d'attaquer Antommarchi, attaque-t-il uniquement les Bertrand, c'est ce qu'expliqueraient vraisemblablement, des questions de domicile, peut-être la conviction où il était que les Bertrand détenaient le moule du masque en même temps que le buste.

En tous cas, qu'il ait attaqué Bertrand et que celui-ci, pour se défendre ait allégué des faits qu'on peut croire controuvés, c'est ce qui résulte du document suivant que M. Jean de Milly a extrait du Times de septembre 1821 et qu'il a publié, il y a quelques années, dans un journal parisien[18] :

Le cinq de ce mois, s'est présenté devant M. Birnie, au bureau de police de How-Street, le comte Bertrand, assisté de sir Hubert Wilson. Il venait demander le retrait d'un permis dit perquisition délivré contre lui au Dr Burton, ex-chirurgien à Sainte-Hélène, aux fins suivantes :

Après la mort de Bonaparte, paraît-il, le comte Bertrand pria le Dr Antommarchi de prendre un moulage de la figure de l'illustre défunt. Le Dr Burton se chargea de fournir les matériaux nécessaires. Il prépara une pâte et l'apporta au Dr Antommarchi. Celui-ci la jugea mauvaise, en composa une autre et réussit l'opération par ses propres moyens. L'œuvre terminée, on convint que des épreuves en seraient tirées et que M. Burton en aurait une, aussi bien que M. Antommarchi. Mais, le plâtre de Sainte-Hélène laissant à désirer, le travail de reproduction fut différé, et devait se faire à Londres. Dans celle ville, M. Burton réclama son épreuve : on lui dit qu'on ne pouvait la lui donner sans le consentement de la famille Bonaparte. Considérant cette réponse comme un refus déguisé, le chirurgien anglais résolut de s'emparer du moulage. Il s'adressa au bureau de Bow-Street et, sur ses explications, deux officiers de police reçurent l'ordre de l'accompagner au domicile du comte Bertrand et d'y pratiquer des recherches.

Le comte Bertrand et sir Robert Wilson, son conseil, demandèrent alors à voir M. Birnie et à s'expliquer devant lui.

Le comte Bertrand a déclaré au magistral que le moulage appartenait à la famille Bonaparte, qu'il n'en était que le dépositaire, et ne se croyait pas le droit d'en disposer, encore moins de s'en dessaisir.

M. Birnie ayant fait affirmer au comparant par serinent la qualité d'exécuteur testamentaire dont il excipait, a jugé le cas en dehors de sa compétence et renvoyé le Dr Burton à se pourvoir ailleurs. Le permis de perquisition a été annulé.

Il s'agit ici du moulage, non du moule, mais, sauf sur le point où Bertrand attribue à Antommarchi — selon les nécessités de sa défense — ce qui appartient à Burton, ce document confirme le récit de Burton et contredit celui d'Antommarchi.

Ce qui lèverait tous les doutes, et ce qui serait pour l'iconographie napoléonienne un trésor sans prix, ce serait la découverte chez les héritiers ou les descendants de Burton de la face postérieure du moule, ce qui permettrait de revoir, telle qu'elle lut le 7 mai 1821, de dix heures du matin, la tête de l'Empereur.

 

On a dit que, d'Angleterre, Antommarchi était venu directement dans son village natal, Morsiglia (Cap Corse), où il aurait déposé le masque, auquel étaient attachés des cheveux de l'Empereur et qui était conservé précieusement dans une boîte d'acajou capitonnée de velours. Cette version est peu probable. Selon le prospectus de la Souscription nationale, il a confié le masque aux mains d'un ami sur une terre étrangère. Cela n'est point impossible, car, selon ses mémoires, il est venu directement de Londres à Paris, où il a aussitôt fait ses préparatifs pour aller en Italie, et ce fait est exact. D'après les notes de police — et son passage à chaque endroit est signalé au besoin par dépêche télégraphique — il est arrivé à Calais le 18 septembre 1821, à Paris le 24, et il a demandé aussitôt un passeport pour Rome par le Pont-de-Beauvoisin. Il se qualifiait médecin, non docteur. Il est parti, le 27, de l'hôtel de Suède, rue de Richelieu, où il était descendu en compagnie d'un sieur Cavaron, son ami : mais on ne peut croire qu'il ait emporté le masque avec lui ; il est arrivé le 3 novembre à Rome. A Buffalora, on lui a donné deux jours pour sortir des confins lombards, à Parme deux jours. Ici, écrit, de Rome, le 6 novembre, l'ambassadeur, M. de Blacas, il a vu fréquemment la famille Bonaparte mais il ne paraît pas désireux de continuer ses rapports avec la partie de cette famille qui réside à Rome. En effet, Antommarchi n'a pas, à l'en croire lui-même trouvé meilleur accueil à Rome qu'à Parme. A Parme, il s'est présenté devant le comte de Neipperg, muni d'une lettre des exécuteurs testamentaires de l'Empereur, en date de Londres le 12 septembre 1821, déclarant que, dans ses derniers moments, l'Empereur les avait chargés de faire connaître à Sa Majesté qu'il la priait de faire payer à M. Antommarchi une renie viagère de 6.000 francs[19] ; on l'a éconduit avec une bague dont il a paru fort mal content. Il n'a fait aucune allusion au masque[20]. A Rome, il dit avoir été reçu deux fois par Madame Mère qui lui lit présent d'un diamant, une fois par le comte de Saint-Leu, par Pauline et par le cardinal Fesch qui ne lui lit pas une question[21]. Nulle allusion au masque qu'il n'a pourtant conservé que parce qu'il appartenait aux héritiers de Napoléon Bonaparte, et dont, à l'en croire, il destinait la première épreuve à la mère de l'Empereur.

Le masque, dit-il, était placé entre les mains d'un ami, sur une terre étrangère. Il ne sortit de ce lieu sur qu'après la mort du Dr Burton.

En août 1833, Antommarchi ouvre à son profit, une souscription pour la reproduction du masque en plâtre. Il écrit au roi Joseph :

Mon Prince,

J'ai l'honneur de vous adresser le prospectus de la souscription ouverte au sujet du plâtre ou masque de l'Empereur que j'ai moulé à Sainte-Hélène sur sa figure après sa mort.

J'espère que cette grande œuvre aura l'approbation de Votre Majesté, attendu qu'elle ne peut que perpétuer le souvenir du grand homme dont la patrie s'enorgueillit toujours.

J'ai l'honneur d'être avec un profond respect,

Mon Prince,

De votre Majesté,

Le très humble et très obéissant serviteur,

F. ANTOMMARCHI,

Rue Favart, n° 8.

Paris, le 26 août 1883.

Il n'a donc rien offert jusque-là à la famille de l'Empereur.

Il met aussitôt en branle tous les journaux auxquels il adresse une annonce circulaire, portant que le roi Louis-Philippe et sa famille, la famille de Napoléon, etc., etc., viennent de souscrire pour de nombreux exemplaires du plâtre ou masque du grand homme moulé par lui à Sainte-Hélène. Pour obtenir des insertions, il arrive à une réclame plus bruyante encore que ne l'a dit le Dr Gravel. Aucun défigurement, aucune altération de mort, écrit-il à M. Paulin le 17 septembre 1833, n'existent sur la figure de l'empereur Napoléon, malgré les douleurs d'une longue et affreuse agonie. Les magnifiques traits de cette tête illustre n'ont rien perdu de ce calme, de cette dignité, de cette expression de génie qui, pendant tant d'années, ont commandé le respect et l'admiration des hommes : on dirait, en le voyant, que l'Empereur, ayant perdu son embonpoint, est tombé dans un profond sommeil, un léger rire sardonique couvrant ses lèvres...

D'ailleurs, il n'entre dans aucune explication, ni au sujet de la possession du masque, ni au sujet de l'époque qu'il a choisie pour le publier. Malgré une réclame poussée si loin qu'on put lire dans un journal : Tout le monde aura le masque de Napoléon et, dans quelques années, on le verra dans toutes les chaumières à côté de la croix sur laquelle est mort notre Sauveur, l'affaire rend peu : le plaire, bien qu'il soit supérieur, à tant d'égards, aux autres procédés de reproduction, entraîne des inconvénients nombreux qu'on ne saurait prévenir qu'en le mettant sous verre. Antommarchi ne tarde donc pas à vendre le droit de reproduire le masque à deux fondeurs très réputés, L. Richard et Quesnel, qui le répandent à un grand nombre d'exemplaires. Ceux des premiers tirages se distinguent à la signature des fondeurs et à l'apposition, en avant de la base, d'une petite médaille de Napoléon lauré avec l'exergue : Souscription Antommarchi.

Quoi qu'il soit de l'origine de la possession, il devient indéniable, après ces explications, que le masque, tel qu'il est aujourd'hui connu, est authentique ; qu'il demeure, malgré le moment défavorable où il fut pris, malgré les retouches qu'il a subies, et malgré l'absence à tout jamais regrettable de la partie postérieure, le document peut-être le plus caractéristique que nous possédions sur le visage de Napoléon. Mais les recherches de ceux qui, eu Angleterre, s'intéressent aux éludes napoléoniennes peuvent seules, en nous rendant la partie du moule restée aux mains du Dr Burton et de ses héritiers, nous procurer la vue à jamais désirable de la tête impériale.

 

 

 



[1] La dernière phase (éd. fr.), p. 30.

[2] Origines de la légende napoléonienne, p. 177.

[3] I, 85.

[4] A dix-neuf ans — cela montre une précocité géniale ou cela prouve la valeur des grades à l'Université de Pise avant l'annexion.

[5] Je suis extrêmement frappé du tour romantique, à la Dumas père, qu'ont ses mémoires ; je crois à un teinturier homme de lettres qui a sur quelques notes médicales, météorologiques, etc. brodé des récits, des conversations, plaqué des documents, etc. Cela sent à plein nez le romantisme historique et cela détonne près des lettres qui sont réellement du personnage, et qu'on trouvera plus loin.

[6] Je crois que c'est là une fausse indication : L'original du moulage était, comme on va le voir, resté aux mains de Mme la comtesse Bertrand ; il passa après la mort du grand maréchal aux mains de sa fille Mme Thayer ; et celle-ci le légua à S. A. I. le prince Victor Napoléon. J'ai été témoin à l'inventaire, dressé à la requête de M. le marquis de Biron, héritier de Mme Thayer, et je suis en mesure d'affirmer que certaines caractéristiques m'ont paru rendre indéniable que ce fût là le plâtre original.

[7] LORD ROSEBERY, La dernière phase (éd. fr.), p. 36.

[8] ANATOLE FRANCE, Le Lys Rouge, p. 53.

[9] Devant l'admirable buste de Napoléon, par Houdon, dont l'original est au Musée de Dijon et dont un moulage en plâtre était chez la princesse Mathilde, Gérôme tirait argument contre remplacement de l'oreille, du masque d'Antommarchi et, comme on lui faisait observer que dans tous les autres bustes, de Boizot, de Chaudet, de Canova, etc., l'oreille était autrement placée, il refusait le témoignage unanime des artistes pour s'en tenir au moulage, s'appuyant uniquement sur ce que l'oreille, là, était située plus bas. Cette démonstration m'a toujours laissé inquiet, de même que celle, analogue, que faisait mon regretté confrère, M. Guillaume, sur de pareilles raisons.

[10] Il ne faudrait point qu'on oublie que Marchand a destiné ses souvenirs a la publicité. J'avais eu la pensée, a-t-il écrit dans la préface au Précis des Guerres de César par Napoléon (Paris, 1836, in-8°, p. 11), de rattacher à cet ouvrage (mais non pas sous la forme d'un journal, j'aurais craint de manquer au respect et à Li fidélité dont nous étions tous pénétrés pour la personne de l'Empereur, en nie permettant d'en tenir un sans son autorisation), mes souvenirs sur l'Ile d'Elbe, les Cent-Jours et Sainte-Hélène ; lorsque, mieux inspiré, j'ai pensé que cette dictée sur les Commentaires de César devait faire suite aux manuscrits publiés et à publier ; que, par conséquent, c'était pure de tout entourage qu'il fallait la livrer à la publicité.

Mes souvenirs seront donc dus à ma mémoire, à la mémoire du cœur qui ne nie manquera jamais. Puisse la publicité que je me propose de leur donner un jour, montrer l'Empereur tel que je l'ai vu, grand de génie, de talents et de gloire sur le trône, grand de courage et de résignation dans l'adversité, foudroyé... mais debout.

[11] Certains écrivains se sont abstenus de nommer le Dr Burton parmi les médecins anglais qui ont pris part à l'autopsie : sa présence est attestée par Montholon (éd. angl., III, 222) par Hudson Love (ap. Forsyth, éd. fr. III, 302 et IV, 509). Sa signature figure au procès-verbal officiel publié par Hereau (140). Il est remarquable que Antommarchi (II, 157) le passe sous silence parmi les autres médecins au nombre de huit que, dit-il, j'avais invités.

[12] Remarquer l'expression qui est celle qu'emploie le colonel Gorrequer.

[13] Aveu d'Antommarchi ci-dessus.

[14] Concordance avec le témoignage de Marchand ci-dessus.

[15] Cf. Gorrequer ci-dessus.

[16] Le témoignage de Gorrequer est ici particulièrement décisif, en ce qu'il relate formellement les deux opérations.

[17] II, 218.

[18] J'ai pris la coupure du Matin sans noter la date qui peut être de décembre 1892.

[19] On trouvera ci-dessous tous les détails que j'ai pu réunir sur l'affaire du legs fait (?) à Antommarchi par l'Empereur. Ici je me tiens uniquement à la question du Masque.

[20] Néanmoins, il est à remarquer que, selon un article inséré dans le Salut Public de Lyon du 13 juin 1891, intitulé Souvenirs, M. le comte de Bombelles refusa 1.500 francs d'un masque de Napoléon Ier moulé sur son visage après sa mort. M. le comte de Bombelles fut le troisième mari de l'archiduchesse Marie-Louise. Il aurait donc pu, à la rigueur, recevoir d'elle le masque moulé par Burton et offert ou vendu par Antommarchi. Mais rien ne dispose à croire que Marie-Louise ait été tentée de posséder même un moulage du visage de son premier mari.

[21] L'abbé Lyonnet (II, 660), dont on sait par ailleurs les étonnantes allégations, écrit : Peu de mois après (l'envoi au cardinal des objets légués par l'Empereur) le comte de Montholon ou le général Bertrand, je ne sais laquelle de ces deux fidélités modèles, rapporta au cardinal, outre le service de table dont l'Empereur se servait à Sainte-Hélène, l'empreinte ou le masque de cette gigantesque figure qui, après être apparue comme une vision sur la terre, était retournée à son créateur. Le prélat, autant par respect que par sensibilité, n'osa pas de longtemps toucher à ce précieux dépôt : il se contentait, en montrant la caisse qui le renfermait, de dire à ceux qui venaient le visiter : C'est le masque de l'Empereur et des larmes venaient aussitôt mouiller ses yeux.

Cela peut être une épreuve du musqué publié en 1833, et rien ne prouve qu'il s'agisse d'une épreuve tirée antérieurement.