La chambre à coucher de Napoléon a changé plusieurs fois de forme et de dimension par l'adjonction de certaines dépendances, mais elle est toujours restée sur le même emplacement essentiel. Sous le Consulat, Bonaparte ne l'habitait point. Il partageait la chambre de Joséphine, et cette chambre, située au rez-de-chaussée, communiquait par un étroit et noir escalier avec l’Appartement intérieur. Déterminé, aux premiers temps de l'Empire, à prendre ses habitudes à part, Napoléon, au départ pour la campagne d'Allemagne, ordonna que, en son absence, on agrandît et on décorât la pièce qui devait lui servir de chambre à coucher d'apparat, car on peut penser qu'il occupa fort souvent, de préférence, la chambre à coucher entresolée du Petit appartement. Le travail fut poussé avec activité par Fontaine et Percier, architectes du Palais : ils revêtirent les murs d'une riche tenture de brocart de Lyon, appuyée sur des lambris enrichis d'ornements dorés ; des pilastres sculptés encadrèrent les ouvertures et recouvrirent les angles. Le plafond, peint et doré, présenta dans des caissons, les figures de Jupiter, de Mars, de Minerve et d'Apollon, peintes en grisaille avec des rehauts en or sur des fonds de lapis-lazuli ; les armoiries et le chiffre de l'Empereur avec des trophées militaires et des guirlandes soutenues par des génies ailés composèrent les ornements d'entourage. Le lit, élevé sur une estrade recouverte en velours, occupa le fond de la chambre en face des croisées. Presque pas de meubles : des fauteuils en bois doré recouverts de tapisseries des Gobelins, une sorte de grande commode anglaise ornée de cuivres, et c'est tout. Entre six et sept heures du matin, le premier valet de chambre de l'Empereur entrait dans la chambre à coucher. Mme de Rémusat a dit que le réveil de Napoléon était ordinairement triste et paraissait pénible, qu'il avait souvent des spasmes convulsifs de l'estomac qui excitaient chez lui un vomissement. Son réveil était gai, dit Marchand. Constant, Roustam, tous ceux qui ont servi Napoléon parlent de même. Il est à penser que Mme de Rémusat, qui semble si bien informée, s'est trouvée là après une mauvaise nuit. La puissance que Napoléon avait de dormir à volonté, de ne dormir que six heures, — qu'il prît ces six heures de suite ou par intervalles, — est constatée par tous ceux qui l'ont approché, ainsi que la faculté qu'il avait de passer sans transition du sommeil le plus profond à la veille la plus lucide. L'une et l'autre était commune à plusieurs des hommes de son sang. Napoléon, subitement éveillé, badinait un instant avec son valet de chambre : Ouvre les fenêtres, lui disait-il, que je respire l'air que Dieu a fait. Quoique frileux dans les appartements, l'Empereur aimait l'air : il avait horreur des mauvaises odeurs, de l'odeur de renfermé ; l'odeur de peinture le rendait malade, et cette passion de l'air neuf du matin est caractéristique de ses sensations d'odorat. Le seul parfum qu'il aimât était celui du bois d'aloès : sans doute, il avait rapporté d'Egypte ce goût, qui persista chez lui jusqu'à la mort ; partout où il séjournait, sur de petits brûle-parfums, il faisait jeter de l'aya loudjin pour purifier et embaumer les pièces où il vivait et où très tard en saison on faisait du feu. Le Premier valet de chambre pendant presque tout l'Empire, fut Constant Véry, lequel avait remplacé d'abord Ambart, trop vieux, devenu un peu, fou et retiré avec une pension et la conciergerie de Meudon ; puis Hébert, retiré de même, avec la conciergerie de Rambouillet, et 1.200 francs de pension. Constant était Belge ; il était né le 2 décembre 1778 à Peruwelz, commune qui fit partie plus tard du département de Jemmapes. Son père, qui tenait une auberge aux bains de Saint-Amand, consentit, s'il faut l'en croire, à le confier a un baigneur, un certain comte de Lure qui devait se charger de son éducation, mais qui émigra en l'abandonnant. Constant essaya de regagner a pied son village qu'il trouva au pouvoir des Autrichiens. Il fut recueilli par un certain commandant Michau qui le prit a son service, puis fut domestique d'un négociant nommé Gobert ; enfin, grâce à la connaissance qu'il avait faite d'un valet de Mme Bonaparte, il entra à son service durant que le Général était encore en Egypte. Lorsque Eugène revint d'Egypte, Joséphine plaça Constant près de lui ; puis elle le reprit dans sa maison, et enfin, au départ pour Marengo, le Premier Consul l'attacha à sa personne. Depuis lors, jusqu'au mois d'avril 1814, on peut dire que Constant n'a point quitté Napoléon : il se vante de n'avoir eu que deux congés, l'un de trois jours, l'autre d'une semaine. C'est fort vraisemblable. Il a été, comme on sait, remplacé, en 1814, par cet admirable Marchand que sa fidélité et son dévouement à son maître proscrit rendent un des plus sympathiques parmi les exilés de Sainte-Hélène. Constant, bien qu'il fût médiocrement lettré, qu'il écrivît en gros et ignorât l'orthographe, était fort avisé et se tenait au courant des choses, grâce à son ami Veyrat, inspecteur général de la police, qui faisait chaque jour passer par lui à l'Empereur un bulletin destiné à contrôler celui du préfet de police. Constant avait pris des notes sur lesquelles le libraire Ladvocat a fait rédiger des mémoires qui, s'ils doivent être consultés avec précaution, fournissent, à qui sait lire, quantité de traits authentiques. Seulement, Constant, lorsqu'il se plaint du peu de générosité de l'Empereur envers lui, peut sembler quelque peu ingrat : outre 6.000 francs de gages et 2.000 francs pour son habillement, un appartement de sept pièces, une table de quatre couverts, une voiture attelée et un cocher à ses ordres, l'entrée aux quatre grands spectacles ; en dehors des indemnités qui lui étaient allouées lorsqu'il suivait l'Empereur en campagne et en voyage, Constant a reçu de Napoléon, de 1808 à 1814, 1.800 livres de rente, une pension annuelle de 6.000 francs et des sommes montant en totalité à 261.000 francs. Cela ne l'empêcha pas de déserter à Fontainebleau, en emportant, a dit l'Empereur, beaucoup d'argent et de bijoux. Le premier valet de chambre portait un habit français en drap vert avec parements et collet enrichis de broderie d'or, un gilet de casimir blanc, une culotte noire et des bas de soie. Avec quelques différences dans les broderies, c'était le même costume que revêtaient les huissiers, les valets de chambre de toilette et d'appartement et les garçons de la garde-robe. Constant insinue que, pour lui, cet uniforme n'était pas d'obligation et qu'il eut souvent des habits de fantaisie. La chose est vraisemblable. Dès que la pièce était aérée, l'Empereur, subitement levé et enveloppé dans sa robe de chambre, recevait la correspondance des mains de son secrétaire intime. Il s'asseyait devant son feu et ouvrait lui-même ses lettres. Celles qui présentaient un intérêt étaient mises de côté pour être reprises à loisir. Les autres, à mesure, jonchaient le tapis et il appelait cela son répondu. Ensuite, il parcourait les journaux, ces journaux étroits et courts dont lui seul remplissait les colonnes et où le moindre alinéa qu'il n'avait point ordonné lui sautait aux yeux. Puis, il demandait les noms des personnes qui attendaient dans le premier salon, et disait celles qu'il voulait voir. Le Maître de la garde-robe, qui, par fonction, assistait à la toilette, et le Grand-maréchal entraient sans attendre d'ordre ; souvent l'architecte Fontaine et Barbier, le bibliothécaire, étaient appelés, et, à leurs jours, Corvisart, premier médecin, et Yvan, chirurgien ordinaire. Du service de santé, c'était a peu près tout ce qui paraissait, bien que, dès le début de l'Empire, il eût été organisé d'une façon complète et qu'il eût, d'année en année, pris une grande extension. Le médecin ordinaire, Jean-Noël Hallé, ne venait plus guère depuis le jour où, à la toilette, l'Empereur s'était avisé de lui tirer les oreilles. Sire, vous me faites mal ! avait dit Hallé avec humeur en se retirant brusquement. Membre de l'Institut, professeur au Collège de France, il ne continuait pas moins à figurer sur les états pour une somme annuelle de 15.000 francs. Les médecins par quartier, deux d'abord, quatre ensuite, tous à 8.000 francs d'appointements, suivaient l'Empereur en campagne ; ils allaient, par ses ordres, donner leurs soins aux malades auxquels il s'intéressait ; mais, à Paris, ils recevaient les ordres du Premier médecin. Quant aux quatre médecins consultants à 3.000 francs et au médecin oculiste, ils étaient là pour l'honneur. Des chirurgiens, plus nombreux, on ne voyait qu'Yvan : ainsi, ni Boyer, premier chirurgien avec 15.000 francs de traitement, baron en 1810 avec 4.000 francs de dotation ; ni les cinq chirurgiens par quartier à 6.000 francs de traitement ; ni les quatre consultants à 3.000 ne paraissaient au Palais. Les chirurgiens par quartier suivaient en campagne, et plusieurs avaient mérité par leur dévouement d'être légionnaires. Mais, au contraire des médecins qui, en l'absence de Corvisart, donnaient leurs soins à l'Empereur, ils ne l'approchaient que par exception, Yvan l'accompagnait partout. Cet Yvan (Alexandre-Urbain) a été attaché au général Bonaparte depuis la campagne d'Italie. Déjà, à Milan, sa femme figurait au Palais Serbelloni dans le salon de Mme Bonaparte, tandis que lui caracolait dans l'état-major du Général. Dès l'an VIII, on le tenait pour assez ami pour l'admettre, presque seul, à signer au contrat de Caroline. Il avait, outre un traitement annuel de 12.000 francs, la place de chirurgien en chef des Invalides, la croix d'or d'officier de la Légion, le titre de baron avec une dotation annuelle de 9.000 francs, sans compter des gratifications qui, par année, variaient de 25 à 30.000 francs. A Fontainebleau, dans la soirée du 14 mars 1814, après l'avoir inscrit pour 40.000 francs sur l'état des Deux millions, l'Empereur lui donna 200.000 francs et la croix de commandant de la Légion : quelques heures après, Yvan, affolé, descendait aux écuries, s'emparait d'un cheval et prenait à toute bride la route de Paris. Napoléon ne le lui pardonna point. De tous les médecins, le seul sur qui Napoléon se reposât était Corvisart. J'ai confiance, en fait de médecine, en mon premier médecin Corvisart, écrivait-il à Mme de Montesquiou en 1812. 11 l'avait depuis le Consulat, où, sur les indications de Mme Lannes, Joséphine avait obtenu que Napoléon, dont la santé était dérangée depuis longtemps, le vît en consultation. Corvisart, alors âgé de quarante-sept ans, était en pleine possession de la renommée que lui avaient acquise, à l'école clinique de la Charité, ses nouvelles méthodes d'investigation. Il les appliqua avec conscience à la personne du Consul, interrogea avec le soin le plus minutieux tous les organes l'un après l'autre, et découvrit que Napoléon était atteint d'une gale répercutée, qui, mal traitée, avait amené un amaigrissement considérable et des désordres dans les poumons. Ce n'est rien, dit-il : c'est une humeur rentrée qu'il faut rappeler à l'extérieur. Il appliqua deux vésicatoires sur la poitrine qui se trouva moins oppressée. La toux disparut peu à peu, et, frappé de la simplicité des moyens employés, comme de la sûreté du diagnostic, Napoléon s'attacha Corvisart comme unique médecin. — Barthez en avait le titre, mais il résidait à Montpellier, et, si Napoléon lui avait attribué un traitement, c'était en souvenir de son père, Charles Bonaparte, que Barthez avait soigné dans sa dernière maladie. — Depuis les premiers jours du Consulat jusqu'en 1814, Corvisart fut donc premier médecin avec un traitement qui s'éleva jusqu'à 30.000 francs par an, sans parler d'une dotation de 10.000 francs attachée à son titre de baron ; il n'en avait pas moins constamment besoin d'argent, quelle que fût à Paris l'étendue de sa clientèle. Marié pendant la Révolution à une fille noble dont il avait un fils qu'il avait voulu légitimer, il n'avait point tardé à perdre cet enfant et à divorcer pour reprendre sa vie de garçon. La Cour ne lui plaisait point et le monde officiel n'était point pour l'attirer. Il passait son temps de loisir soit chez son vieil ami Guéhéneuc, qui aimait comme lui les plaisanteries grasses, soit dans une société plus gaie encore où se rencontraient des vaudevillistes tels que Barré et Desfontaines, le maître de ballets Despréaux, mari de la Guimard, quantité de bons vivants et de jolies femmes. Ravrio, le marchand de bronzes, chansonnier à ses heures, chantait les vertus du docteur, Quelquefois gai, toujours paillard, et consacrait le souvenir des petites fêtes auxquelles Corvisart assistait. Elles étaient d'un esprit assez gros. Corvisart, donc, ne paraissait guère à la toilette, en dehors de ses jours de service, le mercredi et le samedi. Napoléon l'accueillait par des plaisanteries : Vous voilà, grand charlatan ! Avez-vous tué beaucoup de monde aujourd'hui ? Et Corvisart répondait sur le même ton, se laissait tirer et frotter les oreilles, savait profiter du moment opportun pour solliciter, et était de ceux par qui passaient quantité d'aumônes. Il ne dédaignait pas non plus pour lui-même les profils qu'il tirait de sa place, car il aimait à la passion les curiosités et les raretés, les tableaux et les objets d'art. Ses clients et ses clientes ne l'en laissaient pas manquer, témoin cette merveilleuse tabatière à camée antique, présent de Joséphine, qui, léguée par Corvisart à Mme la Comtesse de Soulès, et par celle-ci à M. le professeur Jules Cloquet, figure, sous le numéro 5.293, dans les collections du Musée de Cluny ; témoins surtout les présents sans nombre que lui fit Marie-Louise. Mais, comme les amateurs véritables, il préférait encore acheter à recevoir. Un matin, l'Empereur voit à la main de Corvisart un bâton
: Qu'est-ce que vous tenez à la main ? lui
dit-il. — C'est ma canne, Sire. — C'est bien vilain. Elle n'est pas jolie. Comment un homme
comme vous peut-il porter un vilain bâton comme cela ? — Sire, cette canne-là me coûte très cher, et je l'ai eue
très bon marché. — Voyons, Corvisart, combien
a-t-elle coûté ? — Quinze cents francs, Sire
: ce n'est pas cher. — Ah ! mon Dieu l quinze
cents francs ! Montrez-moi ce vilain bâton-là. L'Empereur prend la
canne, la regarde en détail, aperçoit sur le pommeau une petite médaille dorée
de Jean-Jacques Rousseau : Dites-moi, Corvisart,
c'est la canne de Jean-Jacques : où l'avez-vous trouvée ? Sans doute chez un
de vos clients qui vous a fait ce présent-là ? Ma foi, c'est un joli souvenir
que vous avez là. — Pardonnez-moi, Sire : je
l'ai payée quinze cents francs. — Au fait,
Corvisart, ce n'est pas payé son prix, car c'était un grand homme, c'est à
dire un grand charlatan... Au fait,
Corvisart, c'était un grand homme dans son genre ; il a fait de belles choses.
Et il tire les oreilles de Corvisart en lui disant : Corvisart,
vous voulez singer Jean-Jacques ? Et il rit. La chasse était une des passions de Corvisart, et
lorsqu'il y partait, il ne disait jamais où il allait, de crainte qu'on l'envoyât
chercher ; mais il aimait la chasse à sa campagne de la Garenne, ou bien au
Vésinet, chez Lannes, le gendre de son ami Guéhéneuc, la chasse pour la
chasse et en société de gais compagnons. Un matin que l'Empereur devait
chasser au tiré à Saint-Germain, il dît à son premier médecin : Je veux que vous veniez chasser avec moi ; je veux savoir
si vous tirez bien. Corvisart s'excuse en disant qu'il n'a pas ses
fusils : l'Empereur réplique qu'on lui en donnera des siens. Corvisart répond
qu'il ne pourra s'en servir parce qu'il est gaucher, et, finalement, il ne
cède que devant la volonté formellement exprimée de Napoléon. Ce sont là des scènes surprises sur le vif qui donnent le ton de ces entretiens au petit lever. On entend cette voix si bien timbrée qu'elle porte, quelque basse qu'elle soit, jusqu'au profond des êtres : cette prononciation qui a, comme dit un contemporain, un caractère- d'accentuation si particulier qu'elle en est unique ; le scandement des mots, qui les fait chanter, les met en leur pleine valeur, y fait sonner les syllabes longues dans une inoubliable résonance. Dans les gaietés même, nul rire bruyant ; à peine dans la voix un léger changement, une pointe d'ironie, avec, dans les yeux, comme le passage d'un sourire. A défaut de Corvisart, l'Empereur causait avec son valet de chambre, s'inquiétait de ce qu'on disait en ville, se faisait conter des histoires, s'amusait à la petite chronique. C'était là une des parts du service de Constant, puis de Marchand. Sa curiosité était insatiable. Il fallait qu'on lui rapportât tous les commérages de la ville, même les propos et les querelles des valets. Tout en causant, il prenait une tasse de thé ou de fleurs d'oranger que le Premier valet de chambre lui présentait sur le plateau de vermeil du grand nécessaire. La tasse en vermeil sortait aussi du nécessaire, et l'Empereur tenait essentiellement à ce qu'on ne se servît point d'autres objets. Il sucrait lui-même l'infusion et pour peu qu'il lui trouvât un mauvais goût, il la rejetait immédiatement, selon le conseil que lui avait donné Corvisart. C'était là la seule précaution qu'il prît contre le poison. Chaussé de pantoufles rouges ou vertes, qu'il portait jusqu'à usure complète et qu'il ne pouvait souffrir qu'on renouvelât, il se rendait d'ordinaire à la salle de bain, qui fut d'abord l'ancien oratoire d'Anne d'Autriche, et plus tard, lors des remaniements de l'appartement, une petite pièce ménagée près de la chambre à coucher. Le bain chaud était chez lui à l'état de passion. Il y restait souvent une heure entière, lâchant continuellement le robinet d'eau chaude et élevant la température au point que la pièce était entièrement pleine de vapeur et que l'on était obligé d'en ouvrir la porte. S'il était arrivé des dépêches urgentes, son secrétaire particulier les lui lisait, ou bien il lui analysait rapidement les journaux. Le bain, outre qu'il était agréable, était nécessaire à Napoléon, qui était depuis son enfance incommodé par une constipation opiniâtre ; dès 1797, il avait, en Italie, souffert d'hémorroïdes dont à la vérité il s'était guéri radicalement, a-t-il écrit, en se faisant appliquer trois ou quatre sangsues, mais, à la même époque, il avait ressenti les premières attaques de dysurie qui devaient se renouveler plus fréquentes et plus douloureuses à mesure qu'il avancerait en âge. De là, les stations de plus en plus longues dans le bain où, à Sainte-Hélène, il arrive à passer ses journées et même ses nuits. Au sortir du bain, il endossait un gilet de flanelle, une chemise semblable à celle qu'il portait la nuit, car ses chemises en toile demi-hollande à 60 francs, puis à 48 francs pièce, étaient toutes semblables ; et il revêtait son costume de chambre, composé, en été, d'une sorte de pantalon à pieds et d'une longue redingote ou robe de chambre en molleton blanc. Sur la tête, il avait gardé son mouchoir de madras, qu'il avait, en se couchant, noué sur le front et dont les deux coins de derrière tombaient sur ses épaules. Dans ce costume, il travaillait longuement avec son secrétaire et commençait ses dictées, ou même, s'il y avait urgence, il recevait quelque ministre dans l'arrière-cabinet. Pendant tout ce temps, les valets de chambre avaient préparé le cabinet de toilette, et le conservateur de la garde-robe, Charvet, avait apporté les vêtements. Des valets de chambre, un est célèbre, c'est Roustam, le mameluck. L'Empereur l'avait reçu en Egypte du scheik El Becri, l'avait ramené en France, lui avait fait apprendre à Versailles, chez Boutet, à charger lés armes et le menait partout. Plusieurs des officiers généraux qui avaient fait l'expédition d'Egypte avaient à leur suite un mameluck : ainsi Eugène, Murat, Bessières, bien d'autres ; mais Roustam est seul populaire. A toutes les parades, dans tous les cortèges, on le voyait, vêtu d'étonnants costumes, couvert de broderies, coiffé de toques en velours bleu ou cramoisi brodées d'or et surmontées d'une aigrette, galopant sur un cheval au harnachement oriental et faisant sonner son sabre. Pour le Sacre, ses deux costumes, qu'Isabey avait dessinés, avaient coûté 9.000 francs. Roustam payé comme mameluck 2.400 francs, avait de plus 2.400 francs comme aide porte-arquebuse ; et les gratifications doublaient au moins ses gages. Après chaque campagne, 3.000 francs ; au jour de l'an, 3.000, 4.000, 6.000 francs ; en l'an XIII, 500 livres de rente ; à Fontainebleau, en 1814, outre un bureau de loterie, 50.000 francs. Lorsqu'il se marin, en 1806, à la fille de Douville, valet de chambre de l'Impératrice, ce fut Napoléon qui paya son dîner de noces : 1.341 francs. Tout cela n'empocha pas, en 1814, le mameluck de suivre, dans sa désertion, son camarade Constant. Mais qui sait, autour de ces valets, quelles influences s'agitèrent ? Roustam ne manquait point de sens d'observation : on a pu en juger par ses souvenirs, un des documents les plus curieux qu'on ait publiés sur la période impériale. Il était brave comme ses compagnons de l'escadron des mamelucks où il compta jusqu'en 1806, fort alerte pour son service, qui consistait à suivre partout l'Empereur en campagne, et, aux Tuileries comme ailleurs, à coucher dans la pièce qui précédait immédiatement la chambre où Napoléon dormait. On lui dressait Ions les soirs un lit de sangle. Duroc avait voulu, pour plus de propreté, faire établir un lit dans une armoire, mais une nuit, l'Empereur, au lieu de sonner, vint chercher lui-même son mameluck, ne le trouva point d'abord, et se mit fort en colère. On revint alors aux premiers errements. Au début, le service de Roustam était bien plus compliqué : c'était lui qui servait à table le Premier Consul ; mais vinrent les pages et il ne servit plus. Sous le Consulat, il figurait toujours, à la grande parade, dans l'état-major, comme en témoigne la Revue du Décadi où Isabey n'a point manqué de placer son portrait. Mais cela déplut aux officiers et, bien que l'Empereur eût donné l'ordre qu'on lui fournît un cheval, on employa tous les prétextes pour l'empêcher de monter. Bref, peu à peu on le rangea à n'être qu'un domestique comme les autres, mais on ne put lui enlever son prestige. Tout étranger qui venait à Paris voulait le voir. L'un deux écrivait en 1807 : Roustam a une bonne figure et une expression de bonhomie qu'on ne trouve guère chez ses compatriotes. Son teint n'est pas fortement basané. Il est gros et gras. Et il s'inquiétait de sa patrie et de son mariage avec une jolie Parisienne. Au reste, depuis son arrivée à Paris, Roustam était habitué à faire sensation partout où il passait. En l'an VIII, le 10 Brumaire, à la représentation de La Caravane, on épiait ses sensations pour en faire un article du Moniteur ; on y imprimait ses mots de sauvage ; on conspirait pour lui faire un succès. Tous les peintres s'empressaient de faire son portrait qui était répandu, par la gravure, à des milliers d'exemplaires, et Mlle Hortense de Beauharnais profitait de ce qu'une chute de cheval l'avait empêché de suivre le Premier Consul à Marengo, pour lui demander des séances et faire, d'après lui, un beau dessin à offrir à sa maîtresse de pension. Même, comme les séances ennuyaient fort Roustam, pour le réveiller, elle lui chantait de jolis couplets. Comment ce grand enfant ne se serait-il pas gâté ? Du moins, il avait gardé une pleine inconscience que n'avait pas Constant : car, en 1815, au retour de l'île d'Elbe, il prétendit rentrer au service de l'Empereur, mais Napoléon répondit à Marchand qui avait consenti à présenter la supplique : C'est un lâche, jette-la au feu et ne m'en parle jamais. Une telle riposte et si vive, de sa part, à lui, qui en ce moment pardonnait tout à tous, montre l'émotion et prouve à quel point il s'était fié à cet homme, qu'elle affection — d'un genre spécial, comme pour un chien — il avait eue pour lui. Quant aux légendes théâtrales qui voudraient montrer un Roustam farouche, une sorte d'exécuteur des hautes œuvres attaché à la personne de l'Empereur, est-il besoin d'en faire justice ? Le général Bonaparte avait ramené d'Egypte un second mameluck nommé Ali, qu'il donna à Mme Bonaparte. Mais cet Ali, horriblement laid, était de plus fort méchant et sortait son poignard à tout propos. Quoique Joséphine fût pleine de bontés pour lui, il se brouilla si bien avec toute la maison qu'on finit par l'envoyer comme garçon d'appartement à Fontainebleau. Pour le remplacer, dès avant 1811, l'Empereur prit à son service Louis-Etienne Saint-Denis, qui n'avait alors, semble-t-il, que treize ou quatorze ans, et qui, quoique né à Versailles, n'en fut pas moins appelé Ali dès qu'il entra dans la Maison et prit le costume de mameluck. Saint-Denis, dit Ali, qui accompagna désormais l'Empereur en campagne ; qui, en 1814, était enfermé à Mayence, et qui, dès qu'il le put, rejoignit son maître à l'île d'Elbe ; qui, en 1815, fit toute la campagne de Waterloo et au plus près, s'embarqua sur le Bellérophon, et assista à toute la lente agonie de Sainte-Hélène. Son nom est inscrit dans le testament. On pense bien qu'à la toilette son rôle devait se réduire à peu de chose ; mais il n'en était pas de même des trois valets de chambre : Sénéchal, Pélard et Hubert. Ségur a dit d'Hubert qu'il était le plus distingué par son éducation, son esprit, ses talents et son caractère. Il dessinait d'une façon intelligente, et on a de lui un portrait de l'Empereur qui est un document intéressant. Hubert, qui avec Pélard suivit son maître à l'île d'Elbe, rentra dans sa Chambre en 1815. Sénéchal et Pélard curent alors des conciergeries de châteaux. Il faut des chiffres pour montrer comme Napoléon traitait tout ce petit monde. Les gages des valets de chambre (2.400 francs), plus l'habillement à 1.200 francs, étaient augmentés de l'indemnité de 6 francs par jour en campagne, plus d'étrennes, variant de 1.500 à 3.000 francs par tête. Si l'un d'eux se mariait, l'Empereur lui donnait 6.000 francs. Il est vrai que sinon à Paris, au moins en campagne, le métier était dur et on courait des risques. La nécessité de pourvoir aux services dispersés un peu partout en Europe, sur tous les points où l'Empereur pouvait avoir à se porter, explique le nombre de valets de chambre de toilette, auxquels il faut encore ajouter Charvet, le conservateur de la garde-robe, les trois valets de garde-robe qui, eux aussi, suivaient alternativement en campagne (un d'eux, Clément, est mort au retour de Russie), et quelques garçons d'appartement. Napoléon, dès les premiers temps de sa fortune, avait éprouvé d'une façon impérieuse le besoin de se faire servir. En Egypte, il avait trois valets de chambre : Il est un homme à valet de chambre, a dit Constant, et ce mot le peint au naturel. Il ne lui en fallait pas moins de deux pour faire sa barbe : bien peu d'hommes alors se rasaient eux-mêmes, et c'était un fait qui étonnait que l'Empereur eût appris à se raser. Mme de Rémusat veut en faire honneur à M. de Rémusat, maître de la garde-robe. Il avait vu, dit-elle, l'agitation que Bonaparte éprouvait, et même l'inquiétude, tant que durait cette opération faite par un barbier. Constant raconte plus simplement que, après le départ d'Ambart, Hébert, qui lui succéda, extrêmement craintif et timide, ne put jamais se décider à raser l'Empereur, que cette mission alors lui revint à lui, Constant ; que l'obligation d'avoir recours journellement au même valet de chambre, entraînait pour Napoléon une sujétion continuelle — car jamais il ne s'abandonna à un barbier de métier : à défaut de l'étiquette, la prudence l'interdisait —, qu'il voulut s'en libérer et que, après de nombreux essais assez malencontreux, il y parvint. Qu'on ne s'étonne pas : l'habitude de se raser soi-même est fort récente. Au XVIIIe siècle, le perruquier jouait dans la vie un rôle si important, si nécessaire que l'on se débarrassait naturellement sur lui de cette opération qui comptait à peine au milieu de ses autres exercices. Ce n'a été que lorsque l'on a prétendu simplifier l'existence masculine en la débarrassant des afféteries de costume et de toilette, en supprimant les perruques, la poudre, toutes les recherches diverses de la coiffure, en uniformisant les vêtements réduits à être un habillement et non plus une parure, en proscrivant les parfums et les bijoux, que l'on est venu à vouloir aussi se libérer du barbier, comme plus tard on se libérera du coiffeur. Mais, infiniment rares étaient, au temps de Napoléon, même dans la génération qui a suivi la sienne, les hommes qui se rasaient eux-mêmes. Ils passaient pour excentriques et l'on ne manquait pas de les signaler. Sans doute les barbiers-chirurgiens, pour conserver leur clientèle, avaient accrédité la légende que cette opération était singulièrement délicate et exigeait des soins infinis, car, même si l'on se déterminait à la faire soi-même, on n'en éprouvait pas moins une certaine appréhension, et chez l'Empereur, surtout, la cérémonie était fort compliquée. Constant présentait le bassin à barbe et le savon ; Roustam tenait le grand miroir du nécessaire du côté du jour. L'Empereur, en gilet de flanelle, s'inondait la moitié de la figure d'eau de savon, en jetait partout autour de lui ; puis il s'essuyait, prenait un rasoir à manche de nacre garni en or, qu'on avait préalablement passé à l'eau chaude, et commençait à se raser de haut en bas, ce qui au début avait amené plusieurs accidents : car, paraît-il, il est de doctrine, chez les barbiers, qu'on doit se raser de bas en haut. On a dit que Napoléon ne se servait que de rasoirs anglais qu'il faisait acheter à Birmingham et qui lui coûtaient deux guinées la paire. A diverses reprises, son orfèvre, Biennais, lui a pourtant fourni, pour ses nécessaires, des rasoirs à manche de nacre ; mais certaines boîtes à six et à douze rasoirs contenaient peut-être des rasoirs anglais ; Quant au savon à barbe, les savonnettes aux fines herbes ou à l'orange que lui fournissait Gervais-Chardin semblent bien françaises. Lorsque l'Empereur avait rasé un côté de sa figure, tout le monde tournait : Roustam, avec son miroir, passait de droite à gauche ou de gauche à droite, suivant la lumière, et l'opération continuait. L'Empereur, avant de finir, demandait à chacun si sa barbe était bien faite. Gai et plaisantant, il tirait volontiers les oreilles de ses valets de chambre s'il apercevait que quelque poil lui eût échappé. Il avait la barbe fournie, assez dure et, semble-t-il, multicolore : mais c'est là une impression plutôt qu'une certitude. Jamais, à aucune époque de sa vie, sauf aux tous derniers jours, a Sainte-Hélène, il n'a manqué de se raser : une barbe d'une semaine est chez lui un phénomène. Des quelques poils qu'on a vus, conservés dans des reliquaires, on ne peut tirer une affirmation. Après qu'il avait fait sa barbe, l'Empereur se lavait les mains avec de la pâte d'amandes et du savon rosé ou du savon de Windsor ; il se lavait le visage avec de petites éponges superfines, et se trempait très souvent la tête dans un bassin d'argent qu'on eût, à ses dimensions, pris pour une petite cuve : tel le lavabo de quinze pouces de diamètre qui fut emporté de l'Elysée à Sainte-Hélène en 1815. La figure et les mains lavées, il curait soigneusement ses dents avec un cure-dents en buis, puis les brossait longuement avec une brosse trempée dans de l'opiat, revenait avec du corail fin, et se rinçait la bouche avec un mélange d'eau-de-vie et d'eau fraîche. Il se raclait enfin la langue avec un racloir d'argent, de vermeil ou d'écaille. C'était a ces précautions minutieuses qu'il attribuait la parfaite conservation de toutes ses .lents, qu'il avait belles, fortes et bien rangées. Jamais, durant son règne, il ne semble avoir eu recours, que pour des nettoyages, à Dubois, son chirurgien-dentiste, porté sur les états pour 6.000 francs et dépositaire d'un nécessaire d'or dont les pièces étaient à l'usage exclusif de l'Empereur. Au reste, les ustensiles de toilette dont Napoléon se servait provenaient aussi exclusivement de ses nécessaires, que fournissait Biennais, à l'enseigne du Singe-Violet, rue Saint-Honoré, 283. En dehors des grands nécessaires complets contenant tous les instruments pour le travail, la toilette, le repas, tels que, celui qu'il légua à son fils et qui a été donné à la ville de Paris parle général Bertrand ; tels encore que le grand nécessaire acheté au retour d'Espagne en janvier 1809, il avait des nécessaires d'un volume et d'un poids bien moindres : les nécessaires de portemanteau, qui tenaient dans une fonte et dont il se servait en campagne, lorsque Tes bagages n'avaient pu rejoindre. Les soins qu'il prenait de son corps, sa propreté
méticuleuse, le besoin qu'il éprouvait des lavages à grande eau, étaient peu dans
les mœurs de son temps. Mme de Rémusat déclare qu'il
ne se faisait aucune idée de la décence que la bonne éducation inspire
ordinairement à toute personne bien élevée. Sans doute il n'avait
aucun embarras a se laisser voir déshabillé et à faire sa toilette devant ses
serviteurs intimes, même au besoin devant toute l'armée, comme il fit par
exemple à l'île Lobau, mais il n'avait pas même un instant l'idée que.ee fût
la une indécence. L'habitude des camps où le général, en quelque costume
qu'il se trouve, est toujours visible pour ses aides de camp, l'avait sans
doute préparé à considérer ces pudeurs comme des tartuferies ; peut-être
aussi le sang grec des Kalomeroi, ses ancêtres, n'était-il pas étranger à
cette sensation d'aisance, si l'on
peut dire, dans la nudité, qui se
retrouve chez lui comme chez plusieurs de sa race. Le nu dans la sculpture,
dans la peinture, dans la nature ne les choquait point ; il leur paraissait
antique. Ainsi lavé, l'Empereur, très minutieusement, se taillait les ongles avec des ciseaux qu'il voulait très coupants et très affilés : il avait les mains belles, le savait et les soignait en conséquence. Si les ciseaux ne coupaient pas à son gré, il les brisait sur le marbre. Aussi, c'est par douzaine que Biennais les lui fournissait. La profession de manucure venait tout récemment d'être inventée par quelques femmes que la Révolution avait ruinées ; mais Napoléon n'a jamais employé de manucure, tandis qu'il avait pour pédicure un certain Tobias Kœnig, juif allemand, qui avait obtenu de porter l'épée sur un habit brodé comme ceux des valets de chambre. Kœnig, qui était tout petit et avait conservé beaucoup d'accent germanique, venait tous les quinze jours à la toilette. Napoléon avait rarement besoin de ses services, mais il s'amusait a lui poser une foule de questions sur ses clients, et, pour ce, Kœnig était payé 2.400 francs. Un autre artiste venait tous les huit jours : c'était Duplan, coiffeur de Leurs Majestés, le seul homme qui sût couper les cheveux, disait l'Empereur ; le seul homme qui sût coiffer, disait Joséphine. Elle avait si bien convaincu Napoléon de ses talents que, après le divorce, il fallut que Duplan appartînt exclusivement à la nouvelle impératrice ; il se fit payer : 4.000 francs de gages sur les états de la Maison, 6.000 francs de pension sur la cassette de Marie-Louise, 6.000 francs puis 12.000 de pension sur la petite cassette de l'Empereur, et 1.166 francs par mois sur la caisse des théâtres ; il avait fallu cela pour qu'il se déterminât à renoncer à sa clientèle, car Joséphine lui permettait de coiffer en ville, et Napoléon le lui interdit expressément lorsqu'il le mit au service de Marie-Louise. Aussi, malgré ses 40.000 francs de traitement, Duplan prétendait y perdre, et ne manquait point de solliciter des gratifications, dont quelques-unes allèrent à 12.000 francs. Lui aussi savait amuser l'Empereur, lui raconter de petites histoires. Cela lui réussit : il y fit fortune, et son fils fut, sous le second Empire, un député influent. L'Empereur avait les cheveux non pas noirs, mais châtains. Il ne faut sans doute pas, pour le ton exact, se rapporter à ceux qui, conservés sous verre, out pu être décolorés par la lumière ; mais il en est qui ont été soigneusement enveloppés et gardés tels depuis le temps où ils ont été détachés de sa tête. Ceux-là tournent aussi presque au blond foncé, s'accordant avec les yeux bleus, d'un bleu soutenu. Ce ne fut qu'à la fin du Consulat qu'il se détermina à porter les cheveux tout à fait courts sur le cou et l'on peut penser que la raison en devait être cette calvitie précoce qu'on devine déjà dans le beau portrait de Gérard de 1803. En Italie, il a les cheveux tout à fait longs, flottant sur les faces ; quelques mèches seulement serrées en queue par un ruban. Toute la tête est poudrée légèrement. Au retour d'Italie, il renonce à la poudre sur la demande de Joséphine, mais il garde ses cheveux longs pendant la traversée de Toulon à Alexandrie. Au Caire, peut-être même à la bataille des Pyramides, il a les cheveux raccourcis. Les faces sont tombées, tout ce voile léger et flottant qui auréolait sa figure, et, sauf par derrière, les cheveux sont taillés d'assez près, mais point tant qu'on pourrait croire : témoin une série de bustes exécutés dès son retour en France, d'après nature, et qui montrent des mèches encore longues, tombant sur le front, couvrant aux trois quarts les oreilles, et, par derrière, débordant largement sur le collet. En même temps, le Premier Consul laisse pousser, jusqu'au tiers des joues, des favoris qui descendent plus bas que le lobe de l'oreille et qui paraissent assez épais. Ces favoris disparaissent en même temps que, par derrière, les cheveux se font plus courts, mais ce n'est que tout à la fin du Consulat que Bonaparte devient le Tondu, comme l'appellent ses soldats. Peu à peu, dès lors, le front se dénude, si bien que, dans quelques croquis sincères de la fin de l'Empire, on voit qu'il ramène, et la mèche longue qui donne un si vif caractère à sa figure vient de loin. Les ongles faits, Napoléon quittait son gilet de flanelle, se faisait verser sur la tête de l'eau de Cologne, et, avec une brosse rude, se frottait lui-même la poitrine et les bras. Le valet de chambre frottait ensuite avec la brosse le des et les épaules, puis frictionnait tout le corps en y versant de pleins rouleaux d'eau de Cologne. Cette habitude du frottage, que Napoléon avait, disait-il, rapportée d'Orient et à laquelle il attribuait en partie sa santé, lui semblait des plus importantes. Il ne fallait pas qu'on le ménageât : Plus fort ! disait-il au valet de chambre, plus fort ! comme sur un âne ! Comme les bains, le frottage à la brosse devait, chez lui,
maintenir la peau en état de remplir toujours ses fonctions. Dès que, chez lui, a dit un de ses médecins, le tissu de la peau se trouvait serré par une cause soit
morale, soit atmosphérique, l'appareil d'irritation se manifestait avec une
influence plus ou moins grave, et de là, la toux et l'ischurie se
prononçaient avec violence. Ces accidents cédaient avec le
rétablissement des fonctions de la peau. Les sueurs violentes qu'il obtenait,
tantôt par des bains prolongés, tantôt en faisant couvrir exagérément son
lit, bassiné à outrance, tantôt en faisant à cheval des courses de soixante
kilomètres, avaient le même objet. Après de grandes fatigues, il se
condamnait, toujours dans un but pareil, à vingt-quatre heures de repos
absolu. Enfin, son tempérament présentait une particularité très singulière
qui se produisait périodiquement, qui avait sur sa santé une influence
constatée, et dont la cessation, à Sainte-Hélène, coïncida avec l'aggravation
de l'état morbide. Je suis guéri si je sue et si les
cicatrices qui sont sur ma cuisse viennent à s'ouvrir, disait-il le
22janvier 1821, trois mois avant sa mort ; mais la
nature ne répondait plus aux sollicitations de sa volonté. Ainsi baigné, lavé, frotté, l'Empereur s'habillait. Il endossait son gilet.de flanelle, sur lequel, depuis 1808, il portait, en campagne, suspendu par un cordon noir, un petit cœur en satin noir, du volume d'une grosse noisette. Sous l'enveloppe de soie, était une autre enveloppe en peau, dans laquelle était enfermé du poison préparé suivant la formule qui fut donnée par Cabanis à Condorcet et qui paraissait infaillible. Plus tard, en 1812, l'Empereur remplaça ce poison par un autre préparé par Yvan, selon une formule différente et ce poison-là le trahit en 1814 ; mais, dès le départ pour l'Espagne, il avait pris ses précautions afin de ne pas tomber vivant aux mains des ennemis. Si, en 1815, après Waterloo, quoique en possession d'un moyen de mort dont il savait l'effet et qu'il portait constamment sur lui dans un sachet pratiqué à sa bretelle, il ne voulut pas s'en servir, c'est qu'il jugea bon que ses destins s'accomplissent et qu'il fournît, avec ce prodigieux exemple des vicissitudes humaines, l'unique revanche que son martyre et sa mort pussent procurer à la France vaincue contre l'Angleterre victorieuse. Ensuite la chemise. Puis, Constant lui mettait aux pieds de très légers chaussons de mérinos, sur lesquels il tirait des bas de soie blancs, retenus par des jarretières élastiques ; il lui passait un caleçon de toile très fine ou de futaine et une culotte de Casimir blanc, retenue au genou par une petite boucle d'or. Parfois, lorsque, au lieu de souliers à boucles d'or, Napoléon devait chausser des bottes molles à l'écuyère, il prenait un pantalon très collant de Casimir blanc ou de tricot. Culotte ou pantalon était retenu par des bretelles élastiques. C'était Chevalier, son tailleur, qui fournissait les gilets de flanelle à 40 francs la pièce ; les chemises venaient de chez les grandes lingères, Mlles Lolive, de Beuvry et Cie, rue Neuve-des-Petits-Champs, qui fournissaient aussi les cols en croisé noir, à 8 francs pièce. Les bas de soie, de chez Panier, coûtaient 18 francs la paire, mais Napoléon s'en plaignait. Pourquoi plus chers pour moi que pour un autre ? disait-il. Je n'entends pas cela. Dois-je être volé ? Les souliers, comme les bottes, étaient fort aisés, plus longs d'un centimètre que le pied, lequel mesurait exactement 26 centimètres, plus larges d'un demi-centimètre au milieu de la plante du pied, qui mesurait 7 centimètres. Encore ces souliers à boucles d'or, que fournissait Jacques, rue Montmartre, étaient-ils doublés en soie, et avait-on soin de les faire briser pendant trois jours par un garçon de la garde-robe, nommé Joseph Linden, qui avait exactement le même pied que l'Empereur. Les souliers coûtaient, ordinairement, 15 francs la paire. Quelquefois, mais très rarement, et, sans doute, à la campagne, Napoléon semble avoir chaussé des claques par dessus ses souliers. Pour la chasse, comme toujours lorsqu'il montait à cheval, il mettait, sur ses bas de soie, des bottes à l'écuyère doublées, dans toute leur hauteur, soit en maroquin, soit en peluche de soie, et qui, de plus, recevaient chaque jour une toilette fraîche. Aussi pouvait-il les quitter pour ses souliers sans avoir à changer de bas. Ces bottes, qui coûtaient 80 francs la paire, étaient garnies de petits éperons d'argent qui n'avaient guère plus d'un centimètre de longueur, et dont quelques-uns étaient extrêmement usés. Napoléon en avait douze paires, et les valets de chambre savaient dans quelles occasions tels ou tels avaient été portés : ainsi, les éperons de la campagne de Dresde et de la campagne de France, que Napoléon offrit à Las Cases, en disant : Prenez, mon cher : ils m'ont servi à Champaubert. Une fois chaussé, cravaté d'une très mince cravate de mousseline ot, par dessus, d'un col roide en soie noire, très haut, large et avec empiècement sur le devant, Napoléon endossait un gilet rond de Casimir blanc : une veste, descendant plus bas que les gilets d'aujourd'hui. Cette veste était comptée, avec la culotte, .85 francs par le tailleur ordinaire, Chevalier, 64 francs par Lejeune qui, en 1815, remplaça Chevalier. L'Empereur changeait chaque matin de veste et de culotte, ne les portant que dans leur blanc, et ne les faisant blanchir que. trois ou quatre fois. Si soigneux de sa personne, il l'était extrêmement peu de ses habits. Il essuyait sa plume sur sa culotte ou il l'arrosait d'encre en secouant sa plume sur son bureau. Il n'en changeait point pour cela dans la journée, pas plus que de bas de soie, quoiqu'il eût l'habitude, lorsqu'il sentait à la jambe quelque démangeaison, d'y frotter le talon du soulier dont l'autre pied était chaussé. Le renouvellement des vestes et culottes était une affaire. On devait en fournir quarante-huit par année, et elles devaient durer trois ans, mais il y avait toujours déficit. En 1811, au récolement de la garde-robe, il n'y en avait que soixante-quatorze au lieu de cent quarante-quatre : les autres avaient dû être réformées. Par dessus la veste, il bouclait son ceinturon d'épée. Co ceinturon a changé de forme à diverses reprises : l'Empereur a essayé d'un ceinturon à boucles en forme de boucliers, ornées de têtes d'aigles, chargées de la lettre initiale N et garnies chacune d'un S en serpent ; il a eu des ceinturons de soie pourpre, des ceinturons en cuir noir, des ceinturons de peau de renne doublés en or ; même il a usé de baudriers légers portés sur la chemise et sous la veste, où l'épée était passée dans un simple pendant de cuir blanc. Mais le plus ordinairement, son ceinturon, qu'il quittait dans son cabinet, était porté sur ou sous la veste. Napoléon n'avait que deux épées d'usage courant, toutes deux à garde d'or avec fourreau d'écaille monté en or. Sur la poignée de l'une, au milieu, était figurée une Couronne de Fer, enveloppée d'une couronne de lauriers et accostée des têtes de Minerve et d'Hercule dans des médaillons enrichis d'arabesques ; le pommeau était terminé par un casque et formé d'un hibou ; la branche, ornée d'aigles et d'abeilles, finissait par une petite tête de lion antique ; la garde, à coquille renversée, était ciselée d'un bouclier chargé d'un aigle empiétant son foudre ; sur le bord du bouclier, étaient posées seize abeilles, autant qu'il y avait de cohortes dans la Légion d'honneur ; la lame, fusée d'acier, était incrustée d'ornements. Biennais avait fourni cette épée, qui avait coûté 5.700 francs. On pourrait être tenté de penser que l'Empereur avait plus de deux épées en service ordinaire : il ne s'en trouve pourtant que deux dans les -divers inventaires. Sans doute il en avait de cérémonie,, maison fort petit nombre. En 1811, il possède on tout quatre épées : les deux de service ordinaire, une épée à la française en vermeil et une épée à lame plate à garde d'ivoire. L'épée que l'Empereur portait à Austerlitz, celle que, depuis ce jour, il eut presque constamment au côté, qu'il légua à son fils et que le général Bertrand, qui en était dépositaire, offrit au roi Louis-Philippe, est conservée dans la cella du Tombeau, aux Invalides. Sur le gilet, Napoléon prenait le grand cordon de la Légion d'honneur : ce n'était que dans les occasions solennelles qu'il le portait par dessus l'habit. On passait enfin à l'Empereur son habit, ordinairement l'habit de chasseur à cheval de sa Garde ; les dimanches, et pour les cérémonies où il ne se mettait point en grand costume, l'habit de grenadier à pied. L'habit de grenadier était de drap bleu de roi ; le collet bleu, sans liséré ; les revers blancs, taillés carrément, sans liséré ; les parements écarlates, sans liséré ; les pattes blanches à trois pointes ; la doublure écarlate, sans liseré, retroussée, agrafée et garnie de quatre grenades en or brodées sur drap blanc ; le tour de poche en long, figuré par un passepoil écarlate ; les boulons dorés portant un aigle couronné. Le frac des chasseurs à cheval était de drap vert, revers en pointes, doublure de même drap ; collet et parements (en pointes) rouges ; pattes d'oie dans les plis, vertes, liserées de rouge ; retroussis ornés de cors de chasse brodés en or ; boulons à la hussarde portant un aigle couronné. Certains habits — entre autres celui du musée de Sens — ont les boutons ronds et unis. Ce fut en vendémiaire an IX que le Premier Consul commença à porter ces uniformes. A Mortefontaine, chez Joseph Bonaparte, il vil sur un fauteuil un habit ployé. Il le prit et le déploya : c'était un habit de colonel de la Garde consulaire. Je veux l'essayer, dit-il, et, se déshabillant, il l'endossa. Il est beau, cet habit-là, fit-il en se regardant au miroir. Il n'y en a pas que je trouve plus beau, si ce n'est mon habit d'officier d'artillerie. Depuis ce moment, il l'adopta pour la vie courante, — car, dans les cérémonies, il avait l'habit de général ou de consul, — et sous l'Empire il ne porta plus que lui. C'était peut-être à l'imitation de Frédéric II, lequel n'était jamais qu'en uniforme militaire et, de préférence, de ses gardes à pied. Cela était devenu de tradition chez les souverains ses admirateurs. En 1815, Napoléon a eu quelquefois l'uniforme de la garde nationale, mais jamais il ne le porta, quoi qu'on en ait dit, sous le Consulat : ce qui a pu établir la confusion, c'est la ressemblance des deux habits de garde national et de grenadier à pied. Les épaulettes légères et assez petites, avec le corps tout uni, la tournante étroite et les franges à graines d'épinard étaient toutes passées dans les pattes de l'habit qui, en fait de décorations, n'était chargé que de la plaque brodée cil argent de grand-aigle de la Légion et des deux décorations de la Légion d'honneur et de la Couronne de Fer. L'insigne de la Légion que portait l'Empereur fut, jusqu'à Austerlitz, la décoration de légionnaire en argent, non surmontée de la couronne, laquelle ne fut ajoutée qu'en avril 1806. A partir d'Austerlitz, il prit l'aigle d'or d'officier et le conserva jusqu'à sa mort. Depuis le 5 juin 1805, il porta toujours, concurremment avec la Légion d'honneur, la décoration en or de commandeur de son ordre de la Couronne de Fer : c'était la couronne lombarde, chargée en médaillon du profil couronne du fondateur, surmontée d'un aigle et suspendue à un ruban orangé à liserés verts. Il n'a jamais porté les insignes l'ordre des Trois-Toisons, fondé par lui le 15 août 1809, et dont la décoration a été seulement projetée ; et l'on ne connaît que deux ou trois portraits où il soit représenté avec le cordon ou l'étoile de l'ordre de la Réunion, institué le 18 octobre 1811. Pourtant dans certains jeux de décorations lui ayant appartenu, le ruban bleu de la Réunion figure attaché à la même tringlette que ceux de la Couronne de Fer et de la Légion. Il est vraisemblable qu'il l'a porté au moins lors de son voyage de 1811 dans les Départements réunis, car les deux portraits mentionnés sont de peintres Hollandais. L'habit de chasseur à cheval coûtait 200 à 210 francs ; la paire d'épaulettes, 148 francs ; la plaque de la Légion, 62 francs. L'habit de grenadier, plus cher, montait de 240 à 250 francs. Le tailleur Chevalier, avait une tendance continuelle à hausser ses prix. Aussi, en 1813, voit-on un autre tailleur, Lejeune, livrer des habits de grenadier, avec épaulettes et plaques à 340 francs, et des habits de chasseur complets à 330 francs. C'est le résultat de l'administration de M. de Turenne, le nouveau maître de la garde-robe. L'Empereur, en effet, avait, le 19 août 1811, fait connaître à M. de Rémusat qu'il n'avait plus rien à voir avec sa garde-robe. Il ne pouvait lui convenir que des fournisseurs vinssent lui réclamer leurs notes. Etant à Saint-Cloud, a-t-il dit, dans ma calèche, l'Impératrice à côté de moi, et au milieu d'un concours immense de peuple, je me suis vu interpellé tout à coup à la façon de l'Orient, comme l'eût pu être le Sultan se rendant à la Mosquée, par un homme qui avait travaillé pour ma personne et réclamait une somme considérable dont on lui refusait le paiement depuis longtemps. Et il se trouva que c'était juste, mais j'étais en règle. Aussi j'avais payé depuis longtemps, l'intermédiaire seul était coupable. Soit désordre, soit malversation, M. de Rémusat avait laissé accumuler des dettes, sans que pourtant la garde-robe fût entretenue comme elle aurait dû l'être. Si c'était négligence, il était d'autant plus coupable que, devant à l'Empereur tout ce qu'il était et tout ce qu'était sa femme ; tiré par lui de l'obscurité et presque de la misère ; placé d'abord dans la domesticité du Consul, puis élevé à la dignité de chambellan et même de Premier chambellan ; paré d'un titre comtal et même autorisé tacitement à une particule à laquelle il n'avait nul droit, accablé de ces bienfaits d'argent qui honorent lorsqu'on demeure fidèle et déshonorent lorsqu'on trahit — entre autres une gratification de 20.0000 francs sur ordre de l'Empereur en date du 28 Messidor, an XII —, il n'était point de ces hommes dont le cerveau trop vaste refuse de se plier aux médiocres combinaisons d'intérieur, et il avait prouvé que s'il était prodigue lorsqu'il s'agissait de son Maître, il était ladre à souhait lorsqu'il s'agissait de sa bourse ; M. et Mme Rémusat, en dehors de leurs traitements sur les divers chapitres, traitements montant à 12.000 francs sans les tours de bâton, les présents, les bénéfices de la Surintendance des Théâtres et le reste, M. et Mm 0 Rémusat, donc, avaient, en novembre 1807, reçu, pour tenir maison et accueillir les étrangers, une subvention sur fonds secrets, d'abord de 2.000 francs par mois, puis, presque tout de suite, de 5.000. Ils touchèrent intégralement la somme en 1807 et 1808 : ce qui n'empêche qu'ils en étaient encore, en octobre 1808, à songer sérieusement à recevoir plus de monde et à remplir les intentions du Maître. Voyant quel usage on faisait de ses générosités, Napoléon, à titre d'avertissement, réduisit la gratification à 36.000 francs en 1809 et à 21.000 en 1810. Il est vrai que le Premier chambellan et sa femme auraient pu, dès 1808 être pris en flagrant délit de conspiration et que, depuis lors, leur opposition s'était accentuée. En 1811, éclata l'affaire des 16.000 francs d'arriéré sur la toilette, et l'Empereur, tout en laissant à M. de Rémusat sa place de Premier chambellan, lui retira le titre de Maître de sa garde-robe. Pour justifier son mari, Mme de Rémusat avance que les 40.000 francs qui, dit-elle, étaient portés au budget pour la toilette de l'Empereur, ne pouvaient suffire. Le chiffre qu'indique ici Mme de Rémusat est faux. De l'an XI à 1814, la Toilette n'a été portée au budget que pour 20.000 francs, et, à partir du moment où la garde-robe a été administrée par un autre que M. de Rémusat, ce chiffre a suffi amplement. Mais cet autre, M. le comte de Turenne d'Aynac, avait, en même temps qu'un réel dévouement pour la personne de l'Empereur, les qualités qui manquaient le plus à son prédécesseur : l'ordre et l'économie dons, son service. De plus, il était brave et l'avait prouvé dans les campagnes qu'il avait faites comme officier d'ordonnance ; il était spirituel et bien informé, et ses histoires amusaient l'Empereur qui l'avait surnommé, à couse de son anglomanie, Milord Kinsester. D'ailleurs, sa tache comme Maître de la garde-robe avait été fort simplifiée par Napoléon qui, en même temps qu'il soldait l'arriéré, avait fait établir, d'après les prix-courants, un règlement détaillé et dresser un inventaire complet ; puis avait ordonné la mise en service de ses effets, les commandes et les réformes, comme il eût pu faire pour un de ses régiments. Lorsque l'Empereur, sa toilette terminée, allait sortir de son intérieur, il prenait de la main gauche son chapeau que le premier valet de chambre lui présentait. Ce chapeau, de castor noir, sans bordure ni galon, orné seulement d'une petite cocarde tricolore soutenue par une ganse de soie noire, était fourni par Poupard et Cie, Palais du Tribunal, et coûtait 60 francs. On devait en acheter quatre par année et chacun 'devait durer trois ans. Il était large, d'un castor relativement mou, et la coiffe en était garnie en satin piqué ; pourtant on le forçait encore avant que l'Empereur, qui avait la tête extrêmement sensible, le portât. Cette coiffure devait être singulièrement incommode, car, lorsqu'elle se trouvait longtemps à la pluie, le castor se détrempait, et les ailes de devant et de derrière tombaient sur le visage et les épaules ; néanmoins, Napoléon s'y tenait uniquement : elle était comme son enseigne et le désignait à tous. Ce n'était guère que vers 1802 qu'il l'avait adoptée, à l'époque où Isabey fit son portrait en pied à la Malmaison. Encore, pendant le Consulat, ne s'en coiffait-il sans doute qu'à la campagne et dans l'intimité. Dans les cérémonies, il avait un chapeau brodé, sans panache. Sous l'Empire même, il a eu quelque velléité de se déterminer pour un casque en cuivre doré. On en trouve du moins un dans sa garde-robe. Avec l'habit bourgeois, il portait un chapeau rond : mais on peut affirmer qu'il ne prenait l'habit bourgeois que pour des sorties incognito très peu fréquentes. Il n'avait donc jamais, aux Tuileries, d'autre chapeau que son petit chapeau, mais, par contre, il l'avait toujours soit à la main, soit sur sa tête, dès qu'il passait d'une pièce dans l'autre. Il le prenait par l'aile de devant et, souvent, dans la conversation l'agitait. Lorsqu'il était en colère, ou voulait y paraître, il le jetait à terre, le bousculait du pied. Après le chapeau, l'Empereur recevait, de son valet de chambre, un mouchoir sur lequel il se faisait verser de l'eau de Cologne, et qu'il portait à ses lèvres, puis à son front, et passait légèrement sur ses tempes. Ce mouchoir était de batiste très fine, marqué, comme tout le linge fourni par Mlles Lolive et de Beuvry, d'un N couronné. Certains étaient à vignettes imprimées en diverses couleurs. Ils coûtaient uniformément 12 francs pièce. Napoléon prenait ensuite une lorgnette, une bonbonnière dans laquelle était de la réglisse anisée et une tabatière. Il ne quittait jamais sa chambre sans que ces différents objets fussent répartis par lui dans les poches de son uniforme. Celle habitude était à ce point connu des gens de service que, à table, s'il fouillait infructueusement dans une de ses poches, sans qu'il eût rien à demander, le maître d'hôtel se précipitait et rapportait immédiatement l'objet désiré. Mais, Dunan, lui dit un jour l'Empereur, vous êtes donc sorcier pour savoir toujours lequel j'ai oublié. — Sire, répondit Dunan, j'ai remarqué que Votre Majesté a toujours son mouchoir dans la poche droite et sa tabatière dans la poche gauche. Les lorgnettes de poche, que fournissait Lerebours, le célèbre opticien de la place du Pont-Neuf, étaient pour l'ordinaire en vermeil, mesuraient de 18 à 21 lignes et coûtaient de 180 à 220 francs. Bien que Napoléon fût infiniment moins myope que ses frères, Lucien et Jérôme, il avait pourtant la vue courte et, dans l'habitude de la vie, non seulement en campagne, mais à Paris, il se servait d'une lorgnette ou d'un binocle fait en forme de face-à-main. Les bonbonnières étaient de petites boîtes rondes, en cristal ou en écaille, montées en or, quelques-unes avec un portrait, celui de Madame mère ou celui de la reine Caroline. Le jus de réglisse y était coupé, ou plutôt haché en morceaux extrêmement fins, de façon à parfumer seulement la bouche, à fondre tout de suite sans noircir la salive. C'était, au reste, la seule gourmandise qu'il se permît, et cette gourmandise était un parfum. Pour les tabatières, Napoléon en avait de toutes sortes que lui avaient offertes le Pape, le Sultan, les impératrices Joséphine et Marie-Louise, sa mère, ses belles-sœurs Catherine et Julie, sa sœur Caroline ; certaines, dans sa garde-robe, datent des premiers temps du Consulat, car il était conservateur de ces menus objets auxquels toujours il attachait un souvenir ou une pensée. On se souvient de cette tabatière qu'il portait en Italie, dont le dessus était orné du portrait de sa Joséphine, et de la terreur superstitieuse qu'il éprouva lorsqu'il en brisa la glace. En Messidor, an IV, toujours en Italie, il perd sa tabatière et tout de suite il écrit à Joséphine : Je te prie de m'en choisir une un peu plate et d'y faire écrire quelque chose de joli dessus avec les cheveux. Dans le cours de sa vie, les tabatières somptueuses, enrichies de diamants, taillées dans des pierres rares, ou sculptées à grands frais, ne lui étaient d'aucun usage ; celles qu'il préférait étaient des tabatières ovales, étroites, à charnières, en écaille ou même en bois, doublées en or et ornées de camées ou de médailles antiques. Ainsi : une tabatière ovale, longue, en écaille doublée en or, ornée de quatre médailles d'argent, représentant Regulus, Sylla, Pompée et Jules César ; une tabatière ovale, en écaille, doublée en or avec médaillon peint par Isabey, représentant le roi de Rome ; une autre avec le portrait de Marie-Louise, qui lui avait été envoyée de Vienne au moment du mariage, sont dans le service courant. Cette idée des médailles n'est pas indifférente : on dirait qu'il veut voir constamment ses modèles, les grands conducteurs de peuples : Alexandre, Pierre le Grand et Charles XII, Charles-Quint et François Ier, Frédéric II, Auguste, César et Timoléon, puis les fondateurs de dynasties : Démétrius Poliorcète, Antiochus, Mithridate, Phraate II et Constantin. Les tabatières ovales avaient l'avantage qu'il les ouvrait d'une seule main et n'y perdait pas son temps comme avec les rondes ou les carrées. Le tabac était râpé très gros, composé de plusieurs espèces mélangées, et fourni au prix de 3 francs ou 3 fr. 50 centimes la livre par Ancest ou Robillard. Il était conservé dans de grands pots de grès verni ou d'étain, ou dans des coffrets à clef qu'ouvrait seul le Premier volet de chambre. On prenait des précautions depuis que, à Malmaison, le Consul avait trouvé, sur un meuble à sa portée, une tabatière entièrement semblable à la sienne, et remplie de tabac empoisonné. Nul autre que Constant ne touchait donc à son tabac. Un soir, au moment où l'Empereur sortait de table, un chambellan s'aperçoit que la tabatière est vide et s'empresse de la faire remplir. L'Empereur la reçoit, l'ouvre, jette au feu le contenu et fait signe à son maître d'hôtel de lui donner lui-même du tabac. Ici, ce n'était point défiance, mais façon de l'appeler que chacun dans sa Maison avait son métier et que les empressements serviles n'étaient pas pour lui plaire. Napoléon consommait beaucoup de tabac et pourtant il en prisait peu ; mais il prenait de larges prises qu'il approchait de ses narines, sans aspirer, et qu'il laissait tomber ensuite. Souvent il promenait sous son nez sa tabatière ouverte. Ses mouchoirs n'étaient pour ainsi dire jamais salis. C'est un peu de la même façon qu'il avait essayé du tabac à fumer. N'aspirant pas la prise, se contentant de la respirer, il avait eu la prétention de respirer la fumée sans l'aspirer et la rejeter, ou plutôt il avait simplement pris une pipe d'Orient tout allumée, en avait mis le bout d'ambre en sa bouche, et la fumée affiliant, il s'était mis à tousser et à cracher disant : Pouah ! Pouah ! Enlevez-moi cette cochonnerie ! Et, depuis, il n'avait jamais essayé. Les tuyaux de pipe en bois de jasmin, à bouquins d'ambre enrichis de pierres précieuses, qu'il avait rapportés d'Egypte, et qu'il montrait à Moreau, rue de la Victoire, quelques jours après Brumaire, restèrent pourtant dans la garde-robe où on les retrouve en août 1811. Il ne semble pas que l'Empereur ait porté habituellement de montre. S'il en portait par hasard, il n'en prenait pas grand soin et de même que, en se déshabillant, îl envoyait sa montre à la volée comme tout ce qu'il avait sur le corps, s'il lui arrivait de se mettre en colère ou de vouloir le simuler, il jetait sa montre a terre avec violence comme il faisait de son chapeau, mais les montres n'y résistaient pas : aussi les réparations étaient-elles des plus fréquentes. Les montres que l'Empereur avait dans sa garde-robe et dont il a pu se servir, étaient a répétition, sans ornement ni chiffre, a boîte simple d'or, a cadran sous glace. Deux étaient en argent a sonnerie. Elles avaient été fournies par Lépine, Bréguet et Mugnier. Certaines lui appartenaient depuis la campagne d'Italie : telle celle qu'il donna au Grand-maréchal à Sainte-Hélène en lui disant : Tenez, Bertrand, elle sonnait deux heures de la nuit à Rivoli quand je donnai ordre à Joubert d'attaquer. Pour de l'argent, Napoléon n'en prenait jamais sur lui. S'il sortait et qu'il eût quelque aumône à faire, il s'adressait à l'aide de camp, à l'écuyer ou au chambellan de service, a la première personne qu'il trouvait sous sa main. À l'intérieur, il avait dans un tiroir de sa table des rouleaux d'or pour les secours minimes ; s'il s'agissait d'une grosse somme, il griffonnait un bon sur le Trésorier général, ou il donnait ordre au secrétaire de payer sur la petite cassette. A neuf heures précises, la toilette achevée, la journée officielle commençait. |