NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

LA JOURNEE DE L'EMPEREUR AUX TUILERIES

IX. — LA SOIRÉE.

 

 

A peine le dernier morceau avalé, et c'était souvent d'une entrée, il revenait avec l'Impératrice dans son salon où le reconduisait le préfet du Palais. Un page apportait une tasse où le chef d'office versait du café : l'Impératrice prenait la tasse, y mettait elle-même du sucre et la présentait à l'Empereur qui, sans cela, eût oublié de sucrer son café. Au début de l'Empire, il donnait assez volontiers des audiences à ce moment. Les Grands officiers entraient dans son salon, exposaient leurs affaires, puis l'Empereur ressortant avec eux, trouvait dans la galerie les personnes qui l'attendaient et faisait le tour du cercle, parlant à chacun ; il y a de ce fait des témoignages précis, mais l'usage s'en abolit assez vite et, après Austerlitz, il n'en fut plus question. Après Austerlitz, souvent, sans plus attendre, l'Empereur rentrait dans son cabinet et, se remettant au travail, reprenait cette promenade qui, chez lui, semblait activer la pensée. Le plus souvent, pourtant, après le dîner, si le repas avait été pris, dans l'appartement de l'Empereur, et qu'il n'y eût point cercle dans les petits appartements, l'Impératrice descendait chez elle, l'Empereur l'y suivait quelques instants après, et demandait soit les Entrées, soit le Service, ordinairement le Service, car sous celte dénomination étaient compris tous ceux qui, a un titre quelconque, appartenaient à la domesticité d'honneur.

 

Au début, les officiers de jour près l'Empereur et l'Impératrice, c'est à dire les aides de camp, les chambellans, les écuyers, les officiers de vénerie, les dames du Palais, tous ceux qui par obligation devaient se trouver nu Palais d'une façon constante pour y servir à toute heure de cortège au souverain au cas où il lui plût de sortir, pour introduire dans son salon les personnages favorisés d'une audience, pour recevoir ses ordres enfin, dînaient ensemble à la table du Grand-maréchal ; mais, à mesure que Napoléon se ferma davantage en son intérieur impérial et éleva plus hautes entre lui et le commun des êtres les barrières de l'étiquette, sa table à lui fut, aux Tuileries, exclusivement réservée, sauf les dimanches, pour lui et sa femme. Le Grand-maréchal fut donc chargé d'offrir les dîners d'apparat et d'y présider, de recevoir les ambassadeurs, les grands dignitaires, les grands officiers de l'Empire, les officiers généraux, même les princes de la Confédération. Son appartement du Pavillon des Enfants de France était si luxueusement décoré que le comte d'Artois, qui y logea en 1814, s'écria : Comment ! c'était un officier de la cour de Buonaparte qui occupait cet appartement où nous sommes ! Mais cela est incroyable ! Croiriez-vous que j'ai entendu dire cent fois à Versailles qu'il n'y avait aucun parti à tirer des Tuileries et que c'était un composé de galetas ! Et les dîners de quinze à quarante couverts étaient de pair avec l'appartement.

Lorsque la table du Grand-maréchal fut ainsi établie, les officiers de la Maison durent descendre d'un cran et ils furent répartis entre quatre tables différentes (cinq lorsque la Gouvernante des Enfants de France eut été nommée.) A la table de la Dame d'honneur, que devait présider et que présidait le plus rarement possible Mme de La Rochefoucauld, devaient s'asseoir les personnes du service de l'impératrice ; mais les dames du Palais esquivaient la corvée et, comme elles étaient libres à cinq heures, se butaient de rentrer chez elle, pour y prendre un semblant de repos, car elles devaient être de retour au Palais en grande toilette, à sept heures sonnant.

Les officiers du service de l'Empereur dînaient à la table dite des Officiers de la Maison, que présidait soit un Grand officier de la Couronne, soit à son défaut le Premier préfet du Palais. Ces deux tables étaient calculées chacune pour quinze personnes à l'ordinaire, et, au dîner, on y servait : deux potages, le bœuf, deux relevés, six entrées, deux rôtis, six entremets, quatre hors-d'œuvre, deux salades et un dessert de seize compotiers.

Plus bas était la table dite des Officiers de garde, où mangeaient les officiers d'ordonnance, les officiers de garde, les pages de service et les fourriers du palais.

Puis venait la table des Secrétaires de Sa Majesté servie pour quatre couverts seulement et où ne pouvait être admis nul qui ne fît partie du cabinet. Les secrétaires, d'ailleurs, menaient, comme on a vu, une existence tout à fait séparée et, quoiqu'ils eussent les Entrées, ne paraissaient point dans les salons. Les officiers d'ordonnance n'y venaient point davantage et, dans leur position intermédiaire, n'étaient point considérés comme du Service.

A partir de 1806, durant les très rares hivers que l'Empereur passa à Paris, il y eut cercle de deux jours l'un ; les autres jours, si l'Empereur n'avait demandé que les Entrées, les deux dames du Palais restaient en tête à tête dans leur salon. Il y en avait qui, furieuses, s'en allaient et s'en trouvaient mal, lorsque Napoléon s'étant aperçu de son étourderie, demandait le Service, Cela n'était, de sa part, nullement prémédité, simple inadvertance ; mais, dans les Cours, tout est matière, à soupçon et la distinction attendue, qu'on n'obtient pas, devient offense.

Aux cercles, la société s'élargissait un peu, guère plus. De droit ou à peu près, les invités étaient d'abord les Princes et les Princesses de lu Famille impériale, puis les Grands officiers de la Couronne, les Colonels généraux de la garde, les ' aides de camp de l'Empereur, le préfet du Palais, les chambellans et les écuyers de service ordinaire et extraordinaire, la dame d'honneur, la dame d'atours et les dames du Palais de quartier. Puis, selon les jours, et par invitations spéciales, un grand dignitaire, deux ou trois ministres, quelques sénateurs et conseillers d'État, huit à dix généraux ou colonels, de trente à quarante hommes. En femmes, de vingt à trente, et toujours prises dans ce milieu de femmes de chambellans, d'aides de camp ou de Grands officiers. Parfois, mais rarement, des femmes de généraux ; plus rarement encore, des étrangères.

Lorsqu'il y avait cercle, sans spectacle, et que l'Empereur se tenait dans les appartements du rez-de-chaussée — les appartements de l'Impératrice — les choses se passaient presque comme les jours ordinaires. Joséphine, après quelques amabilités aux uns et aux autres, se mettait à son trictrac, auquel elle jouait merveilleusement, et appelait pour partenaire quelque grand dignitaire, , à son défaut un des chambellans ou son chevalier d'honneur. D'autres fois, c'était le whist, surtout les jours de cercle, mais le whist l'amusait moins et c'était par contenance plus que par plaisir qu'elle tenait les cartes. D'ailleurs aux Tuileries on ne jouait jamais d'argent. Pour marquer, des jetons étaient jetés sur les tables, jetons tout exprès inventés par Denon et gravés par Gayrard et présentant les images de la bonne et de la mauvaise fortune. Napoléon s'asseyait parfois à une de ces tables, appelait pour faire sa partie ou plutôt pour causer, une de ses sœurs ou quelque dame du Palais. Dans un second salon, les autres dames jouaient au loto. On parlait peu. Les hommes debout voulaient avoir l'air de s'intéresser, ne causaient point, échangeaient à peine à voix basse un propos banal.

Souvent, Napoléon sans toucher aux cartes, venait aux dames qui, debout, attendaient son bon plaisir. Il causait un peu avec les plus familières, parlait plutôt, leur disait leur fait sur la toilette qu'elles portaient ou s'amusait à leur poser des questions. Mais, dès qu'il fut empereur, ce fut fini de ses soirées d'intimité où il se plaisait à Malmaison, fini des charades, des lectures a haute voix, des histoires de revenants contées par chacun tour à tour, des musiciens appelés pour jouer quelque morceau mélancolique, dons la demi-obscurité des bougies voilées de gaze : fini des jeux de vingt-et-un où le Premier Consul tenant la banque, riait à ses propres tricheries, et daubait les perdants ; fini des envolées de gaîté robuste avec des hommes qui, tous ses compagnons d'armes, avaient gardé avec lui jusque là non le ton de courtisans, mais la droiture d'amis véritables ; fini, plus encore et pour jamais, des causeries avec quelque femme qu'il avait connue tout enfant et qu'il se plaisait à taquiner. A présent il était empereur ; il avait une Cour, et, en la sienne comme en toute autre, plus que lui-même, l'ennui régnait.

Le plus souvent, même les jours de cercle, lorsqu'il n'y avait point obligation stricte qu'il demeurât, ou lorsqu'il ne trouvait point sous sa main quelque interlocuteur à son gré, après quelques tours dans le salon, il remontait et se remettait au travail, à moins qu'il n'allât à quelque spectacle au dehors avec l'Impératrice, — ce qui arriva rarement à partir du moment où le théâtre des Tuileries fut construit : — qu'il n'y eût représentation dans la grande salle des Tuileries où dans les Petits appartements, ou concert dons la salle des Maréchaux, ou petit concert chez l'Impératrice. Car des divertissements, celui-ci était vraiment un des seuls qui lui agréassent : la musique, surtout la musique vocale, l'enchantait.

 

Quelquefois il allait aux bals que donnait une de ses sœurs ou l'un de ses ministres, surtout lorsque le bal était masqué ; mais fréquemment aussi après avoir promis de venir, le travail commencé l'emportait.

C'était un beau bal, celui du ministre de la Marine, le 23 février 1806. A l'entrée, deux courriers, tenant des girandoles allumées qu'ils devaient mettre en croix aussitôt qu'arriverait l'Empereur ; sous la porte, le concierge avec d'autres girandoles qu'il devait porter devant Sa Majesté ; un personnel immense requis et les six salons du ministère pleins d'un monde que Napoléon connaissait, car la liste lui en avait été soumise. N'importe, il donne rendez-vous pour huit heures du soir, au ministre des Finances : Il sera temps que nous allions au bal à dix heures, lui dit-il. A huit heures donc, ils sont tous deux à éplucher le budget. Vers minuit on gratte à la porte du cabinet : c'est un page envoyé par l'Impératrice, laquelle fait dire que le bal est charmant et que l'Empereur y est impatiemment attendu. Tout à l'heure, répondit-il à voix haute. Dites à l'Impératrice que je travaille avec le ministre des Finances. Nous y allons. Une heure après, nouveau message, même réponse. Il continue à travailler. La pendule sonne.

Quelle heure est-ce là ?

— Trois heures, Sire !

— Ah ! bon Dieu ! Il est trop tord pour nous rendre au bal, qu'en pensez-vous ?

— C'est tout à fait mon avis.

— Allons donc gagner chacun notre lit. Eh bien ! ajoute-t-il gaiement au moment où le ministre le quitte, beaucoup de gens croient que nous passons notre vie à nous divertir et, comme disent les Orientaux, à manger des confitures. Bonsoir, Ministre.

Nulle distraction, nul plaisir, nul besoin des sens ne prévaut sur le travail. On sait des anecdotes nombreuses qui le prouvent. Et pourtant, lorsqu'il s'amuse, c'est franchement. Il a dansé, dans l'intimité, au moins jusqu'en 1807, mais des contredanses seulement : In valse qu'il a essayé d'apprendre en 1810, au moment du mariage avec Marie-Louise, l'étourdit. Ses talents assez médiocres de danseur, qu'il doit à son professeur de Valence, M. Dautel, le mènent à préférer à tout une figure qu'on dansait à la fin des bals et qu'on nommait le Grand-Père. C'était le cotillon de l'époque, un cotillon qui débutait par une promenade aussi longue que le voulait le couple conducteur et qui se continuait par des figures réglées par lui : la danseuse assise dans un fauteuil, les danseurs à genoux, les berceaux faits avec les bras, toutes les jolies idées qui venaient à l'esprit. Je reviendrai pour le Grand-Père, disait-il, et souvent, en effet, il revenait.

 

S'il allait au spectacle, ce n'était guère que pour entendre un acte : le plus souvent alors il donnait ses rendez-vous pour neuf heures et il y était exact. S'il prolongeait, ce n'était que jusqu'à dix heures, qui était l'heure habituelle du Coucher officiel correspondant au Lever, mais bien moins important et moins nombreux. Le chambellan lui remettait la liste des personnes qui étaient dans le premier salon, introduisait les Grandes entrées, puis le Service, L'Empereur donnait ses ordres brièvement, puis se retirait dans son Appartement intérieur où parfois il emmenait un de ses aides de camp pour causer encore et, à la diable, jetant ses vêtements tout au hasard, se déshabillait, aidé seulement de ses valets de chambre. Souvent, après qu'il s'était mis au lit, il demandait l'Impératrice pour lui faire une lecture, ou bien il causait avec un de ses plus affidés. Parfois, il s'endormait alors : on sait l'histoire de Talleyrand passant une nuit entière sur un canapé, l'Empereur s'étant assoupi au milieu de la conversation. Mais il était très rare, presque sans exemple qu'il dormît une nuit d'affilée, que son somme excédât trois heures. Éveillé, même en sursaut et contre son gré, il se reprenait tel que dans la veille. La présence d'esprit après minuit est telle chez moi, disait-il, que si, par des circonstances instantanées, je suis réveillé, je me lève, sans qu'on puisse deviner a l'état de mes yeux si je viens de dormir, et mes dictées ont autant de fraîcheur, que dans un moment donné de la journée.

Un soir, il a fait dire a d'Hauterive de venir travailler a onze heures. D'Hauterive est exact, mais à une heure après minuit il n'est pas encore introduit. Tout le personnel du château a fait ses préparatifs pour la nuit et est endormi. D'Hauterive fait réveiller l'aide de camp de service qui entre chez Napoléon et lui demande des ordres : il est couché, il y a eu malentendu, ce sera pour le lendemain, onze heures. Mais est-ce onze heures du matin ou du soir ? L'aide de camp retourne et reçoit ordre d'introduire d'Hauterive. Napoléon est assis sur son lit, en robe de chambre, coiffé d'un madras. Il est tout à fait gracieux, fait asseoir le chef de division, prend les papiers, les lit, adresse des questions, discute les réponses et dicte plusieurs dépêches. Pas un moment d'impatience, pas un reproche pour ces deux réveils coup sur coup.

 

Le plus ordinairement, après trois heures de sommeil, mais d'un sommeil plein, absolu et volontaire, dans une obscurité profonde, car il ne pouvait supporter la nuit aucune lumière et, pour l'empêcher de s'endormir, la plus faible lueur de la moindre lampe suffisait, il sonnait son valet de chambre de veille, mettait sa robe de chambre et son pantalon a pieds et s'en venait dans son cabinet. S'il n'avait pas a son travail d'objet déterminé, il ne faisait point quérir son secrétaire et, s'asseyant à son bureau, il annotait les rapports des ministres ; c'était son heure pour les chiffres, pour les états de situation de ses armées, ces états qui étaient pour lui les livres les plus agréables de sa bibliothèque et qu'il lisait avec le plus de plaisir dans ses moments de loisir. Alors, dans ce grand silence du Palais endormi et de Paris tranquille, il enfonçait dans sa mémoire chacune des unités qui composaient ses armées ; homme par homme, escadron par escadron, batterie par batterie, il comptait ses soldats ; il les suivait sur les routes de l'Europe, il savait à point nommé leurs couchées et leurs étapes : il apprenait jusqu'à leurs noms.

Mais, s'il s'agissait d'un travail de longue haleine, de lettres à écrire, de projets à développer, il faisait éveiller son secrétaire et, toujours marchant, les mains derrière le des, il dictait. Souvent, au milieu de son travail, il faisait apporter du chocolat ou des glaces — jamais de café dont il ne prenait qu'à ses repas — ou même quelque chose de plus substantiel, car, chaque soir, un ambigu était préparé, composé d'un poulet rôti, de deux entremets, d'un dessert et d'une demi-bouteille de Chambertin. Il invitait son secrétaire à partager sa collation, et, causant alors, ouvrant son esprit sur l'avenir, s'amusait a penser tout haut ses rêves. Souvent, après avoir pris une glace, il demandait un bain, qu'on se tenait toujours prêt à couler, et soit qu'il se recouchât après le bain, ou qu'il restât debout, il ne si passait point plus de six heures de sommeil.

Que, sur les vingt-quatre heures, il en consacrât trois aux repas, à la représentation, aux femmes, aux divertissements, c'est à coup sûr plus que la vérité : il en reste quinze pour le travail — dix-huit a dit Rœderer, qui le connaissait bien, — car il travaillait partout, en dînant, nu bal, au théâtre. Napoléon a été l'homme de son temps et sans doute de tous les temps, qui a le moins donné au corps et le plus à l'esprit. Cela n'explique point la grandeur de son œuvre, mais cela permet d'en comprendre l'immensité.