NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

LA JOURNEE DE L'EMPEREUR AUX TUILERIES

IV. — LE LEVER.

 

 

Quelques instants avant neuf heures, on grattait à la porte. C'était le chambellan de jour, en habit de soie écarlate brodé d'argent, en veste et culotte blanches, portant sur la poche droite de son habit un large nœud de ruban de soie verte à liséré et glands d'or, sur lequel était attachée une clef sans panneton dont l'anneau présentait, au dessous d'un aigle couronné, un écusson avec la lettre N. Ce chambellan, comme tous les officiers de service civils ou militaires, était toujours en uniforme. L'Empereur n'eût point toléré — moins encore eût-il commandé — que sous prétexte de commodité, les personnes attachées à sa Maison se libérassent de leurs insignes et parussent en habit bourgeois. Par contre, à partir de 1807, quiconque n'était pas de service commandé et était invité à quelque fête devait s'y présenter en habit à la française de soie ou de velours. C'était un de ses moyens pour faire marcher les manufactures de Lyon.

Donc, le chambellan qui avait une chambre aux Tuileries, et avait pu s'y habiller, avait, dès le matin, vérifié si les huissiers et les valets de chambre d'appartement avaient fait leur service et si toutes les choses étaient à leur place et tous les hommes a leurs postes. A l'heure voulue, il venait du salon de service, en traversant le second salon, gratter à la porte de la chambre a coucher. Un valet de chambre d'appartement, après avoir pris les ordres de l'Empereur, l'introduisait et il remettait la note des personnes qui attendaient le lever. Retraversant alors le salon dont chaque porte était tenue par deux huissiers en habit français de drap vert, brodé en or au collet et aux parements, en veste rouge et en culotte noire, il retournait dans le salon de service où étaient entrés de droit les Grands officiers de la couronne et les officiers de la Maison qui étaient de jour.

C'étaient le Grand chambellan dont le costume ne différait de celui du chambellan que par la richesse des broderies, et l'insigne que par la dimension de la clef, et, avec lui, le second chambellan de jour, celui qui était chargé du service des Grands appartements. Puis, le Grand écuyer et l'écuyer, en habit bleu clair, le Grand maître et le maître des cérémonies en violet — le Grand maître avec une clef pareille a celle du Grand chambellan — ; le Grand veneur et le lieutenant de vénerie en vert ; le préfet du palais — le Grand maréchal ayant assisté à la toilette — en amarante ; le Grand aumônier et l'aumônier de jour en soutane, suivant leur dignité ecclésiastique ; puis l'Intendant général, et le Trésorier de la couronne ; enfin, le Colonel général de service en uniforme du corps dont il avait le commandement, grenadiers ou chasseurs a pied, chasseurs ou artilleurs, avec l'aiguillette, signe distinctif de la Garde, que portaient aussi les aides de camp sur leur uniforme de général ou de colonel.

 

A neuf heures précises, l'Empereur sortait de son Appartement intérieur. S'il était prêt plus tôt, il attendait, pour faire ouvrir les portes, que la pendule eût sonné. Il entrait dans son salon où pénétrait en même temps le service de la Maison, introduit par le chambellan de jour. A moins de circonstances exceptionnelles, à moins que Napoléon n'eût besoin, pour sa politique, de faire filtrer au dehors quelque appréciation ou quelque nouvelle, qu'il n'y eût nécessité qu'il redressât les absents en parlant aux présents, a moins encore que l'abbé de Pradt, aumônier, ne fût au lever, et que les affaires de Rome n'appelassent l'attention, l'audience était courte, presque silencieuse, et l'Empereur se bornait a donner brièvement les ordres nécessaires.

S'il prenait a partie l'un des Grands officiers, c'était que par dessus sa tête il visait un corps constitué ou une classe d'individus. Ainsi, Ségur, le grand-maître des cérémonies, ou Daru, l'intendant général, tous deux appartenant cette deuxième classe de l'Institut qui tient lieu de l'Académie française, portent d'ordinaire le fardeau pour l'Académie ; mais qu'ils ne prennent point pour eux-mêmes les discours très directs de l'Empereur. L'effet qu'il a cherché est produit dès qu'il sait qu'on parlera dans Paris de ce qui s'est dit au lever.

Sauf ces occasions, pour le service, le lever est bien plutôt l'Ordre. Tout y est militaire, en effet, froid et net. Point d'historiettes qu'on raconte ou de plaisanteries qu'on prépare, nulle familiarité qui se glisse, nulle faveur qui s'insinue. On est la pour recevoir des ordres et rendre des comptes, non pour faire sa cour. Et, pour cela, Napoléon entend qu'on assiste au lever et qu'on y soit exact. Il faut, si l'on arrive en retard, pour se faire excuser, un mot bien trouvé comme celui qu'on attribue à Ségur en 1809 : On ne peut pas circuler dans les rues, je viens de tomber dans un embarras de rois.

Le service congédié d'un bref salut, le chambellan de jour introduit les Grandes Entrées. Ceux qui jouissent de cette faveur sont les Princes de la Famille impériale et de l'Empire, les cardinaux, les grands officiers de l'Empire, les officiers des maisons de l'Impératrice, des princes et princesses, puis les présidents des grands corps de l'État, et les premières autorités de Paris. Tous ont mis pied a terre au bas de l'escalier de Flore, car leurs voitures a eux entrent dans la Cour du Palais — ce sont presque les seules. Ils ont été reconnus a l'entrée par le portier intérieur, Nivernois, ont gravi les degrés et, au palier, ont été salués de la hallebarde, selon leur rang, par le portier d'appartement. Ils ont traversé la salle des Gardes, cette salle que Fontaine et Percier viennent de décorer, où, dans le plafond merveilleusement orné, est représenté Mars sur son char de guerre. A leur approche, les pages, pour leur faire honneur, se sont levés de leurs banquettes jadis couvertes en simple velours d'Utrecht, à présent en tapis de la Savonnerie ; puis, les portes du salon de service ouvertes devant eux par un huissier, ils s'y sont établis pour y attendre le bon plaisir de l'Empereur.

Rien à faire qu'échanger debout des banalités, point même le plaisir des yeux. Sauf les meubles, chaises et pliants en bois doré couverts en Beauvais, et les cantonnières aussi en Beauvais — car la tapisserie a elle aussi sa hiérarchie : Gobelins pour l'Empereur, Beauvais pour la Maison, Savonnerie pour les pages — toute la décoration est restée telle qu'au temps de Louis XIV, avec, au plafond, Marie-Thérèse peinte par Nocret, sous les traits de Minerve, et, aux murs, de grands vilains paysages qui ont poussé au noir. L'ensemble est triste. Peu de lumière dans les appartements. On pense au mot de Rœderer au Premier Consul : Ceci est triste, Général. — Oui, répond-il, comme la grandeur.

Chacun est dans le costume de sa dignité, l'uniforme de son grade ou de ses fonctions, paré de ses, ordres, en bas de soie et en souliers. Les princes de la Famille impériale, rois ailleurs, ne paraissent qu'en costume de princes français : Cambacérès ne manque point de revêtir son grand habit violet d'archichancelier, Lebrun son habit noir d'architrésorier ; le vice-grand électeur, Talleyrand, lorsqu'il a déposé son habit écarlate de grand chambellan, a l'habit ponceau : tous portent au côté ce glaive, dont la garde et l'écusson sont formés par une aigle aux ailes éployées, dont la poignée de nacre cannelée est surmontée d'un pommeau à deux têtes de lion. Les ministres, les sénateurs, les députés, les tribuns, les préfets, les généraux sont en habit bleu que différencient les broderies ; les officiers des Maisons de l'Impératrice et des Princes, dans les chatoyants costumes attribués au service dont ils font partie : c'est un merveilleux tableau que vient encore agrémenter, à des jours, la présence des princes de la Confédération du Rhin dans l'uniforme de leurs troupes.

On appelle les Grandes Entrées et, suivant l'ordre hiérarchique, le chambellan introduit les favorisés dans le salon de l'Empereur dont les six fauteuils et les douze chaises de bois doré sont couverts de tapisserie des Gobelins, dont les rideaux et les portières sortent de la même manufacture, dont les meubles meublants sont en bois doré, où le plafond représente le triomphe de Minerve, et toujours Marie-Thérèse. On forme le cercle. L'Empereur le parcourt et parle presque a chacune des personnes présentes, car il aime que son lever soit nombreux, il ne lui plaît pas qu'on y manque, et c'est a leur assiduité a cette cérémonie matinale que certains doivent d'échapper aux soupçons que leur conduite devrait faire naître. Talleyrand, même aux jours où il semble le plus en disgrâce, arrive le premier, reste le dernier. Il a reçu le premier choc, n'a été ni arrêté ni fusillé ; il revient donc chaque matin ; l'Empereur ne lui parle pas ; on s'écarte de son contact, on fait le vide autour de lui ; mais il reste, et, imposant, sa figure impassible, il attend, comptant sur l'oubli facile que Napoléon a des injures. Et la fin lui donne raison.

Toutefois, plus encore qu'aux dignitaires, qu'aux ministres avec lesquels, dans la journée, il aura son travail particulier, l'Empereur parle aux figures inaccoutumées, aux fonctionnaires ou aux officiers généraux auxquels il a fait dire par le chambellan de service de venir au lever, et dont il a quelque renseignement à recevoir.

Ce n'est pas que, lorsqu'il a lieu de faire une algarade à quelqu'un de ses ministres, il se contienne parce qu'il y a foule, ni que la leçon soit moins nette et moins vive ; mais la, comme partout, il ne parle que d'affaires et ne perd point de temps aux bagatelles. Nulle conversation qui n'ait pas pour objet l'administration ou la politique, qui frise la galanterie ou vise des amusements à prendre ; des questions qui souvent déconcertent par leur précision et leur minutie et exigent une réponse nette, un chiffre brutal, une explication la plus courte possible ; un interrogatoire qui est d'un juge et que sa mémoire inscrit mieux que ne ferait un greffier ; une attention constamment éveillée, que rien ne lasse, et qui se promène sur l'Empire et sur l'Europe avec autant d'aisance qu'elle ferait sur une commune d'un millier d'âmes, qui, sans préparation aucune et sans note consultée, va de l'Escaut au Danube, de Napoléonville à Erfurth, toujours aussi présente, aussi impérieuse, sans hésiter, ni se reprendre, tordant ainsi la nature humaine pour en extraire des faits qui servent à ses desseins, c'est le spectacle qu'il donne chaque matin, et qui, aux assistants, impose davantage tous les jours l'habitude de ne plus penser par eux-mêmes, tant il se charge de penser pour tous.

 

Le lever ne se prolonge point comme on pourrait croire, car il n'y a pas de discours oiseux : et si l'Empereur a le désir de vider à fond une question, ou si quelque grand fonctionnaire a des doutes a lui soumettre, ce sera en audience particulière.

Ces audiences commencent dès que le lever a été congédié par un salut : elles sont données dans ce même salon, car, on ne saurait trop le répéter, personne n'entre dans le cabinet. D'abord, ce sont ceux des personnages qui, ayant les grandes entrées, ont manifesté, au lever, le désir de parler à l'Empereur. Puis ce sont tous ceux qui ont sollicité et obtenu d'être reçus. Le chambellan de jour, a entre les mains une liste dont il ne se départit point, car l'Empereur en a le double par devers lui et ne veut point de tour de faveur : mais il est des sots, M. de Rémusat, par exemple. Un jour à Saint-Cloud, le comte Dubois, préfet de police, montant en voiture dans la cour du château, au sortir de l'audience de l'Empereur, s'entend appeler du balcon par Napoléon qui a omis un ordre important. Dubois revient en hâte, mais, dans le salon de service, il trouve M. de Rémusat, chambellan de jour, qui refuse de le laisser pénétrer. Dubois se démène, donne des explications, M. de Rémusat n'entend a rien. Il ne connaît que sa consigne. Pendant ce temps, l'Empereur s'étonne, puis s'impatiente, enfin ouvre la porte et trouve Dubois en grande querelle avec ce portier récalcitrant. On prétend que l'Empereur laissa échapper un mot désobligeant sur l'esprit de M. de Rémusat. Qui sait si un autre n'eût pas été plus juste ? Il s'agissait alors de Fouché, le bon ami de Mme de Rémusat ; elle venait de le réconcilier avec son autre bon ami, M. de Talleyrand, et il était tout simple que le Premier chambellan ne tînt point à ce que les ordres donnés contre son complice fussent aggravés par l'Empereur.

Sauf avec les ministres et les fonctionnaires qu'il a retenus après le lever, il est rare que dans ces audiences de la matinée, toutes fort brèves, il s'agisse d'affaires générales. Presque toujours ce sont des solliciteurs qui ont à présenter quelque requête personnelle, et l'Empereur sait à ce point, par avance, de quoi il sera question qu'il ne donne guère d'audience que lorsqu'il est déterminé à accorder la grâce qu'on lui demandera. Pourtant, il lui plaît parfois de montrer à tout-venant ses pires ennemis dans ses antichambres, en posture de suppliants, et alors il leur fait attendre quelque peu leur tour de faveur ; car il lui importe que l'on sache par le monde que, si tel conspirateur a été gracié, tel prisonnier relaxé, tel exilé rappelé, au moins la mesure a été sollicitée, et il s'imagine que la présence, constatée dans son palais, d'un membre d'une famille obligera ses alliés à garder une certaine discrétion dans leurs propos.

On étonnerait fort les gens si l'on donnait la liste complète de ceux et de celles qui ont obtenu des audiences, et par suite des faveurs : En dehors des princes de la Maison de Bourbon, — et encore en était-il qui recevaient des secours importants et un subside habituel — la plupart des familles d'ancienne noblesse doivent uniquement a la bienveillance de l'Empereur le don gracieux des biens territoriaux qui forment encore aujourd'hui leur fortune. Si quelques-unes de ces restitutions étaient justifiées par des services de guerre, la plupart étaient un encouragement pour des services de Cour, et toutes ont été sollicitées et obtenues de cette façon.

L'Empereur recevait debout devant la cheminée, où très tard en saison on entretenait un feu assez vif, qu'il frappait constamment du talon de ses souliers. Ses yeux clairs, d'un bleu mouvant, par instants presque noirs, lorsqu'il recueillait son attention, à d'autres moments d'un gris d'acier, lorsque l'émotion ou la colère le prenait, si brillants alors qu'ils semblaient d'un métal en fusion, fixaient attentivement son interlocuteur qu'il écoutait jusqu'au bout. Puis il posait des questions brèves, parfois peu courtoises, si c'étaient des femmes. Il n'avait point appris a leur parler et les prenait à contretemps : certaines s'en fâchaient et ripostait avec aigreur. Il ne leur en tenait pas rancune et s'en amusait. Il était rare qu'une femme sortît de son salon sans emporter, avec la grâce qu'elle était venue demander, quelque aigreur contre celui qui la lui avait accordée. Pour les hommes, on en cite qui, à la suite d'une audience, se dévouèrent a lui. Ils sont rares.

Les demandes d'argent qu'on lui adressait étaient aussi fréquentes que les demandes de radiation ou de restitution. Le plus souvent il donnait : quelquefois il prêtait, et alors le prêt figurait sur les comptes de l'Intendant général. Simple figure, car le créancier ne réclamait point les dettes. Le plus souvent, à une occasion, baptême ou mariage, il mettait le billet au fond d'une corbeille, le couvrait de quelque bijou ou de dragées, et l'envoyait a la débitrice. Il en est pourtant qu'il ne perd point de vue et fait inscrire jusqu'en 1815.

Si la somme accordée était importante, il griffonnait un bon sur le Trésor général : moindre, il prenait dans son tiroir quelque rouleau, ou appelant son secrétaire, faisait payer par la petite cassette. Il n'aimait point qu'on le remerciât, et ne l'admettait même point de ses plus familiers, de ceux qu'il se plaisait a combler, sans qu'ils eussent la peine de rien demander. Ou il leur faisait envoyer avis de la gratification donnée, ou il leur glissait dans la main un bout de papier, et sur ce papier, un chiffre, un gros chiffre d'argent à toucher chez Estève.

Nulle familiarité d'ailleurs ; il se tient en son rang, et pour indiquer que l'audience est terminée, c'est d'ordinaire un signe de tête, parfois un coup d'œil sur la liste qui est sur la table. Jamais il ne donne la main. La poignée de main, il y a un siècle, était une marque d'égalité et n'était guère d'usage de supérieur a inférieur, et pour le baisemain, que les Bourbons rétablirent, Napoléon le jugeait un peu dégradant. Donc, point de ces marques extérieures si prodiguées plus tard et devenues banales. Une seule fois, semble-t-il, l'émotion l'entraîne. C'est en 1815, au début des Cent-Jours, Quand M. Molé entre dans son salon — ce Molé à qui il a prouvé sa confiance et le goût personnel qu'il a pour lui en le nommant, à vingt-neuf ans, conseiller d'État et directeur général des Ponts et Chaussées, a trente-trois ans, grand juge et ministre de la Justice, on lui réservant la succession de Cambacérès, archichancelier et grand dignitaire — donc, ce jour, il va à Molé, lui serre la main et l'embrasse. C'est, peut-on croire, un des seuls cas où, dans un de ses palais, il ait mis ainsi de côté sa dignité impériale. Autrement, comme il disait, on lui eût journellement frappé sur l'épaule.