NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

1769-1793

§ 20. — SEPTEMBRE 1793.

 

 

A ce moment, Napoléon a atteint sa vingt-quatrième année et l'on peut considérer sa formation intellectuelle comme accomplie. Sans doute, chaque jour qui s'écoulera pour lui, chaque homme qu'il rencontrera, chaque événement qui s'accomplira en sa présence, apportera à son cerveau des connaissances nouvelles, des idées, des rapprochements. Perpétuellement, ce cerveau acquerra et dépensera, et son bagage intellectuel ne cessera de s'accroître. Mais, à cette époque de sa vie, le contingent des notions élémentaires dont disposera le général d'Italie et d'Égypte est formé, la certitude est acquise des vérités essentielles sans lesquelles nul gouvernement n'est possible ; la conviction est formée sur les institutions politiques et sociales des différents peuples, sur leur constitution historique, les forces et l'activité qu'ils peuvent déployer, les rapports qu'ils peuvent avoir les uns avec les autres ; enfin le vocabulaire est recueilli et la forme est trouvée pour parler au peuple et à l'armée, au monde et à la postérité.

Pour comprendre l'évolution qu'a subie son esprit, il faut avoir sans cesse sous les yeux son point de départ. A son arrivée en France, à Brienne, à l'École militaire, à la Fère, à Auxonne, Napoléon est Corse, il est uniquement Corse ; il ne veut être rien autre chose que Corse. Il n'est pas seulement Corse parce qu'il est patriote, parce qu'il se sent exilé, parce qu'il croit ses compatriotes persécutés, parce qu'en France lui-même est un vaincu et un otage, parce que son tempérament se révolte devant la servitude — comme s'il était un esclave et que ses maîtres fussent des Romanis — mais, aussi, parce qu'il s'imagine-que, sous Paoli, la Corse a réalisé l'idéal gouvernemental et social qu'il s'est formé. N'y ayant point résidé, il croit ce qu'on lui en a dit et surtout ce qu'il en a lu. C'est un État où ne subsiste nul privilège, où l'égalité est complète, où le paupérisme est inconnu, où les mœurs sont pures, où les lois, expression de la volonté de tous, sont obéies et respectées par tous. Point de droit d'aînesse ; point de castes dominantes ; un clergé patriote, pauvre, dépendant, et ne se mêlant pas au gouvernement ; des institutions assurant à chaque citoyen le pain quotidien ; tous les hommes courageux, toutes les femmes chastes ; un peuple semblable aux Spartiates, ayant trouvé en Paoli son Lycurgue.

Sur un esprit aussi préparé quelle doit être l'influence de Jean-Jacques ! A cette Corse idéale, Napoléon applique naturellement les théories que lui fournit Rousseau. A ce moment, il est tout républicain, mais républicain de théorie, tel que peut l'être Saint-Just. Il ne sait rien des hommes et ne vit que pour et par l'idée. Mais tandis que l'esprit républicain des hommes qui vont être les législateurs de la Révolution s'est formé presque uniquement sur des souvenirs de collège, d'après les républiques antiques, et sur des théories philosophiques, d'après Rousseau ; son républicanisme à lui s'est formé surtout d'après la Corse. Là est une différence sensible, car Saint-Just ne peut aller voir ce qui s'est passé à Sparte et Napoléon viendra voir ce qui se passera en Corse.

Tant que la Corse est traitée en province conquise, Napoléon conserve ses illusions et les entretient. C'est la France seule qu'il accuse de l'abaissement des caractères, c'est elle qu'il rend responsable des haines locales. Il déteste son oppression militaire, juridique et financière. Il hait les institutions qu'elle cherche à introduire, les divisions qu'elle produit, les inégalités qu'elle suscite. Mais voici la Révolution : par tous les moyens, il a procuré que la Corse en profitât et qu'elle devînt libre, en attendant qu'elle redevienne indépendante et que, par le simple fait du retour à ses anciennes lois, elle étonne l'univers par ses vertus — peut-être qu'elle soit appelée à jouer dans le monde moderne un rôle pareil à celui de la Perse, de Sparte, de la Macédoine, de Rome, de ces tout petits peuples qui, possédant en eux-mêmes une dose d'énergie supérieure à celle de leurs contemporains, redoutables à la fois par leur mépris de la mort et leur mépris de la richesse, ayant accepté des institutions qui les endurcissent au moral et au physique, se sont préparés pour l'agression et la conquête, et, un jour, se ruent sur l'humanité et subjuguent les plus vastes États : Cyrus, Alexandre, Mahomet l'ont bien fait. Pourquoi pas la Corse, si elle trouve un homme ? S'il n'y pense point, pourquoi en ces notes cette perpétuelle évocation des conquérants qui ont su faire grand avec de petits moyens ?

Voici donc la Corse libre — par lui. La voici assimilée à tout autre département français ; elle a ses électeurs, ses élus, sa garde nationale. Bien plus, elle a retrouvé son dieu, son dictateur : Paoli. Et voici que, dans chaque ville, dans chaque village, des factions s'élèvent et se combattent, comme jadis dans les petites républiques d'Italie. On se dispute les places, à coups de bulletins et à coups de stylet ; les basses intrigues, les jalousies de clocher, les haines familiales, tout est mis en œuvre ; l'argent joue son rôle ; et ce rôle est immense. Quoi c'est là son rêve !

Il est ambitieux et la place, que, dans son imagination, il s'était donnée en Corse était sans doute la première : seul, il sait ; il a fait des études ; il est un soldat ; il pressent son génie. Il succéderait à Paoli ; en attendant, il serait son bras droit, l'homme de guerre de la nation. Mais on le rejette ; on le tient suspect à cause de son éducation française, de son père rallié, de sa mère qui a reçu Marbeuf. Pour Paoli et son entourage d'émigrés rentrés, il n'est point un pur. D'ailleurs c'est un gamin : il a vingt-deux ans. Et puis ces Buonaparte, qu'est-ce ? A Ajaccio, pour l'argent, il est dix familles qui les priment, qui ont davantage souffert, qui ont donné plus de gages d'attachement à Paoli ; ces idées républicaines, ces théories à la Rousseau, ces discours au club, ces adresses, ce mouvement qu'ils se donnent, cette ambition qu'ils montrent, tout les rend suspects ; on les regarde d'abord avec quelque dédain ; puis, lorsqu'ils tendent malgré tout à s'élever, on n'a qu'une pensée, c'est de les déprimer : la coalition de toutes les médiocrités se fait d'elle-même contre eux, et c'est une joie qu'on se donne de les abattre.

Napoléon, déchu de son rêve, comprend que l'activité de son cerveau est ici sans objet, car les aliments qu'elle se donnerait ne pourraient être que médiocres — aussi médiocres que les hommes et les choses. Elle s'userait à chercher qui l'emportera de Peretti ou de Peraldi — lutte passionnante pour les Ajacciens et qui n'est à la vérité indigne d'attention que parce qu'il s'agit d'un bourg et non d'un empire : car là, l'on dépense autant et plus de politique, d'habileté, de finesse, de ruse et d'invention pour une élection municipale qu'on n'en dépense ailleurs, dans de grands États, pour dix changements de gouvernement.

Écœuré, Napoléon l'est ; mais il est instruit. Il a vu de près les hommes et il sait les ressorts par lesquels on les mène. Il a participé à deux coups d'État, considéré une dizaine d'émeutes, assisté à un nombre singulier d'élections, regardé un parlement, jugé un dictateur. Il a pris connaissance des moyens par qui l'on gouverne ; il sait comment on se fait ou s'aliène des partisans ; il a l'expérience des mots qu'il faut employer et des façons qu'il faut prendre pour conserver ses amis. L'expérience est faite. Il ne saurait à présent rien gagner à vivre en Corse : au contraire, il s'y noierait.

Ces finasseries qui ne sont plus des finesses et qui, à force d'être bien combinées, sont singulièrement étroites, ces inventions, ces pièges, ces défiances rapetisseraient son cerveau, fausseraient son jugement et, par l'idée fixe, abêtiraient son esprit. Nul doute que, pour un homme d'État, la Corse ne soit la meilleure des écoles ; mais à condition qu'on en sorte à l'âge où en sort Napoléon, à l'âge où — toutes distances gardées — en sort Pozzo di Borgo.

En même temps que dans son esprit la Corse baisse, la France monte. De même que la France l'a fait Corse ; la Corse le fait Français. C'est qu'il compare et juge. Dans cette éclosion en lui de l'idée de s'attacher définitivement à la France, on peut estimer que le dégoût des choses de Corse a une grande part. Puis viennent des considérations très diverses, et d'ordres différents. D'abord, la Révolution lui plaît en tant que théories — car, il a l'horreur du désordre, des émeutes, des émeutiers et de l'anarchie ; — mais ce bouillonnement là n'est, croit-il, que passager. Ces principes sont ceux qu'il a adoptés ; ces institutions ressemblent à celles qu'il combinait : démocratie, souveraineté du peuple, représentation directe, référendum, abolition des castes, extinction du paupérisme, cette Constitution de 93 avec ses formules philosophiques ne peut manquer d'exercer une séduction sur son esprit.

Puis, la Révolution, c'est le champ ouvert à toutes les ambitions : on arrive vite et il veut arriver. Le théâtre est autrement large que celui de la Corse ; ce n'est plus un rêve à la façon de Cyrus qu'on peut y faire ; à qui a la France avec soi, il suffit de vouloir ; le temps n'est pas si loin où l'on disait que par les Français Dieu faisait ses gestes. Ce peuple qui fait face à l'Europe entière, qui seul résiste à tous, et qui sur ses piques soutient le ciel tombé, qui est le soldat de l'Idée contre le Fait, ne vaut-il pas qu'on l'aime et qu'on se consacre à lui ? Car s'il se donne, lui, que ne donnera-t-il pas du même coup ?

Soldat, et il l'est profondément, intimement, Napoléon se sent encore pris par cette idée qu'il a là une occasion sans pareille de faire son métier, d'établir la prédominance de son arme, de montrer ce que peut un esprit pour animer la brutalité des choses, pour dégager l'inconnu des batailles, pour faire ce qu'ont fait les immortels conquérants des âges anciens et, comme eux, avec un peuple, subjuguer le monde. Et puis, malgré tout, depuis l'enfance, il porte l'UNIFORME. L'arrachera-t-il de sa peau ? Eh ! la peau partirait avec, car l'uniforme, c'est la tunique de Nessus.

Enfin, il ne s'agit plus pour lui d'être Corse ou Français. Il s'agit d'être Anglais ou Français. Or, s'il a aimé le peuple anglais, s'il lui a prêté des vertus parce qu'il a donné asile à Théodore et à Paoli, à présent il commence à haïr le gouvernement anglais. Il a jugé son égoïsme et le mépris où il tient quiconque n'est point de la race souveraine, pour qui le monde n'est qu'un marché et les peuples un bétail destiné à alimenter son commerce. Il a jugé cette aristocratie, plus séparée, plus isolée par son orgueil que par une triple muraille, qui, pour s'assurer le pouvoir, n'a reculé devant rien, ne reculera jamais devant rien.

Il croit encore à certaines vertus anglaises : il y croira toujours : témoin le Bellérophon. Mais il ne veut point être l'esclave ou le complice des Anglais. Il se révolte à la pensée que lui, officier français, livrera son pays, une part de la France.

Sentiment tout nouveau, chez Napoléon comme chez tout autre. Jusque-là l'officier a eu du condottiere, témoin Saint-Germain, et est allé à qui récompensait le mieux des rois faisant la guerre. A présent, en face des officiers qui se gardent fidèles au Roi, même en émigrant, même en combattant la Patrie, voici ceux qui sont fidèles à la Patrie, même contre le Roi. Ils ont juré, et ils tiennent que leur serment les engage pour tout ce qu'ils ont de vie à répandre. Ce serment, Napoléon l'a prêté : volontairement, librement, dans l'enthousiasme de son cœur. Il voulait bien combiner ces deux sentiments patriotiques : le corse et le français, les allier l'un à l'autre, mais dès qu'il faut choisir, dès que surtout, en la Corse, il doit voir l'Angleterre, il prend la France.

Donc tout le fait Français : tout à la fois : le dégoût, le rêve, le sentiment, l'ambition, l'honneur militaire. La carrière en même temps s'ouvre devant lui en France, tandis qu'elle se ferme en Corse. Comment hésiterait-il ?

Parallèlement à ce sentiment purement corse, en Napoléon, s'est affaiblie la passion pour Rousseau. Rousseau donne des mots, des phrases, des théories, point de faits. Napoléon a gardé des mots ; mais il a reconnu sur place la fausseté des théories ; ce qu'il n'eût jamais osé de 85 à 88, il se le permet en 91 : il conteste avec Jean-Jacques et s'insurge contre lui : à la même époque — et c'est là l'étrange — la phrase à la Rousseau, cette phrase formule, par qui se marque l'influence de Rousseau sur les êtres, disparaît de ses écrits. Cette phrase-là est bonne pour les théoriciens, les rêveurs, les philosophes — les Idéologues ! Elle ne convient point aux hommes d'action. Cette phrase qui est la phrase des Lettres sur la Corse, la phrase de la Lettre à Matteo Buttafoco, la phrase même du Discours de l'Académie de Lyon, la voici qui se brise, se casse, s'effile, se sèche, se durcit comme l'acier. La voici, dédaigneuse des adjectifs et des adverbes, concise, ferme, brève, qui ne veut plus qu'un mot par idée, qui prend la tournure qui sied aux ordres militaires, qui se frappe comme une médaille antique, avec l'énergique relief de l'effigie très saillante, les bords coupés au hasard, bavés et rudes, sans qu'il s'inquiète de les arrondir et de les lisser. La lave intérieure bout toujours. On le verra bien lorsqu'il s'agira pour Napoléon, général, consul, empereur, de lancer une proclamation à son armée, un défi aux rois d'Europe, une lettre à une femme aimée. Qui a bu à la source divine de Rousseau, en garde, toute la vie, la bouche parfumée et la voix ardente. Mais à présent, chez lui, ce n'est plus Rousseau tout seul : il le garde pour la passion, qu'il l'éprouve ou qu'il l'exprime. Mais il sait être autre et se faire différent. Cette évolution, est-ce d'une influence littéraire ? Il vient de lire du Voltaire, mais ce n'est pas Voltaire qui l'engage : ce sont les faits qui le portent, l'entraînent, l'obligent. La Rhétorique n'est pas dans son sang : il n'a point subi le long apprentissage des classiques ; il n'est pas un pion à la façon des boursiers des petits collèges. S'il a tenté jadis de construire des phrases, c'est qu'il n'avait rien de mieux à faire. A présent, il faut aller, marcher, courir, il faut se battre et vaincre. Qu'on lise ses lettres, ses rapports, ses ordres, qu'on lise le Souper de Beaucaire : désormais la forme est trouvée.

 

Et le fonds ?

Le fonds, il est dans ces papiers d'étude, dans ces écritures qu'on vient de lire, dans cette masse de notes accumulées de 1786 à 1792. Pour peu qu'on en ait pris connaissance, on y a trouvé Napoléon tout entier. Point de littérature. Nulle réminiscence classique ; pas un mot de latin ; au point qu'on peut se demander si Napoléon a jamais eu même une teinture des langues anciennes. Point de recherche du rythme. Point de vers — car ces quelques mots rimant trouvés sur un de ses livres de classe ne sont point des vers. Rien qui dénote le moindre goût ni, peut-on dire, la moindre aptitude pour la versification. Nul essai de tragédie, nulle tentative de poème épique ou descriptif, nul indice de lecture habituelle des poètes. Point de romans, non plus : nulle de ces nouvelles à la mode de genre léger et demi-grivois que toute femme dévore et qui font l'habituelle distraction des officiers en garnison. Par contre, de l'histoire et toujours de l'histoire.

C'est l'histoire qui est son institutrice, qui lui fournit ses arguments, ses façons de voir et de penser, qui, du premier coup, le fait homme d'État. Son génie d'homme de guerre est à part. Il n'y a pas à chercher ici l'origine de ses combinaisons militaires[1] ; ce n'est évidemment qu'à une date postérieure à septembre 1793 qu'il a pu se sentir général d'armée et penser à la conduite d'opérations stratégiques : mais, hormis le soldat, ne peut-on dire que, en tant qu'esprit de conduite comme politique, tout Napoléon est dans ces notes de jeunesse. Lorsque, en 1794, il demande à passer au service de la Turquie, qui lui donne cette inspiration sinon les mémoires du baron de Tott[2] ? Lorsque, après la campagne d'Italie, il se détermine à rayer la République de Venise des États européens, est-ce à cause des Pâques véronaises ou du souvenir d'Amelot de la Houssaie[3] ? Qui le pousse vers l'Égypte ? Est-ce, comme on a dit, Leibnitz et son Mémoire à Louis XIV, ou les Ruines et Volney ? N'est-ce pas plutôt Rollin[4], l'abbé de Marigny[5], le baron de Tott, l'abbé Raynal[6] ? Ne sont-ce pas ses lectures qui lui montent à la mémoire lorsque, dans une phrase demeurée fameuse, il prend les Pyramides pour témoins de la gloire de son armée, et lorsqu'on constate que quatre fois, dans ses notes, il a inscrit le percement du canal de Suez, on ne peut s'étonner de la reconnaissance qu'il dirige en personne pour en retrouver les vestiges et en suivre le tracé. Toute gloire vient de l'Orient, comme le soleil : cela est gravé en son cerveau, et c'est cette gloire qu'il vient chercher en Orient, mais il y cherche aussi cette route des Indes que Raynal lui a tracée, car il aspire à ces Indes dont il a étudié en détail la puissance et la faiblesse. Qu'on ne s'étonne point qu'il ait sur le Mahométisme des idées plus justes que ses contemporains. Il a lu l'histoire des Arabes et il y a puisé une admiration toute naturelle pour leur religion, leur organisation sociale et militaire, leurs mœurs et leur ancienne gloire.

Au retour d'Égypte, lorsque la France l'acclame pour son chef et lui impose l'obligation de la régir, ne voit-on pas qu'il est préparé à lui donner une constitution et des lois par l'étude attentive de toutes les républiques anciennes et modernes ? Quels traits de ressemblance ne trouve-t-on pas entre la constitution qu'il rédige en 1788 pour la Calotte du Régiment de la Fère[7] et la Constitution que, en l'an VIII, il présente à la France : cette trinité du Chef et des deux Infaillibles n'évoque-t-elle pas la trinité consulaire ; le grand maître des cérémonies ne remplit dans la Calotte des fonctions analogues à celles qui sont réservées dans l'État au Sénat conservateur ? Et le droit au suffrage proclamé comme une conséquence forcée de l'égalité et suspendu en fait pour certaines catégories, et le droit de veto du Chef, et jusqu'aux détails d'étiquette minutieusement exposés, à la hiérarchie des pouvoirs sévèrement organisée, tout éveille les rapprochements, et l'on pressent l'esprit qui présidera à la fondation de la Cour impériale, à l'établissement de son cérémonial, au règlement de ces cortèges dont il aimera à déployer la pompe à travers les palais des rois anciens.

Où a-t-il puisé les connaissances nécessaires pour servir de médiateur à la Confédération suisse ? Voici l'analyse du voyage de Coxe[8]. Il connaît la constitution de chaque canton, le gouvernement de chaque ville, les pays alliés et les pays sujets et ce qui, pour tout autre, serait un écheveau inextricable est. pour lui, un problème dont tous les termes lui sont familiers.

La plus grave peut-être des questions qu'il a eu à résoudre est celle du rétablissement en France de la religion catholique romaine. A ce moment, si des considérations d'ordres divers le déterminent pour l'affirmative, nul doute pourtant qu'il n'ait présentes à l'esprit les objections que lui fournissent l'Esprit de Gerson[9], l'Histoire de la Sorbonne[10] et l'Essai sur les mœurs[11]. Aussi s'efforce-t-il de lier si bien les mains aux prêtres que l'État, tel qu'il le comprend, n'ait rien à redouter de leurs empiétements. D'abord, comme il sait le rôle que les réguliers ont joué dans les guerres civiles, il les proscrit d'une façon absolue[12]. Il ne saurait être question des Jésuites abolis parles Papes de concert avec tous les souverains, mais tous les ordres monastiques, quels qu'ils soient, sont, par le Concordat même, à jamais interdits en France.

Quant aux séculiers, s'il consent, s'il enjoint même, qu'ils enseignent publiquement en France la religion catholique, c'est à la condition expresse que les doctrines établies et proclamées par l'Église gallicane soient maintenues et servent de base à l'instruction chrétienne ; les prêtres ne feront ni un corps ni une caste dans l'État ; serviteurs du gouvernement qui les salarie, ils lui prêteront officiellement et officieusement leur concours, lorsqu'ils en seront requis, et se serviront du pouvoir qu'ils ont sur les âmes pour assurer la paix dans l'Empire. A ces conditions, Napoléon consent à ce qu'ils exploitent le domaine de l'au-delà : mais encore n'en doivent-ils tirer aucun avantage matériel. Il protège contre les serviteurs de Dieu l'héritage des enfants des hommes et ne veut point que, dans un siècle, se pose à nouveau, aussi urgente et nécessaire, la question des biens du clergé.

Qu'on n'aille pas en induire que Napoléon est antireligieux. Certes, nulle part, à aucune époque de sa vie, en dehors de gestes machinaux restés de sa première enfance, on ne trouve un acte qui puisse impliquer une adhésion de conscience à une religion révélée — moins encore une profession de foi : — mais, toujours, il s'affirme spiritualiste, toujours il affirme sa croyance en Dieu, l'Être suprême, et sa croyance en la survivance de l'âme.

Il est anticlérical, ce qui ne veut pas dire qu'il soit antireligieux. Or cette doctrine, la doctrine de la France, tant que la France a été grande, la doctrine hors laquelle il n'est de salut ni pour les souverains ni pour les peuples, cette doctrine gallicane qui seule pouvait faire tolérer cette religion parce qu'elle arrêtait les empiétements monastiques, prohibait les superstitions ultramontaines, maintenait la masculinité de la divinité, n'est-ce pas dans ses lectures d'Auxonne qu'il en a compris la grandeur ? Plus jeune, il était plus radical. Il jugeait la religion chrétienne néfaste pour les nations, et la proscrivait entièrement[13]. Il imagine plus tard que l'on peut tenir les prêtres, en faire en quelque sorte les gendarmes des consciences ; qu'il suffit pour cela d'être généreux, impartial et ferme... Du moins, ne toléra-t-il jamais que le chef de l'Église se crût en droit d'exercer en France une influence politique, toléra-t-il à peine son influence spirituelle : et cette bonne doctrine c'est à ses lectures de jeunesse qu'il la doit.

Pour l'organisation des Israélites qu'il opéra par la réunion du grand Sanhédrin et les décrets qui en résultèrent, peut-on penser que la connaissance qu'il avait prise de leur état social y fût indifférente ? Sans doute, il n'avait pu pousser à fond son enquête, mais du moins sa curiosité s'était exercée de ce côté[14], et il avait acquis des notions qui, à son époque, n'étaient point communes.

De même trouvera-t-on dans ses notes la source de cette admiration qu'il éprouvait pour Frédéric II[15], admiration qu'il conserva toute sa vie : on sait sa visite respectueuse en 1806 au tombeau du vainqueur de Rosbach, ses égards pour les princes et les princesses de sa maison, ses bienfaits aux vétérans invalides. A Sainte-Hélène, se reprenant aux études qui avaient passionné sa jeunesse, il écrivait de nouveau — et l'on sait comment — l'histoire des guerres de Frédéric...

Et ses études sur l'histoire d'Angleterre, pourrait-on penser qu'elles ont été sans influence sur la direction ultérieure de sa pensée ? On s'est imaginé que Napoléon haïssait l'Angleterre parce que, seize années durant, il lui a fait rudement la guerre et qu'il a employé les moyens qu'il jugeait les plus prompts et les plus adaptés pour la réduire et la vaincre. Mais ce n'est point lui qui avait déclaré cette guerre, ce n'est point lui qui lui avait donné ce caractère de sauvagerie, qui en avait fait une lutte à mort entre les deux peuples. Napoléon admirait le peuple anglais ; il le trouvait grand par son histoire, sa constitution et son activité ; il le témoigna d'une façon éclatante.

Dès le début de son consulat, dix fois durant son règne, à ses pleins jours de victoire et de triomphe, il tenta la réconciliation et la voulut pleine, entière et franche. Toutes les ouvertures de paix sont venues de lui, et il les a multipliées sans que, une seule fois, son légitime orgueil l'arrêtât, car il jugeait que donner la paix au monde serait la plus belle de ses victoires. Personnellement, les Anglais lui plaisaient et il le montra durant la paix d'Amiens lorsque les Tuileries étaient largement ouverts à tous les voyageurs anglais de quelque distinction ; il le montra à l'île d'Elbe, où il recevait les Anglais quels qu'ils fussent qui demandaient audience. Il trouvait à cette race des qualités de force, de raison, d'équilibre et d'entêtement qui n'excluaient pourtant ni l'esprit ni le goût d'aventure. Mais, où il se trompait et où l'histoire avait probablement contribué à l'induire en erreur, c'était lorsqu'il imaginait qu'à l'extérieur autant qu'à l'intérieur, il y avait pour l'Angleterre deux politiques, et que l'arrivée au pouvoir du parti whig pouvait amener la conclusion d'une paix durable : une trêve, certes, une paix, non. L'intérêt de la nation anglaise a toujours primé toutes les combinaisons des partis et la guerre contre la France républicaine ou impériale n'a été que l'épisode final d'une lutte qui durait depuis huit siècles.

Cette erreur historique amenait Napoléon à séparer dans sa pensée le peuple anglais de son gouvernement. Il accusait celui-ci et innocentait celui-là ; il se plaisait à attribuer à l'un des vertus, tandis qu'il rendait l'autre responsable des attentats de tous genres commis contre sa personne. Cette pensée, ne l'exprimait-il pas hautement à l'île d'Elbe ? N'est-ce pas ce sentiment encore qui le guidait après Waterloo, et, peut-on nier que dans cette lettre de Théodore à Milord Walpole[16] ne soit le germe et comme la première expression de cette autre lettre que le vaincu de 1815 écrivit au Prince régent, lorsqu'il vint comme Thémistocle s'asseoir au foyer du peuple britannique ? Illusions de jeunesse que rien n'a pu dissiper ; qui, aux Cent Jours, lui ont fait placer dans son salon de l'Élysée, le buste de Fox que lui a offert Mme Damer[17], qui à Sainte-Hélène encore le guident en sa conduite vis-à-vis des officiers et des voyageurs anglais ; qui le font excepter le peuple anglais de cette malédiction qui retentit à travers les âges, lorsqu'il lègue l'opprobre de sa mort à la Maison régnante d'Angleterre.

 

Ainsi, peut-on, de ces papiers d'étude, tirer comme la genèse des idées de Napoléon, général, consul, empereur. Aucun d'eux n'est indifférent ni inutile ; aucun dont on ne puisse trouver à quelque moment l'application. Son implacable mémoire n'a rien mis en oubli, mais ces notions, son cerveau les a transformées, poétisées et mûries. C'est ici le point du départ ; c'est ici le bagage qu'il portera par la vie ; c'est là la terre glaise dont il bâtira ses statues. Il semblera même, à des esprits superstitieux, que, dès la prime jeunesse, le Destin a marqué au Héros la route qu'il doit parcourir et le terme où s'accomplira son sacrifice, lorsqu'on lit ces mots tombés les derniers de l'analyse de la géographie de Lacroix[18] :

SAINTE-HÉLÈNE, PETITE ÎLE.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Le général Pierron dans une brochure singulièrement intéressante : Comment s'est formé le génie militaire de Napoléon Ier ? Paris, 1889, in-8°, a émis à ce sujet des idées qui sont tout à fait frappantes et vraisemblables.

[2] Pièce XXIII.

[3] Pièce XXIX.

[4] Pièces XV et XVI.

[5] Pièce XXVII.

[6] Pièce XVII.

[7] Pièce VIII. Qu'on lise la pièce XXX et que l'on pense à la cérémonie du Sacre et au mode d'élection de l'Empereur.

[8] Pièce XL.

[9] Pièce XLV.

[10] Pièce XLI.

[11] Pièce LI.

[12] Il est impossible de ne pas penser que, à ce point de vue, l'histoire d'Angleterre n'ait pas eu sur son esprit une singulière action (pièce XVIII). Il a soin d'y mettre en vedette tout ce qui touche à la religion.

[13] Pièce n° III.

[14] Pièce XXV.

[15] Pièce n° XX.

[16] Pièce n° VII. Voir aussi le Roman corse, pièce n° XXXV.

[17] Mme Damer, sculpteur fort habile, était fille du feld-maréchal Conway et de la belle comtesse d'Aylesbury, et femme de Joint Damer, fils du comte de Dorchester. Dans un voyage qu'elle avait fait à Paris, au temps de la paix d'Amiens, elle avait promis à Napoléon dont 'le avait été fort bien accueillie de lui donner un buste de Fox. Ce ne fut que treize ans après, le 1er mai 1815, qu'elle put accomplir sa promesse. File vint elle-même apporter ce buste à l'Elysée et repartit aussitôt. L'Empereur lui dépêcha en toute bâte le général Bertrand, grand maréchal, pour la prier d'accepter une tabatière ornée de son portrait entouré de diamants. Le buste porte cette inscription : Respectueusement présenté à Sa Majesté l'Empereur et roi par Anne Seymour Damer, 1812. J'ai eu l'heureuse fortune de retrouver ce buste au musée de Versailles dans un vestibule obscur de l'appartement de Louis XV.

[18] Pièce XXXII.