Un nouvel ordre de choses est né. Une monarchie nouvelle est établie sur les ruines. Est-ce monarchie qu'il faut dire ? Sans doute, celui qui vit aux Tuileries est seul-à commander, et, en cela, il a un rapport avec ses prédécesseurs : mais, eux, c'était par naissance et lui, c'est par complète. Si d'esprit, d'activité, de génie, il ne peut être mis près d'eux en parallèle, — car, eux tiennent tout des autres, et lui lient tout de lui-même, — combien il s'en faut qu'il trouve en soi une somme d'autorité comparable a celle qui faisait comme partie intégrante de leur personne ! Le Roi Très Chrétien se présentait à ses peuples environné des ombres lumineuses des rois ses ancêtres, et ces rois étaient si nombreux et si lointains qu'ils remontaient jusqu'aux origines mêmes de la nation ; ils étaient si intimement liés a elle que leur nom s'associait a chacun de ses agrandissements, de ses victoires et de ses revers et que l'histoire de la Maison de France était l'histoire même de la France. Morceau a morceau, ces rois n'en avaient-ils pas construit l'édifice et, par leurs lois et leurs institutions, n'avaient-ils pas, sur chacun des êtres, si profondément marqué leur empreinte que nul n'avait même l'idée qu'il pût être régi d'après d'autres modes et que, durant des siècles, se révolter, c'était en appeler au roi du roi lui-même. Toute justice émanant de lui, il suffisait qu'il sût pour que toute justice fût rendue par lui. Au devant du Roi, comme un rempart, cette Innombrable clientèle de gentilshommes, attachés à. lui par tradition bien plus que par intérêt, obligés à servir dans les armées par devoir familial et par honneur de caste, tenant la fidélité si ordinaire ci si unie qu'ils n'estimaient point qu'ils eussent à e :i parler, et qu'ils eussent trouvé indigne d'en prêter serment : ils étaient de même race que Fabert et, comme lui, pour le Roi, ils eussent mis à la brèche leur personne, leur famille et tout leur bien. Ils en ont témoigné par leur émigration, par leurs campagnes à l'Armée de Condé, par Quiberon, par l'échafaud. Rien, chez aucun peuple, n'égale ce témoignage de toute une caste en faveur d'un gouvernement. Pour affirmer sa-foi monarchique, la Noblesse a donné sa vie, elle a donné sa fortune, elle a donné le patrimoine de ses enfants, elle a souffert le froid, la faim, toutes les misères, des misères pour elle bien pires que la mort ; elle a fait cela, après des siècles entiers de domination et d'opulence, alors qu'on la croyait énervée par sa fortune, par une civilisation raffinée, par les mésalliances que, pour se soutenir, elle avait du former. Pour la guérir des vices qu'elle avait pris, il avait suffi du devoir s'imposant net, ferme et clair ; car, en elle, la surface seule était atteinte ; le cœur sous l'habit de soie, était resté tel que sous l'armure et l'Honneur n'y parlait pas en vain. A côté de la Noblesse, le Clergé, apportant au Roi, évêque de l'extérieur, celte force incommensurable d'une religion volontairement associée à la monarchie, ayant épousé.ses prétentions, adopté ses principes, si intimement unie à elle que sa subordination au chef temporel était devenue vis a vis du chef spirituel la garantie de ses libertés. Nulle contestation par les prêtres sur l'origine du pouvoir civil, nulle discussion sur la forme dans laquelle il était exercé : Dieu même proclamé l'instituteur de la royauté et les actes du souverain tombant de la Chaire de Vérité presque pareils à des dogmes. Puis le Tiers, lié à la Monarchie par les mille charges de finance et de judicature, par les mille petits honneurs à ambitionner, à acquérir ou à recevoir et qui, d'échelon en échelon, de génération en génération, le menaient à tenir sa place dans l'État ou à la Cour. Toute une hiérarchie le séparait du Roi, mais cette hiérarchie avait des degrés qu'on pouvait franchir. Il était des exemples de bourgeois qui, sous les rois, avaient donné leurs ordres aux hommes d'épée et fait souche de ducs et pairs. A quoi n'arriverait-on pas par la finance si l'on savait marier ses filles ? Que ne pouvait-on par le Parlement dès qu'on s'était procuré une charge ? La Noblesse avait l'épée, mais le Tiers avait l'argent : il achetait tout ce qui était a vendre et déjà combien de choses à vendre. Sans doute le Tiers avait ses frondeurs ; mais ils étaient en nombre si restreint qu'à peine ils comptaient. Il fallut, pour les multiplier, le bouleversement produit dans l'enseignement secondaire par l'abolition de la Compagnie de Jésus. Tant que les effets ne s'en furent pas produits, les ambitions du Tiers allaient à garnir ses poches s'il était dans les Fermes, à s'avancer s'il était au Palais ou dans l'Administration, et, s'il n'était rien de cela, à gagner des grades dans sa ville, sa compagnie, sa jurande ou son métier. Sa vanité n'attendait que des lettres-patentes pour se croire appariée à la Noblesse ; ce n'était que par envie qu'il se disait égalitaire, mais le Roi était trop haut pour qu'il l'enviât. La surface est cela : Au profond, des vertus très grandes, d'abord le sens du respect, puis l'instinct, le goût, la passion d'acquérir et de monter, la patience, l'économie, l'honnêteté. Les générations comptent peu pour lui : Il n'est point pressé et sait travailler pour l'avenir. A un roi qui sait jouer de lui, il ne refuse point de prêter son argent, pourvu qu'il croie en acheter quelque chose. Il ne donne guère son sang, parce qu'il n'en tirerait point un profit et que cela est affaire aux gentilshommes, mais qu'on le fasse noble et il montrera que le courage s'apprend plus vite encore que les belles manières. Moins les privilèges qu'il a conquis sont importants, plus il y tient. Si l'on y touche, il s'exaspère. Ce n'est point lui qui, de lui-même, a fait la Révolution ; au début il a suivi quelques nobles déclassés et endettés qui lui ont montré la route ; puis, il a pris ses avantages, mais uniquement parce que Roi et Noblesse s'abandonnaient. Pour l'amener à souhaiter, puis à opérer un changement, il a fallu que ceux qui avaient tout intérêt à l'éviter fussent les premiers à le prêcher, que ceux qui avaient la garde du principe d'autorité employassent toutes les armes pour le détruire. Encore le Tiers-État véritable, le Tiers-État arrivé n'a-t-il que subi, non conduit. La monarchie constitutionnelle l'eût satisfait pleinement, parce qu'il y prévoyait son règne... Pour le Roi, qu'il mettait hors de cause, il gardait, après trois années de Révolution, une sorte de religion respectueuse et, par la suite, pour arrêter l'expression de son vœu, il a fallu, de 1792 à 1798, ces trois coups d'État électoraux : les Massacres de Septembre, le 13 Vendémiaire, le 18 Fructidor. Le Tiers a eu ses déclassés comme la Noblesse a eu les siens, mais les uns, pas plus que les autres, ne sont l'expression de leur ordre qu'ils avaient renié et qui les reniait. Le Tiers, en masse, était conservateur et est demeuré tel. Au dessous du Tiers, tout en bas, il y a le Peuple qui, à des jours solennels, sous les cloches sonnant a volées, entrevoit dans une poussière dorée, au milieu du scintillement des aciers, un être surnaturel, chargé d'or, brillant de pierreries, qui passe comme un éclair, traîné par huit chevaux, en un carrosse d'or. Nulle approche possible, nul contact même de hasard, sauf au jour où ce roi, l'élu de Dieu, revenant de l'autel et sacré de la triple-onction, touche de sa main les hideuses plaies des plus pauvres de ses sujets et les guérit. Nulle apparition presque que dans des fêtes religieuses ou des solennités militaires : dans les unes, prêtre-roi ; dans les autres, héritier des conquérants, chef et conducteur des hommes d'épée, défenseur providentiel de son peuple. Ce qui est de son existence vulgaire et pareille à celle du commun des êtres, s'abolit pour la foule ; la notion s'en perd et s'en étouffe dans ces cloisons étanches qui, superposées, séparent le souverain de la multitude, et où s'encastrent les diverses classes des gens de la Cour. Il reste un être très grand, très bon et très juste, dont la volonté est la loi même, qui vit dans un palais d'or, mange, boit, couche, roule dans l'or, un être dont l'étrange longévité, deux fois répétée, fait le règne comme éternel, sans commencement, ni fin. De 1643 a 1774, en cent trente ans, deux rois seulement, deux rois qui portent le même nom, Louis tous deux ; qui, de visage, se ressemblent à les prendre l'un pour l'autre ; n'est-ce pas toujours le même, un roi qui cesse d'avoir une personnalité pour être seulement LE ROI ? Et, de la, une vénération plus grande, une sorte d'écrasement devant ce maître qui est hors de l'Humanité, dont l'existence échappe aux lois communes, qui est si loin, si haut, si pareil a un dieu... A présent, rien ne subsiste. Tout ce qui a été le respect, la consolation, l'ambition des générations passées, tout bafoué, avili, brisé, détruit, aboli ; les noms même voués aux dieux infernaux. Plus de lois, mais, au caprice d'Assemblées en délire, des décrets rapportés aussitôt presque qu'ils sont rendus et auxquels on se demande si la peine de mort punira d'avoir obéi ou désobéi. Plus d'institutions nationales, mais tour a tour l'Angleterre, Sparte ou Rome devenus des modèles ; plus de mœurs, mais le despotisme des bas instincts ; toutes les classes, tous les états, toutes les professions, toutes les fortunes secouées comme en un van par quelque gigantesque vanneur sourd, aveugle et fou ; la prostitution légalisée par le divorce ; la famille supprimée, l'amitié proscrite, la pudeur morte, et, seule maître de tout, seul souverain des êtres, seul respecté, seul adoré, l'Argent, l'Argent qui a remplacé Dieu, le Roi et la Noblesse, qui donne tous les droits, usurpe tous les privilèges, affecte toutes les tyrannies, corrompt toutes les unies et, de cette France livrée aux agioteurs, aux voleurs et aux banquiers, fait une halle immense où tout est a vendre : la Patrie, la Justice, la Loi, l'Honneur, tout, hormis la Gloire. L'homme de Gloire est venu qui, après les dix années qu'ont duré le despotisme parlementaire, et l'anarchie des Assemblées souveraines, a satisfait le dégoût du peuple ; un coup de baguette sur un tambour, l'apparition de quelques grenadiers dans l'orangerie de Saint-Cloud, c'en a été fait et, au même moment, l'Argent a reconnu son maître, celui que seul il ne peut acheter, car tout l'or du monde ne peut payer Montenotte ou Rivoli. Mais pour refaire une France, rien ; rien que ces toges en lambeaux, trempées de sanie et de boue qui, dans le parc où les Cinq-Cents les ont jetées en fuyant, font ça et là une tache rouge qui semble encore du sang. Avec rien, il faut rétablir une nation : pour cela restituer la Foi qui fait les prêtres, l'Honneur qui fait les soldats, l'Honnêteté qui est le lien des êtres et des peuples civilisés. Avant tout, et pour commencer, il faut relever ce principe d'autorité contre lequel, depuis quatre-vingts ans, s'acharnaient comme à l'envi, pour le discréditer et le détruire, les rois, les reines, les ministres et les courtisans avant même qu'il fût tombé a être la proie des imbéciles, des ratés et des fous. Mais, a ce principe d'autorité, comment rendre l'intensité qu'il avait naturellement sous les Rois ? Sans doute le général d'Italie et d'Egypte apporte son prestige personnel a la magistrature dont il est revêtu ; sans doute, il lui donne comme base le consentement unanime d'une nation, assoiffée de sécurité pour le présent et pour quoique avenir ; sans doute, sa personne est adorée dans l'armée et dans une partie du peuple ; mais, comme tout cela est peu de chose en comparaison de cette somme de puissance que les derniers rois Courbons possédaient virtuellement sans se donner nulle peine, par le fait seul qu'ils étaient nés, et qui a permis que, malgré leurs maîtresses et leurs femmes, ils régnassent soixante ans. Il manque au principe d'autorité, tel que Bonaparte le représente, une institution divine ; il y manque cette escorte de noblesse dont la fidélité ne peut être corrompue ; il y manque cet éloignement grandiose, ce recul dans le temps et dans l'espace qui, du souverain devenu comme un être d'imagination et de rêve, faisait le maître nécessaire, indiscuté, irresponsable, presque impersonnel, de son peuple. Ce n'est que par degrés que Napoléon perçoit ces distances, et ce n'est qu'a proportion que son pouvoir s'accroît. Au début, magistrat populaire, partageant, au moins nominalement, l'exercice de la souveraineté, il n'est, aux termes mêmes de la Constitution, qu'un membre du gouvernement, nommé pour dix années, indéfiniment rééligible, il est vrai, mais soumis comme ses collègues à cette obligation de la réélection qui est le caractère propre de la forme républicaine. Sa dictature d'espèce nouvelle, ne saurait avoir rien de commun avec la royauté : c'est de la souveraineté nationale qu'elle procède en droit, et, en fait, c'est l'armée, c'est à dire la force, qui l'a établie ; c'est par le consentement du peuple et par la force qu'elle se maintient. Même, lorsque, deux années après Brumaire, Bonaparte s'est libéré de l'éventualité de la réélection ; que, par le Consulat a la vie, il a obtenu toutes les prérogatives du souverain, sauf l'hérédité, il n'est encore qu'un magistrat. La base de son pouvoir est toujours identique ; sa qualité n'est point indélébile, son autorité est dépendante. Même lorsque le dernier degré est franchi, que, comme les anciens rois, il est monté au trône et qu'il a ceint sa tête de la couronne, c'est encore a une puissance extérieure a la sienne et supérieure qu'il doit se référer et si, dans la formule exécutoire de ses décrets, il rejette les mots exprès de volonté du peuple, il est contraint de reconnaître qu'il est Empereur par les Constitutions de la République, ce qui implique la reconnaissance a tous les degrés de la souveraineté nationale. Qui a un souverain au dessus de soi, fût-ce le peuple, n'est point souverain. L'autorité dont l'Empereur est investi, est donc loin encore de celle des rois. Qu'elle soit despotique, qu'elle rejette tout contrôle, qu'elle s'exerce avec les formes les plus rigoureuses, elle n'aura jamais cette énergie potentielle qu'avait l'autorité royale ; elle ne peut plus l'avoir ; les Bourbons même, s'ils revenaient, ne sauraient la retrouver. La Révolution a brisé le charme ; elle a interrompu la prescription, elle a démontré que les rois pouvaient être renversés ; elle a laissé derrière elle une trace indéfinie de scepticisme ; elle a aboli la vénération et, par ces serments répétés qu'elle a exigés pourtant de constitutions diverses, elle a détruit le sentiment, la notion même de la fidélité. Désormais, la trahison n'est plus trahison dès qu'il s'agit de politique et, pour violer la foi qu'il a promise, tout homme trouve en sa conscience des arguments qui le délient, lui permettent de garder sa place et de servir l'un après l'autre, avec un zèle égal, tous les régimes qui se succèdent. Louis XVIII aura beau, a son retour, dater ses premiers actes royaux de la dix-huitième année de son règne et, de cette façon qui seule est logique, établir la légitimité de son pouvoir ; il aura beau se placer au dessus des faits pour n'affirmer que le droit ; ce droit, il aura beau proclamer que seul il le représente et l'incarne, on n'y croit plus. Lui-même peut-il y croire encore ? Si l'autorité souveraine ne peut recouvrer intégralement le prestige qui s'attachait naturellement à elle avant la Révolution, du moins, en devenant empereur, Napoléon prétend-il lui restituer dans la mesure où il peut raccommoder à l'esprit de son temps, les deux éléments qu'il juge essentiels, non seulement parce qu'ils ont fait subsister la monarchie Bourbonienne, mais parce qu'ils sont obligatoirement la base et la sauvegarde de toute monarchie héréditaire. Il faut à son trône une origine surnaturelle et un entourage d'hommes qui, devant exclusivement au nouveau régime la satisfaction de leurs ambitions et de leurs appétits, se dévouent entièrement à lui ; il lui faut enfin une décoration qui, aux yeux du peuple, le place au même rang que le trône renversé des anciens rois nationaux, que les trônes subsistants des rois voisins. Et alors, de singulières difficultés : Napoléon ne veut calquer aucun modèle étranger. Il ne doit chercher ses exemples que dans l'histoire nationale. Or, les derniers rois ne peuvent lui en fournir, car ils résumaient tout l'effort accompli par leurs ancêtres : en eux, la dynastie qu'ils incarnaient avait fourni sa forme définitive : ils étaient la résultante des siècles. Napoléon, lui, fonde sa dynastie. Ce n'est donc qu'aux fondateurs de dynasties qu'il peut emprunter quelques errements. Il en est deux : l'un n'a été qu'un grand seigneur élu par des seigneurs ses égaux ; son pouvoir était limité par l'oligarchie dont il était l'émanation et dont il avait mandat de sauvegarder les privilèges. Aucune ressemblance entre la position de Napoléon et celle de Hugues Capet et ce n'est point du duc de France devenu roi de France qu'un empereur peut s'inspirer. L'autre a tenu des services de son père une recommandation, non une hérédité. Il n'a pas été désigné par quelques-uns ; il a été l'élu de la nation entière, de la nation armée, la seule qui comptât : par là, il a été César. Pourtant il n'a regardé son règne comme assuré, sa dynastie comme fondée, que lorsque le Pape, interprète de Dieu et arbitre de l'autorité spirituelle, a eu versé sur sa tête l'huile sainte et posé sur son front la couronne. Ce sacre, il pouvait le demander aux évoques de son empire, mais c'est du chef de la religion qu'il a voulu le recevoir, de celui qui lie et qui délie et duquel, pour un chrétien, émane toute vérité. L'exemple est là. La similitude des situations est frappante et s'impose à la pensée. Si Napoléon ne s'est point recommandé de son père, il s'est recommandé de ses victoires. Il a été l'élu de tous, du peuple et de l'armée, et il est César ; mais, comme Charlemagne, il ne tient point que l'élection nationale supplée a l'origine surnaturelle. Par les deux Concordats, il a rétabli la religion catholique en France et en Italie : en le faisant, il a cru céder aux vœux des deux nations ; a bon droit il les suppose catholiques. Comme Charlemagne, c'est donc du Pape et du Pape seul, qu'il peut réclamer l'investiture. Ainsi donnera-t-il a son autorité l'origine divine qui lui manque et, remontant le cours des Ages, unira-t-il la quatrième dynastie a la seconde. C'est pour cela que Napoléon invoque sans cesse le souvenir de Charlemagne, qu'il lui dédie le monument gigantesque projeté sur la place Vendôme, qu'il lui érige une statue à Aix-la-Chapelle, que, en toute occasion, il affirme et témoigne son admiration pour le grand homme dont il a voulu, dès qu'il a été empereur, vénérer les reliques à Aix-la-Chapelle. Peut-être quelque tradition des Cadolingiens, ses ancêtres, excite encore la grande passion qu'il porte à son auguste prédécesseur ; peut-être, quelque souvenir des Empereurs de Byzance, dont une légende le fait descendre ; mais il suffit qu'il ouvre l'histoire pour établir entre la destinée de Charlemagne et sa destinée a lui-même de si étranges rapprochements qu'ils l'engagent et comme l'obligent a ne point chercher d'autre modèle. Lui aussi occupe la place des rois légitimes et prétend substituer sa dynastie à la leur ; lui aussi, les yeux fixés sur l'Italie qu'il a deux fois conquise, tient son empire incomplet s'il ne règne, en même temps que sur les Français, sur les peuples de la Péninsule ; lui aussi a vu tous les Allemands de l'Est soulevés contre le principe qu'il représente et ses lieutenants sont allés, aux lieux où combattit Charlemagne, abattre leur révolte. Lorsque Napoléon dit : Je suis Charlemagne parce que, comme Charlemagne, je réunis ma couronne de France à celle des Lombards et que mon empire touche à l'Orient, c'est là le cri de son cœur. Aussi, c'est sur le costume impérial de Charlemagne qu'il copie son costume du Sacre ; c'est le blason attribué à Charlemagne, un aigle d'or sur champ d'azur, qu'il prend pour armoiries ; ce sont les insignes impériaux de Charlemagne : la couronne, le sceptre, l'épée de Charlemagne que devant lui, le jour du Couronnement, portent Kellermann, Pérignon et Lefebvre. Si ce n'est point a Charlemagne lui-même, c'est au Saint-Empire-Romain de Charlemagne qu'il emprunte la plupart des titres dont il pare les grands dignitaires de son empire. Cambacérès est archichancelier d'empire parce qu'il y avait dans le collège des Electeurs un archichancelier d'empire qui était l'archevêque de Mayence. Lebrun est architrésorier comme était le comte palatin du Rhin. Louis est connétable, non parce qu'un connétable a, jusqu'à Louis XIH, commandé les armées du roi de France, mais parce qu'un connétable était un des palatins de Charlemagne. Si le nom de grand-amiral est sans précédent dans l'Empire germanique — car en France même il ne date que de Louis XIV et rappelle seulement le comte de Toulouse et le duc de Penthièvre —, c'est bien aux traditions allemandes qu'a été empruntée la dignité de grand-électeur, et c'est encore du Saint-Empire que viennent ces vicaires nommés pour suppléer les grands dignitaires : Il y a un vice-grand-électeur et un vice-connétable dans l'Empire napoléonien parce que, dans le Saint-Empire, il y a eu un vice-grand-maître du Palais, un vice-grand-maréchal, un vice-grand-chambellan et un vice-grand-trésorier. Autant qu'il est possible, pour les grandes dignités de l'Empire, Napoléon a donc calqué sinon Charlemagne directement, au moins les successeurs de Charlemagne. De même fera-t-il lorsque pour former autour de la quatrième dynastie un bataillon sacré pareil à celui que trouvaient en leur noblesse les rois Bourbons, il instituera la Légion d'honneur et la noblesse d'Empire. Pour celle-ci l'assimilation est singulière : Comme Charlemagne, Napoléon a ses ducs et ses comtes ; il songe à créer des margraves. S'il admet des barons et des chevaliers, c'est que les deux titres sont en usage dans le Saint-Empire ; s'il érige des principautés (Essling, Eckmühl, Wagram), ce n'est qu'à Vienne, en 1809, à l'exemple des Empereurs d'Allemagne. Enfin lorsque, au fils qu'il espère, il attribue, même avant son union avec Marie-Louise (Sénatus-consulte du 17 Février 1810), le titre et les honneurs de Roi de Rome, quelle preuve plus convaincante que la pensée de Charlemagne et du Saint-Empire le hante sans relâche ? N'est-ce pas en Allemagne qu'il a trouvé le titre de Roi des Romains donné au fils de l'empereur, à l'empereur non couronné et, dans l'exposé des motifs de ce Sénatus-consulte de 1810, ne fait-il pas dire à ses orateurs : Napoléon s'abstint, aux premiers jours de sa gloire, d'entrer à Rome en vainqueur. Il se réserve d'y paraître en père. Il veut y faire, une seconde fois, placer sur sa tête la couronne de Charlemagne. Si complète que Napoléon rêve l'identité de son empire avec celui de Charlemagne, il est quantité' de points où il est contraint de s'écarter du modèle qu'il a choisi, car, pour satisfaire le plus grand nombre possible de ses compagnons d'armes, il doit multiplier les charges et, au dessous des grands-dignitaires, — Carlovingiens ceux-ci — établir d'autres grands-officiers, dont les titres, la plupart sans fonctions, ne peuvent viser que des institutions qui existaient récemment encore, ou qui peuvent être créées à nouveau sans ridicule. Les douze maréchaux d'Empire — douze dès que Murat et Berthier sont promus grands-dignitaires — ont encore, par leur nombre, un air de ressemblance avec les douze pairs de Charlemagne, mais les cinq colonels-généraux de la cavalerie, les inspecteurs-généraux de l'artillerie et du génie et les quatre inspecteurs des côtes ne sauraient trouver de correspondants avant les Valois et les Bourbons. Cela sera de pure décoration et ces grands-officiers de l'Empire n'auront, pas plus que les grands-dignitaires, de fonctions quotidiennes à exercer auprès de l'Empereur. Leurs charges motiveront de gros traitements, de splendides uniformes, rien de plus. Aux jours de cérémonies, les grands-dignitaires et les grands-officiers de l'Empire entreront dans certains salons réservés, ils formeront le cortège du souverain ou entoureront son trône, mais ils ne sauraient ni diriger la Cour, ni présider aux divers services de la maison de l'Empereur et imprimer à chacun d'eux la dignité et l'éclat que souhaite Napoléon. Il doit donc, à cet effet, avoir des Officiers particuliers qui seront les Grands-Officiers de la Couronne. Si ces grandes charges reçoivent de lui les mêmes désignations qu'elles portaient à la cour des Bourbons, c'est que, en tout État monarchique, des fonctions analogues exigent des titres semblables. Partout, le grand-maître ou le grand-maréchal assume la direction générale de la maison ; le grand-chambellan ordonne ce qui touche à la chambre et à la garde-robe ; le grand-aumônier veille au spirituel ; le grand-écuyer dirige les écuries ; le grand-veneur mène les chasses. Suivant les pays, d'autres charges accessoires sont créées selon les besoins du service ou les utilités de politique et de finance. — Ainsi, voyait-on de plus en France un grand-bouteiller, un grand échanson, un grand-pannetier, un grand-fauconnier, un grand-louvetier, un grand-queux, un grand-maître des eaux et forêts ; — mais, sauf le grand-veneur et le grand-aumônier qui, en plusieurs Etals ne se retrouvent pas, on rencontre partout ces trois charges essentielles à la décoration de la monarchie et à la majesté du trône : grand-maître, grand-chambellan et grand-écuyer. Ce sont donc celles que, d'obligation, Napoléon doit rétablir. Point de grand-maître, le titre est trop ambitieux, mais un grand-maréchal, comme en Allemagne ; un grand-chambellan et un grand-écuyer comme partout. Il nomme un grand-aumônier parce que cela est d'usage en France, un grand-veneur pour la même raison, et, sur le même rang, un grand-maître des cérémonies dont la fonction est encore plus nécessaire qu'autrefois, car il s'agit d'enseigner à tous les nouveaux venus une étiquette que plusieurs ont oubliée et que la plupart n'ont jamais apprise. Napoléon se met donc en égalité d'apparat avec les autres souverains d'Europe ; il constitue essentiellement sa cour des mêmes éléments qui composent les leurs ; bon gré, mal gré, il doit, puisque ces usages, partout semblables, sont aussi ceux des Bourbons, reprendre de ceux-ci une tradition nominale qui, seule, peut s'accommoder au temps où il vit, — car Charlemagne est vraiment un peu loin, — mais, les titres rétablis, quelles fonctions confiera-t-il aux titulaires ? Gomment parviendra-t-il à concilier l'esprit moderne, l'esprit d'égalité, l'esprit de la Révolution, dont il est-malgré tout le représentant, avec dès cérémonies dont il sent l'odieux et le ridicule. Le but qu'il poursuit, ce n'est pas tant de surpasser en splendeurs les rois ses prédécesseurs et les souverains ses contemporains ; c'est surtout de rendre au principe d'autorité tout l'éclat dont il était entouré avant la Révolution ; c'est d'attacher à son règne nouveau un nombre considérable d'ambitieux qui viendront d'eux-mêmes se placer dans les cases qu'il aura tracées et qui, pour reprendre les titres qu'ils ont portés ou recevoir des titres analogues, abandonneront leurs anciens maîtres ; c'est d'amener, par les fêtes qu'il ordonnera, des dépenses utiles à l'industrie nationale ; c'est de rétablir un centre d'où partira l'exemple de la politesse, des mœurs et du bon ton ; c'est enfin, d'augmenter la vénération des peuples par ces barrières multipliées, par cette distance mise entre l'Empereur et la multitude. Mais de là, à rétablir telles que sous les Bourbons, les fonctions des grands-officiers de la Couronne et des officiers de chacun de leurs services, de là, à reprendre l'étiquette suivie quatorze ans auparavant et à s'y conformer strictement, il y a loin. Le voudrait-il, il ne le peut pas. L'étiquette dont les peuples qui se disent émancipés peuvent sourire, parce qu'ils ont perdu la notion des idées qu'elle symbolise, n'a point été, dans les vieilles monarchies, formulée d'un seul coup : elle est le produit de l'expérience des âges, l'application raisonnée de traditions dont plusieurs remontent aux fondateurs même des dynasties, dont quelques-unes sont plus anciennes que la dynastie même. La France n'a eu ni le privilège ni le fardeau spécial de l'étiquette. L'étiquette y était la loi de la Cour comme elle est la loi à la cour de tout monarque de droit divin. La traiter en plaisanterie, la ridiculiser, l'abolir, cela donne une popularité d'un jour, mais cela fait crouler une monarchie de vingt siècles. Agir ainsi qu'a fait Louis XVI prouve la plus étrange méconnaissance qu'un roi puisse avoir et du caractère dont il est revêtu et des conditions qui lui permettent d'exercer son pouvoir. La loi de l'étiquette, Louis XIV ne l'avait pas inventée, il l'avait seulement appliquée à son royaume en y introduisant, d'après les précédents, certaines formules ; mais, quant au principe, s'il reçoit des applications diverses selon les usages des nations, il se retrouve identique en Espagne, en Angleterre, dans toutes les monarchies allemandes, en Turquie, en Perse, aux Indes, en Chine, au Japon, partout où règne un monarque qui prétend tenir son pouvoir de la Divinité. Le souverain de droit divin ne peut être approché que par ceux qui dans la nation sont les plus constitués en dignité. Ceux-ci sont ses témoins et ses serviteurs : ils assistent et participent à tous les actes de son existence. Ils répondent de lui à la nation et ils lui rendent des devoirs qui, servîtes en soi, prennent le caractère d'honneurs suprêmes dès qu'il s'agit de sa personne. Ils ont l'obligation de les rendre, mais ils en ont aussi le droit et le souverain ne peut s'y soustraire sans faillir à son caractère. Les deux termes sont inséparables. Si c'est un privilège d'approcher du souverain — privilège chèrement acheté, car en dehors des questions de naissance et de qualité, toute charge, en France du moins, entraîne sa finance qui est grosse — il faut que la charge qui donne ce privilège soit exercée personnellement par son titulaire, et qu'elle le soit régulièrement, ponctuellement, si petite soit-elle ou si grande, afin que tout homme de la Cour se tienne infiniment honoré de l'emploi qu'il y remplit, qu'il soit obligé par ses fonctions à la présence réelle, que par là il soit engagé si avant dans les intérêts du souverain qu'il ne puisse imaginer d'autre ambition que le servir, concevoir d'autre désir que de le contenter, ou former d'autre projet que de s'avancer dans ses bonnes grâces. Il faut que cette foi en la monarchie se répande par chaque courtisan dans le public ; que tout homme qui s'enrichit ou qui s'élève ne se tienne satisfait que lorsqu'il aura conquis, par son argent ou son épée, pour lui-même ou pour ses descendants, quelque place où il serve personnellement le roi. Pour que chacun des rites qui motivent la présence de chacun des officiers de la maison puisse s'accomplir, il faut que la vie du souverain soit réglée à la minute ; que le souverain ne se lasse ni ne s'ennuie jamais d'être ainsi servi ; qu'il éprouve à ce point le sentiment intime de sa mission quasi-divine que nulle de ces servitudes ne le fatigue ; qu'il y porte la conviction qu'il n'accomplit point là des cérémonies vaincs, mais des actes d'une importance suprême. Ainsi, chacun y trouve son compte : le roi y puise cette force de la foi en lui-même ; il on est plus respecté et ce respect le grandit à ses propres yeux ; les officiers de sa maison se sentent honorés de le servir, se tiennent pour les premiers de l'État et, s'ils se livrent à des intrigues pour obtenir la faveur du souverain, ils ne sont point dangereux pour le trône ; la noblesse et la haute bourgeoisie ambitionnent des emplois qu'on peut multiplier à l'infini et qui sont une ressource inépuisable pour le trésor, en même temps qu'ils sont un but pour toutes les ambitions ; le peuple même, en sachant que le souverain est servi par les plus illustres familles de chaque province, en prend plus de vénération pour ce maître des maîtres. Pour que la monarchie héréditaire subsiste, il faut qu'elle réunisse ces trois éléments : que le Souverain ait la certitude qu'il possède en lui-même la plénitude du Droit ; que ceux qui l'entourent aient la certitude que, le Souverain incarnant le Droit, l'approcher pour lui rendre les services les plus humbles constitue la distinction suprême ; que les sujets, tous les sujets, aient la certitude que le Souverain ne peut être un autre, qu'il est parce qu'il est, qu'il n'a pour ainsi dire pas eu de commencement tant est ancienne sa dynastie et qu'il ne saurait avoir de fin tant l'hérédité en est assurée. L'étiquette seule assure ces trois éléments : en enfermant dans la Cour la vie matérielle du souverain, elle l'environne d'un mystère sacré ; c'est de ce mystère que dépend son pouvoir, et c'est pourquoi, peu à peu, sauf pour les plus grands, le souverain absolu devient inabordable ; sa face ne doit plus être regardée ; ceux même qui sont admis en sa présence ne doivent point lever les yeux sur lui. Tout se tient ici, tout s'enchaîne. Le despote d'Orient qui vit reclus dans son harem, que nul de ses sujets n'aperçoit, dont la présence n'est révélée aux ambassadeurs des peuples étrangers que par le rythme d'Une musique traditionnelle ou par le bruit farouche des gongs d'airain, est seul conséquent. Il est l'envoyé de Dieu ou il est Dieu ; on ne voit pas Dieu. En Europe, parce que les dynasties y sont trop jeunes, et uniquement peut-être pour cette cause, les rois n'ont pas poussé la logique jusqu'à ce degré, mais ils y eussent été entraînés s'ils avaient duré. Déjà, en France, les rites avaient acquis une importance telle qu'ils accaparaient presque toutes les heures de la journée et chacun était nécessaire, non tant parce que la tradition le voulait ainsi que parce que l'existence du rite avait motivé la création de toute une série de charges qui n'eussent point été remplies, si le roi s'était dérobé. La Révolution ayant remboursé ou aboli les charges, le rite pouvait tomber en désuétude. Restait pourtant la tradition : était-on vraiment le souverain si on n'était pas entouré de la même foule qui jadis entourait le roi, si on n'accomplissait pas les mêmes cérémonies ? Et comment, d'autre part, avoir le courage de s'y soumettre ? Comment trouver en soi la constance de supporter, tous les jours, cette servitude ? Comment se plier à celte série d'obligations qui accompagnaient par exemple, jusqu'aux derniers temps de la Monarchie bourbonienne, un acte aussi simple que le Lever ? Le premier valet de chambre qui a couché dans la chambre du roi, faisant pénétrer les garçons de la chambre qui ouvrent doucement les volets et entrebâillent la porte aux entrées familières ; puis, le Roi éveillé, l'appel de la grande entrée ; le Roi sortant de son lit, le grand-chambellan ou le premier gentilhomme de la chambre lui passant la robe de chambre ; puis, après des intervalles, tous réglés, le grand-maître de la garde-robe lui mettant la camisole et le cordon bleu ; à chaque cérémonie de la toilette, une entrée correspondant : première entrée ou entrée des brevets, entrée des Ambassadeurs de famille, entrée de la chambre, cinquième entrée qui se fait quand le Roi a lavé ses mains, sixième entrée quand Sa Majesté a pris sa chemise. On dirait, ces Entrées, d'une pièce de Molière, d'un des divertissements d'entr'acte, où l'on voudrait que les courtisans s'avançassent dansant et faisant des grâces. En vérité, ils dansaient presque, et toute cette cérémonie a comme un air de ballet, de ballet religieux, mesuré et très grave, comme en dansent les prêtres de toutes religions devant leurs idoles. C'est une prérogative singulière de verser de l'esprit-de-vin sur les mains du Roi ou de lui présenter le bénitier, de défaire la manche droite ou gauche de sa camisole ; c'est un honneur de passer la chemise au Roi, un honneur qui échoit d'abord aux fils et aux petits-fils de France, puis aux princes du sang, puis aux princes légitimés, à leur défaut seulement au grand-chambellan et ensuite, en suivant la hiérarchie, au premier gentilhomme de la chambre, au grand-maître de la garde-robe, au maître de la garde-robe, aux officiers de la garde-robe, chacun en son ordre, et celte chemise, chauffée, couverte d'un taffetas blanc, elle est, suivant le rang de celui qui la doit donner, présentée par tel ou tel dont c'est la charge, prise de telle ou telle façon, si bien que, derrière sa robe de chambre levée que deux valets de chambre soutiennent pour le dissimuler aux regards, le Roi peut grelotter durant que tel ou tel entrant dans la chambre, retire ses gants et se met en posture de le servir. Voit-on Napoléon soumis à une telle contrainte et attendant ainsi sa chemise ? Si son tempérament lui permettait de subir de telles minuties, où on prendrait-il le temps ? Sa vie est bien trop occupée par le travail pour qu'il puisse chaque jour en distraire des heures. D'ailleurs, dans ce palais, troué des boulets du Dix-Août, où des feuilles de parquet sont rouges du sang des Suisses et des gentilshommes égorgés, comment songer à revêtir ainsi tout entière la défroque des rois ? N'en est-il pas des morceaux qui, sur eux, gardaient une traditionnelle majesté, qui, sur un autre, sembleraient un déguisement de carnaval ? Pour que ces cérémonies puissent émouvoir, provoquer le respect, assurer la dignité du trône, tout le moins demeurer sérieuses et être prises comme telles, il faut qu'elles aient un sens, qu'elles procèdent d'une tradition, qu'elles évoquent des souvenirs. Ici rien de tout cela ; nulle tradition hormis celle des Bourbons, nul souvenir hors du leur ; rien qui appartienne en propre à la dynastie nouvelle. Pour que le culte s'accomplisse, il faut qu'il trouve des prêtres, il faut que ces prêtres croient à la religion dont ils célèbrent les mystères. Or Napoléon lui-même ne peut avoir l'intime certitude de sa souveraineté comme l'avaient les rois descendants de Hugues Capet. Pour lui, l'étiquette est une nécessité de la monarchie, mais ne peut être un article de foi. Appliquée à sa personne, elle est une institution qu'il impose, une loi qu'il promulgue. Mais combien d'institutions tombées dans l'oubli en dix ans, combien de lois rapportées !... L'étiquette qu'il ordonne sera obéie parce qu'il est en possession de la force, mais elle ne saurait être vénérée. Les hommes qui viennent de la Révolution la prendront au sérieux lorsqu'il s'agira d'eux-mêmes, nullement quand il s'agira des autres ; les hommes qui viennent de l'ancien régime n'y verront qu'une parodie du passé. Elle ne sera même point à leurs yeux une étiquette dans le sens propre, c'est à dire un code du cérémonial dont chaque article est constitué par un précédent, dont chaque prescription est justifiée par un exemple : seulement une consigne qui durera autant que celui qui l'a donnée. À reprendre tout entier le cérémonial de la monarchie, il n'y a donc point à y songer, non que Napoléon craigne, en s'en affublant, de se rendre ridicule — il n'a point le sens du ridicule ; il a dit lui-même : La puissance n'est jamais ridicule —, mais il ne veut point la restaurer parce qu'il en serait gêné, il ne le peut point surtout parce qu'il ne trouve point autour de lui la multitude qui lui serait nécessaire polir l'appliquer et pour que, en cela, il ne soit point inférieur aux anciens rois. Ses compagnons de guerre ne sont point bons à de tels offices. Leurs chevauchées par l'Europe avec la mort en croupe ont rendu leurs reins trop peu souples pour des métiers d'antichambre. Ils ignorent comme on les remplit, et y commettraient de singulières balourdises. C'est de naissance qu'il faut tenir les usages et toute l'éducation doit y avoir été employée. Même ceux, plus jeunes, qui ne sont point encore arrivés aux plus hauts grades et qui ont formé jusque-là la Famille consulaire, hommes de main et hommes de cerveau, y sont presque tous impropres. Sans regarder à leurs origines, sans s'inquiéter de quelle souche ils sortaient ni de quel collège, Bonaparte les a recrutés au hasard des temps, sur leur bonne mine, parce qu'il les avait vus braves, intelligents et honnêtes, ceux-ci au siège de Toulon, ceux-là à la journée de Vendémiaire, les uns dans l'état-major de Berthier, les autres sur le champ de bataille de Marengo : il en est de nobles, mois peu, encore de petite noblesse et qui n'ont jamais approché la Cour. Un seul est de bonne maison, mais c'est son nom justement, bien plus que sa réputation militaire, qui l'a fait appeler dans l'état-major aux derniers temps du Consulat. Quant aux préfets du Palais que, vers la même époque, il a nommés pour faire les honneurs de ses réceptions, diriger le cérémonial et soigner le matériel, ce sont, la plupart, des bourgeois d'origine dont les mieux apparentés tiennent à quelque famille de finance, dont les mieux instruits de l'étiquette ont jadis, à la cour royale, exercé quelque charge infime, de colles qui savonnaient les vilains, leur permettaient d'ajouter au nom patronymique quelque nom de terre et, au bout de deux à trois générations, de parer d'un titre usurpé un nom de contrebande. Pour les grands, vraiment d'ancienne noblesse et vraiment de haute race qui avaient été les grands-officiers de la couronne de France, il n'y fallait point songer. Ceux qui n'avaient point péri sur les échafauds demeuraient en exil, religieusement fidèles à leur roi, dépossédé, non découronné. Le grand-aumônier de France, le cardinal de Montmorency-Laval vivait à Alloua ; du grand-maître, le prince dé Coudé, du grand-Chambellan, le prince de Guéméné, du grand-écuyer, le prince de Lambesc, du grand-veneur, le duc de Penthièvre, princes de la Maison royale ou de la Maison de Lorraine, inutile de parler. Le grand-bouteiller, le marquis de Verneuil, était mort, le grand-pannetier, le duc de Brissac, avait été massacré, le grand-fauconnier, le marquis de Vaudreuil, était près du Roi, le grand-louvetier, le comte d'Haussonville, rentrait à peine d'émigration. Il mourut en 1806 et ce fut seulement quatre années plus tard, en 1810, que son fils se présenta pour être chambellan. Des premiers gentilshommes de la chambre, des capitaines des gardes, des gouverneurs de maisons royales, nul qu'on trouvât en l'an XII rôdant autour des Tuileries : ni Richelieu, ni Durfort, ni d'Aumont, ni Fleury, ni Noailles, ni Luxembourg, ni de Poix. Bien plus qu'on ne s'imagine, la haute noblesse est restée fidèle à ses maîtres ; pour en avoir le semblant, Napoléon pourra plus tard recruter quelques cadets faméliques ; mais des chefs de noms et armes, de ceux qui ont la charge de leur maison, il n'en aura point de si tôt, si même il en a jamais. Sans la participation assidue de cotte foule illustre, le rétablissement de l'ancienne étiquette est impossible ; seuls, ces hommes en possèdent les secrets, seuls, ils en connaissent les minuties. Seuls, ils ont pu, des siècles durant, s'interposer entre le roi et le peuple, sans que celui-ci en murmurât, parce qu'il connaissait leur illustration, et que pour lui l'éclat de leurs services rehaussait la majesté du trône. Il est des raisons d'un autre ordre, qui, à défaut de l'impossible dont il n'a jamais voulu tenir compte, doivent se présenter à l'esprit de Napoléon et le déterminer. La vieille monarchie reposait sur une fiction dynastique. La nouvelle est fondée toute sur l'idée que la nation a prise de son chef. La royauté capétienne se soutenait par le mystère, par l'ignorance où demeurait le peuple de ce que valait son roi : l'Empire vit par la communion constante entre l'Empereur et les soldats, par la conscience que tous les citoyens ont prise de son génie. La France bourbonienne subsistait telle qu'elle était, parce que des siècles après des siècles l'avaient ainsi constituée ; que chaque roi y avait mis sa pierre, que chaque reine y avait porté sa dot, que chacun des peuples qui la formaient en subissant, en acceptant, ou en réclamant la suzeraineté du roi, avait conservé ses institutions propres ; que ces petites nations dont le roi seul était le lien fédératif, gardaient leur vie particulière, leur esprit, leur langue, leurs coutumes, ne s'étaient jamais, quoiqu'on eût tenté, fondues en une seule et grande nation. Nul esprit commun, nul but semblable, nulles lois pareilles. Le roi de France, qui n'était au fait roi que de l'Ile de France, aurait dû, comme d'autres souverains font encore, ajouter à son titre, s'il n'eût été, comme on disait le plus haut après celui de Roi des Cieux, rémunération des duchés et des comtés dont il était seigneur. Ainsi eût-il proclamé une vérité absolue. Lui seul donnait une cohésion apparente à ces éléments dissemblables ; en lui seul se confondaient des droits qu'il tenait bien moins de la conquête que de l'assentiment des principaux du peuple. A lui seul, non en tant que roi, mais en tant que duc et comte, remontait la hiérarchie féodale de chaque duché et de chaque comté. Ébranler un chapiteau, c'était mettre tout l'édifice en péril, c'était en troubler toute l'économie. Il fallait vivre sur la foi des temps, tenant que ce qui avait mis six cents ans à s'organiser, et qui, depuis deux siècles, avait trouvé sa formule, durerait encore bien des règnes. La machine étant ainsi montée et marchant à peu près, il fallait la laisser Fonctionner telle quelle, sans prétendre supprimer des rouages inutiles ou en remplacer d'usés par des neufs. Ainsi, chacun y avait sa place, ainsi, chaque institution, quelque surannée qu'elle parût, y avait sa raison d'être, son utilité, sa nécessité. Il fallait, pour que les peuples en gardassent le respect, pour qu'ils n'en aperçussent point les crevasses, pour que, par un retour sur eux-mêmes, ils ne fussent point tentés de la démolir, que cette énorme et singulière mécanique, toute poussiéreuse et rouillée, fût en quelque façon noyée dans une sorte d'atmosphère brumeuse et dorée, où les objets se confondissent, pour ne permettre d'entrevoir que la masse encore imposante et grandiose. Dès que les rois enlèvent quelque épaisseur au voile qui les couvre, le respect s'en va. Dès qu'ils touchent 6 leur machine pour la réparer ou la réformer, la machine s'arrête. Un temps, des roues folles tournent encore dans le vide, mais le grand ressort est brisé. Bientôt, tout cet amas de ferraille rongée et de bois pourri s'écroule comme de soi, au risque d'écraser la nation entière, et la terre, très loin, ost jonchée de débris. Mais le peuple se secoue, s'anime, se prend a vouloir vivre. De duché en duché, par dessus les barrières abolies, on se parle et on est surpris de se comprendre. Bientôt, on fait un pas les uns vers les autres, l'on se reconnaît et l'on s'embrasse. On a les mêmes haines, les mêmes besoins, les mêmes intérêts, le même idéal. Et, d'un bout à l'autre de ce royaume qui n'avait de commun que le Roi, des hommes, de race différente, qui s'expriment en des patois divers, sentent sur tout leur corps un frisson pareil. Us veulent être une nation et ils sont la France. De cette nation, Napoléon est l'élu. Sa machine à lui, il l'a construite lui-même, à son gré et au gré de la France. Elle est neuve et solide et ne perd rien à être regardée de près. Les ressorts d'acier qu'il a ramassés ça et la sur le sol, il les a retrempés pour son usage. Il les a combinés avec des rouages qui semblent nouveaux, mais que tous, la nation même lui a fournis. Il a eu soin de n'y rien mêler d'étranger, tenant que ce pays peut se suffire et ne doit point vivre d'emprunt. Il a fait sa machine assez haute et assez large pour qu'elle régisse le monde, assez délicate et sensible pour qu'elle se plie à tous les progrès et à tous les besoins nouveaux. Une roue cesse de fonctionner, — on l'enlève. Un ressort est usé, — on le change, et la machine marche toujours. La machine même est indépendante de lui. Il en est le suprême moteur ; il n'en est pas le moteur indispensable. Sans doute, pour qu'elle prenne tout son jeu, il faut que le chef de tous soit l'élu de tous, mais même si on la déplace de cette base ; même si on lui enlève ce couronnement, la machine continue a marcher. En ce qui le touche lui-même, il sent bien que c'est à ce principe unique, celui de la souveraineté nationale, qu'il doit d'être. Si par instants il veut confondre la dynastie qu'il établit avec celle des Bourbons, s'il accepte en quelque sorte leur succession, s'il s'efforce de donner à sa souveraineté une forme extérieure pareille, rien ne peut le soustraire à cette nécessité de demeurer en contact avec la nation. Aux heures où sa puissance lui paraît fondée de façon à défier tout orage, il peut multiplier les intermédiaires, n'apparaître plus devant le peuple qu'entouré d'une pompe glorieuse, en habits impériaux, épaissir lui aussi le mystère autour de sa personne et s'enfermer dans le harem. Mais, que viennent les jours mauvais où l'Europe coalisée le menace, il va de lui-même se retremper dans le peuple ; il se montre à lui en ses habits militaires, il parcourt les rues et les places, il provoque la familiarité de la nation, tant il sent que tout pouvoir émane du peuple et que rien de ce qui se fait sans lui n'est légitime. Donc, puisqu'il considère que, comme pour les autres souverains, ceux qui l'ont précédé en France et ceux qui règnent autour de lui en Europe, il est nécessaire à son prestige qu'il organise une cour et institue une étiquette, puisqu'il sent en même temps que, aussi bien pour son tempérament qui ne s'y pliera point, que pour son travail qui en souffrira, et pour son pouvoir même qui en sera ébranlé, la restitution de l'ancienne cour et de l'ancienne étiquette, presque impossible par ailleurs, serait dangereuse et nuisible, il faut qu'il adopte ici comme ailleurs, un moyen terme, qu'il soit ici encore, comme il l'est dans la législation, dans l'administration intérieure et extérieure, dans le domaine spirituel, dans le régime de la propriété terrienne, dans l'organisation de la fortune mobilière, le conciliateur. Il faut qu'il trouve une formule encore — et c'est peut-être, bien qu'il s'agisse aux yeux de quelques-uns d'intérêts restreints, la plus difficile à rencontrer — une formule qui combine le passé avec le présent, et qui donne a la monarchie nouvelle qu'il organise, avec l'éclat qu'il recherche, avec la splendeur dont il prétend s'entourer, avec le recul qu'il lui croit nécessaire, une indépendance relative. Cette formule doit permettre au souverain de conserver la liberté de sa vie privée et de son travail public, doit le maintenir en contact permanent avec l'armée, doit lui laisser enfin, avec la nation, des relations assez fréquentes pour qu'il soit averti des grands courants qui s'y forment, qu'il reçoive les demandes particulières que les citoyens ont à lui adresser, et soit a même ainsi de réparer les injustices et les abus de ses agents. Cette formule, Napoléon la trouve, et, peut-on dire, il la trouve sans talonner et du premier coup. Il distingue en sa personne deux êtres : un être qui, dans l'ordre physique, intellectuel ou moral, a des besoins qui doivent être respectés et pour lesquels il faut une liberté entière ; puis, un être qui est assujetti a sa dignité et dirigé par le Grand-maître des cérémonies ; un être de représentation et de pompe dont l'étiquette règle les démarches et qui, dès qu'il paraît en forme officielle, est soumis à tous les rites d'usage pour les monarques absolus. L'Homme garde son droit de penser, de travailler, de vivre à sa guise, de manger à sa fantaisie ; le Souverain conserve l'entourage nécessaire a sa dignité, mais, de cet entourage, il ne reçoit que des services symboliques qui figurent seulement les devoirs réels pour lesquels, à l'origine des temps, toute charge a été instituée. C'est ce que Napoléon se plaisait a constater en disant qu'il était le premier qui eût séparé le Service d'honneur (expression imaginée sous lui) du Service des besoins ; qui eût mis de côté tout ce qui était réel et malpropre pour y substituer ce qui n'était que nominal et de pure décoration. Il appuyait cette innovation sur ce raisonnement : Un roi, disait-il, n'est pas dans la nature, il n'est que dans lm civilisation, il n'en est point de nu, il n'en saurait être que d'habillés. Vraie pour lui, la théorie était fausse en ce qui touche les rois de droit divin. Ils ne sont point dans la nature, sans doute, mais parce qu'ils sont au dessus de la nature. Leur puissance est surnaturelle par son origine et par sa transmission. C'est ainsi du moins qu'ils l'envisagent et qu'on la comprend autour d'eux. Qu'ils portent ou non les insignes de leur dignité, cela n'y fait rien : leur caractère est indélébile. Il est indépendant de l'exercice de leur pouvoir. Il ne tient point au sacre qu'ils ont, la plupart, reçu a Reims : le sacre, pour eux, n'est point une investiture, il n'est qu'une consécration. Nus, ils sont rois, tout autant qu'habillés, et les fonctions domestiques que les grands du royaume remplissent près d'eux pour les vêtir ou les dévêtir affirment sans réplique la permanence de leur fonction monarchique. Pour Napoléon au contraire, son caractère est nouveau, il dépend d'une triple investiture militaire, nationale et religieuse. Dans le passé, il ne se rattache à rien, dans l'avenir, il ne s'enchaîne à rien. Les devoirs qu'on lui rend s'adressent è la souveraineté dont il est revêtu, — souveraineté dont il doit porter les insignes — non à l'homme qui, lui, garde le droit d'avoir une vie privée, une vie non officielle, sans faillir à son devoir de souverain, sans manquer a la Royauté comme ont fait Louis XV et surtout Louis XVI. Cette distinction peut ne s'être point présentée à l'esprit de Napoléon ou, plus vraisemblablement il n'a pas, même à Sainte-Hélène, voulu l'exprimer, parce que c'eût été l'aveu que son pouvoir était en cela inférieur à celui des Bourbons : mais elle résulte des faits et il ne pouvait s'y soustraire. Lorsqu'il dit : Si j'avais été mon petit-fils !... et qu'il envisage quelle eût été l'étendue de son autorité s'il l'eût tenue de deux générations seulement, il affirme, et avec quelle singulière vigueur, à quel point la tradition, lui a fait défaut en son édifice monarchique ; à quel point, dès qu'il est sorti de la réalité du droit démocratique pour chercher a son pouvoir des origines de droit divin, il s'est trouvé inférieur à ceux qu'il a remplacés, parce que, la, lui qui ne reconnaît pas l'impossible, s'est heurté à quelque chose qui est hors de lui et au dessus de lui : le Temps, qui seul consacre les dynasties et leur donne aux yeux des peuples un air de divinité. Pour concilier ce qui fait la réalité de son pouvoir avec ce qui a été jusque-là la représentation du pouvoir, Napoléon est donc obligé d'avoir deux existences : l'une, de parade, a pour théâtre l'Appartement d'honneur, et les Grands Appartements des Palais, la Chapelle, les Théâtres, le Corps législatif, le Sénat, Notre-Dame et l'Hôtel de Ville, toutes les scènes diverses où il doit jouer en public son rôle d'empereur : l'autre, sa vie vraie, sa vie personnelle, sa vie d'homme, sa vie de travailleur, sa vie de mari et d'amant s'écoule toute entre les murs de l'Appartement intérieur. Là, il est lui-même : il apparaît avec ses façons familières, ses méthodes de travail, ses manies d'ordre et de rangement. C'est là qu'il faut le voir d'abord si l'on prétend se représenter l'homme qu'il a pu être et si l'on veut prendre de son existence normale — celle qui lui a permis de suffire à son œuvre et de remplir ses destinées — une notion qui s'approche par quelque côté de la vérité historique. |