NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

LA JOURNEE DE L'EMPEREUR AUX TUILERIES

VI. — LE CABINET DE TRAVAIL.

 

 

Il était assez rare que l'Empereur prolongeât son déjeuner : ce n'était que les jours où il éprouvait, comme il le disait, le besoin de fermer son cabinet et de donner un peu de repos à son cerveau. D'ordinaire, après avoir pris sa tasse de café accoutumée, il rentrait dans son appartement intérieur ; mais, souvent, avant de se mettre au travail, il descendait par le petit escalier et faisait une courte visite à l'Impératrice. Chez Joséphine, cette visite tombait au moment où elle déjeunait avec les dames qu'elle avait invitées, et ce remue-ménage distrayait l'Empereur quelques instants. Chez Marie-Louise, dont la vie était bien plus morne, la conversation tombait vite. Napoléon, qui s'était assis sur un fauteuil, se laissait aller à quelques instants de sommeil. Chez l'une ou chez l'autre, ce n'était qu'une apparition qu'il faisait, car la besogne l'attendait et rien ne prévalait sur le travail.

 

La pièce dont Napoléon avait fait son cabinet était d'une médiocre grandeur. Elle était éclairée par une seule fenêtre pratiquée dans un angle et donnant sur le jardin. Le meuble principal, placé au milieu, était un magnifique bureau chargé de bronzes dorés et supportés par des griffons. Le couvercle de la table glissait sur une coulisse, de façon qu'il se fermât, sans qu'on dérangeât les papiers. Sous le bureau, et vissée au plancher, se trouvait une armoire a coulisse, où, chaque fois que l'Empereur sortait, on plaçait un portefeuille dont lui seul tenait la clef. Le fauteuil du bureau était de forme antique ; le dossier en était couvert d'une tapisserie de Casimir vert dont les plis étaient retenue par des cordons de soie et les bras se terminaient par des têtes de griffons. L'Empereur ne s'asseyait guère dans son fauteuil que pour donner des signatures. Il se tenait habituellement a droite de la cheminée, sur une causeuse recouverte de taffetas vert près de laquelle était un petit guéridon qui recevait sa correspondance du jour. Un écran' o plusieurs feuilles le défendait de l'ardeur du feu. Dans le fond du cabinet étaient placés en équerre, dans les encoignures, quatre corps de bibliothèque, et entre les deux qui occupaient le mur du fond se trouvait une grande pendule régulateur du genre de celle qui fut, en 1808, fournie par Bailly pour le cabinet de Compiègne et payée 4.000 francs.

Lorsqu'il n'était encore que consul, Napoléon avait songé à faire construire, soit dans cette pièce, soit dans le salon voisin, une bibliothèque composée de seize corps, de soixante-quinze pieds de pourtour et pouvant contenir dix mille volumes. Le catalogue des livres du Cabinet particulier, publié récemment, ne semble point en comporter un nombre si considérable ; mais les livres énumérés n'auraient pu toutefois tenir dans les quatre corps de bibliothèque que l'on voit figurés. Il se trouvait encore des livres dans l'arrière-cabinet, des livres dans le cabinet du gordien du portefeuille, à côté de la chambre à coucher, des livres aussi dans le Petit appartement.

En face de la cheminée, une longue armoire vitrée a hauteur d'appuis, a dessus de marbre, contenait les cartons et portail les volumes à consulter et les papiers courants, sans doute aussi la statuette équestre de Frédéric II, que l'Empereur avait constamment sous les yeux. Cette statuette était l'unique objet d'art qu'il eût personnellement désiré.

Dans l'embrasure de la fenêtre, était la table du secrétaire intime. Quelques chaises garnissaient la pièce. Le soir, pour éclairer son bureau Napoléon se servait d'un flambeau à deux branches, à grand abat-jour de tôle, du genre de ceux qu'on nomme flambeaux de bouillotte.

Du cabinet, on pénétrait dans l'arrière-cabinet, meublé de quelques chaises recouvertes en maroquin vert et d'un secrétaire a cylindre, chargé d'ornements en bronze doré et plaqué d'une marqueterie de bois de rose représentant des instruments de musique. La décoration de la pièce rappelait son ancienne destination de boudoir. Tous les sujets qui y étaient peints faisaient allusion aux occupations de femme, auxquelles, du plafond, présidait Marie-Thérèse sous les traits de Minerve. Le long d'un des murs, courait une bibliothèque a hauteur d'appui. C'était dans cette pièce que, d'ordinaire, l'Empereur recevait ses ministres et qu'il donnait audience avant le lever, dans la journée et le soir. Jamais, on ne saurait trop le répéter, une personne étrangère n'entrait dans le cabinet de travail.

 

On devrait être très exactement renseigné sur la décoration de ce cabinet dont quatre tableaux pour le moins ont eu la prétention de rendre l'aspect. A bien des égards, ceux de Gérard, de David et de Vigneron concordent, mais celui de Garnier que Méneval dit avoir été fait d'après nature, et qui est gravé dans l'ouvrage de Landon, déroule entièrement. On y voit des bustes placés au devant des bibliothèques, des statues érigées au fond de la pièce, que des colonnes divisent en deux parties inégales, des bas-reliefs, tout un appareil combiné pour un cabinet d'apparat, non pour un cabinet de vrai travail. Méneval affirme avoir revu ce tableau chez le comte Le Marois qui l'aurait retrouvé par hasard et racheté. Or, a la vente du comte Le Marois, on a vu un portrait de Napoléon par Garnier, exactement dans le même mouvement que dans le tableau gravé par Landon, mais sans aucun accessoire et ne montrant rien du cabinet. Ou Méneval n'avait point revu, malgré son dire, le portrait acheté par M. Le Marois, ou sa mémoire l'a trompé, mais, en tout cas, le cabinet que Garnier a représenté et qu'on voit gravé dans Landon n'est point celui des Tuileries. Tel le cabinet aux Tuileries avait été sous l'Empire, tel il était resté sous la Restauration et toutes les descriptions qu'on en a concordent. Le mobilier, comme on l'a vu, était sommaire. Quant à la décoration elle était telle que du temps de Marie-Thérèse. Dans les panneaux, heureusement aux trois quarts cachés par les bibliothèques, sept paysages de Francisque Millet, dans le manière du Poussin, des paysages en hauteur démesurée, très médiocres, poussés au noir à n'y rien reconnaître. Lés autres peintures, un peu moins sombres, étaient de Nocret : le tableau de la cheminée, tout mythologique, c'était Minerve, à qui Mercure présentait diverses femmes qui lui rendaient hommage : Minerve, c'était Marie-Thérèse. Au plafond, encore Minerve, couronnée par la Gloire et entourée des Génies des Arts ; en pendentifs, entre les paysages de Milet, des médaillons allégoriques ; la Douceur, la Fidélité, la Candeur, la Foi, la Sculpture et l'Architecture. Il fallait être aussi indifférent aux objets extérieurs que l'était l'Empereur pour passer sa vie en cotte somptueuse et triste auberge, ne pas éprouver le besoin maladif d'en renouveler l'aspect.

 

Dans le cabinet topographique qui suivait, aucun luxe ; seulement, de grandes tables et des casiers, où étaient rangées les cartes dans un ordre parfait. La pièce était fort basse, car, après avoir demandé des quinquets pour éclairer l'ensemble des casiers, le directeur du bureau réclamait des fumivores pour garantir le plafond du feu trop ardent des quinquets.

Deux petites pièces encore : l'une, occupée jour et nuit par le garde du portefeuille, avait des tableaux de Noël Coypel et un plafond du même peintre représentant l'Aurore au milieu des amours ; l'autre, l'antichambre, avec un cabinet pour les garçons de garde-robe, ouvrait par une porte a guichet, gardée par un huissier du Cabinet, sur les corridors des Tuileries, et par une autre porte, sur l'arrière-cabinet. Le garde du portefeuille de service était en habit, veste et culotte de casimir noir avec trente-quatre brandebourgs sur l'habit ; l'huissier, dans le même costume que son collègue de l'Appartement d'honneur.

 

Voilà le théâtre, voici les acteurs : le principal compagnon de Napoléon, c'est le secrétaire intime, dénommé secrétaire du portefeuille en 1806 : c'est Bourrienne jusqu'en 1802, Méneval de 1802 à 1813, Fain, de 1813 à 1814. Fain avait fait son apprentissage sous Méneval et le suppléait au besoin depuis 1806. Ces trois hommes ont été le plus avant dans la confiance et l'intimité de Napoléon. Il ne s'est séparé de Bourrienne qu'avec douleur et lui a gardé jusqu'à la fin des mansuétudes qui étonnent.

Méneval, bien moins fin, bien moins intelligent que Bourrienne, même un peu naïf, mais d'une assiduité rare, d'une probité absolue et d'une discrétion à toute épreuve, était le serviteur qui convenait. Il avait le don de la présence réelle et continue. Avec un traitement de 24000 francs, la qualité et les appointements de maître des requêtes, le titre de baron, une dotation annuelle de 30000 francs, il était un inconnu pour la Cour, si bien que, en 1813, beaucoup de chambellans ne le connaissaient pas : il passait sa vie entre l'Appartement intérieur, l'Appartement secret et les quatre pièces qu'il habitait aux Tuileries, sur le corridor noir, à côté de Constant, à l'étage des domestiques. Nulle représentation pour lui, point de congé, point de sorties ou de relations : une vie de cloître.

Fain, qui avait le titre de secrétaire archiviste depuis le mois de février 1806, était habitué à cette vie lorsqu'il fut appelé à remplacer Méneval en 1813. Il avait une valeur d'esprit supérieure à celle de son collègue, et ses livres en témoignent. Ils sont en même temps d'une honnêteté rigoureuse, d'une véracité complète et d'une scrupuleuse exactitude Fain, qui avait reçu de l'Empereur une pension en août 1808, touchait 18000 francs par an sur les étals ; une dotation de 20.000 francs était attachée a son titre de baron, et il était gratifié, de plus, de sommes importantes en diverses occasions — 18.000 francs en août 1808, 100.000 francs le 27 juin 1813, 50.000 francs en avril 1814, etc. — Méneval et Fain, auxquels il faut ajouter sans doute un commis archiviste du nom de Rary, à 6000 francs par an, constituent seuls, en fait, le personnel du Cabinet.

 

Méneval a pour garçons de bureau les gardes du portefeuille Landoire et Haugel qui, armés d'un sabre dont l'Empereur même a arrêté le modèle, l'accompagnent à tour de rôle en campagne. Ils reçoivent un traitement de 4.800 francs et de nombreuses gratifications (de 2.000 à 6.000 francs). Ils sont, eux aussi, d'intime et d'entière confiance, étant au service au moins depuis le Consulat. Fain a un garçon de bureau à 1.500 francs, Ribert, un comparse.

En dehors de Méneval et de Fain, l'Empereur avait eu, de 1806 à 1809, un secrétaire rapporteur des pétitions : Deschamps, protégé particulier de l'Impératrice Joséphine et son secrétaire des commandements, de son métier poète, et faisant tout ce qui concernait son état depuis les paroles d'Ossian ou les Bardes, opéra en cinq actes, jusqu'à celles de La Succession, opéra-comique en un acte. Napoléon lui avait attribué un traitement de 12000 francs, mais il n'avait pour ainsi dire jamais fait appel à ses services.

 

Bien plus importants, quoique par intermittences, et pas dès le début, les secrétaires du Cabinet. Lorsque l'Empereur les institua le 30 vendémiaire an XIII, il avait l'intention que les deux secrétaires du Cabinet, tous deux conseillers d'État, reçussent directement sa pensée, l'un sur tout ce qui aurait rapport à la Guerre et à la Marine, l'autre sur tout ce qui toucherait l'Intérieur et les Finances. Il ne nomma qu'un titulaire, Clarke, dont il avait apprécié l'esprit dès la première campagne d'Italie, où il eût pu aussi prendre une idée de son caractère.

Clarke était d'une ancienne famille irlandaise attachée de longue date au service de la France : son grand-oncle, M. de Lee, avait été Lieutenant-général et cordon rouge ; son père était major dans le régiment de Bulkeley avec commission de colonel ; son oncle, M. Shee, était secrétaire général des hussards et favori du duc d'Orléans. Ce fut lui qui aida le plus à sa carrière. La protection du duc de Fitz James lui avait valu deux pensions, l'une de 300, l'autre de 200 livres, mais la protection de Shee lui valut le grade de capitaine de remplacement dans le régiment d'Orléans Dragons. De lui-même, il avait, ce qui sert plus pour arriver que l'ambition même, la faculté de lâcher à l'occasion s-os protecteurs à mesure qu'ils avaient cessé d'être utiles : ainsi le duc d'Orléans, ainsi Custine, ainsi Carnot, ainsi sa propre femme une citoyenne plus que du commun qu'il se vantait pendant la Révolution d'avoir épousée, qui lui valait un brevet de civisme et dont il divorça dès 1795 : ainsi toutes gens et toutes choses. A ce moment, il était tout à Bonaparte ou à Napoléon, et pour être employé ne négligeait ni une démarche, ni une attention, risque même à se rendre importun. Il en tira cette place, ce titre et ce gros traitement de 25.000 francs, mais l'embarras de l'aller chercher pour lui dicter, ramena bientôt l'Empereur à Méneval, et, dans le courant de la campagne de 1805, où Clarke l'avait suivi, il le nomma gouverneur de Berlin, et enfin ministre de la Guerre en 1807.

Les deux places de secrétaire du Cabinet restèrent vacantes jusqu'au mois de février 1809. A cette époque, l'une fut, sur la proposition de M. Maret, donnée à M. Edouard Mounier, auditeur au Conseil d'État depuis 1806, le fils de Mounier de la Constituante. Mais, bien que les appointements fussent maintenus à 25.000 francs les attributions primitives furent singulièrement restreintes. Mounier devint le chef du bureau des traducteurs attachés au Cabinet ; ce bureau, placé au Carrousel, dans une des maisons non encore démolies, avait pris une- assez grande extension pour occuper en en 1812 dix employés (il y en a huit dès 1809), ayant 33.100 francs de traitement. Les dépenses extraordinaires de traduction montaient en outre à 28.800 francs par année.

Mounier était admirablement préparé à un tel travail. Elevé dans cette curieuse institution du Belvédère que son père avait fondée à Weimar pendant son émigration, il savait à merveille l'anglais, l'allemand, l'italien et connaissait la plupart des langues européennes. Appelant auprès de lui son ancien professeur Duvau, qui écrivait l'allemand comme un Allemand, il organisa son bureau de telle façon que l'Empereur était tenu constamment au courant de ce qui s'imprimait et se publiait en Europe. Il accompagna le quartier général dans les campagnes de 1809, 1812 et 1813. Il reçut en 1809 la décoration de légionnaire, en 1810 le titre de baron, une dotation de 10.677 francs sur les domaines de la Poméranie suédoise, et le grade de maître des requêtes ; en 1811, une action du journal de l'Empire ; en 1813, l'aigle d'or de la Légion, la décoration de commandeur de la Réunion et la place d'intendant des Bâtiments de la Couronne. Cela prouve que l'Empereur appréciait ses services. Reste à savoir si Mounier était aussi sûr qu'il était intelligent. La plupart des traducteurs introduits par lui, tels que Gourbillon et Duvau, sont suspects ; lui-même est d'une fidélité douteuse. Il avait été attaché de trop près à la personne de Napoléon pour que la Restauration, en le comblant de faveurs, n'ait point eu à reconnaître des services antérieurs.

La seconde place de secrétaire du cabinet ne fut occupée qu'en 1810 par M. Deponthon, officier du génie des plus distingués, qui avait débuté à l'Armée d'Italie, avait fait toutes les campagnes, et que l'Empereur s'était attaché comme officier d'ordonnance dès 1806. Obligé par le règlement de le faire sortir de sa Maison militaire lorsqu'il lui avait conféré le grade de chef de bataillon, Napoléon ne l'en avait pas moins gardé sous sa main, l'avait employé à des missions et avait imaginé ce moyen de reprendre auprès de lui un auxiliaire précieux qui savait voir et rendre compte.

Ainsi les deux secrétaires du Cabinet ne travaillaient pas au Cabinet, Mounier ayant ses bureaux en dehors du Palais, Deponthon étant le plus souvent en voyage. Mais restaient deux éléments nécessaires à l'alimentation de la pensée de Napoléon : les cartes et les livres ; le bureau topographique fournissait les unes, le bibliothécaire apportait les autres.

 

Le chef du bureau topographique, que l'Empereur voulait pouvoir consulter à toute heure, était sans contredit un des hommes les plus éminents en son genre qui se soient produits. Depuis le siège de Toulon, l'Empereur connaissait ce Bâcler d'Albe, qui déjà, avant la Révolution, avait un talent particulier de dessinateur et de leveur de plans, et qui venait de passer sept années dans les Alpes à en étudier la cartographie et à en peindre les sites les plus pittoresques. Bonaparte l'avait nommé adjoint à l'état-major de l'artillerie, et dès qu'il avait été appelé au commandement de l'Armée d'Italie, il avait chargé Bâcler d'Albe de son cabinet topographique. Peu à peu il l'avança en grade jusqu'à le faire, en 1813, général de brigade, après lui avoir conféré, en 1809, le titre de baron, avec une dotation de 10.000 francs. Point à parler des gratifications, des plus fréquentes.

Bacler d'Albe n'avait pas seulement mission de tenir constamment au courant, à Paris et en campagne, la carte des mouvements accomplis par les armées en y piquant des épingles de couleurs variées, de préparer par le même procédé, sous les ordres directs de l'Empereur, les opérations à venir : il était, pour Napoléon, si on peut ainsi parler, le réalisateur de la carte. Doué d'une prestigieuse facilité, il était capable de figurer, uniquement d'après la carte et sans se tromper d'une ligne, le panorama des lieux où l'Empereur comptait livrer bataille. Sur ces hachures, sur ces courbes, sur ces points noirs ou blancs, il voyait et faisait voir, existant et tel que dans la nature, non pas le terrain abstrait, mais en quelque sorte le terrain vivant des campagnes futures. Il inventait dès lors ou il retrouvait cette méthode aujourd'hui si justement en faveur ; il l'appliquait de génie, en peintre qu'il était et qui a laissé de son temps quelques représentations qui sont entre les plus intéressantes qu'on puisse rencontrer.

Sous les ordres de Bâcler d'Albe, deux ingénieurs géographes, mais de médiocre notoriété : Duvivier et Lameau, qui après 1814 reprirent leur rang de capitaines dans le corps d'où ils étaient sortis ; en 1813 seulement, ; comme sous-chef de bureau, un ancien officier d'ordonnance de l'Empereur, Athalin, celui qui fut plus tard aide de camp du duc d'Orléans, lieutenant général et pair de France.

 

La Bibliothèque, d'apparence, avait deux titulaires ; mais l'un n'y était que pour la gloire et le traitement : l'Empereur ne lui demanda jamais rien. Il avait nommé l'abbé Denina de Turin son bibliothécaire parce que Denina avait rempli ces fonctions, ou plutôt avait eu ce titre près de Frédéric II. La pensée du roi de Prusse obsédait l'esprit de l'Empereur. L'étude qu'il avait faite de ses campagnes dès sa jeunesse et qu'il reprit à Sainte-Hélène, les habitudes de costume qu'il lui avait empruntées, la statuette de Frédéric, unique ornement de son cabinet, la vénération portée aux trophées enlevés a Berlin, la visite a son tombeau, tout, jusqu'à ce choix de Denina pour bibliothécaire, montre son admiration pour celui qu'il appelait le Tacticien par excellence.

L'autre bibliothécaire fut Ripault, pendant tout le Consulat et jusqu'au 9 septembre 1807. Ripault était un homme de valeur, qui avait accompagné Bonaparte en Egypte. Ce fut lui qui organisa les bibliothèques des Tuileries, de Lacken, de Malmaison, de Saint-Cloud, de Fontainebleau, de Rambouillet et les petites bibliothèques du Cabinet dans toutes les résidences ; de plus, il avait été chargé, dès l'an XI, de l'analyse de tous les journaux non politiques, de tous les livres, brochures, pièces, affiches, placards, parus dans la décade, du compte rendu des assemblées littéraires et religieuses et des procès de grand éclat ; il était l'informateur de Bonaparte, qui voulait, simplement sur son rapport, savoir tout ce qui se passait dans le monde des lettres et même ailleurs.

Ripault, fatigué, se retira en 1807. Son successeur, bien plus connu, fut Barbier, le célèbre bibliographe, qui cumula avec les fonctions de bibliothécaire de l'Empereur celles de bibliothécaire du Conseil d'État. Avec Barbier, Napoléon pouvait être tranquille : point de livre qu'il ne connût et qu'il ne sût se procurer ; point de question qu'il laissât sans réponse ; point de projet de bibliothèque à former où que ce fût et pour quelque usage que ce fût, où il hésitât. Napoléon veut-il composer se. bibliothèques portatives, fonder une bibliothèque des Enfants de France, créer une collection des classiques tirée à quelques exemplaires ; désire-t-il des romans nouveaux ou des ouvrages anciens, tout ce qui a paru sur une question, tout ce qu'on a imprimé dans le monde sur une contrée, voici la réponse, très nette, très claire, très complète, avec les devis s'il en faut, avec des cartes si les cartes sont nécessaires. Et à côté du travail de la bibliothèque, Barbier est encore propre à d'autres travaux, sur l'Université surtout et sur l'Eglise catholique, car il a été dans les ordres, et pour s'être déprêtrisé à la Révolution, il n'en est pas moins resté catholique à sa façon, a la façon dont l'était la France de jadis, du roi au dernier des séculiers. Il tenait que, hors des doctrines gallicanes, résumées dans les Quatre propositions, il ne pouvait y avoir ni sécurité pour l'État, ni garanties pour l'Eglise, bientôt livrée par les exagérations ultramontaines aux pratiques d'une dévotion qui touche à l'idolâtrie. Contre ces pratiques et ceux qui les propagent, Barbier ne cesse point de s'indigner, et ses idées sur tous ces points se rapprochent à ce point de celles de l'Empereur qu'il lui devient un excellent auxiliaire, l'un des plus précieux fournisseurs d'arguments que Napoléon ait rencontrés. Barbier achève de donner sa physionomie à ce Cabinet à la fois le plus restreint par le nombre des personnes et le plus complet par le choix des individus.

 

Chacun y a sa spécialité, et, pour fournir à chacun les outils nécessaires à son métier, Napoléon ne compte pas. Pour les cartes, il achète toutes les collections qu'on lui présente, même les plans en relief comme celui de la Suisse du général Pfiffer, qui n'est pas sans coûter un gros prix, et, de même, il paye libéralement les levés de ses campagnes anciennes, la mise au courant des cartes des États où la guerre peut mener, or, le tracé des itinéraires successifs qu'ont pu suivre des conquérants en envahissant tel ou tel pays ; il ne recule devant aucune dépense dès que l'utilité lui en est prouvée ; mais point de luxe. Dans les cartes qu'on grave par ses ordres — sauf dans l'Atlas des compagnes d'Italie — plus de ces beaux titres où le dessinateur se donne carrière et met un côté d'art agréable et charmant près du travail technique. Ainsi la carte des chasses, qu'il fait terminer et rectifier, n'a qu'un titre tout simple et tout ordinaire. Les grands voyages d'exploration, comme celui de M. de Freycinet aux terres australes, par exemple, dont il paye la publication, ont des atlas tout géographiques où rien n'est pour flatter le goût. Les cartes dont il fait usage lui-même sont montées sur une toile solide et épaisse, enfermées dans des étuis en carton couverts en basane et que rien ne distingue.

 

De même des livres : il fait acheter tous ceux qui paraissent, mais il les traite sans respect, uniquement comme des instruments de travail. Les reliures, le plus ordinairement en veau d'une qualité médiocre, sont frappées sur les plats des armoiries impériales et du nom de la bibliothèque de laquelle ils font partie, mais cela est fait sans aucun luxe, sans nulle recherche. Les seuls livres bien reliés qu'on trouve à ses armes sont des exemplaires de dédicace ou des ouvrages qu'il a fait habiller pour quelque présent. Alors, et dès qu'il s'agit d'affirmer sa magnificence, il ne ménage rien.

Les livres imprimés par ses ordres a l'Imprimerie impériale, les grands ouvrages destinés à être offerts aux souverains ou aux dignitaires peuvent soutenir la comparaison avec tout ce que l'Imprimerie royale a jamais édité de plus somptueux. Rien n'égale l’Iconographie grecque ou romaine, la Description de l'Egypte, le Paris de Baltard, les Fêtes du Sacre et du mariage de Percier et Fontaine, surtout le grand livre du Sacre d'Isabey. Pour les reliures, on peut juger du luxe qu'il y apporte par l'exemplaire du Musée Français, conservé à la section des gravures à la Bibliothèque du Palais à Saint-Pétersbourg. Chaque volume a coûté 11.000 francs.

Il est vrai que de tels livres ne sont guère portatifs, et c'était cette qualité que pour les livres à son usage l'Empereur estimait davantage, au point de vouloir, pour sa bibliothèque de voyage, faire imprimer des textes sans aucune marge. Nulle preuve meilleure qu'il n'estime, en les livres, que l'esprit, non la matière.

Il en donne bien d'autres marques : les brochures et les romans dont on emplit sa voiture a chaque voyage, il en coupe les feuillets avec le doigt, et, après les avoir parcourus, les jette par la portière. A Paris et dans les palais, c'est la cheminée qui les reçoit. Un livre l'intéresse-t-il particulièrement, il en couvre les marges de notes au crayon ou à l'encre.

Mais, hormis les brochures et les romans, tout ce qui peut présenter un degré d'utilité est sévèrement et strictement conservé. Nul livre ne peut s'égarer : les précautions sont minutieusement prises. Après l'inscription au catalogue, le livre est frappé d'un timbre : Cabinet de l'Empereur. A défaut d'un timbre, à Sainte-Hélène, c'est un cachet barbouillé d'encre.

Pour le classement dans les armoires, un ordre absolu, méthodique : la bibliothèque à laquelle il est le plus habitué, celle de Malmaison, sert de type. Dans tous les palais, les livres doivent être rangés comme à Malmaison. Les livres d'un Palais ne servent point ailleurs : s'il en emporte en campagne, il a soin de les rendre. Les livres que, de Fontainebleau, il a emportés à l'île d'Elbe, il les restitue à son retour. Un volume de l’Histoire de France, un volume de quinze sous, qu'il a emprunté à la bibliothèque de Vienne en 1809, et qu'on ne peut retrouver, le tourmente pendant plusieurs jours, et il fait racheter tout l'ouvrage pour remplacer le volume égaré. Un livre qu'il a vu et lu ne sort plus de sa mémoire : si le bibliothécaire ne le trouve point du premier coup, Napoléon décrit minutieusement la reliure, indique la couleur des plats et du des, marque la place où le volume peut avoir été mis et dans quel bureau il doit se trouver.

Pour les papiers, il en est de même. Nul luxe : il a renoncé depuis son avènement à ces admirables en-têtes qu'avait gravés Roger pour les décisions et les lettres consulaires, ces vignettes qui mettent une si précieuse note d'art au milieu des plus sérieuses affaires. A présent, du papier ou du parchemin tout simple, même pour les brevets et les lettres patentes, pour les décrets et les rapports[1]. C'est l'imagination seule des papetiers qui imagine ce double filigrane : d'un côté la tête laurée de l'Empereur ; de l'autre côté, l'aigle impériale. Son papier à lettres est doré sur tranches parce que cela est d'étiquette ; il est d'une pâte solide, résistante et sonore, mais ce n'est point chez lui qu'on trouve ces papiers à gaufrages variés et symboliques qui sont en ce temps une des élégances féminines.

Par contre, pour classer les papiers, les fiches, les états de situation, nul ne s'y entend comme lui. Les états doivent être tous de dimensions semblables, habillés de reliures uniformes, disposés dans un ordre identique. De même les budgets. Il a des portefeuilles où tous les papiers sont classés par ministère et dont il a seul la clef ; d'autres portefeuilles voyagent des ministères aux Tuileries : le ministre a une clef, lui en à une autre. Et ces portefeuilles, c'est lui qui les combine et les ordonne.

Pour les armées et les flottes étrangères, il a des boîtes à compartiment où jouent sur des cartes écrites, les régiments et les vaisseaux. C'est lui-même qui a commandé ces boîtes à Berthier — peut-être sur des indications fournies par Mme Campan, dont le père, M. Genet, avait inauguré sous Louis XVI, ce système aux Affaires étrangères —. Et c'est lui, sur sa petite cassette, qui paye à Biennais la somme de 2.050 francs pour ces boîtes.

Il a sur tous les objets, un ensemble de renseignements de même ordre, des dictionnaires des individus par catégories ou par états. Un des neveux de l'Empereur racontait que, chaque jour, Napoléon recevait et portait sur lui, écrit sur un très étroit morceau de papier, l'état de ce qu'il appelait la fortune de la France et aussi l'état de sa fortune, cette fortune qui n'était qu'une des réserves de la nation. Il avait ce papier dans sa poche et le consultait plusieurs fois dans la journée.

C'est cet outillage, c'est cet esprit d'ordre et de méthode qu'il apporte a tout, c'est ce personnel dont il s'entoure, qui seuls peuvent, non pas expliquer, mais rendre croyable la somme de travail que Napoléon a dépensée, et qui est dix fois plus considérable encore qu'on ne l'imagine, car il ne se contente pas d'embrasser l'ensemble : il entre dans le détail jusqu'à la minutie, et, pendant quatorze années, c'est lui qui pense pour quatre-vingt millions d'hommes.

 

Le baron Fain a dans ses Mémoires (p. 74 et suiv.) rapporté quels étaient les instruments de travail que Napoléon avait façonnés à son usage et en particulier les Livrets.

Il distingue : les Livrets de la Guerre : comportant les Livrets par ordre numérique où chaque régiment avait un résumé de son histoire, un état de situation, l'énumération de ses chefs ; le relevé des blessés et des malades, etc., puis les livrets par division militaire ; les livrets par corps d'armée, le livret du personnel et le livret de la Conscription.

A côté se trouvaient les Livrets des Armées étrangères établis selon les données de M. Genet.

Puis le Livret de la Marine, établi sur un bilan analogue au Livret de la Guerre ; 1re partie, les bâtiments classés par rang de construction ; chacun avec les détails nécessaires sur son âge, sa force, son état-major ; 2e partie : classement par préfecture maritime et par escadre.

Ensuite les Livrets de finances, tenant l'Empereur au courant de chaque crédit, de chaque dépense, de chaque caisse, offrant le tableau complet du revenu public, etc.

 

 

 



[1] Sauf pour les Lettres patentes portant érection de titres où la Lettre majuscule du début, peinte et rehaussée d'or, accompagne les armoiries coloriées.